Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXIV


CHAPITRE XXIV.


Mort de Condorcet[1].

Parmi les événemens remarquables de ces temps funestes, on peut compter la manière dont Condorcet a péri, enveloppé dans la proscription des girondins. Je donnerai sur cette mort quelques détails qui sont encore tout présens à mon souvenir.

Condorcet, dont le nom était répandu en Europe, élève et ami de d’Alembert, lié plus étroitement encore avec M. Turgot, estimé de Voltaire, avec lequel il avait une correspondance assez suivie ; secrétaire de l’Académie des sciences, l’un des quarante de l’Académie française ; connu par des ouvrages de mathématiques, et par quelques traités d’économie publique, où il a presque toujours établi de bons principes, s’est trouvé très-naturellement appelé à nos assemblées législatives ; et, s’il ne fut pas de la première, il siégea dans la seconde et la troisième.

On devait attendre de lui des opinions fermes, une grande indépendance, le courage qu’il avait mis à combattre les abus de l’ancien gouvernement, et des sentimens de justice et d’humanité, que la bonne philosophie inspire, et qu’il aurait dû puiser dans la société des hommes que je viens de nommer à côté de lui. Il a trompé cet espoir, non-seulement depuis qu’il a été membre de la convention, mais bien antérieurement. On a de lui, dès les commencemens de la révolution, divers écrits où il se jette déjà dans des sentimens outrés et contraires aux principes qu’on lui connaissait, et qu’il avait énoncés dans plusieurs ouvrages. On voit, par exemple, qu’après avoir professé hautement le respect pour les droits de la propriété dans tous ses écrits, et contre M. Necker, et sur la forme des états généraux, il n’en tient plus aucun compte, lorsqu’il s’agit d’attaquer la propriété, même usufruitière, du clergé, et celle des droits féodaux achetés par les propriétaires et n’entraînant aucune servitude personnelle, et celle des rentiers dans toutes les opérations de finances qui devaient amener pour eux une banqueroute véritable, en substituant aux valeurs stipulées en or et en argent, des valeurs nominales en papiers qui allaient perdre 50, 100 et 200 pour 100, etc.

Devenu membre de la convention, et juge du roi, sinon de droit, au moins de fait ; lorsque l’évidence même et le plaidoyer démonstratif de Desèze, et l’autorité si grave de M. de Malesherbes, faisaient dire à tous les hommes justes ce que Pilate dit du Christ, nullam in eo invenio causam, il a eu la lâcheté et la cruauté de déclarer le roi coupable, et de le condamner ad omnia citra mortem. Parmi les motifs de son opinion ; il en allègue un qui donne à son jugement un caractère d’atrocité bien marqué ; il dit qu’il ne croit pas que la société ait droit de punir de mort quelque crime que ce soit ; et il fait entendre ainsi que ce n’est que parce qu’il est de cette opinion qu’il ne condamne pas le roi à mort, mais ad omnia citra mortem.

Pendant tout le temps qu’il a siégé à la convention, nous ne l’avons pas vu s’élever une seule fois contre les lois de sang qu’elle a dictées, ni contre cette société de voleurs et de meurtriers appelés les jacobins, aux assemblées desquels il a eu la lâcheté de paraître et de présider. Cette même lâcheté l’avait fait s’attacher à ce qu’on appelle le parti de Brissot, dont la ruine a entraîné la sienne, les jacobins et Robespierre, à leur tête, ayant poursuivi avec acharnement tous ceux qui étaient liés à cette faction.

À l’époque de l’arrestation de Brissot et de ses partisans, il se déroba aux poursuites des vainqueurs, et vécut errant et caché : ce qui est le comble de l’infortune.

Il avait été recueilli à Paris par une femme qui ne le connaissait que de réputation, et lui avait donné généreusement un asile. Il y était resté jusqu’aux visites domiciliaires du mois d’avril 1794. À cette époque, et sans doute pour ne pas exposer son hôtesse, il avait quitté sa retraite, et il était sorti assez heureusement de Paris, sans carte civique, avec un bonnet blanc sur la tête. Il avait erré quelques jours dans les environs de Clamart et de Fontenay-aux-Roses, et dans les bois de Verrière, à deux ou trois lieues de Paris.

M. et Mme Suard, chez lesquels il avait logé plusieurs années et dont il avait été le plus intime ami, mais qui ne le voyaient plus depuis la mort du roi, avaient une maison à Fontenay, composée de deux corps-de-logis : l’un était loué à M. de Monville, conseiller au parlement. Condorcet se présente un matin à la porte de M. de Monville, croyant aller chez Suard. Un domestique vient lui ouvrir ; le malheureux fugitif était fait comme un pauvre, une barbe longue, un méchant habit, blessé à un pied et mourant de faim, après avoir passé plusieurs nuits dans les bois. Eh ! mon Dieu, monsieur, lui dit le domestique, que vous me faites de pitié ! — D’où me connaissez-vous ? — Oh ! monsieur, je vous ai servi tant de fois chez M. Trudaine ! — Pouvez-vous me recevoir ? — Hélas ! non, monsieur ; car mon maître ne vous aime pas. — Ce n’est donc pas ici chez M. Suard ? — Non, monsieur ; voilà sa porte.

