Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXIII


CHAPITRE XXIII.


Demande d’un certificat de civisme. Commune de 1793. Darat-Cubières, Lubin, Bernard, Vialard, etc.

Un mois après la suppression de l’Académie, c’est-à-dire en septembre 1793, je fis, auprès de la commune, de Paris, une démarche bien imprudente pour en obtenir un certificat de civisme, sans lequel je ne pouvais toucher ni la pension à titre de récompense, que m’avait accordée la nation pour trente-cinq ans de travaux utiles, liquidée de mes anciens traitemens, ni ma rente sur le duc d’Orléans ; mais je, ne reconnus qu’après coup le danger de cette démarche, qui pouvait être funeste pour moi.

Mes courses à cette commune de 1793, et chez les juges qu’elle m’avait donnés, m’ayant mis à portée d’observer et de peindre l’esprit dont elle était animée, je n’ai pas cru devoir négliger cette occasion de le faire connaître.

Je vais présenter ici, d’après les matériaux que j’ai rassemblés dans le temps même, et qui ont échappé à toutes les recherches domiciliaires, la narration fidèle de mes courses, de mes interrogatoires, de mes sollicitations, pour obtenir ce certificat que je n’ai point obtenu.

Il est possible que j’entre dans quelques longs détails, qui paraîtront sans proportion avec les autres parties de ces Mémoires ; mais, comme j’écris les souvenirs de ma vie, et que c’est dans ma vie une assez bizarre aventure, moitié politique, moitié littéraire, j’ai cru que je ne devais rien supprimer. Peut-être aussi ces renseignemens sur une époque mémorable offriront-ils un intérêt plus grave : on sait généralement que l’esprit de la commune était celui de Robespierre, et ses maximes, celles-là même qui ont couvert la France de tant de crimes ; mais il ne sera pas inutile d’appuyer cette vérité de quelques faits qui, racontés par celui qui en a été l’acteur ou le témoin, peuvent avoir une plus grande autorité.

Les certificats de civisme, dont la forme a depuis varié plusieurs fois, devaient être d’abord délivrés par le comité appelé alors, dans chaque section, comité de salut public, et approuvés ensuite dans l’assemblée générale de la section, pour être enfin confirmés ou rejetés par le conseil général de la commune, siégeant à l’Hôtel-de-Ville.

J’avais obtenu le certificat de ma section des Champs-Élysées, et je l’avais porté à l’Hôtel-de-Ville au commencement de juillet : j’étais revenu sept à huit fois toujours inutilement. On ne retrouvait pas mes papiers. Les bureaux avaient changé de local. Mon tour n’était pas venu. J’étais renvoyé à huit jours et ensuite à quinze. Enfin, j’avais fait beaucoup de courses inutiles pendant tout le courant de juillet, août et les premières semaines de septembre, lorsque, le 17 au matin, je reçus une lettre du conseil qui m’invitait à me rendre à l’Hôtel-de-Ville, pour y subir l’examen préalable à la délivrance du certificat.

Un décret du 18 septembre, ordonnant l’arrestation des gens suspects, allait bientôt rendre cette démarche dangereuse pour ceux qui ne réussiraient pas ; et un nombre considérable de citoyens ont été en effet arrêtés à la commune même, en conséquence du refus qu’ils venaient d’essuyer. Mais ce danger n’était pas encore connu. J’allais sans crainte m’exposer à cette épreuve. Ecclésiastique, mais n’ayant exercé jamais aucune fonction sacerdotale ; homme de lettres, constamment occupé de travaux utiles, et défenseur zélé de tous les genres de libertés compatibles avec l’ordre public dans un bon gouvernement, j’étais sans inquiétude sur le succès de ma tentative, dont je vis bientôt le danger.

J’arrive à l’Hôtel-de-Ville sur les six heures du soir. Là, je trouve les deux amphithéâtres des extrémités de la salle garnis de femmes du peuple, tricotant, raccommodant des vestes et des culottes, la plupart avec des yeux ardens, un maintien soldatesque, figures dignes du pinceau d’Hogart, payées pour assister au spectacle et applaudir aux beaux endroits. Vers les sept heures, le conseil de la commune se forme, le président occupant une estrade ou tribune séparée avec les officiers principaux et les secrétaires, ayant en face, sur la droite, des gradins où siégeaient les membres du conseil fournis par chaque section, et, sur la gauche, d’autres gradins où se tenaient les postulans.

On lit d’abord le procès-verbal de la veille, où entre autres événemens, on rendait compte de la satisfaction qu’éprouvaient tous les patriotes de l’arrestation du maire Bailly, ennemi du peuple, et qui avait fait couler le sang des citoyens au Champ-de-Mars ; jugement anticipé et arrêt de mort du malheureux Bailly, qui fut accueilli de bravos et d’acclamations, et d’une joie parfaite de tout l’auditoire, et surtout des femmes.

Un autre article du procès-verbal ayant fait mention d’un décret de la veille, par lequel la commune avait réglé que désormais les jolies femmes n’assiégeraient plus les bureaux de la mairie pour obtenir la liberté des aristocrates, le procureur de la commune, Hébert, se leva pour se plaindre de l’inexécution de ce décret ; il insista sur les séductions de ces Circés qui, ayant été des courtisanes sous l’ancien régime, employaient les mêmes, artifices pour corrompre les âmes républicaines.

Quelqu’homme de ces bureaux inculpés de se laisser séduire par les belles solliciteuses, représenta alors que la mesure proposée était inexécutable, la mairie étant nécessairement ouverte à tout le public et à toutes les femmes, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, soit pour le paiement des impositions, soit pour l’achat des domaines nationaux, etc. ; mais le procureur n’en recommença pas moins ses invectives contre les jolies femmes des aristocrates, à la grande satisfaction et aux applaudissemens répétés de toutes les vieilles et laides qui étaient dans l’assemblée.

La lecture du procès-verbal fut suivie des entrées et des complimens de cinq sections qui vinrent présenter, l’une après l’autre, leur contingent du premier recrutement en jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans, et demander pour eux des armes, un casernement et des instructeurs.

Chacune de ces troupes entre dans la salle à grand renfort de tambour, et l’une d’elles avec une musique militaire. Chacune pérore par la bouche d’un orateur qui jure au nom de ses camarades, de nettoyer le sol de la liberté des satellites des despotes, de renverser tous les tyrans de leurs trônes, de cimenter de leur sang l’édifice de la liberté, etc. ; à quoi le président répond sur le même ton ; ensuite il entonne d’une voix aigre l’hymne des Marseillais, que toute la salle continue avec transport ; plaisir que se donnait toute l’assistance après le discours de chaque sections de sorte qu’il fallut entendre l’hymne cinq fois, et en petite pièce autant de fois ça ira, accompagné par les claquemens de mains et les battemens de pieds de tous les patriotes.

Après les sections, nous eûmes l’hommage que vint faire de sa valeur un soldat blessé, appelé Pierre Compère, qui commença son discours par çes paroles : Citoyens, j’ai-t-été à l’armée, et j’ai-t-eu une blessure que la vlà (en la montrant), et l’on m’a-t-envoyé faire mon serment que je jure de mourir à mon poste et d’exterminer les tyrans, etc.

