Mémoires olympiques/Chapitre VII

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 69-76).
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1905. — Un congrès prospère
et quelques bonnes réalités

Dans le panorama des « années olympiques », lorsqu’il se déroule dans ma mémoire, l’année 1905 m’apparaît non comme la plus brillante mais bien comme l’une des plus utilement laborieuses et des plus fécondes en résultats solides.

Elle débuta, pour moi, par un assez long séjour à Rome dont le but était double : assurer la célébration romaine de la ive Olympiade qui tombait en 1908 et obtenir du Vatican la levée de l’espèce d’interdit qui s’exerçait dans beaucoup de milieux cléricaux à l’endroit de la pédagogie sportive. Le premier point ne fut pas atteint ; le second le fut pleinement.

Tout paraissait devoir concourir au succès des Jeux prochains. Rome disposait de toutes les ressources qui, au début, avaient manqué à Athènes ; chacun semblait favorablement disposé, depuis le roi jusqu’au plus modeste fonctionnaire. À vrai dire, cette sympathie n’impliquait aucun emballement, mais en était-il besoin pour continuer l’œuvre alors que, pour la fonder, l’enthousiasme hellénique avait été nécessaire ? Encore fallait-il un rouage initiateur. Celui que, l’an passé, le comte Brunetta d’Usseaux avait formé manquait de chef. Il ne s’en révéla point et, dès lors, ces tendances régionalistes auxquelles j’ai fait allusion déjà ne purent être neutralisées. Quand je parle de régionalisme, je ne veux pas dire que l’Italie d’alors ne fut point unie ; il n’existait plus, assurément, entre Piémontais, Vénitiens, Romains, Napolitains ou Siciliens, aucune des velléités sécessionnistes d’antan. Mais les caractères, les tempéraments, les façons de concevoir et d’exécuter demeuraient si différents qu’en dehors des questions d’intérêt vraiment national, la collaboration était malaisée et les malentendus, fréquents et durables. On pense bien que je ne vais pas entrer ici dans le détail des négociations et conflits d’ambitions qui se produisirent. J’en ai déjà raconté quelque chose dans un livre de souvenirs publié en 1908 et qui s’arrête à cette date. Comme il l’avait fallu à Athènes onze ans plus tôt, je dus substituer mon action personnelle à celles qui tardaient fâcheusement à se manifester et dresser moi-même les plans et devis des Jeux. Le roi et la reine voulurent bien m’indiquer la « place de Sienne » dans la villa Borghèse, stade naturel d’une beauté parfaite qui convenait, en effet, à merveille aux sports athlétiques. Je choisis la place d’Armes pour les manifestations gymniques et les Thermes de Caracalla pour les sports de combat. Quels cadres merveilleux et d’aménagement facile ! Tor di Quinto s’offrait pour les sports équestres et les jeux ; le Tibre, entre le Ponte Molle et le Ponte Margherita, pour l’aviron et la natation ; le Capitole pour les cérémonies et les réceptions… Le devis initial d’après toutes les données recueillies se divisa en douze chapitres. Le total montait à 303.000 lires. Heureux temps ! il est vrai que, comme en 1896, comme en 1900, les Jeux de 1908 m’apparaissaient conçus pour une élite : cinq cents concurrents et quinze à vingt mille spectateurs environ. Le devis comprenait les prix, statuettes et médailles dont les moules, brisés dès la clôture, accroîtraient singulièrement la valeur (j’ai toujours vainement réclamé qu’il en fût ainsi à chaque Olympiade) et le traitement d’un directeur général, poste auquel je proposai d’appeler, d’accord avec lui, le secrétaire général du Racing Club de France, M. Gaston Raymond.

La négociation avec le Vatican exigea moins d’efforts. Le pape Pie X qui, à Venise, dotait de prix les régates de ses chers gondoliers, et le cardinal Merry del Val, secrétaire d’État, qui avait été élevé à Eton, ne partageaient point contre les sports les préventions de la plupart des chefs d’établissements religieux (il s’agit de sports et de concours sportifs et non des jeux récréatifs et anodins en vogue jusqu’alors dans ces établissements). Le souverain-pontife, intéressé par le projet d’Olympiade romaine, en parla avec une extrême bienveillance et promit, d’aileurs, une preuve prochaine et tangible de ses sentiments. Ce fut la saison suivante une fête de gymnastique donnée au cours d’un pèlerinage des patronages catholiques français, belges et autres et que le Pape présida dans la fameuse cour de St-Damase ; spectacle bien symptomatique que fixa la photographie et qui a toujours grand succès dans la série de nos projections documentaires olympiques.

