Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 019

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 90-98).


XIX

À bord


Nous étions en tout onze passagers : un fou qu’accompagnait sa femme, deux jeunes gens, qui voyageaient pour leur agrément, quatre commerçants et deux domestiques. Mon père me recommanda à tous, en commençant par le capitaine du navire, qui d’ailleurs avait fort à faire, et qui, par surcroît, emmenait avec lui sa femme qui était phtisique au dernier degré.

J’ignore si le capitaine eut vent de mes funestes projets, ou si mon père le mit sur ses gardes ; il avait constamment les yeux sur moi, il m’obligeait à rester près de lui, ou, quand il était obligé de me quitter, il me conduisait près de sa femme. Elle ne se levait point de sa chaise longue : et tout en toussant, elle me promettait de me montrer les alentours de Lisbonne. Elle n’était point seulement maigre, mais translucide ; il était impossible qu’elle ne mourût pas d’une heure à l’autre. Le capitaine, peut-être pour se leurrer lui-même, feignait de ne point croire au dénouement si proche.

Je ne savais rien ; je ne pensais à rien. Que m’importait le sort d’une femme poitrinaire, au milieu de l’océan ? L’univers, pour moi, c’était Marcella.

Au bout d’une semaine, je trouvai le moment propice pour mourir. C’était la nuit. Je montai doucement sur le pont. Mais j’y trouvai le capitaine, qui, penché sur le bastingage, considérait l’horizon.

— Quelque grain qui s’annonce ?… demandai-je.

— Non, me répondit-il en tressaillant ; non. J’admire la splendeur de la nuit. Voyez… Quelle merveille !…

Le style démentait l’aspect assez fruste de l’individu, qui semblait étranger au style métaphorique. Au bout de quelques secondes, il me prit par la main, me montra la lune, et me demanda pourquoi je ne faisais point une ode à la nuit. Je lui répondis que je n’étais rien moins que poète. Il grommela je ne sais quoi, fit quelques pas, prit dans sa poche un morceau de papier tout chiffonné, et à la lumière d’un falot, il me lut une ode dans le goût de celles d’Horace, sur la liberté de la vie maritime. C’était des vers de sa façon.

— Qu’en dites-vous ?

Je ne me rappelle plus ce que je lui répondis. Il me serra la main avec force remercîments. Ensuite, il me récita deux sonnets. Il allait m’en dire un autre, quand on vint l’appeler de la part de sa femme.

— J’y vais, dit-il, et il me récita le troisième sonnet, lentement, avec componction.

Je demeurai seul. La muse du capitaine avait balayé de mon esprit les funestes pensées. Je préférai dormir, ce qui est une façon passagère de mourir. Le jour suivant, nous nous réveillâmes au bruit d’une tempête qui donna la chair de poule à tous les passagers, moins au fou. Il commença de danser, en criant que sa fille l’envoyait chercher dans une berline. C’était la mort de cette enfant qui avait causé sa folie. Jamais je n’oublierai l’horrible figure de ce pauvre homme au milieu du tumulte des gens et des hurlements de l’ouragan. Il chantait, il dansait, les yeux hors de la tête, très pâle, ses longs cheveux hérissés au vent. Il s’arrêtait de temps à autre, élevait ses mains osseuses, et formait avec les doigts des croix, des carrés, des anneaux, et riait ensuite désespérément. Sa femme l’abandonnait à lui-même ; en proie à la terreur de la mort, elle se vouait à tous les saints du paradis. Enfin la tempête se calma, après avoir fait, je l’avoue, une excellente diversion à mes tristesses. Mois qui avait envie d’aller au-devant de la mort, je n’osai plus la regarder en face, quand elle se présenta.

Le capitaine me demanda si j’avais eu peur, si je m’étais senti en péril, si je n’avais pas trouvé le spectacle sublime, le tout en me montrant un véritable intérêt d’ami. Tout naturellement, nous en vînmes à parler de la vie de marin. Le capitaine me demanda si j’aimais les idylles piscatoires. Je lui répondis en tout ingénuité que j’ignorais ce qu’il voulait dire.

— Vous allez voir, me dit-il.

Et il me récita un petit poème, puis un autre, une églogue, puis cinq sonnets, par lesquels il termina ce jour-là sa confidence littéraire. Le jour suivant, avant de me rien réciter, il me fit l’aveu des graves motifs qui l’avaient voué à la profession maritime, contre la volonté de sa grand’mère qui voulait qu’il fût prêtre. Il possédait assez bien, en effet, les lettres latines. Il n’entra point dans les ordres, mais il continua d’être poète, la poésie étant sa vocation naturelle. Pour m’en convaincre, il me récita tout au long et par cœur une centaine de vers. J’observai en lui un singulier phénomène : ses attitudes étaient si bizarres, qu’une fois je ne pus contenir mon envie de rire. Mais le capitaine, quand il récitait, regardait au dedans de lui-même, de telle sorte qu’il ne vit et n’entendit rien.