Les applaudissemens ayant, comme on dit aujourd’hui, couvert cette harangue, le héros blessé en fut si content, qu’il crut devoir recommencer. On l’entendit encore, et on applaudit de nouveau ; mais comme il voulait répéter son compliment une troisième fois, on lui fit comprendre, avec quelque peine, que c’en était assez, et qu’il fallait que chacun eût son tour. Seulement il resta debout à côté du président, jouissant de sa gloire et promenant sur l’assemblée des regards satisfaits.

À celui-là succèdent trois déserteurs autrichiens, venant offrir leurs services à la répiblic francès. Le président leur dit de lever la main, et ils en lèvent chacun deux bien haut. Alors le président leur dit : Vous jurez de servir la république française, et d’exterminer les tyrans ; ce qu’un interprète leur traduit en allemand, à quoi ils répondent : ia. Mais on voulut qu’ils prononçassent les paroles sacramentelles. : Nous jurons, nous jirons, etc. — Bravo ! bravo ! L’accolade fraternelle ! Qu’ont-ils dit ? — Qu’ils extermineront les tyrans. — C’est bien.

J’ai oublié de rappeler que, parmi les harangueurs de section, il y en eut un qui dit : Nous jurons l’égalité, la liberté, la fraternité, la seule Trinité à laquelle nous veuillons croire, et que nous croyons une et indivisible. Grands battemens de mains à cet endroit, et chapeaux en l’air ; en l’honneur de la nouvelle sainte Trinité ; fait qui me frappa comme préparant l’abolition de la religion chrétienne, qui a suivi d’assez près, et qu’on pouvait augurer sans peine, d’après les dispositions que montrait le peuple.

Le tour des demandeurs de certificats est enfin venu. On les nomme, et ils descendent de leur amphithéâtre pour venir se placer sur l’estrade en avant du président, et en face du conseil de la commune.

Alors le président demandait : Y a-t-il quelqu’un qui connaisse le citoyen, et réponde de son civisme ? Si personne ne répondait, ce qui arrivait souvent, le président prononçait : Ajourné. Si quelqu’un des conseillers de la commune disait : Je connais le citoyen, et j’en réponds. — Accordé.

Je fus appelé. Au moment où je venais de monter sur l’estrade, le président ayant fait la question que je viens de dire, et n’entendant personne répondre de moi, parce qu’il n’y avait personne de ma section à ce moment parmi les membres du conseil, et que lui-même, quoique de ma section, ne me connaissait pas, il prit la parole de nouveau pour dire à l’assemblée : J’entends murmurer à mon oreille que le civisme du citoyen est suspect.

Ce bon office venait en effet de m’être rendu par le sieur de Cubières, celui qui ci-devant se faisait appeler le chevalier de Cubières, qui s’est défendu depuis avec un civisme si plaisant d’être noble, comme de beau meurtre, et qui a si bien effacé cette tache en prenant le grand nom de Dorat-Cubières. Ce preux chevalier, exerçant l’emploi de secrétaire de la commune[1], et voulant y joindre la noble fonction de délateur, était venu dire au président que mes sentimens étaient inciviques ; et il avait pris fort habilement pour cela le moment où il m’avait vu établi sur l’estrade et tournant le dos au président ; après quoi il était revenu s’asseoir à son bureau, le dos tourné, et le nez sur son papier, se donnant l’air de n’être nullement occupé de l’affaire des certificats : manœuvre que je ne sus qu’en sortant, par mon domestique venu avec moi, et qui l’avait parfaitement observée.

Or, il faut se ressouvenir que j’avais vu ce personnage, et que je l’avais entretenu pour la première fois, environ huit ou dix jours auparavant, à l’occasion de la levée des scellés sur la salle de l’Académie. Nous n’avions pas été d’accord au sujet de la diatribe de Chamfort contre l’Académie ; et j’ignore si c’est à la franchise de mon opinion sur ce point que je dois le procédé de M. Dorat-Cubières. Le mal peut venir de plus loin. Il a concouru plusieurs fois pour les prix de l’Académie sans succès, et il ne cachait pas sa haine pour des juges qu’il croyait lui avoir dérobé la juste récompense de ses talens. Quoi qu’il en soit, le coup était porté, et ce coup m’en attira bientôt un autre plus dangereux.

À peine le président eut-il manifesté ce doute sur mon civisme, que, du milieu du conseil de la commune se lève un homme qui dit : Citoyen président, je m’oppose à ce qu’il soit délivré un certificat de civisme au citoyen Morellet, parce qu’il est à ma connaissance qu’il a fait, il y a quinze à seize ans, une apologie du despotisme.

À cette imputation, je demandai la parole, et, m’adressant à mon accusateur, je lui dis que je ne connaissais pas même de nom l’ouvrage qu’on m’imputait ; que s’il en existait un pareil, il ne pouvait avoir aucune raison de croire qu’il fût de moi ; que, loin de faire en aucun temps l’apologie du despotisme, j’avais consumé ma vie à défendre toutes les causes du peuple, la liberté de l’industrie et du commerce, la liberté d’écrire et d’imprimer, celle des opinions religieuses, et, aux approches de la révolution, les droits du tiers à la double représentation, etc. Après quelques propos entre mon accusateur et moi, le président, prenant la parole, prononça : Ajourné, jusqu’à ce que les commissaires rendent compte des ouvrages du citoyen Morellet ; et ces commissaires seront les citoyens Vialard, Bernard et Pâris.

Ma sentence ainsi prononcée, je descendis de mon estrade, et, m’approchant humblement des gradins du conseil de la commune, je m’adressai à l’un des juges qu’on venait de me donner, pour demander l’heure et le jour où je pourrais ester à leur tribunal. Il m’assigna le lendemain 18, l’heure de midi, dans la même salle de la commune, où il me fit espérer qu’ils se trouveraient tous les trois.

Dès le matin du jeudi, j’écrivis un billet bien humble et bien civique au président Lubin, fils du boucher Lubin, ayant son étal à la Porte-Saint-Honoré. Je lui expliquais comment, tout bon citoyen que j’étais, je n’avais pas le bonheur d’être connu de lui, parce que je n’habitais sur la section que depuis peu de temps ; que je passais une parties de l’année à la campagne ; que je m’étais abstenu d’aller fréquemment aux assemblées, parce que mon état antérieur d’ecclésiastique m’eût empêché d’y être utile ; que j’étais connu de tels et tels citoyens de la section que je lui nommais. Je lui faisais, aussi mes protestations contre l’imputation d’avoir fait un livre en faveur du despotisme, etc. ; mais surtout je lui expliquais le procédé de Cubières, en le suppliant de ne pas me condamner sur le témoignage d’un homme justement suspect de prévention. Il avoua à mon domestique que c’était en effet Cubières qui lui avait soufflé ce reproche d’incivisme communiqué à l’assemblée ; mais que je n’avais qu’à voir incessamment mes commissaires, dont le rapport pourrait me tirer de là.