Lorsqu’au printemps de 1901, le C.I.O. s’était assemblé à Paris, il avait eu à discuter trois propositions convergentes visant la convocation d’un Congrès international pour l’unification des règlements sportifs. L’une émanait de nos collègues allemands, l’autre de divers groupements suédois, la troisième de l’Amateur Athletic Union des États-Unis. La première proposait de rédiger un code sportif qui deviendrait obligatoire pour tous concours à venir. C’était beaucoup trop impératif et, d’ailleurs, de quel droit le C.I.O. eût-il pris l’initiative d’une législation si péremptoire en dehors des fédérations et sociétés techniquement compétentes. Ici, transparaissait la confusion qui devait se prolonger si longtemps entre les Jeux Olympiques et d’ordinaires championnats internationaux. Les membres du C.I.O. étaient des « trustee de l’idée olympique » et avaient charge d’en imprégner les concours quadriennaux des Jeux ; cela ne les rendait pas compétents pour se substituer aux techniciens dans la conduite même de ces concours. On avait de la peine à comprendre cela hors du Comité — et même, parfois, dans son sein.

La seconde proposition, ai-je dit, venait de Suède ; elle était inspirée par cette façon un peu simpliste et frénétiquement logique de régler les questions qui, doublée par ailleurs de certaines complexités imprévues, rend la mentalité Scandinave difficile souvent à suivre même par les étrangers qui en sont le plus épris. Du moment qu’il s’agissait de rénover les Jeux Olympiques, on devait le faire intégralement, donc écarter sans rémissions tout ce que le programme contenait de moderne, pour s’en tenir aux seuls exercices pratiqués dans l’antiquité. Je n’ai pas besoin d’insister sur le caractère négatif, impratique et, finalement, destructeur de notre œuvre qu’impliquait une telle proposition.

La troisième, seule, était recommandable. M. L. P. Sheldon, délégué à cet effet par l’American Athletic Union, fut admis à la défendre lui-même devant le C.I.O. Il le fit avec talent et modération. On nous demandait de provoquer un échange de vues entre tous ceux qu’intéressaient les questions de réglementation des concours et de donner aux accords qui en résulteraient l’appui de notre autorité. Pourquoi pas ? Cela rentrait tout à fait dans l’esprit et les moyens du C.I.O.

De là sortit le Congrès de Bruxelles. En décembre de cette même année 1901, je profitai d’un passage à Paris du roi Léopold pour lui demander audience et obtenir son patronage. Léopold II était probablement le plus intimidant des souverains régnant. Une sorte d’ankylose l’avait habitué à rester debout, appuyé sur sa canne, et c’est ainsi qu’il recevait volontiers au milieu du salon même si, prenant intérêt à la conversation, il la laissait se prolonger longtemps. Sa haute stature, son regard toujours un peu moqueur, ses propos à l’emporte-pièce, le rendaient redoutable. Quand le visiteur ne lui agréait point, il pouvait se montrer fort méchant. Aimait-il les sports ou, plutôt, les avait-il aimés ? Je ne sais trop mais, comme instrument de formation d’individualités puissantes, il en saisissait admirablement la valeur et ses visées coloniales y trouvaient leur compte. Quelques années plus tard, il me fit demander des plans, règlements et programmes pour un « collège de préparation coloniale » que je pris le plus vif plaisir à dresser très complètement. Naturellement, le développement sportif y jouait un grand rôle. Le projet échoua ; je l’avais prévu laïque et le roi l’approuvait ainsi, mais des influences monastiques se jetèrent au travers.

Le Congrès prévu pour 1904 fut ajourné à 1905. Un atout nous était venu en la personne d’un nouveau collègue belge, le comte Henry de Baillet-Latour qui, avant de me succéder vingt ans plus tard à la tête du C.I.O., devait jouer si longtemps parmi nous un rôle de premier plan et rendre à la cause olympique de signalés services. Son prédécesseur, alarmé par la responsabilité du congrès s’était retiré brusquement — si brusquement même que son procédé nous mit à deux doigts d’une rencontre qu’empêcha l’intervention spontanée d’un diplomate français ami du C.I.O.

