Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 074

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 266-270).
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LXXIV

Histoire de Dona Placida


Je n’eus pas à me repentir de ma générosité. La petite monnaie me valut une confidence de Dona Placida, et partant un chapitre de plus pour ces Mémoires. Quelques jours plus tard, je me trouvai seul avec elle, et elle en profita pour me conter son histoire.

Elle était fille naturelle d’un sacristain de l’archevêché, et d’une femme qui faisait des pâtisseries à domicile pour les vendre en ville. Elle avait dix ans quand son père mourut. À cet âge, elle râpait les noix de coco et vaquait déjà aux travaux de pâtisserie compatibles avec son âge. Lorsqu’elle eut quinze ou seize ans on la maria à un tailleur, qui mourut peu après phtisique, en lui laissant une fille. La jeune veuve se trouva avoir sur les bras une enfant de deux ans, et une vieille maman fatiguée de travailler. Pour faire vivre trois personnes, elle faisait de pâtisseries, cousait jour et nuit pour quatre maisons de confection, et donnait des leçons à quelques enfants du voisinage qui la payaient à raison de dix tostons par mois. Les années s’écoulèrent ainsi, non la beauté, par le simple motif qu’elle n’avait jamais été jolie. Pourtant des amoureux se présentèrent ; elle résista à leurs séductions.

— Si j’avais pu rencontrer un autre mari, me disait-elle, sûrement je me serais remariée ; mais personne ne voulait m’épouser.

Un des prétendants fut agréé par elle ; quand elle se convainquit qu’il n’était pas plus délicat que les autres, Dona Placida l’éconduisit, quitte à pleurer beaucoup ensuite. Elle continua comme par le passé à coudre et à écumer des chaudrons. Sa mère avait l’acrimonie des années, de la misère et de son propre tempérament. Elle engageait sa fille à accepter les maris de passage qui la sollicitaient et elle s’écriait :

— Tu as la prétention d’être meilleure que moi. Je ne sais d’où te vient ce scrupule de personne riche. Ma chère, on a la vie qu’on peut, et l’on ne se nourrit pas de l’air du temps. Voyez-vous ça ! un brave garçon comme l’épicier Polycarpe, le pauvre… Il te faut quelque marquis, n’est-ce pas ?

Dona Placida me jura qu’elle ne visait pas si haut. Question de caractère : elle voulait être mariée. Elle savait fort bien que sa mère n’avait pas fait tant de façons, et elle connaissait plusieurs femmes qui vivaient avec un seul homme d’une façon irréprochable ; mais elle voulait être mariée. Et ce qu’elle exigeait pour elle, elle l’exigeait aussi pour sa fille. Elle travaillait sans répit, se brûlait les doigts aux casseroles, les yeux à la lampe, pour vivre sans faiblir. Elle maigrit ; elle tomba malade ; elle perdit sa mère qui fut enterrée par la générosité publique, et elle continua de travailler. Sa fille atteignit l’âge de quatorze ans ; elle était de constitution faible, et passait son temps à se laisser faire la cour par les fainéants du voisinage. Dona Placida l’entourait de sa surveillance, et l’emmenait avec elle quand elle allait porter son ouvrage dans les magasins, dont le personnel clignait de l’œil en pensant qu’elle lui cherchait un mari ou autre chose. On lui faisait des compliments de plus ou moins bon goût. Elle reçut même des propositions.

Elle s’interrompit un instant et continua :

— Ma fille s’est enfuie avec un individu dont je veux ignorer jusqu’au nom. Elle me laissa seule, et si triste que je pensai mourir. Je n’avais plus personne au monde ; je n’étais plus jeune et ma santé s’était affaiblie. Ce fut à cette époque que je connus la famille de Yaya. Ces bonnes gens me donnèrent du travail, et je finis par habiter chez eux. J’y restai plusieurs mois, un an, plus d’un an même, à coudre pour eux. Je sortis de là après le mariage de Yaya. Depuis j’ai vécu comme il a plu au ciel. Voyez mes doigts, voyez mes mains… Et elle me montrait ses mains rugueuses et la pointe des doigts tout piqués au contact des aiguilles.

— Ces cicatrices-là, Dieu sait comment elles se forment. Heureusement que Yaya m’a protégée, et vous aussi, Docteur… J’avais bien peur de finir au coin de quelque rue, à demander l’aumône…

En prononçant cette dernière phrase, elle eut un frisson. Ensuite elle se reprit et dut se demander s’il était habile de sa part de faire une semblable confidence à l’amant d’une femme mariée. Elle rit d’un air gêné, se traita de sotte, s’accusa de « faire des façons » comme disait sa mère, et enfin, lassée de mon silence, elle sortit, me laissant en contemplation devant la pointe de mes bottines.