C’est à quoi je ne manquai pas. Je me rendis à l’Hôtel-de-Ville, vers midi, du fond de mon faubourg Saint-Honoré. J’y arrivai trempé de sueur et de pluie, mon domestique me suivant, et portant dans un sac huit ou dix volumes de mes ouvrages, destinés à prouver mon civisme.

Le rendez-vous était dans la salle commune mais je n’y trouvai personne. Je m’assieds, ruminant mon plaidoyer ; mais j’aurais eu le temps d’écrire une harangue pro domo meâ, aussi longue que celle de Cicéron ; car il était plus de deux heures que personne n’avait encore paru.

Enfin, un homme arrive et me dit : Citoyen, avez-vous vu ici quelqu’un des commissaires à qui vous avez été renvoyé hier ? — Non, citoyen ; je les attends depuis midi. — Et moi je les cherche, me dit-il. — Seriez-vous, lui dis-je, l’un de ceux qu’on m’a donnés ? — Oui, citoyen. — Eh bien ! repris-je, ayez la complaisance de m’entendre un moment en attendant l’arrivée de vos collègues, s’ils peuvent encore venir.

Il me semble, lui dis-je alors, citoyen, que ce qui a fait l’impression la plus défavorable contre moi, dans le conseil, est l’imputation qu’un membre m’a faite, d’être l’auteur d’une apologie du despotisme ; mais cette accusation est absolument fausse, et, si vous savez démêler la vérité, vous avez dû la reconnaître dans la manière franche et ferme dont je me suis défendu. — Mais non, dit-il, je n’ai pas été convaincu, parce que je suis sûr d’avoir lu le livre dont je vous parle, comme étant notoirement de vous.

Alors je m’aperçus que c’était à mon accusateur lui-même que je parlais, et que, suivant la jurisprudence de la commune, c’était le citoyen Vialard, mon dénonciateur, qu’on m’avait donné pour un de mes juges.

Une pensée ne me vint pas à ce moment, qui s’est depuis présentée à moi ; c’est que cette apologie du despotisme, que Vialard était sûr d’avoir lue, et dont la notoriété publique l’assurait que j’étais l’auteur, n’est autre chose que ma Théorie du paradoxe, dans laquelle je loue ironiquement Linguet de toutes les extravagances qu’il a débitées en faveur du despotisme oriental, et des gouvernemens de Perse et de Turquie. On s’étonnera moins tout-à-l’heure que mon juge ait pu faire un si étrange quiproquo ; mais c’est un bonheur pour moi de ne m’en être pas avisé sur-le-champ ; car il m’eût été impossible de ne pas lui rire au nez, ou, si je me fusse tenu de rire, de ne pas lui donner une explication qui l’eût infailliblement blessé, en lui montrant sa sottise trop à nu. Outre que je ne vois que cet ouvrage qui ait pu donner à ce Vialard l’idée que j’avais fait une apologie du despotisme, l’époque qu’il indiquait, de quinze à seize ans, se reporte en effet, de 1793 à 1777, et la Théorie du paradoxe est de 1776.

Cette explication ne s’étant pas présentée à mon esprit, je lui dis que je ne doutais nullement qu’il n’eût lu une apologie du despotisme bien abominable, mais que la question était de savoir si j’en étais l’auteur ; que j’osais lui assurer qu’il n’existait point de livre pareil sous mon nom, parce que je l’aurais hautement désavoué, que s’il était anonyme on n’avait pu me l’attribuer sans calomnie, etc. Mais, ajoutai-je, quoiqu’il soit difficile de prouver qu’on n’a pas fait ceci ou cela, qu’on n’a pas volé ou assassiné un homme, je suis assez heureux pour pouvoir repousser l’accusation qu’on m’intente, en montrant une suite d’ouvrages imprimés de ma composition, et remontant à plus de trente ans, dans lesquels on voit constamment la liberté de toutes les causes du peuple défendues d’après des maximes absolument inconciliables, dans la même tête, avec celles du despotisme.

Alors je lui ouvris mon sac et j’en tirai successivement mes ouvrages, grands et petits, dont nous fîmes ensemble l’inventaire, à la manière du curé et du barbier de Don Quichotte, comparaison que la suite montrera être encore plus juste qu’on ne peut s’y attendre.

Voilà, lui dis-je, un ouvrage fait à la demande de feu M. Trudaine, le grand-père de ceux d’aujourd‘hui (hélas ! à cette époque ils existaient encore), homme que vous conviendrez avoir été un assez bon, administrateur pour son temps. J’y établis les principes mis en pratique depuis, par les assemblées nationales, de rejeter toutes les douanes aux frontières, et de supprimer tous les droits intérieurs. — Oui, dit-il, en jetant un coup-d’œil sur le papier, cela est bon.

Ceci, lui dis-je, en passant à un autre, est une, brochure en faveur de la tolérance des protestans persécutés dans le midi, en 1758. Vous voyez que ma manière de penser sur la liberté des opinions religieuses date de loin, puisqu’il y a trente-cinq ans que j’écrivais ce papier. — Cela est bien, dit mon homme.

Voilà, continuai-je, un petit ouvrage où je défends la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration, contre un arrêt du conseil qu’avait fait rendre Laverdy, alors contrôleur général, qui ne voulut jamais en permettre l’impression, son règne durant. Il n’a été imprimé, comme vous le voyez par la date, que cinq ans, après, en 1775, sous l’administration du ministre des finances, Turgot, qui aimait aussi la liberté, et avec qui j’ai vécu lié depuis l’âge de vingt ans. — Turgot, dit-il, n’était pas mauvais. Et, ouvrant, la brochure çà et là, il en lisait quelques lignes avec distraction.

Le livre que voilà, lui dis-je, en lui mettant dans les mains un assez gros volume, la Réfutation des dialogues de Galiani, est encore en faveur de la liberté du commerce. — Oh ! dit-il ; il ne faut pas citer celui-là. — Est-ce que vous ne pensez pas, lui dis-je, que la liberté est le seul moyen de prévenir les disettes et les chertés des subsistances ? Est-ce que la liberté, ajoutai-je malignement, n’est pas toujours bonne et bonne à tout ? — Je vis que mon éloge de la liberté l’embarrassait, et qu’il n’osait le combattre. — À la bonne heure, me dit-il ; mais aujourd’hui les inquiétudes sont trop grandes, et on ne peut pas parler de ce genre de liberté.

Par cette raison aussi, je ne dois pas faire mention, lui dis-je, de cette analyse du livre de M. Necker, Sur la législation du commerce des blés, où je réfute ses principes, et où je fais voir que son ouvrage n’a point de résultat pour un administrateur. Et je vis dans son air quelque indulgence en faveur d’une réfutation de M. Necker.

Je lui produisis alors mes différens mémoires contre la compagnie des Indes pour la liberté du commerce, lui faisant observer mon civisme dans le zèle avec lequel je combattais un privilège nuisible au peuple, par l’enchérissement qu’il apportait aux objets de sa consommation. Je me targuai de mon volume in-4°., que j’employais dans ce moment comme un bouclier ; et lui-même, le prenant dans ses mains, me laissait voir quelque satisfaction d’avoir à juger et de voir suppliant devant lui l’auteur d’un gros livre.

