Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 070

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 256-258).


LXX

Dona Placida


Nous revoici dans la petite maison. Aujourd’hui, lecteur curieux, tu serais tort empêché d’y entrer. Quand elle eut vieilli, noirci ; quand ses ais se trouvèrent pourris, le propriétaire la jeta bas pour en construire une autre trois fois plus grande, et pourtant bien inférieure à la première. Le monde était petit pour Alexandre ; le creux d’une tuile sur un toit semble sans borne aux hirondelles. Considère maintenant la neutralité de ce globe qui nous emporte à travers l’espace comme un radeau de naufragés qui les jettera peut-être à la côte. Deux époux vertueux dorment aujourd’hui sur l’espace occupé hier par un ménage irrégulier. Un prêtre y dormira demain, puis un assassin, puis un forgeron, puis un poète, et tous béniront ce coin de terre qui leur fournit quelques illusions.

Virgilia meubla notre nid, et disposa tout suivant son instinct esthétique de femme élégante. J’y portai quelques livres, et il demeura sous la garde de Dona Placida, maîtresse supposée, et jusqu’à un certain point très réelle, de céans.

Il lui en coûta d’accepter la maison. Elle avait flairé l’intention, et elle répugnait à son rôle. Mais, enfin, elle céda. Je crois bien que tout d’abord elle en versa des larmes ; elle se faisait horreur. Il est certain, tout au moins, que pendant les deux premiers mois, elle n’osa pas me regarder en face. Elle me parlait les yeux baissés, sérieuse et renfrognée, ou avec un air de tristesse. Je voulais gagner ses bonnes grâces et sa confiance, et ne me montrais pas offensé de ses réluctances. Quand je fus parvenu à mes fins, j’imaginai une histoire pathétique de mes amours avec Virgilia, une sympathie mutuelle antérieure au mariage, la résistance du père, la dureté du mari, et d’autres passages de roman. Dona Placida n’en récusa pas une seule page. Elle accepta le tout par nécessité de conscience. Au bout de six mois, on eût cru, en nous voyant tous trois, que Dona Placida était ma belle-mère.

Je ne fus pas ingrat : je lui constituai un petit capital de cinq contos, — les cinq contos trouvés sur la plage de Botafogo. — J’assurai ainsi le pain de sa vieillesse. Elle me remercia, les larmes aux yeux, et depuis, tous les soirs, elle pria pour moi devant une image de la Vierge qui se trouvait dans sa chambre, — et cette donation mit fin à ses remords.