Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XX


CHAPITRE XX.


Suite des écrits politiques. Chamfort, Naigeon, Brissot. 10 août, 2 septembre 1792. Calamités.

Je publiai, en 1791, quelques écrits polémiques. L’un est une réponse[1] à une diatribe de Chamfort contre l’Académie française, dont il était membre, et dont le parti démocratique méditait dès lors la destruction.

J’ai beaucoup vécu avec Chamfort, mais jamais je n’ai eu avec lui de véritable liaison. Il était, j’ose le dire, aussi peu digne qu’incapable d’amitié. Je le voyais dans la société de Saurin et de madame Helvétius, où je n’ai jamais goûté son esprit. Il en avait beaucoup, mais de celui qu’on ne peut pas regretter de ne pas avoir. Sa conversation avait deux caractères, toujours roulant sur les personnes et jamais sur les choses, et constamment misanthropique et dénigrante à l’excès. Les tournures sous lesquelles il montrait sa haine pour les hommes en général et ses haines particulières, captivaient l’attention par l’originalité et le piquant des idées et des expressions ; mais il m’est arrivé vingt fois à Auteuil, après l’avoir entendu deux heures de la matinée, contant anecdotes sur anecdotes et faisant épigrammes sur épigrammes avec une facilité inépuisable, de m’en aller l’âme contristée, comme si je fusse sorti du spectacle d’une exécution ; et madame Helvétius, qui avait beaucoup plus d’indulgence que moi, et même quelque goût pour ce genre d’esprit, après s’être amusée des heures entières de sa malignité, après avoir souri à chaque trait, me disait souvent, dès qu’il était parti ; l’abbé, avez-vous jamais rien vu de si fatigant que la conversation de Chamfort ? savez-vous qu’elle m’attriste pour toute la journée ? et cela était vrai. Je comparais ce que nous éprouvio̟ns tous deux à l’impression que produit sur nous un feu d’artifice, qui, en nous laissant dans l’obscurité, la rend beaucoup plus triste et plus profonde.

La misanthropie de Chamfort était, au reste, comme celle de la plupart des misanthropes que j’ai connus, et surtout de J.-J. Rousseau, sans motif raisonnable envers les hommes, dont il avait toujours été mieux traité que tous ceux qui peuvent s’en louer le plus, et qui s’en louent en effet. Ajoutez qu’elle n’était pas de bonne foi, puisqu’elle lui laissait excepter les personnes dont le commerce, et l’amitié pouvaient lui servir, quoiqu’elles fussent de l’ordre de celles qu’il attaquait avec le plus de violence et d’opiniâtreté.

Ainsi, J.-J. Rousseau exceptait du nombre des grands et des riches dignes de toute son aversion madame d’Épinay, et M. et Mme de Luxembourg, et madame de Boufflers, et M. le prince de Conti, quoiqu’il ait trouvé ensuite maille à partir avec tous ; et Chamfort, en même temps qu’il nous disait de vingt-manières piquantes que les gens de la cour étaient des sots, des oppresseurs insolens, de bas valets, des courtisans avides, et leurs femmes, autant de caillettes et de catins, nous parlait de madame Jules, de madame Diane, et du duc de Polignac, et de l’évêque d’Autun, et de M. Saisseval, et surtout de M. de Vaudreuil, dont il était le commensal et le divertisseur, comme des gens infiniment : estimables, du plus beau caractère, de l’esprit le meilleur, le plus fin, le plus profond ; je lui ai entendu faire un portrait de M. de Vaudreuil, dont aurait pu être flatté l’homme de la cour de Louis XIV le plus accompli entre tous ceux que les mémoires du temps ont fait vivre jusqu’à nous.