J’en étais environ à la moitié de mon étalage, lorsque mon homme m’arrêta tout court, en me disant : Mais ce que vous me montrez là ne fait rien à la chose dont il s’agit ; il faut prouver votre civisme dans les journées du 10 août et du 31 mai, et tout cela ne le prouve point. Vraiment, ajoutait-il, nous savons bien qu’il y a quelques gens de lettres qui ont eu d’assez bons sentimens anciennement et avant tout ceci ; mais aucun d’eux ne s’est montré depuis et dans ces derniers temps, et tous les académiciens sont ennemis de la république.

L’argument, comme on voit, était malin et pressant. Je ne perdis pourtant pas les arçons, et je lui dis : Comment, citoyen, et vous oubliez donc le civisme de Target, de La Harpe, de Chamfort ; vous ne lisez donc pas le Mercure, où La Harpe et Chamfort se sont si bien montrés en faveur de la révolution ; et Target n’est-il pas président d’un tribunal d’arrondissement ? Que vous faut-il donc ?

Bon ! me répliqua-t-il, et La Fayette, et Custine, et Bailly, et tant d’autres, n’ont-ils pas aussi été révolutionnaires ? Mais il faut être révolutionnaire du 10 août et du 31 mai. On ne peut donner de certificats qu’à ceux qui ont prouvé leur civisme, par leur conduite en ces deux circonstances ; et ni vos académiciens, ni vous, n’y avez rien fait.

Sur cela je me mis à plaider sérieusement la cause de La Harpe et de Chamfort, comme de deux excellens révolutionnaires ; et tout ce que j’aurais pu dire d’eux avec des gens raisonnables en improbation, je le dis en apologie. Mais j’eus beau parler pour eux ; je ne pus jamais les disculper, aux yeux de mon commissaire (en cela, certes, bien difficile), d’être des aristocrates dans toute la force du terme. Et il a bien paru que cette opinion n’était pas seulement celle de mon homme, puisque l’un et l’autre ont été arrêtés depuis, Chamfort peu de temps après, et La Harpe ensuite, malgré tout le civisme qu’ils avaient montré.

Mon association avec mes deux confrères ne pouvant plus me servir, je me vis forcé de ramener la question à moi-même ; et voulant attaquer mon juge par le pathétique, je lui dis que, sans insister davantage pour justifier Chamfort et La Harpe, je pouvais m’excuser sur mon âge ; qu’on n’exigeait pas d’un homme de soixante-sept ans la même activité qu’il avait, lui, jeune et vigoureux ; que mon inaction ne pouvait pas être regardée comme une preuve d’incivisme ; que je n’avais qu’une manière d’agir, qui était d’écrire, et que beaucoup de bons citoyens, plus en état d’écrire que moi, s’en abstenaient sans qu’on leur en fît un crime ; et qu’enfin je lui avouais qu’il était entré dans mon silence un peu d’humeur, lorsqu’après avoir consumé ma vie à travailler pour mon pays, j’osais le dire, avec quelque utilité, je m’étais vu dépouillé sur la fin de ma carrière de tout le fruit de mes travaux, c’est-à-dire, de trente mille livres de rente, réduites d’abord à deux mille écus, et puis à mille livres, que je ne pouvais toucher faute de certificat ; qu’en une telle situation, on pouvait me pardonner d’être dégoûté d’écrire, etc.

Eh ! oui, me dit-il, vous avez perdu, mais tout le monde en est là. Et moi aussi j’ai perdu mon état par la révolution ! Aussitôt me voilà jouant l’intérêt. Je lui demande quelle est l’espèce de perte qu’il a faite ; quelle place il occupait, quel état il avait. Il me répond courageusement : J’étais coiffeur de dames ; et, ajoute-t-il, j’ai toujours aimé les mécaniques, et j’ai présenté à l’Académie des sciences des toupets de mon invention.

Cette découverte d’un coiffeur de dames dans mon commissaire, dans le juge de mes ouvrages, m’eût fait rire en toute autre circonstance ; mais je ne sourcillai pas : je me gardai bien de lui dire que c’étaient les coiffures à la jacobine qui avaient fait tort aux perruquiers ; je me remis à lui présenter humblement mes ouvrages et à les soumettre à son jugement.

Je me rappelai dans ce moment ma Préface de la comédie des Philosophes. Cette plaisanterie, lui dis-je, m’a valu trois mois de séjour à la Bastille… À ce mot de Bastille, le front de mon juge se déride en ma faveur. Vous avez été à la Bastille ? me dit-il, en me montrant quelque considération. — Oui, dis-je en me rengorgeant, j’y ai été trois mois pour l’ouvrage dont je vous parle. — Ne pouvez-vous pas me le montrer ? — Je ne l’ai pas ici, lui dis-je ; mais il n’est pas qu’un homme comme vous n’ait un Voltaire, et vous trouverez le petit écrit dont je vous parle dans le volume de ses œuvres, intitulé les Facéties parisiennes, où Voltaire lui-même a bien voulu le recueillir, ainsi que quelques autres pamphlets du même genre que je publiais, tandis qu’il désolait de son côté les ennemis de la philosophie par de bien meilleures plaisanteries, telles que la Vanité, le Pauvre diable, le Russe à Paris, etc. Lisez, je vous prie, la Préface de la comédie des Philosophes, dans les Facéties parisiennes, et vous y verrez comme j’y mène ce Palissot, qui faisait marcher J.-J. Rousseau à quatre pattes.

Ne connaissiez-vous pas beaucoup Barentin, me dit-il ? — Point du tout. — Et les autres ministres ? — J’en ai connu quelques-uns. Celui avec lequel j’ai été le plus lié, était M. Turgot, que j’ai connu dès ma jeunesse, et dont j’ai cultivé la société et l’amitié jusqu’à sa mort. — Et parmi nos derniers ministres, me demande-t-il ? — Parmi les derniers, j’ai beaucoup connu l’archevêque de Sens, avec qui j’avais fait mes études, et que je voyais souvent. — Oh ! celui-là, dit-il, nous a bien servis.

Je ne sais pas, lui dis-je, en quel sens vous l’entendez ; mais je puis vous dire que les opérations que vous pouvez lui reprocher, je ne les ai jamais approuvées, et notamment cette cour plénière qui eût empêché la convocation des états-généraux, et que j’ai blâmée avec tous les gens sensés. Quant aux états-généraux, vous pouvez voir, par les trois ou quatre brochures que voilà, que je les ai voulus convoqués comme vous les auriez faits vous-même, c’est-à-dire, avec la double représentation du tiers, et sans distinction des ordres dans les délibérations. Ce sont là, lui dis-je, en lui présentant ces pamphlets, autant de titres de civisme, puisque j’y ai défendu la cause du peuple, et sans doute vos propres opinions.

Comme il jetait sur ces brochures des yeux distraits, je vis que son attention commençait à se lasser. J’avais dit à peu près tout ce que je pouvais en faveur de mon civisme ; il était temps de laisser mon juge réfléchir sur mon apologie. Je pris donc congé de lui en me recommandant à sa justice. Il me dit d’aller voir le citoyen Bernard et le citoyen Pâris, ses deux collègues, sans me donner d’ailleurs aucune espérance, et sans me laisser voir que mes sollicitations et mes pièces eussent changé ses premières dispositions.