Le 7 octobre 1904, le premier ministre de Belgique, le comte de Smet, que je connaissais personnellement, m’avait informé que son collègue aux Affaires étrangères acceptait de faire remettre les invitations par l’entremise des légations belges. C’était un point important. Il déplorait, par ailleurs, que le bourgmestre de Bruxelles, M. de Max, refusât l’hospitalité de son fameux Hôtel de ville. Mais M. de Baillet nous procura le Palais des Académies, après tout mieux situé et plus commode.

C’est là que le Congrès s’ouvrit (juin 1905) par une séance solennelle qu’ornait un discours de Marcel Prévost, président de la Société des Gens de Lettres, venu de Paris pour parler de l’Esprit à l’école des sports : charmante contribution à des séances qui, à part ce discours, ne furent consacrées qu’à la technique. C’était son tour comme ç’avait été, au Havre, le tour de la pédagogie. Le programme était immense. Il avait la prétention de couvrir toute la question sous ses aspects les plus divers ; il occupait cinq ou six pages in-8o de façon à former un répertoire complet. Il va sans dire que tout cela ne pouvait être approfondi ; c’était plutôt un exposé. Un point de discussion qui est intéressant à rappeler, c’est le rôle du sport dans l’armée. Les représentants français, alors, commençaient de s’y montrer favorables. Les représentants allemands et toute leur école s’y déclaraient vivement hostiles. Il n’y avait là, selon eux, pour la formation du soldat que du temps perdu et des occasions de fâcheuses entorses données à la discipline. Dix ans plus tard, on sait avec quelle force ces préventions se trouvèrent balayées par la puissance des faits et comment la valeur de la préparation sportive prit soudain une importance de premier ordre.

La session du C.I.O., qui se tint au cours du Congrès, fut féconde en heureux résultats. Le comité allemand avait désigné son nouveau président, le général comte von der Asseburg, comme remplaçant parmi nous le prince de Salm-Horstmar, qui se retirait. Ceci était contraire à l’essence même du C.I.O. Pas moyen de céder. Mais quand le général eut pris contact individuellement avec mes collègues comme délégué au Congrès, il déclara que c’était son comité qui faisait erreur et qu’il entendait se présenter librement à nos suffrages. Nous l’élûmes avec le plus grand plaisir. C’était un homme charmant et sûr. L’Olympisme l’avait tout de suite enthousiasmé. Il nous aida beaucoup à maintenir, à Bruxelles, une atmosphère agréable. Or, les circonstances étaient difficiles. Delcassé venait de démissionner à la suite du débarquement de Guillaume II à Tanger et des événements qui en avaient été la conséquence. On parlait de guerre prochaine. Les Belges étaient méfiants. Les Scandinaves, de leur côté, se montraient nerveux, car la brusque séparation de la Suède, exigée par les Norvégiens, ne s’était pas faite sans froissements. Mais tout cela fut noyé dans la bonne atmosphère sportive. Cette réunion de plus de deux cents membres, tantôt divisés en commissions, tantôt groupés en séance plénière, délibéra dans un excellent esprit avec le seul souci du bien public.

Il va de soi qu’il n’en sortit que des vœux. Mais, en ce temps où l’on n’avait pas encore abusé des congrès, les « vœux » gardaient quelque valeur. Surtout la manifestation, par son ampleur, faisait grand honneur au C.I.O. La récente création de la British Olympic Association, faisant vis-à-vis au Deutscher Reichsausschuss für Olympische Spiele, nous dotait de deux ailes puissantes. Londres et Berlin possédaient, désormais, des centres olympiques permanents travaillant avec nous et sous notre égide en quelque sorte. Cela nous mettait, vis-à-vis d’Athènes, dans une position beaucoup plus forte. Notre collègue Mercati avait su en profiter tout de suite pour établir un rapprochement que le prince royal, d’ailleurs n’avait cessé de favoriser de son mieux. Des Jeux hors série étaient annoncés en Grèce pour 1906. Il fut entendu que le C.I.O. y prêterait son appui ainsi que celui des rouages constitués déjà en différents pays par ses membres. Ainsi, tandis que le Congrès de Bruxelles s’était tenu pendant la période de tension politique la plus dangereuse qu’eut traversée l’Europe occidentale depuis 1887, il se trouvait avoir réalisé le maximum de paix olympique que nous eussions encore obtenu. Cela ne voulait pas dire, toutefois, que nos adversaires eussent désarmé.