Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 023

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 110-113).


XXIII

Triste, mais court


J’arrivai, et je ne nie point qu’en apercevant la ville natale j’éprouvai une sensation inconnue, non pas devant ma patrie politique, mais devant le séjour de mon enfance, la rue, la tour, la fontaine publique, la femme en mantille, le noir manœuvre, les choses et les scènes de mon enfance, demeurées gravées dans ma mémoire. C’était une renaissance. L’esprit, comme un oiseau indifférent à la direction des années, prit son vol dans la direction de la fontaine originelle, et alla boire l’eau fraîche et pure, pure encore du limon de la vie.

Remarquez qu’il y a ici un lieu commun. Un autre lieu commun, c’est la consternation de ma famille. Mon père m’embrassa en pleurant : « Ta mère est condamnée », me dit-il. Ce n’était plus le rhumatisme qui la minait, mais un cancer à l’estomac. La malheureuse souffrait d’une façon cruelle, car le cancer est indifférent aux vertus de l’individu. Quand il peut ronger, il ronge, c’est son métier. Ma sœur Sabine, déjà mariée avec Cotrin, tombait de fatigue. Elle dormait à peine trois heures par nuit, la pauvre enfant. L’oncle Jean lui-même paraissait triste et abattu. Dona Eusebia et d’autres femmes assistaient aussi la malade, et se montraient non moins tristes et non moins dévouées !

— Mon fils !…

La douleur cessa pour un instant de tenailler sa victime. Un sourire illumina sa face, sur laquelle la mort étendait déjà son aile. Ce n’était déjà plus un visage. La beauté avait fui comme une aurore brillante. Il ne restait que les os, qui, eux, ne maigrissent pas. J’avais peine à la reconnaître, après huit ou neuf ans de séparation. Agenouillé au pied de son lit, ses mains entre les miennes, je demeurais immobile, sans oser prononcer une parole qui eût été un sanglot. Or, nous essayions de lui cacher son état et la proximité de sa fin. Elle ne s’illusionnait point cependant. Elle sentait venir la mort ; elle me le dit, et son pressentiment se réalisa le lendemain matin.

L’agonie fut lente et cruelle : d’une cruauté minutieuse, froide, insistante, qui me remplit de douleur et de stupéfaction. C’était la première fois que je voyais mourir quelqu’un. Je connaissais la mort par ouï-dire ; c’est tout au plus s’il m’était arrivé de la voir pétrifiée sur la face d’un cadavre que j’allais accompagner jusqu’au cimetière. La notion que j’en avais se trouvait confondue parmi des amplifications de rhétorique que m’avaient inculquées des professeurs de choses antiques : la mort traîtresse de César, austère de Socrate, orgueilleuse de Caton. Mais ce duel de l’être et du non-être, la mort en action, douloureuse, convulsée, sans appareil politique ou philosophique, la mort d’une personne aimée, c’était la première fois que j’y assistais. Je ne pleurai point ; je me rappelle fort bien que je ne pleurai point durant toute cette scène. J’avais la gorge sèche, la conscience béante, et mes regards demeuraient stupides. Eh quoi ! une créature si docile, si tendre, si sainte, qui jamais ne fit verser une larme à personne ; tendre mère, épouse immaculée, il fallait qu’elle mourût ainsi, torturée, mordue par la dent tenace d’une maladie sans pitié ? Tout cela, je l’avoue, me semblait obscur, incongru ; un non-sens.

Triste chapitre… Passons à un autre plus allègre.