Je reviens bien chanceux chez moi m’habiller, car je m’étais vêtu d’une mauvaise redingote pour capter la bienveillance de mes juges, et je vais dîner chez madame de Beauvau, en tiers avec elle et madame de Poix. Après le dîner, je leur conte mes aventures de la veille, et la séance de la commune, et ma conversation du matin avec mon commissaire. Je les divertis surtout beaucoup, lorsqu’après leur avoir caché jusqu’au bout l’état de ce juge sévère à qui je soumettais si humblement mes ouvrages, je leur appris d’après lui-même qu’il était coiffeur de dames ; et elles me demandèrent avec instance de leur donner la suite de cette comédie.

L’acte suivant devait être mon entrevue avec un second commissaire que je devais solliciter aussi. Celui-là était le Bernard à qui j’avais déjà parlé le premier jour après l’examen de la commune. Il demeurait au faubourg Saint-Antoine, près l’église Sainte-Marguerite. Je partis à huit heures du matin ; mais, chemin faisant, je m’étais proposé d’aller faire ma cour au président Lubin.

Je m’arrête à son étal. M. le président n’était pas levé. On me fait espérer que je serai bientôt admis. Après un quart-d’heure, on me fait passer par la tuerie, et, en traversant une mer de sang, je pénètre, mes souliers ensanglantés, jusqu’à la chambre du président. Je le trouve encore au lit. Je lui dis en bref les preuves que je puis donner de mon civisme ; je me plains du procédé de Cubières ; il me propose d’aller lui faire une visite ; je m’y refuse. Je lui dis que j’espérais que les commissaires rendraient un assez bon compte de moi, pour me dispenser de cette démarche à laquelle je répugnais, et que je courrais plutôt le risque de voir Cubières se porter formellement pour opposant. Il me rassura contre cette crainte, me dit qu’il lui parlerait, me conseilla de voir Pâris, le troisième de mes commissaires, homme de lettres, qui m’entendrait mieux que les autres. Je le remerciai de ses avis, et je m’acheminai vers le faubourg Saint-Antoine, assez content du président Lubin.

Là, je trouve le citoyen Bernard, d’une figure ignoble, fait comme un brûleur de maisons, et avec lui une petite femme assez jeune, mais bien laide et bien malpropre.

Comme j’entrais en matière, arrive un grand jeune homme qui demande à déjeûner avec l’aisance d’un ami de la maison. La petite femme tire d’une armoire du fromage et une bouteille de vin ; ils se mettent à déjeûner l’un et l’autre, et moi à haranguer mon commissaire. Je lui présentai, l’une après l’autre, les pièces de mon procès. Je me récriai contre l’imputation d’avoir fait un ouvrage en faveur du despotisme, et mes argumens lui parurent plus convaincans qu’au coiffeur, parce que, n’ayant pas avancé cette calomnie, il n’avait aucun intérêt à la défendre. Mais il me fit, comme Vialard, ce terrible argument, que je n’avais pas prouvé mon civisme le 10 août, ni le 2 septembre, ni le 31 mai ; sur quoi on remarquera que celui-ci était plus difficile en preuves de civisme que son collègue Vialard, qui ne m’avait pas parlé du 2 septembre. Mais Bernard, nouveau Chérin, et demandant les preuves de ma noblesse révolutionnaire, voulait absolument les quatre quartiers.

Je ne me crus pourtant pas obligé de m’excuser auprès de lui de n’avoir pas été, le 2 septembre, avec les Marseillais aux Carmes et à l’Abbaye. Je supposai qu’il voulait dire qu’en ma qualité d’homme de lettres, j’étais coupable d’un péché d’omission pour n’avoir rien écrit en faveur de ces grands mouvemens de patriotisme. Je me démêlai de l’objection, comme j’avais fait avec Vialard, en lui disant que mon silence ne pouvait pas être un crime, ni mon inaction un délit ; que j’étais vieux et las, et que je ne lui dissimulais pas que, parmi les causes de mon inaction, il entrait aussi quelque chagrin d’avoir perdu par la révolution le fruit de quarante ans de travaux ; que j’avais supporté la perte des trois quarts de ma fortune par les décrets de la première Assemblée ; mais que la patience m’avait échappé, lorsque, quelques jours après le 2 septembre, un beau soir la Convention avait décrété que les ecclésiastiques seraient désormais réduits à 1000 livres, sur lesquelles il fallait encore prélever des contributions mobiliaires, des secours pour les volontaires, des frais de garde, des indemnités aux boulangers, et payer force papier timbré toutes les fois qu’on avait à mettre le pied dans un bureau ; que je confessais ma faiblesse, mais qu’il ne fallait pas demander aux hommes des vertus au-dessus de l’humanité.

Il me parut recevoir mon apologie avec bonté, et compatir à la tiédeur de mon patriotisme ; mais pour m’encourager il me cita son propre exemple. Et moi aussi, me dit-il comme le coiffeur, j’ai perdu par la révolution ; car, tel que vous me voyez, je suis prêtre, et prêtre marié, et voilà ma femme, me dit-il, en me montrant la petite personne, qui parut toute fière de l’aveu que me faisait son prêtre. Je saluai respectueusement la prêtresse, et je ne témoignai pas la plus légère surprise ; de sorte qu’il a pu croire que je trouvais tout simple qu’un prêtre catholique, ou se disant tel, eût voulu goûter aussi du sacrement de mariage, pour participer à tous.

Eh bien, continua-t-il, je n’ai que 1000 francs comme vous, et cinq cents francs qu’on me donne pour être ici gardien de l’église ; et nous vivons fort bien, ma femme et moi ; et nous avons encore de quoi donner à déjeuner à nos amis exemple auquel ne n’avais rien à répliquer, car il était sous mes yeux.

Je continuai donc d’étaler mon civisme à ce prêtre, qui me rappelait la mine hétérodoxe de Poussatin, l’aumônier du chevalier de Grammont, et qui n’avait pas, comme lui, le mérite d’être le premier prêtre du monde pour la danse basque. Il avait pour assesseurs, dans ses fonctions de juge, la petite fille et le grand drôle, qui, ayant fini leur déjeuner, se mêlaient de la conversation ; et j’aurais tenté inutilement de me soustraire à ce petit dégoût, car il n’y avait qu’une chambre.