Les jours passaient, et les ondes, et les vers, et aussi la vie de la poitrinaire. Elle ne tenait qu’à un fil. Un jour, aussitôt après le déjeuner, le capitaine me dit que la malade ne passerait probablement pas la semaine.

— Vraiment ! m’écriai-je.

— Cette nuit a été terrible.

J’allai lui rendre visite. Je la trouvai, en effet, moribonde, ou peu s’en fallait. Mais elle parlait toujours de notre arrivée à Lisbonne, où je resterais quelques jours avant d’aller à Coimbra, car elle comptait bien me conduire à l’Université. Je sortis consterné. Je trouvai son mari en contemplation devant les vagues qui venaient mourir sur la quille du navire, et j’essayai de le consoler. Il me remercia, me conta l’histoire de ses amours, fit l’éloge de la fidélité et du dévouement de sa femme, remémora les vers qu’il avait naguère composés à son intention, et me les récita. Sur ces entrefaites, on vint l’appeler. Nous accourûmes : c’était une crise qu’elle traversait. Ce jour-là et le suivant furent cruels. Le troisième, elle entra en agonie et je m’éloignai de ce spectacle qui me répugnait. Une demi-heure plus tard, je rencontrai le capitaine assis sur un monceau de câbles, la tête entre les mains. Je lui présentai mes condoléances.

— Elle est morte comme une sainte, me répondit-il. Et pour que ces paroles ne pussent être mises sur le compte de l’attendrissement, il se leva aussitôt, secoua la tête, et fixa sur l’horizon un regard accompagné d’un geste long et profond.

— Nous allons, dit-il, la livrer à la tombe qui jamais ne se rouvre sur ce qu’elle a une fois englouti.

Peu d’heures après, le cadavre fut en effet lancé à la mer, avec les cérémonies accoutumées. La tristesse se lisait sur tous les visages. Le veuf conservait l’attitude d’un tronc d’arbre durement fendu par la foudre. Un grand silence… La vague ouvrit ses flancs, reçut la dépouille, se referma dans un remous suivi d’une légère ride, et le bateau continua son chemin… Je demeurai quelques instants à la poupe, les regards fixés sur ce point incertain de l’Océan, où était resté l’un de nous. Ensuite j’allai trouver le capitaine pour le distraire de sa solitude et de ses regrets.

— Merci, me dit-il en devinant mon intention. Croyez bien que jamais je n’oublierai vos bons offices. Dieu vous en saura gré. Pauvre Léocadia, tu te souviendras de nous dans le ciel.

Il essuya sur sa manche une larme importune. Je cherchai un dérivatif dans la poésie, qui était sa passion. Je lui parlai des vers qu’il m’avait lus, je m’offris à les faire imprimer à mes frais. Ses yeux s’animèrent un peu.

— Peut-être accepterai-je votre offre, me dit-il. Mais j’hésite… c’est de si faible poésie.

Je jurai le contraire ; je lui demandai de réunir les différentes pièces, et de me les donner avant notre débarquement.

— Pauvre Léocadia ! murmura-t-il sans répondre à ma demande… la mer… le ciel… le navire…

Le jour suivant, il me lut un épicédion qu’il venait de composer, et où il avait consigné les circonstances de la mort et de la sépulture de sa femme. Il me le lut d’une voix émue, et sa main tremblait. Il me demanda ensuite si les vers étaient dignes du trésor qu’il avait perdu.

— Ils le sont, lui répondis-je.

— Il me manque le grand souffle lyrique, me dit-il au bout d’un instant. Mais personne ne me refusera la sensibilité, et c’est peut-être son excès qui nuit à la perfection.

— Je ne crois pas : je trouve vos vers parfaits.

— Oui, je crois que… enfin ce sont des vers de matelot.

— De matelot poète.

Il haussa les épaules, considéra le papier, et relut la pièce, mais cette fois sans tremblement dans la voix, en accentuant les intentions littéraires, en donnant du relief aux images et de la mélodie aux vers. Enfin il m’avoua que c’était son œuvre la plus achevée. J’abondai dans ce sens ; il me serra la main, et me prédit un grand avenir.