Mémoires olympiques/Chapitre VIII

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 77-82).
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L’appel aux Lettres et aux Arts

Ce n’était pas tout que de ramener devant M. le Maire (qui fut en la circonstance M. Jules Claretie et officiait dans l’historique Foyer de la Comédie-Française, entre Mme Bartet et M. Mounet-Sully) « le Muscle et l’Esprit, anciens divorcés »… encore fallait-il qu’ils eussent des enfants. Cela a tardé puisque vingt ans plus tard, vers 1926, ceux-ci naissaient à peine. Et parmi les produits de ce début de progéniture, combien d’estropiés ou de morts-nés ! Mais en 1906, il s’agissait simplement d’un rapprochement entre des conjoints que tout semblait devoir pousser l’un vers l’autre et qui, on dut l’avouer, ne s’en souciaient vraiment ni l’un ni l’autre. Or, ce remariage importait grandement ; et surtout qu’il devînt fécond.

Je l’ai déjà répété tant de fois que j’ai un peu honte de ma récidive, mais tant de gens n’ont pas encore compris ! Les Jeux Olympiques ne sont point de simples championnats mondiaux, mais bien la fête quadriennale de la jeunesse universelle, du « printemps humain », la fête des efforts passionnés, des ambitions multiples et de toutes les formes d’activité juvénile de chaque génération apparaissant au seuil de la vie. Ce n’était point le hasard qui avait assemblé à Olympie jadis et groupé autour des sports antiques les écrivains et les artistes, et de cet assemblage incomparable était issu le prestige dont l’institution avait joui si longtemps. Ayant voulu rénover non la forme mais le principe de cette institution millénaire, parce que j’y voyais pour mon pays et pour l’humanité une orientation pédagogique redevenue nécessaire, je devais chercher à restituer les puissants contreforts qui l’avaient naguère épaulée : le contrefort intellectuel, le contrefort moral et, dans une certaine mesure, le contrefort religieux. À quoi le monde moderne ajoutait deux forces nouvelles : les perfectionnements techniques et l’internationalisme démocratique.

À Athènes, en 1896, la solennité de ce premier contact entre la jeunesse contemporaine et le stade de Périclès rebâti interdisait d’introduire la recherche d’œuvres nouvelles artistiques et littéraires inspirées par l’idée sportive.

C’eût été puéril. Aussi bien ne pouvait-on tout innover à la fois. Le procédé par étapes m’a toujours paru le meilleur pour toute entreprise de vaste envergure aspirant à durer. À Paris, en 1900, outre les circonstances défavorables que j’ai décrites, l’Exposition Universelle donnait lieu à un jaillissement trop important de formes et d’idées pour qu’on pût y faire place à un effort de détail et de nature spéciale… Mais Chicago tout de suite s’était intéressée à ce côté de la question olympique. Les programmes dont j’ai parlé plus haut faisaient une place un peu gauche encore, mais sincère et ardente, à l’art et à la pensée. Sous ce rapport, le transfert à Saint-Louis avait été un malheur. L’initiative en ce sens s’en était trouvée ajournée une fois encore. Rome maintenant tendait à s’effacer sur l’horizon. Des hésitations, un ralentissement de désir et de confiance se manifestaient, dus décidément à un régionalisme beaucoup trop intensif encore sous des apparences unitaires… Un nouveau transfert allait peut-être s’imposer en faveur de Londres. Comme le temps manquerait, il faudrait alors improviser bien des choses et l’annexe artistique en souffrirait…

La crainte de retarder encore l’éclosion nécessaire de ce mouvement me décida à convoquer une « Conférence consultative des Arts, des Lettres et des Sports » pour le printemps de 1906. J’y puiserais en même temps un prétexte pour ne pas aller à Athènes, voyage que je tenais beaucoup à éviter. Nous avions beau être maintenant en très bons termes avec le Comité Hellénique, le rapprochement résultait plutôt d’une résolution prise de part et d’autre que d’un ajustement sérieux de faits. Quel titre porteraient finalement ces Jeux « hors série » de 1906 ? À quelle périodicité allaient-ils préluder ? L’idée d’une série quadriennale intercalaire à laquelle j’avais adhéré sans y croire était abandonnée. On pensait maintenant à Athènes, à une série décennale, ce qui ferait en 1916 coïncider les deux séries… Tout cela restait précaire ; la situation serait toujours un peu fausse. En tous cas, bien des petits froissements, bien des difficultés surgiraient pendant les concours. Il y avait avantage pour tout et pour tous à ce que je fusse absent. Le comte Brunetta d’Usseaux me remplacerait et réserverait mon avis chaque fois que cela se pourrait, ajournant ainsi les questions et évitant les décisions précipitées.