J’ai dit aussi que la misanthropie de Chamfort n’avait aucun motif raisonnable. À son entrée dans le monde littéraire, il avait été accueilli avec tout l’intérêt et toute la bienveillance que pouvaient rassembler sur des talens naissans et reconnus, et les hommes de lettres, et les gens de la cour, et les gens en place. Ses premières pièces, le Marchand de Smyrne, la Jeune Indienne, avaient été très-bien reçues ; il avait obtenu des prix au concours de l’Académie ; et quand il y fut entré lui-même, de bonne heure et sans obstacle, il était comblé d’applaudissemens aux assemblées publiques. Chabanon, de l’Académie des belles-lettres, et depuis, de l’Académie française, lui avait fait accepter une rente de cent pistoles. Il recevait aussi d’autres pensions ou appointemens de la cour, comme de M. le comte d’Artois, dont il était lecteur, et de Madame, en qualité de bibliothécaire. Enfin, avant l’âge de trente-cinq ans, il avait sept ou huit mille livres de rente, qu’il tenait de ces abominables gens de cour, et une rẻputation littéraire, avouée et soutenue par ces ridicules gens de lettres ; et il continuait de décrier les uns et les autres avec la même aigreur.

Dans ces douces dispositions, il s’est trouvé tout naturellement à la hauteur d’une révolution qui allait traquer, comme des bêtes nuisibles, les nobles et les grands et les riches dans toute l’étendue du royaume. Cette guerre des pauvres contre les riches (puisque c’est de cela qu’il s’agit uniquement) ne lui a point paru si injuste, ni si horrible. Il a vu, je ne dirai pas avec joie, mais avec beaucoup de tolérance, ou tout au plus comme des maux nécessaires, l’incendie des châteaux, les lois cruelles contre les émigrés, et les lois plus cruelles encore contre ceux qui ont voulu rentrer, et l’oppression et la spoliation de ceux qui n’ont pas voulu s’exiler.

Je ne puis dire précisément jusqu’où il est allé dans cette horrible carrière ; je n’ose assurer, par exemple, qu’il ait approuvé le 2 septembre ; mais je sais, à n’en pas douter, qu’il a encore trouvé le 10 août fort bon.

Il a été, comme tant d’autres, puni par où il a péché ; apologiste assidu des premières violences du peuple, et des insultes faites à toutes les autorités, et de la violation de tous les principes moraux, civils et religieux, dont la révolution s’est souillée, presque dès le commencement ; après si l’on veut, avoir obtenu de ce même peuple, ou, de ses agitateurs, comme un prix de patriotisme, une place à la bibliothèque du roi, qu’il a eu la honte de partager avec un Carra ; il a vu son honorable collègue porter sa tête sur un échafaud, et il a été jeté lui-même en prison sur une délation de ses chers jacobins, dont il était l’associé. Après quelques mois de détention, il vint à bout de recouvrer sa liberté, mais pour peu de temps. Un nouveau mandat d’arrêt ayant été lancé contre quelques-uns de ses confrères de la bibliothèque, assuré qu’il aurait le même sort, et craignant de retourner aux Madelonettes, où il avait éprouvé tous les maux, toutes les inhumanités que cet horrible gouvernement rassemblait sur ses victimes avant de les sacrifier, le dégoût de la vie lui prit tout de bon ; et après s’être tiré un coup de pistolet dans le nez, donné un coup de couteau dans le côté, et tâché de se couper les veines des jambes avec un rasoir, il a survécu à ses cruelles tentatives, défiguré et déshonoré, pour mourir quelques mois après des suites de ses blessures.

Si nous revenons à l’écrit de Chamfort sur l’Académie, nous reconnaîtrons ici l’ouvrage de son malheureux caractère. On a beau se targuer de philosophie, il n’y a point de philosophie qui justifie l’impertinence et l’ingratitude. La vérité même nous expose-t-elle justement à ces reproches ? Il faut laisser dire la vérité à quelque autre, qui ne soit pas coupable de si grands torts en la disant. Il est plus important de ne pas accoutumer les hommes à fouler aux pieds les convenances sociales, à insulter ce qu’on a honorés a décrier un corps dont on a désiré d’être membre, des occupations qu’on a ambitionné de partager, que de dire une vérité de plus avec tous ces inconvéniens ; à plus forte raison, si ces inconvéniens peuvent être évités, et la vérité dite.

Or, Chamfort n’ignorait pas que tout ce qu’on peut dire de vrai ou de faux sur l’inutilité et les vices des établissemens littéraires, a été ou sera dit par d’autres que par des membres de l’Académie.