Condorcet entre chez Suard, et le trouve. Suard fait éloigner sa servante, et apprend de Condorcet quelle est sa situation. Il lui fait donner du pain, du fromage et du vin. Condorcet lui raconte les détails que je viens de rassembler. Il lui dit que, dans la retraite où il était caché à Paris, il a fait un Tableau historique des progrès de l’esprit humain, qu’il a confié à des mains sûres, et qu’on pourra publier[2]. Il lui parle avec intérêt de sa fille ; il lui parle aussi de sa femme, mais avec indifférence ; et cependant il lui remet pour elle une somme de 600 livres. Suard n’ose le recueillir ; mais il lui offre d’aller sur-le-champ à Paris, et de tâcher d’obtenir, par l’entremise de Garat, une lettre d’invalide, qui pourra lui tenir lieu de carte civique ; et ils conviennent que Condorcet reviendra le lendemain chercher cette espèce de sauf-conduit. Condorcet lui demande un Horace et du tabac, dont il lui dit avoir éprouvé le plus pressant besoin. On lui en fait un cornet, qu’il a encore le malheur d’oublier en partant.

Suard court à Paris, et s’adresse à Garat. Celui-ci se rend à Auteuil, et tire de Cabanis, employé alors dans les hôpitaux, une espèce de lettre de passe bien ancienne, destinée à un soldat sortant de l’hôpital pour passer d’un département dans un autre. Suard revient avec ce passe port informe, et attend Condorcet, qui était convenu avec lui qu’il reparaîtrait le lendemain à huit heures du soir. Il fallait que Suard fit écarter sa servante ; sa femme l’emmène avec elle sur les trois heures, allant faire une visite dans le village. Resté seul, il attend. Toute la soirée se passe sans voir paraître personne ; sa femme rentre à neuf heures et demie. Ni ce jour, ni les deux jours suivans, ils n’en ont aucune nouvelle ; enfin, le soir du troisième jour, ils vont passer la soirée dans une maison du village, et là ils entendent raconter qu’on a arrêté un homme à Clamart, qu’on croit être Condorcet ; et cela était vrai.

Le malheureux, sortant de chez Suard, d’où il avait emporté un morceau de pain, était retourné dans les bois de Verrière, où il avait passé la nuit.

Le lendemain matin, il était allé à Clamart ; et il mangeait avec avidité une omelette dans une auberge, lorsque sa barbe longue, son extérieur négligé, son air inquiet, le firent observer par un de ces zélateurs, espions volontaires qui infestaient toute la France. L’espion lui demande qui il est, d’où il vient, où il va, où est sa carte de citoyen. Condorcet, assez embarrassé en tout temps de parler et de répondre nettement, dit d’abord qu’il est domestique de M. du Séjour, conseiller à la cour des aides, cultivant les mathématiques, et dont il pouvait donner des renseignemens vrais, à cause de sa liaison avec lui. Mais ses réponses ne paraissant pas suffisantes, l’espion le fait conduire au Bourg-la-Reine, siège du district, où, n’ayant pas pu rendre un compte satisfaisant de sa personne, il est jeté en prison.

Le lendemain matin, on le trouva mort. Il avait pris du stramonium combiné avec de l’opium, qu’il avait toujours avec lui ; ce qui lui avait fait dire à Suard en le quittant : Si j’ai une nuit devant moi, je ne les crains pas ; mais je ne veux pas être mené à Paris.

Étrange et cruelle fin pour un homme de ce talent et de cette réputation !

Sa femme, une des plus belles, des plus spirituelles et des plus instruites qui aient jamais brillé parmi son sexe, retirée à Auteuil, est réduite à faire de petits portraits pour vivre ; et à peine peut-on la plaindre, quand on sait que, non-seulement elle a partagé les fautes de son mari, mais qu’elle l’a poussé aux plus grandes de celles qu’il a faites, s’il est permis d’employer un terme aussi faible que celui de faute pour qualifier tout ce qu’on peut reprocher à Condorcet. Mais il peut offrir ses malheurs en expiation : quel homme ne pardonnerait à sa mémoire ?

Le poison dont il s’est servi paraît avoir agi doucement, et sans causer de douleur ni de convulsion. Le chirurgien, appelé pour constater la mort, déclara, dans le procès-verbal, que cet homme, qui n’était pas connu sous son vrai nom, était mort d’apoplexie ; le sang lui sortait encore par le nez.

L’archevêque de Sens avait usé d’un poison tout semblable. On avait tâché d’en procurer à son neveu le coadjuteur ; il ne lui est pas parvenu. Suard en a, et il me l’a montré : c’est une sorte de bol gros comme la moitié du petit doigt ; cela se brise en petits morceaux, et se fond dans la bouche…

Lorsqu’on suit pas à pas la carrière de ces grands acteurs de la révolution, qui ont changé notre gouvernement, pour nous donner, disaient-ils, la liberté, et qui nous ont fait acheter cette liberté prétendue au prix de tant de malheurs et de tant de sang, il est curieux d’observer quelles étaient leurs opinions dans un temps où l’esprit de parti leur laissait encore l’usage de leur raison. Voici comment s’exprime Condorcet dans un avertissement mis à la tête de l’Homme aux quarante écus, édition de Kell, t.  57, in-12 :

« Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute son étendue, celui de faire de son industrie et de ses denrées un usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes, que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance législative ; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et de la liberté personnelle est moins liée qu’on ne croit avec la liberté de la constitution… ; tous ceux qui ont dit ces vérités ont été utiles aux hommes, en leur apprenant que le bonheur était plus près d’eux qu’ils ne pensaient, et que ce n’est point en bouleversant le monde, mais en l’éclairant, qu’ils peuvent espérer de trouver le bien-être et la liberté.»

  1. La fuite et les derniers momens de Condorcet sont racontés à peu près de même dans les Essais de mémoires sur M. Suard, in-12, 1820, page 195.
  2. Publié en 1795, in-8°.