Je revois d’ici le sourire charmé d’André Beaunier, cet écrivain raffiné, amène, qu’un sort jaloux a brisé trop tôt — alors que je lui montrais, dans son bureau, au Figaro, la convocation à la Conférence de la Comédie-Française. Il y était dit que l’on était invité « à venir étudier dans quelle mesure et sous quelle forme les arts et les lettres pourraient participer à la célébration des Olympiades modernes et, en général, s’associer à la pratique des sports pour en bénéficier et les ennoblir ». « Ah ! La jolie phrase, répétait-il, et comme cela va bien avec le cadre choisi ! » Cadre un peu inattendu sans doute et dont la requête avait commencé par étonner Jules Claretie. Mais il s’était accoutumé à la chose et, souriant, présida l’ouverture d’une conférence à laquelle avaient été conviés presque tous les artistes et écrivains notoires. Il n’en vint qu’une soixantaine, mais ceux qui vinrent le premier jour vinrent aux séances de discussion des jours suivants et participèrent à l’élaboration du plan. Jean Richepin, Bourgault-Ducoudray, Poilpot adhéraient avec élan. Des cortèges, des masses chorales, de grandes fresques, des odes triomphales illuminaient leur imagination. D’autres adhéraient plus froidement ou simplement supputaient les difficultés. La principale tenait en deux mots : la peur du classique. Les jeunes artistes, pour qui classique et poncif demeuraient synonymes, étaient évidemment ceux dont dépendrait le succès de l’initiative. Or cette phobie les en détournait. Ajoutez-y qu’en architecture la demande n’avait pas encore formulé ses besoins, qu’en peinture les scènes sportives réclamaient plus de ligne que de couleur, c’est-à-dire le contraire des tendances régnantes, qu’en musique la foule avait tout à fait perdu l’accoutumance aux cantates de plein air, qu’en littérature les écrivains personnellement étrangers, pour la plupart, aux joies musculaires violentes étaient inaptes à les décrire pour un public encore mal averti d’ailleurs.

On aurait pu pallier dans une certaine mesure à tout cela en faisant appel aux autres nations. C’est une précaution que j’avais eu le grand tort de négliger, me bornant à des lettres d’invitation qui ne furent pas comprises et nous valurent de nombreux télégrammes de sympathie, mais aucune aide efficace. Seule la Royal Academy of Arts de Londres se montrait vraiment favorable, ce qui, en vue des Jeux prochains (Londres devenait de plus en plus probable) était bon signe. À la séance d’ouverture, Laffan avait prononcé de nouveau une de ces exquises allocutions françaises… et Mme Bartet, ravie, penchée derrière Claretie, me tirait par la manche : « Qui est-ce ? disait-elle avec une intense curiosité admirative… Qui est-ce ? »

La Conférence de 1906 n’en remplit pas moins son office principal en proposant au C.I.O. de créer « cinq concours d’architecture, de sculpture, de musique, de peinture et de littérature pour toutes œuvres inédites, directement inspirées par l’idée sportive, ces concours devant être désormais annexés à la célébration de chaque Olympiade ». De pareils concours, le C.I.O. se fût ridiculisé en les créant d’emblée à lui tout seul. Invité à le faire par un groupement compétent qui comprenait des adhérents de haute valeur, le C.I.O. se trouvait épaulé devant l’opinion.

À cet égard, la Conférence consultative, que termina d’ailleurs un très beau Festival de Sport et d’Art donné à la Sorbonne, n’avait pas manqué son but principal. La charte de l’Olympisme rénovée était maintenant complétée…

Pas tout à fait cependant. Dans la liste des vœux émis par le congrès initial de 1894 figurait une invitation au C.I.O. (qu’on venait de créer) d’avoir « à introduire dans ses règlements une clause lui donnant le droit d’exclure des concours toute personne qui, par des actes antérieurs, pourrait porter atteinte à la considération de l’institution ». Cette phrase n’était, certes, pas d’allure à réjouir André Beaunier ! Pataude, elle n’avait même pas pour elle d’être claire. Mais elle avait été introduite là afin de tenir la porte ouverte à quelque défense morale, réacheminant peu à peu l’olympisme moderne à cette idée de purification du concurrent qui avait été une des bases de l’olympisme antique.

Sous quelle forme ? Je n’en savais trop rien, mais puisque décidément, on n’en venait pas à bout des difficultés issues du problème amateuriste, l’idée m’était venue de commencer par établir le serment qui donnerait lieu à un cérémonial émouvant et engagerait l’honneur du concurrent tout en simplifiant les recherches relatives à son statut.

L’opinion d’alors n’étant nullement préparée dans les milieux sportifs à une pareille nouveauté et mes premières ouvertures ayant provoqué des sourires ou des protestations, c’est à la Fédération des Patronages que j’en fis la première proposition publique. Elle comptait alors cinquante mille membres. On la persécutait copieusement, mais elle s’en tirait tout de même et se procurait des terrains de jeu sans qu’on sût comment. À l’issue de sa fête fédérale du printemps de 1906, j’adressai à son secrétaire général, Charles Simon, organisateur remarquable en même temps qu’apôtre ardent, une lettre dont le texte se trouve dans le numéro de juillet de la Revue Olympique. L’institution du serment y était préconisée. L’idée devait faire son chemin plus rapidement qu’on n’aurait pu s’y attendre et justement dans ces milieux laïques qui s’y montraient alors les plus réfractaires.