C’est donc sans nécessité, même pour les intérêts de la vérité, qu’il a traité l’Académie française et toutes les réunions semblables avec tant d’insolence, juge très-mauvais qu’il était dans une question philosophique, lui qui manquait absolument de philosophie, c’est-à-dire, de l’art de rechercher et de discerner la vérité. On pourra s’en convaincre en jetant les yeux sur l’analyse que j’ai faite de toute sa brochure, et où je mets à nu ses innombrables sophismes. Je crois que ceux qui auront pris la peine de lire et son ouvrage et le mien demeureront convaincus, par un nouvel exemple, de l’extrême différence qu’il y a entre un homme d’esprit sans logique, et l’écrivain simplement raisonnable à qui cet instrument est familier, et qui sait l’art de s’en servir.

Cette réponse n’a pas été fort répandue ; je ne l’avais tirée qu’à 500 exemplaires ; j’en donnai une cinquantaine à mes amis, et je laissai le reste à l’imprimeur ou libraire Jansen, qui, effrayé par les jacobins, amis de Chamfort, et craignant de publier, comme imprimé par lui, un ouvrage où l’on défendait un corps accusé d’être aristocratique, et où l’on parlait du prince de Condé, sans lui dire d’injures, n’en a vendu que quelques exemplaires sous le manteau. J’ai su depuis, qu’il n’avait pas tardé à mettre le livre au pilon, dans la crainte des visites domiciliaires.

Je finirai sur Chamfort en rappelant ici une anecdote que je savais d’ailleurs, et que je trouve confirmée par un témoin non suspect de ses opinions.

Garat, dans le journal intitulé la Clef du cabinet des souverains, Ier mars 1797, parlant des dépenses faites par le duc d’Orléans pour exciter et soutenir la révolution, et observant que, malgré son avarice, il avait répandu beaucoup d’argent pour la cause de la liberté, ajoute que tous les révolutionnaires qui en avaient en fournirent avec le même zèle ; que le denier même du pauvre fut donné aux pauvres pour les mettre en mouvement, et que Chamfort, qui n’a jamais été rien dans la révolution que révolutionnaire, ouvrit alors sa bourse de cuir pour en tirer mille écus, c’est-à-dire, les économies de vingt ans de privations et de travaux. Ce trait fait connaître Chamfort comme ayant au cœur la rage révolutionnaire, et on se demande toujours pourquoi !

Il parut, la même année, un second ouvrage de moi, où je plaidais une cause bien plus vénérable et plus sainte : Préservatif contre un écrit intitulé, Adresse à l’assemblée nationale sur la liberté des opinions religieuses.

Cette adresse est d’un homme de lettres devenu mon confrère à l’Institut, et que, pour cette raison, je ne nommerai pas[2]. J’avais eu avec lui, dans la société du baron d’Holbach, des disputes fréquentes et vives, où je combattais son athéisme dogmatique. Je ne l’avais pas converti ; car, dans son adresse, non-seulement il prêche sa belle doctrine sans la prouver, mais il exhorte l’assemblée nationale à le seconder dans ses grandes vues.

J’expose, au commencement du Préservatif, le but avoué de l’auteur de l’Adresse, qui est de faire abolir le christianisme, et même la croyance en Dieu, de décrier et d’avilir les prêtres pour les empêcher de nuire, parce que ce sont des espèces de bêtes féroces qu’il faut enchaîner et emmuseler, lorsqu’on ne veut pas en être dévoré ; qu’il faut d’abord les appauvrir pour faire tomber en ruine la religion, les temples, et les autels ; que le sacerdoce, abandonné des hommes pris dans les dernières classes de la société, qui le dégraderont par leur ignorance et par leurs mœurs, deviendra une profession avilissante, jusqu’à ce qu’une nouvelle superstition se greffe sur le christianisme et produise quelque nouvelle monstruosité, qui finira comme la première, un peu plus tôt, un peu plus tard, etc.

Ce que je trouvai de plus curieux alors, dans les atrocités que je viens de transcrire, n’est pas qu’on les eût énoncées impunément dans un pays encore chrétien, mais qu’on les eût adressées courageusement à l’Assemblée nationale. Mon étonnement a cessé, lorsque j’ai vu ensuite l’athéisme professé à la tribune de la Convention, et en plein conseil de la commune, par les Jacob Dupont, les Lequinio, les Chaumette et les Hébert, et bientôt les églises profanées et fermées, les vases sacrés promenés dans Paris au bout d’un bâton, les hosties foulées aux pieds, une fille d’opéra sur l’autel à la place de la soi-disant vierge, et un ballet dans l’église Notre-Dame.