Les observations de Bernard rentrèrent presque toutes dans celles que le perruquier m’avait faites. Il mẹ parut n’être pas plus en état de juger mes ouvrages ; il les ouvrait cependant, et, parcourant les titres et quelques pages çà et là, il disait : C’est bien, c’est bon, nous verrons ; il faut que vous voyiez Pâris, et nous nous concerterons ; je veux faire votre rapport. Je ne vous cache pas, ajoutait-il, que je vous tancerai, et que je me plaindrai de votre silence. Je lui dis humblement : Si ce n’est qu’une correction fraternelle, je la recevrai doucement ; mais promettez-moi du moins que votre censure ne deviendra pas une accusation. Si cela était, j’aime mieux me passer de certificat et ne plus suivre la demande que j’en ai faite. Vous ne voudriez pas me faire jeter en prison ; et cependant c’est le sort qui m’attend, si, votre rapport m’étant défavorable, j’essuyais un refus formel, attendu le décret d’hier, qui vient de déclarer suspects tous ceux à qui on aura refusé le certificat. Il parut touché de cette raison ; il me promit qu’il serait le soir à la commune, à six heures, et qu’il se concerterait avec ses collègues. Je pris congé de monsieur et de madame, et je vins me préparer à la corvée que je devais faire le soir à l’Hôtel-de-Ville.

Je m’y rendis vers les six heures. J’ai peu de chose à dire de cette assemblée, parce que, fatigué de ma course du matin, et n’ayant à faire qu’à mes commissaires, je n’entrai pas d’abord dans la salle. Je m’établis dans la chambre de la secrétairerie, où passaient les membres du conseil pour se rendre à leurs places ; j’entendais de là les cris, les transports, dont on accueillait le contingent des sections en jeunes gens de la première réquisition, et l’hymne patriotique, dont les premiers vers étaient entonnés par le président Lubin, et les ça ira, et de temps en temps d’autres chansons, et les joies des dames des tribunes ; et, lorsque le temps de la discussion fut arrivé, je ne daignai pas entrer d’abord, persuadé que je n’entendrais que des sottises.

Je surmontai pourtant ce dégoût vers les dix heures. On traitait de la taxation des denrées de première nécessité (autres que le pain, dont la taxe était déjà établie) ; mon perruquier, une des lumières de la commune, se leva, et fit observer avec une grande sagacité que, si la ville de Paris commençait à taxer, les départemens environnans ne manqueraient pas d’établir leur maximum au-dessus de celui de Paris, ce qui retiendrait les denrées chez eux ; qu’il fallait faire en sorte que les départemens taxassent les premiers ; qu’ensuite Paris taxerait à un taux supérieur, et attirerait l’abondance chez lui. Il oubliait à la vérité une petite circonstance, c’est que son projet, communiqué à deux ou trois mille personnes présentes, et devant être imprimé le soir, pourrait bien ne pas réussir, parce que les départemens avertis se tiendraient sur la défensive ; mais, malgré cette incongruité, Vialard obtint de grands applaudissemens.

La commune ayant consumé beaucoup de temps à entendre des harangues et à chanter, ne put s’occuper des demandeurs de certificats que fort tard. Aussi, Bernard m’ayant annoncé qu’il ne pouvait être question de mon affaire ce jour-là, je me retirais, lorsque je vis sortir mon perruquier. Je l’abordai, et voulant le flatter en lui faisant voir que j’avais écouté sa motion avec attention, je lui dis modestement que je croyais la taxation difficile à soutenir, contraire aux véritables intérêts du commerce, injuste pour les vendeurs qui avaient acheté à des prix plus hauts que ceux qu’on voulait leur allouer, et enfin funeste aux consommateurs eux-mêmes ; qu’on voulait remédier par-là à l’enchérissement des denrées, mais que c’était méconnaître la véritable cause de cette cherté, qui était en partie un effet de la rareté des denrées, et en partie celui de la multiplication des assignats, dont on parlait, au moment même, de faire une nouvelle émission ; que cette nouvelle émission ayant lieu après la taxation, la taxe serait dès-lors encore plus au-dessous du véritable taux, et qu’il était impossible que le commerce et l’approvisionnement de Paris, et la culture et la production ne souffrissent pas d’un pareil choc, etc. Mais point du tout, me dit-il, on peut faire encore pour bien des milliards d’assignats sans rien craindre ; ils ont pour hypothèque les terres, et il y en à pour cent milliards. Il ne répondait pas à mes objections. Mais comme je n’avais pas le temps de le ramener à la question, je me contentai de lui dire : Eh ! bon Dieu ! où prenez-vous tant de richesse ? — Oh ! dit-il, j’ai bien lu mon Voltaire, et je suis sûr de mon fait. Je me viș alors en danger de lui prouver qu’il ne savait ce qu’il disait, et j’y échappai en lui donnant un bonsoir le plus poli que je pus, et me recommandant à sa bienveillance. Il était onze heures, et bien temps de regagner mon gîte.

J’étais convenu avec Bernard et Vialard que je verrais Pâris. Le lendemain, vendredi, j’allai le chercher rue des Carmes, près la place Maubert ; j’appris de lui-même qu’il était professeur à l’université, et qu’il faisait la leçon au collège royal à la place de l’abbé Delille. Je me dis, comme le philosophe abordant sur une plage inconnue, et y trouvant des figures géométriques tracées sur le sable, voilà des pas d’homme.

Pour cette fois je n’avais point apporté mes ouvrages à mon censeur ; je lui dis seulement que je les avais fait voir au citoyen Vialard et au citoyen Bernard ; qu’en lui en disant seulement les titres, il verrait que je m’étais constamment occupé d’objets utiles, et que j’avais toujours défendu la cause de la liberté dans tous mes écrits.

Il me parla fort honnêtement de moi, et me dispensa ainsi de recommencer mon propre éloge. Il connaissait quelques-uns de mes ouvrages, entre autres la Théorie du paradoxe, et la Préface de la comédie des Philosophes, et la réponse à l’écrit de Chamfort contre l’Académie française. Par-là je vis que les satires, comme les bonnes actions, ne sont jamais perdues. Mais pour achever de lui gagner le cœur, je lui parlai du Manuel dẹs Inquisiteurs, de mes Réflexions sur la liberté d’écrire et d’imprimer, du traité des Délits et des Peines, qu’il connaissait ; enfin, de mes brochures relatives à la formation des états-généraux. Je promis de lui envoyer tout cela dès le lendemain matin. Je le pressai de parler à ses collègues en ma faveur, et de se trouver à la Ville, le lendemain samedi, à l’assemblée de la commune, pour convenir avec eux du rapport qu’il me fallait.

Je dirai avec peine de ce Pâris, qui a péri depuis, avec beaucoup d’autres membres de la commune, à la suite de Robespierre, que dans cette entrevue, ainsi que dans une seconde que j’eus encore avec lui quelques semaines après, m’étant hasardé à exprimer mon horreur pour les meurtres, qui commençaient à se multiplier étrangement, je m’aperçus que je touchais une corde qui ne rendait point de son. Un homme de ma connaissance m’a dit, depuis, que je le jugeais trop rigoureusement ; mais il m’a avoué en même temps que Pâriș lui avait dit que j’étais très-imprudent ; et l’imprudence que je lui ai montrée n’étant, je le proteste, que l’expression des sentimens qui remplissaient à cette époque l’âme de tous les honnêtes gens, j’ai pu croire que celui qui m’en faisait un reproche ne les partageait pas. Enfin, il n’est possible de l’excuser, et c’est une bien faible excuse, qu’en supposant que le langage qu’il m’a tenu était celui de la politique et de la peur, qui, dans nos temps malheureux, a trop souvent servi de couverture à la cruauté et à l’insensibilité, et tout au moins à l’insigne lâcheté qui nous a perdus.

