Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 024

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 114-116).


XXIV

Court, mais gai


Je demeurai prostré. Et cependant, j’étais à cette époque un ensemble de trivialité et de présomption. Jamais le problème de la vie et de la mort ne m’avait traversé le cerveau. Jamais jusqu’à ce jour je ne m’étais penché sur l’abîme de l’inexplicable. Il me manquait l’essentiel, c’est-à-dire le stimulant, le vertige.

Pour tout dire, je reflétais les opinions d’un barbier de Modène qui se distinguait justement parce qu’il n’en avait aucune. C’était la fleur des barbiers et des coiffeurs. Pour longue que fût une opération capillaire, jamais il ne se lassait. Il faisait aller les coups de peigne d’accord avec des plaisanteries pimentées et d’une saveur !… Il n’avait point d’autre philosophie ; moi non plus. L’Université m’en avait bien inculqué quelques notions, mais je n’avais retenu que les formules, le vocabulaire, le squelette. Je traitais la philosophie comme le latin. J’avais dans la poche trois vers de Virgile, deux d’Horace, une douzaine de locutions morales et politiques pour les faux frais de la conversation. Il en était de même pour l’histoire de la jurisprudence. De tout, je sus prendre la phraséologie, l’ornementation et l’écorce.

Sans doute, le lecteur s’étonnera de la franchise avec laquelle j’expose et je mets ma médiocrité en évidence. Mais la franchise est la première qualité d’un défunt. Pendant la vie, l’opinion publique, le contraste des intérêts, la lutte des ambitions obligent à cacher les vilains dessous, à dissimuler les déchirures et les raccommodages, à ne point prendre le monde pour confident des révélations de la conscience ; et le plus grand avantage de cette obligation c’est qu’il fait éviter l’horrible vice de l’hypocrisie, attendu qu’à force de leurrer les autres, on finit par se leurrer soi-même. Après la mort, quelle différence, quelle liberté, quel soulagement !

On secoue le manteau somptueux ; les oripeaux tombent ; on se met à l’aise, on se dépeigne, on se dégrafe ; on confesse franchement ce qui fut et ce qui ne fut pas. Il n’y a plus ni voisins, ni amis, ni ennemis, ni gens connus ou inconnus : il n’y a plus de public. Les considérations de l’opinion, son regard aigu et judiciaire, perd sa vertu dès que nous foulons le domaine de la mort. On peut bien encore nous critiquer et nous juger, mais le jugement nous laisse indifférents. Messieurs les vivants, il n’y a rien de plus incommensurable que le dédain des morts.