Ces résultats prouvent que l’auteur de l’Adresse avait beaucoup mieux jugé que moi l’esprit et les vues de nos assemblées révolutionnaires, et je vois aujourd’hui que je me suis grossièrement trompé en disant dans ma brochure, page 23, que l’auteur calomniait les intentions de l’Assemblée, en lui adressant son ouvrage. Je suis bien désabusé.

Au mois de mai 1792, j’insérai au Journal de Paris une petite pièce que j’intitulai : De la Doctrine de J.-P. Brissot sur la propriété. Mon but était de faire bien comprendre que la révolution était une guerre à la propriété. Il y avait quelque risque à établir ce principe, et l’on n’attaquait pas impunément Brissot et consorts ; mais Suard en avait le courage comme moi ; et il dirigeait encore le Journal de Paris. Brissot fit une réponse misérable ; je répliquai. On trouvera les deux pièces dans mes Mélanges[3]. Je me suis souvent étonné depuis, que ce pamphlet ne m’ait pas conduit à l’échafaud. Il n’y a qu’heur et malheur.

Ces écrits et mes travaux ordinaires, soit littéraires, soit politiques, étaient pour moi d’utiles quoique faibles distractions des affaires publiques, qui allaient empirant d’un jour à l’autre. La scène du désarmement de quelques serviteurs du roi, appelés les chevaliers du poignard ; celle du 20 juin, où le monarque fut abreuvé de tant d’insultes et d’humiliations, préparaient la journée du 10 août. L’alarme était au comble parmi les honnêtes gens, l’audace à l’excès de la part des scélérats, qui voyaient s’avancer l’exécution de leurs funestes projets. Je m’éloignai de Paris, et je passai le mois de juillet à Cernay, chez madame Broutin.

Marmontel et sa femme quittèrent alors leur maison de Grignon, près Choisy, pour se réfugier en Normandie. Ma nièce surtout détermina son mari à cette résolution ; elle brava elle-même avec courage, les incommodités sans nombre qu’elle devait prévoir ; et son courage ne s’est pas démenti un moment dans une si longue et si pénible épreuve. Cette résolution était sage. Tout se préparait pour le 10 août. Le 4, ils partirent avec leur carrosse et leurs chevaux qu’ils allaient être obligés de vendre, emmenant leur trois enfans, une servante et un domestique. Ils se rendirent à Évreux, où ils vécurent quelques semaines à l’auberge ; et bientôt ils achetèrent, près de Gaillon, une chaumière de paysan avec un acre et demi de terrain. Il n’est pas, douteux à mes yeux que, si Marmontel fût resté à Paris, il eût été une des victimes de ce vandalisme, qui faisait exterminer par nos tyrans ce qu’ils appelaient, dans leur langage extravagant, l’aristocratie de l’esprit.

Sans avoir autant de titres que Marmontél à leurs persécutions, j’y aurais été exposé par concomitance, et son emprisonnement aurait entraîné le mien. Ainsi je puis penser que ma nièce, en l’emmenant au loin, nous a sauvés l’un et l’autre. Entre beaucoup de faits qui me l’ont bien prouvé depuis, je citerai le suivant. Un de nos confrères à l’Académie, Florian, fut arrêté à Sceaux au commencement de 1794. Le commissaire, satellite de la commune de Paris, qui, après avoir mis les scellés chez lui, le menait à la Force ou à Saint-Lazare, lui demanda d’un air simple où était Marmontel. Florian vit sans peine où tendait la question, et lui répondit sur le même ton qu’il le croyait retiré dans une campagne du côté de Montargis. Oh non, reprit le maraud, il est quelque part en Normandie ; et son ton faisait entendre qu’on saurait bien l’y trouver. Florian, qui nous a conté ce trait après sa sortie de prison, ajoutait que ce commissaire lui avait dit, chemin faisant, Vous autres académiciens, vous êtes tous ennemis de la république.