Je retournai donc le samedi 21, pour la quatrième fois, à l’assemblée générale de l’Hôtel-de-Ville. Je m’établis, comme la veille, dans l’antichambre du secrétariat, attendant que quelqu’un de mes commissaires passât, et excédé des cris et des chants qui occupèrent encore l’assemblée depuis sept heures jusqu’à plus de neuf heures et demie. C’était des harangues de sections, et puis l’hymne des Marseillais, et puis des chansons à plusieurs couplets sur des airs d’opéra-comique, par exemple, sur l’air du Moineau qui t’a fait envie, que le président Lubin, orné de son écharpe, chantait hors de mesure avec une voix, et des agrémens, et des manières du beau Léandre, qui ravissaient les spectateurs. Mais comme je n’aurais pas partagé leur ravissement, je ne voulais pas entrer. Je crois bien que le président chanta ainsi en solo à peu près trois quarts-d’heure en différentes fois, l’assemblée répétant communément le dernier vers du couplet. Aussi une femme du peuple, qui attendait comme moi dans cette antichambre, disait : Mais c’est drôle de passer comme ça tout le temps de leur assemblée à chanter ; est-ce qu’ils sont là pour ça ?

Dans cet intervalle j’avais saisi Pâris au passage, comme il se rendait à l’assemblée, et je lui avais dit quelques mots. Après lui, et vers les neuf heures et demie, le coiffeur avait aussi passé, et m’avait écouté en marchant toujours avec plus de distraction et de morgue, que le ministre de la guerre le plus inabordable n’en montra jamais au plus petit officier d’infanterie. Je le suivais humblement, et je parvins, avec quelque peine, à lui faire entendre que ses collègues n’attendaient que lui pour décider de mon sort, et que je me recommandais à sa justice, à laquelle je ne croyais guère dès-lors, et à laquelle j’eus lieu de croire encore moins après l’avoir écouté parler dans l’assemblée.

Enfin, je me glissai dans la salle, à l’arrivée d’une section. Au bruit des tambours et aux cris de vive la république, je vis s’établir à la tribune des jeunes gens de ma section et de ma connaissance ; ils étaient coiffés de ces vilains bonnets rouges qui commençaient à prendre le grand crédit qu’ils ont perdu depuis, et pour lesquels ceux que je connaissais avaient sans doute autant d’horreur que moi. L’orateur jura, comme de raison, d’exterminer les tyrans, de purger la terre de la liberté, et le reste. Il termina son discours par cette phrase : Annibal, pour jurer, n’attendit pas vingt ans. Et je crus voir que la plupart de ceux qui m’environnaient entendaient par-là qu’Annibal n’était pas plus grand que cela qu’il jurait par b… et par f… en excellent jacobin.

Après la réponse du président, un des bonnets rouges de la tribune dit : Président, un jeune citoyen de notre section a composé une chanson patriotique qu’il propose de chanter lui-même, si on le lui permet. La permission est accordée sur-le-champ, et on voit s’établir à la tribune le jeune citoyen, à cheveux noirs et luisans tombant sûr ses yeux, et poitrine découverte, qui entonne une chanson sur l’air de l’hymne des Marseillais. Elle avait au moins dix à douze couplets, écrite, Dieu sait comme ! paroles estropiées sous le chant, et brisant toute prosodie ; mais, ce qui est pis, exprimant à chaque couplet des sentimens de cannibales ; la nécessité urgente de massacrer, incessamment, les prêtres rassasiés de crimes, de les ensevelir sous leurs autels ensanglantés, et de faire subir à tout noble et à tout prêtre la rigueur des lois. Et il faut savoir que les couplets où ces sentimens atroces étaient le plus énergiquement exprimés, étaient applaudis avec transport et toujours répétés, les femmes des tribunes trépignant de joie, et leurs voix criardes s’élevant en refrain, et mes voisins se disant l’un à l’autre : F… le b… il attrape bien ça. C’est du bon ça. C’est excellent ; et tout le reste donnant quelques signes d’approbation, la plupart volontairement, quelques-uns, sans doute, pour n’être pas suspects ; car mon domestique, qui était dans une autre partie de la salle, me dit qu’il avait été dénoncé par une femme des tribunes, comme n’applaudissant point, et forcé de battre des mains et d’agiter son chapeau en l’air. La chanson achevée, il fut décrété qu’elle serait imprimée aux frais de la commune, et envoyée avec beaucoup d’autres dans les départemens ; moyen puissant et terrible de nourrir et d’exalter les sentimens qu’on voulait inspirer au peuple, et qu’on n’avait que trop bien répandus.

Enfin, la députation retirée, la commune commença à s’occuper de ses affaires, ou plutôt des nôtres. Il était dix heures. Deux cents personnes attendaient comme moi pour leur certificat de civisme ; mais, avant de s’en occuper, on entendit encore le procureur de la commune, Hébert, rendant compte d’une réclamation de la commune de Passy, près Paris, contre l’arrestation de Gojard, celui qui a été le premier commis des finances.

Mon coiffeur de dames se lève en furie, et demande si ce Gojard n’est pas le même que celui qui a été l’agent de Marie-Antoinete, laquelle n’est pas encore jugée, mais qu’il est bien temps de punir de ses crimes ; que si c’est lui, il est à coup sûr aristocrate et ennemi de la république ; qu’il y a d’ailleurs un abus criant qu’il doit dénoncer, c’est que beaucoup de mises en liberté se font par les comités de salut public non encore renouvelés comme ils doivent l’être par le scrutin épuratoire décrété par la commune ; que, jusqu’à ce renouvellement, il fallait suspendre toutes les mises en liberté, et regarder comme nulles celles qui avaient été prononcées par les comités actuels de chaque section ; qu’il fallait exiger ce renouvellement sous deux fois vingt-quatre heures, et que, faute par elles de l’exécuter, la commune nommât elle-même les membres du nouveau comité. Ensuite mon perruquier, s’échauffant de sa propre éloquence et renforçant sa voix, déclara que les nobles et les prêtres et les muscadins étaient tous prêts à égorger les citoyens, si les citoyens ne les prévenaient pas. Notre liberté et notre vie, ajoutait-il, sont encore dans nos mains ; mais il n’y a pas un moment à perdre, si nous voulons sauver l’une et l’autre, etc. ; tout cela dit d’un ton forcené, avec des gestes furibonds, une voix mordante, et chaque période coupée en petites phrases courtes, pour chacune desquelles il pouvait employer toute la force de ses poumons.

Je m’aperçus alors, mieux que je n’avais fait jusque-là, par la manière dont ce Vialard était écouté et applaudi, que c’était un des oracles de la commune, et qu’il y jouissait d’un grand crédit ; mais son discours me laissa une vive impression d’horreur, et une crainte fondée, en voyant mon sort dans ses mains.

