Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 038

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 158-162).
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XXXVIII

La quatrième édition


— Venez donc demain dîner avec nous, me dit Dutra un certain soir.

J’acceptai l’invitation. Le lendemain, je disais au cocher de m’attendre place San-Francisco avec le cabriolet, et j’allai faire un tour en ville. Vous rappelez-vous encore ma théorie des éditions humaines ? Eh bien ! j’en étais alors à la quatrième édition, déjà revue et augmentée, mais encore remplie de négligences et de coquilles. Ces défauts étaient rachetés par l’élégance des caractères et le luxe de la reliure. Au bout d’un moment, comme je passais rue des Ourives, je voulus consulter ma montre, et le verre tomba sur le pavé. J’entre dans la première boutique que je trouve. C’était un taudis ou guère mieux, obscur et poussiéreux.

Au fond, derrière le comptoir, se trouvait assise une femme, dont le visage jaune et crevassé de petite vérole n’appelait pas tout d’abord l’attention. Mais sitôt qu’on l’observait, elle offrait un spectacle curieux. Elle ne pouvait avoir été laide ; au contraire, on voyait tout de suite qu’elle avait dû être jolie, et même fort jolie. Mais la maladie et une vieillesse précoce lui avaient enlevé tous ses charmes. Elle était horriblement grêlée. Les traces des boutons formaient des hauts et des bas, des creux et des reliefs, et donnaient l’impression d’une peau de chagrin extrêmement rugueuse. Les yeux conservaient quelque beauté, mais l’expression en était étrange et désagréable, qui s’adoucit pourtant dès que je commençai à parler. Quant aux cheveux, ils étaient roux et presque aussi poussiéreux que les portes de la boutique. À l’un des doigts de la main gauche, un diamant étincelait. Le croira-t-on dans la postérité ? cette femme, c’était Marcella.

Je ne la reconnus point tout d’abord. Mais elle me remit aussitôt que je lui adressai la parole. Ses yeux brillèrent, et l’expression habituelle fit place à une autre, plus douce et mélancolique. Elle fit un mouvement comme pour se cacher ou s’enfuir. C’était l’instinct de la vanité, qui ne dura qu’un moment. Elle se remit.

— Il vous faut quelque chose ? me dit-elle en me tendant la main.

— Non, répondis-je, rien.

Marcella comprit la cause de mon silence. Il ne fallait pas être sorcier. Elle dut seulement hésiter en se demandant ce qui dominait en moi : si c’était la stupeur du présent ou le souvenir du passé. Elle m’offrit une chaise, et de l’autre côté du comptoir, elle me parla d’elle, de son existence, des larmes qu’elle avait versées en me perdant, de ses regrets, de ses revers, de la maladie qui l’avait défigurée, et du temps qui contribuait à sa décadence. Elle avait en vérité l’âme décrépite. Elle avait tout vendu, ou presque tout. Un homme qui l’avait aimée autrefois lui avait laissé cette bijouterie, qui était par malheur mal achalandée, peut-être à cause de cette singularité d’être tenue par une femme. Ensuite elle m’interrogea sur ma vie. Ce fut vite fait ; mes aventures n’étaient ni intéressantes ni longues à redire.

— Vous êtes marié ? me demanda Marcella quand j’eus fini.

— Non, répondis-je sèchement.

Marcella regarda dans la rue avec l’atonie de quelqu’un qui médite ou qui se souvient. Moi aussi, je me rappelais le passé, et non sans quelques regrets, je me demandais pourquoi j’avais fait tant de folies. Ce n’était certes plus la Marcella de 1822 ; mais la beauté de l’autre valait-elle vraiment le tiers des sacrifices que j’avais faits ? C’était ce que je désirais savoir, et j’interrogeais le visage de Marcella. Ce visage me répondait que non. En même temps ses yeux me confessaient que, naguère comme maintenant, ils brillaient de toute l’ardeur des convoitises. C’était mes yeux qui autrefois n’y voyaient goutte, mes yeux de la première édition.

— Mais pourquoi êtes-vous entré ? Vous m’avez aperçue de la rue ? me demanda-t-elle en sortant de cette espèce de torpeur.

— Non. Je croyais entrer chez un horloger. Je voulais acheter un verre pour cette montre.

Je vais ailleurs. Vous m’excuserez, je suis un peu pressé.

Marcella ne put retenir un soupir. La vérité c’est que je me sentais ému et attristé et que je mourais d’envie de me trouver loin de cette maison. Marcella appela un gamin, lui donna la montre et, malgré mes protestations, l’envoya chez un horloger du voisinage acheter un autre verre. Je n’avais qu’à me résigner. Elle me dit alors qu’elle désirait avoir la pratique de ses anciennes connaissances. Elle remarqua qu’il était fort naturel qu’un jour ou l’autre je me mariasse, et elle s’offrit à me vendre de fins bijoux au plus bas prix. Elle n’employa pas ce terme, elle se servit d’une métaphore délicate et transparente. J’en vins à me demander si elle avait vraiment eu des revers, abstraction faite de sa maladie, si elle n’avait pas toujours de beaux deniers sonnants, et si elle ne faisait pas du négoce à seule fin de satisfaire sa passion du lucre, qui était le ver rongeur de cette existence. Je sus depuis que mes soupçons étaient fondés.