Je me trouvais à Cernay le 10 août. Nous apprîmes la scène horrible des Tuileries. L’agitation se communiqua bientôt aux campagnes. On se mit à faire des patrouilles nombreuses. Dans la nuit du 10 au 11, une de ces patrouilles, formée de gens ivres, vient au château à trois heures du ma‍tin, et demande à nous parler, à moi et à Desmeuniers, membre de l’Assemblée constituante. Lagarde parvient à les en détourner en les renvoyant au lendemain. Mais Mme Broutin, effrayée avec raison, me fait part de son inquiétude, et, sachant d’ailleurs que les gens du pays disaient que Desmeuniers et moi étions des aristocrates, elle nous engage à quitter Cernay.

Desmeuniers avait plus à craindre que moi. Son crime était d’avoir été membre du directoire du département. Les jacobins, dès-lors tout-puissans, poursuivaient tous les membres de ce directoire ; et notre ami s’était montré constamment un des plus modérés. Il se retira en Normandie, et de là en Amérique, où il a passé près d’une année, et d’où il est revenu après la chute de Robespierre.

Je partis de Cernay, et vins à Épinay demander à dîner à Mme la comtesse Charles de Damas, retirée là avec sa sœur, Mme de Saint-Mauris, auprès de leur père, M. de Langeron, alors malade de la maladie dont il est mort. J’appris à Épinay quelques détails de ce qui s’était passé à Paris, et j’hésitai si j’y rentrerais ou si j’irais à Versailles chercher une retraite comme j’y avais déjà pensé ; mais je me déterminai à faire une tentative sur Paris, et, m’arrêtant en dehors de la barrière du Roule, j’envoyai mon domestique savoir si les barrières étaient libres, et demander à ma nièce Belz et à ma sœur, si je pouvais rentrer. Les barrières étaient encore libres ; mes femmes me firent prier de venir, et je passai la nuit chez moi.

Dès le lendemain matin, il ne fut plus possible de sortir de la ville. J’appris alors toutes les circonstances de l’affreux 10 août, et la captivité du roi. Des malheureux Suisses, un grand nombre avait été massacré dans l’allée de Marigny et dans les rues voisines de l’hôtel de Beauveau, tout près de ma demeure. Un vicaire de Sainte-Marguerite avait été tué, le 11, à l’entrée de la rue des Saussaies. Je ne sortis plus que le soir pour aller à l’hôtel de Beauveau, faire quelque compagnie au maréchal, et rentrer toujours vers neuf ou dix heures.

La situation de Paris était horrible. L’emprisonnement du roi et de sa famille, l’abolition de la royauté, le plan, qui déjà transpirait, des assassinats dont la France allait être couverte, les prisons se multipliant et se remplissant de tous ceux en qui on soupçonnait quelque attachement à l’ancien ordre de choses, toutes les vies et toutes les fortunes menacées : c’est au milieu de tout cela qu’il fallait vivre.

Bientôt arriva la catastrophe épouvantable du 2 septembre. Les prisonniers sont égorgés avec une lâcheté, un détail de cruautés qui seront à jamais l’opprobre de ces temps. Le carnage dura depuis le dimanche jusqu’au samedi suivant, l’Assemblée législative continuant de délibérer et de décréter pendant que ces horribles scènes se passaient et se continuaient sous ses yeux.

Je n’en fus informé qu’en sortant de l’hôtel de Beauveau, vers les neuf heures, comme à mon ordinaire. Le suisse me dit : Monsieur ; on massacre tous les prêtres à Saint-Firmin, aux Carmes, à l’Abbaye, partout. Je rentrai, et je ne ressortis plus que le jeudi.

On trouvera dans mes papiers un récit de la délivrance miraculeuse d’un prêtre de ma connaissance, l’abbé Godard, impliqué depuis dans les accusations intentées à Hyde, et qui, détenu alors à l’Abbaye, fut sauvé presque seul des mains des meurtriers par le courage et l’admirable présence d’esprit d’un jeune homme qu’il avait obligé. J’ai fait un récit détaillé de cette aventure, qui, sans être romanesque, figurerait dans un roman, et qui donne une idée des horreurs dont Paris était le théâtre.

Nous recevions en même temps les nouvelles des meurtres exécutés dans les départemens par les mêmes ordres et les mêmes agens ; celui de M. de la Rochefoucault, massacré à Gisors derrière la voiture de sa mère et de sa femme, qui entendaient ses cris ; celui des prisonniers d’Orléans à Versailles, et tant d’autres atrocités.