Les députés de la commune de Passy parlèrent ensuite bien faiblement, bien timidement, en faveur du pauvre Gojard ; mais comme ils faisaient mention de son âge et de sa bienfaisance envers les pauvres de leur commune, un des membres du conseil, bien mal vêtu et de bien mauvaise mine, se leva et dit que ce n’étaient pas là des raisons ; qu’il avait aussi, lui, entendu parler d’une certaine vieille femme du faubourg Saint-Germain, qui donnait du pain, des bas, des souliers aux pauvres de sa paroisse, et payait des mois de nourrice, mais qui n’en était pas moins d’une aristocratie puante et qui en avait empuanti tout son quartier. Je répète ses propres termes. La commune entière trouva l’exemple décisif, quoiqu’il ne fût pas précis, comme on voit, et le raisonnement sans réplique. En conséquence, la pétition des habitans de Passy en faveur de Gojard fut rejetée ; et il fut décrété de nouveau plus expressément, qu’il ne serait relâché personne désormais que par les comités révolutionnaires de nouvelle création.

Cette mesure une fois adoptée, l’assemblée se trouva conduite assez naturellement, et toujours sur la motion de mon enragé de perruquier, à l’appliquer aussi aux certificats de civisme, que les comités actuels avaient délivrés, dit-il, avec trop de facilité. De là, il fut décrété que les anciens certificats seraient visés par les nouveaux comités révolutionnaires, avant d’être présentés au conseil général de la commune, qui n’en admettrait plus d’autres.

On peut se figurer, pendant ce temps, les sentimens qui agitaient les demandeurs de certificats, qui, la plupart, sollicitaient depuis deux et trois mois, et qui voyaient toutes leurs peines perdues, Quant à moi, c’était ma douzième course à l’Hôtel-de-Ville et la quatrième de celles où, arrivant à cinq ou six heures du soir, je n’avais pu en sortir qu’à dix ou onze pour regagner mon faubourg Saint-Honoré. J’entendais de pauvres gens dire qu’ils étaient retournés chez eux, des séances précédentes, à deux et trois heures du matin.

Cette nouvelle rigueur de la commune m’a cependant été utile, en me détournant de poursuivre la demande d’un certificat, plus dangereuse tous les jours pour ceux qui seraient refusés. Ce misérable coiffeur me parut si profondément méchant, que je compris que j’avais tout à craindre en passant par ses mains. Je saisis le prétexte ou plutôt la raison du nouveau décret, et, ayant rencontré Bernard comme il sortait de l’assemblée, je lui demandai si je n’étais pas obligé d’obtenir un nouveau certificat, qui serait soumis, comme le premier, à son jugement et à celui de ses collègues ; à quoi il me répondit que cette marche était indispensable. Je me trouvai ; par-là, en mesure de suspendre toute demande de certificat, tant que je jugerais que je pouvais essuyer un refus qui, motivé par ce Vialard avec toute sa méchanceté, m’eût peut-être fait arrêter à l’Hôtel-de-Ville même, ce qui arriva depuis à beaucoup d’autres. Je fus confirmé dans cette idée par Pâris, que j’allai voir quelques jours après, et qui ne me dissimula pas le danger que je courrais. Mais je m’applaudis encore plus de ma détermination, sur le récit d’un fait dont un homme de mes amis, par un hasard singulier, avait été témoin, et qui mérite d’être ici raconté.

Il y avait environ six semaines que j’avais suspendu toute démarche relative à mon certificat, lorsqu’un homme de mes amis, d’un esprit sage et fin, vint m’apprendre que, se trouvant à dîner chez un restaurateur aux Tuileries, il avait reconnu Hébert, le procureur de la commune, à une table voisine de la sienne ; qu’un des convives d’Hébert en était venu à dire qu’on était trop facile sur les certificats ; qu’on en avait donné à un aristocrate bien notoirement tel, l’abbé Morellet, qu’il avait fait chasser de l’assemblée de la section des Tuileries, comme ayant écrit contre J.-J. Rousseau, et comme partisan du despotisme : sur quoi j’observe que je n’ai jamais rien imprimé contre J.-J. Rousseau, que je n’ai jamais été chassé d’aucune assemblée, et que je n’ai jamais loué le despotisme qu’en me moquant des paradoxes de Linguet. À cela, continue mon ami, Hébert répond : Citoyen, tu te trompes ; l’abbé Morellet n’a point obtenu de certificat de la commune, à qui il s’est présenté en effet, mais qui l’a renvoyé à des commissaires ; et lorsque le rapport aura lieu et qu’il se présentera, il sera reçu comme il faut. Mais, ajouta-t-il, tous ces vieux prêtres ne peuvent plus nous faire du mal ; ils n’ont plus rien ; ils ne seraient pas fâchés qu’on les mit dedans pour être nourris aux dépens de la nation  : mais nous ne leur donnerons pas cette satisfaction.

Au travers de l’atrocité de ce propos que me rapportait mon ami, je vis pourtant avec quelque plaisir qu’Hébert et consors ne voulaient pas se charger de me nourrir en prison, et je me dis à moi-même : Ma ruine me sauve ; à quelque chose malheur est bon.

De ce moment je me tins à la cape pour ne pas me briser contre l’écueil, attendant un vent plus favorable. Je ne touchai point mon petit revenu, faute de certificat ; mais je ne jouai pas ma liberté et ma vie en cherchant à en avoir un, tant que cette démarche fut dangereuse. Je ne l’ai renouvelée qu’après la mort de Robespierre, auprès du comité révolutionnaire de ma section, où je n’ai trouvé aucun obstacle, cet événement ayant rendu les comités un peu moins difficiles en preuves de civisme.

Pour l’édification de mes lecteurs, je finirai par leur dire la punition et vengeance divine, comme dit Rabelais, tombée sur tous ceux qui m’ont refusé mon certificat. À l’époque de ma demande, la commune était conduite par Chaumette, son procureur ; Hébert, substitut de Chaumette ; Lubin, président, et mes trois commissaires, Bernard, Pâris et Vialard ; y avaient un grand crédit.

Or, le 4 germinal an II (24 mars 1794), le Père Duchesne, c’est-à-dire Hébert, a été condamné comme ayant voulu assassiner les membres de la Convention, détruire le gouvernement républicain, et donner un tyran à l’état.

Le 24 germinal suivant, Chaumette à subi le même sort, comme complice d’Hébert.

Le 10 thermidor an II (28 juillet 1794), Bernard a été exécuté comme complice de Robespierre, et participant à la rébellion de la commune.

Le 11, Lubin, devenu substitut de l’agent national de la commune, a été frappé de la même condamnation, ainsi que Pâris, le seul que je puisse plaindre.

Reste debout le Vialard qui, heureusement pour lui, ayant été chargé de je ne sais quelle mission par la commune elle-même, avant le 9 thermidor, ne s’est pas trouvé à Paris au moment de la crise. Je ne sais ce qu’il est devenu depuis, et je ne m’en informe pas : car je ne veux pas la mort du pécheur ; mais qu’il se convertisse et qu’il vive. Je le prie seulement de se faire expliquer par quelque écolier, ces deux vers d’Horace :


Raro antecedentem scelestum
Deseruit pede pœna claudo.


FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Voyez le portrait de Dorat-Cubières, dans les Mémoires de madame Roland, tome. II, page 215.