Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 018

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 87-89).


XVIII

Vision dans le corridor


Sur le palier du rez-de-chaussée, au fond du corridor obscur, je m’arrêtai pendant quelques instants pour souffler, me palper, réunir mes idées éparses, me reprendre enfin, au milieu de tant de sensations profondes et contraires. Je me sentais heureux. En vérité, les diamants troublaient un peu mon bonheur ; mais quoi ! une jolie femme peut bien aimer en même temps les Grecs et leurs présents. Enfin, j’avais confiance en ma bonne Marcella. Elle pouvait avoir ses défauts, mais elle m’aimait.

— Ange !… murmurais-je en regardant le toit du corridor.

Et voici que le regard de Marcella, qui un instant auparavant m’avait donné une impression de défiance, m’apparut comme pour se moquer de moi. Il brillait au-dessus d’un nez qui était à la fois celui de Bakbarah et le mien. Pauvre amoureux des Mille et une nuits ! Je te vis courir derrière la femme du vizir, à travers la galerie. Elle te faisait signe comme pour s’offrir à toi, et tu courais, tu courais tout au long de l’allée, jusqu’au moment où tu sortis dans la rue et où tous les corroyeurs te huèrent et te rossèrent d’importance. Et soudain il me sembla que le corridor était l’allée, et que la rue était celle de Bagdad. En effet, sur le pas de la porte, et sur le trottoir, je vis trois des corroyeurs, l’un en soutane, l’autre en livrée, le troisième en civil. Ils entrèrent dans le corridor, me prirent par le bras, me forcèrent à entrer dans une voiture. Mon père s’assit à ma droite, mon oncle le chanoine à ma gauche, l’individu en livrée monta sur le siège, et fouette cocher ! jusqu’à la maison de l’intendant de police, et de là jusqu’au port, d’où je fus transporté dans un voilier en partance pour Lisbonne. Figurez-vous ma résistance, d’ailleurs parfaitement inutile.

Trois jours après, je franchis la barre, abattu et muet. Je ne pleurais même pas. J’avais une idée fixe. Maudites idées fixes !… Celle-là me poussait à me précipiter dans la mer en répétant le nom de Marcella.