C’est au milieu de ces horribles événemens, et des conversations déchirantes qu’ils amenaient, qu’il fallut passer tout septembre et le commencement d’octobre, sans pouvoir s’éloigner de ce théâtre sanglant. Enfin, les barrières s’étant ouvertes, M. et Mme de Beauveau prirent le parti d’aller au Val, près Saint-Germain, et m’emmenèrent avec eux. Nous y demeurâmes jusqu’à la Saint-Martin, où, de retour à Paris, nous vîmes les apprêts du grand crime résolu par les scélérats devenus les maîtres et les bourreaux de la France, c’est-à-dire le commencement du procès du roi.

Target s’était attiré l’indignation publique en refusant à l’infortuné monarque d’entreprendre sa défense, conjointement avec Tronchet : le roi les avait demandés l’un et l’autre ; M. de Malesherbes s’était offert volontairement. Desèze, mon ami, remplaça Target. Je le vis quelquefois pendant le cours de ce travail ; il nous donna à dîner, à M. de Malesherbes, à Tronchet et à moi, quelques jours avant de prononcer à la barre le discours qui a été publié.

Après avoir compulsé une immensité de pièces, dans le court espace de temps accordé aux défenseurs du roi, il avait composé et dicté son plaidoyer en un jour et deux nuits, sans s’asseoir ni dormir, donnant à copier ce qu’il avait fait du premier jet, supérieur à la fatigue comme à la crainte, et forcé à cet excès de travail par l’impatience des bourreaux qui attendaient leur victime.

Je dirai, à cette occasion, qu’avant le jour du plaidoyer, 26 décembre 1793, il me le donna à lire dans son cabinet. J’avais remarqué plusieurs endroits bâtonnés, qui me paraissaient devoir être conservés, et dans lesquels il y avait des mouvemens touchans et pathétiques, dont on a trouvé depuis que son discours était dépourvu. Je lui demandai la raison de ces suppressions. Il me dit qu’elles étaient de la main du roi, et que ce malheureux prince ne voulait pas qu’on essayât d’émouvoir la sensibilité de ses juges ; qu’il ne demandait d’eux que justice.

Je ne crois pas que quelques mouvemens oratoires de plus dans le discours du défenseur eussent calmé la rage des tigres altérés du sang du monarque ; mais tout le monde admirera cette dignité de caractère que n’a pu abaisser la crainte de la mort, et c’est un trait à conserver dans la vie de Louis XVI.

Je me suis rappelé par la suite un passage de Cicéron (de Oratore, I. 53), parfaitement applicable à ce prince si noble et si malheureux. Cicéron parle de P. Rutilius, qui, accusé devant le peuple, ne voulut pas que son défenseur mit en mouvement la sensibilité de ses juges : Nam, dit Cicéron, cùm esset ille vir exemplum, ut scitis, innocentiæ, cum que illo nemo neque integrior esset in civitate, neque sanctior ; non modò supplex judicibus esse noluit, sed ne ornatiùs quidem aut liberius causam dici suam, quàm simplex ratio veritatis ferebat[4].

L’événement fatal eut lieu le 21 janvier 1793 ; ses causes, ses circonstances ont été et seront développées par l’histoire.

Ici se placent dans nos tristes souvenirs la consternation et le morne silence de Paris, l’horreur qu’inspira l’affreuse nouvelle, l’attitude désolée de la véritable France, protestant par sa terreur contre l’audace criminelle de quelques démagogues, qui n’avaient ni bons sens, ni honte, ni patrie.

  1. Mélanges ; tome I, page 116.
  2. Nous avons cru que la mort de cet homme de lettres, arrivée depuis long-temps, nous permettait de le nommer dans le titre de ce chapitre.
  3. Elles ont été réimprimées dans le Recueil de 1818, tom. III, page 194 et 308.
  4. « Cet homme, qui fut, comme nous le savons tous, un modèle de vertu et que nul citoyen ne surpassa jamais en intégrité, en religion, ne voulut point paraître comme un suppliant devant ses juges ; il ne voulut pas même qu’on employât, pour le défendre, d’autre preuve que la justice, d’autre éloquence que la vérité. » Voyez dans les notes, à la fin du volume, le récit de M. de Vaines.