Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 098

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 336-338).


XCVIII

Supprimé


Nous nous séparâmes allègrement. Je dînai, réconcilié avec la situation. La lettre anonyme rendait à notre aventure le sel du mystère et le poivre du péril. Et quelle chance heureuse que Virgilia n’eût point perdu son sang-froid dans cette crise ! Le soir, j’allai au théâtre Saõ-Pedro. On représentait un grand drame, où Estella faisait couler des pleurs. J’entre, je lance un coup d’œil sur les loges ; j’aperçois dans l’une d’elles Damasceno et sa famille. Sa fille était mise avec plus d’élégance, et même avec un certain luxe : chose étonnante, car le père gagnait juste de quoi s’endetter. Et qui sait ? peut-être était-ce là le motif.

J’allai leur rendre visite pendant l’entr’acte. Damasceno me reçut avec un flux de paroles, sa femme avec d’innombrables sourires. Quant à Nha-lolo, elle ne cessa plus de me regarder. Je la trouvai mieux que le soir du dîner. Je lui trouvai je ne sais quelle suavité éthérée, qui s’alliait à la beauté des formes terrestres (expression vague, et parfaitement en rapport avec un chapitre où tout doit être également vague). Et vraiment je ne sais comment exprimer ma parfaite béatitude auprès de la jeune fille, dans sa robe de bonne faiseuse, qui me donnait des démangeaisons de Tartuffe. En la voyant couvrir chastement le bas de ses jambes, je fis cette découverte que la nature avait prévu le vêtement, comme une condition nécessaire de la multiplication de l’espèce. La nudité habituelle, étant donnée la multiplicité des occupations et des soins de l’individu, tendrait à alourdir les sens et à retarder les désirs, tandis que le vêtement, en leurrant les sexes, les aiguise et les incite, et fait ainsi progresser l’humanité. Bienheureux usage qui nous a valu Othello et les transatlantiques.

J’ai bien envie de supprimer ce chapitre. La pente est dangereuse. Mais après tout, j’écris mes mémoires et non les tiens, paisible lecteur. Auprès de la gracieuse demoiselle, je me sentais en proie à une sensation double et indéfinissable. Elle exprimait parfaitement la dualité de Pascal : l’ange et la bête, à cette différence près que le janséniste n’admettait point la dualité des deux natures, tandis qu’ici, elles ne faisaient qu’un : l’ange qui disait des choses célestes, la bête qui… Non, décidément, je supprime ce chapitre.