Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XIX


CHAPITRE XIX.


Révolution. Malheurs publics et privés. Écrits politiques.

Quelques mouvemens avant-coureurs de nos calamités, avaient inquiété déjà, vers le mois d’avril 1789, les amis d’une sage réforme ; bientôt toutes leurs espérances sont trompées, une horrible anarchie se prépare. J’y ai survécu avec mes regrets, le souvenir de quelques bonnes actions, et un reste d’effroi.

Une assemblée, convoquée sous le titre d’états généraux, se faisant, de son autorité privée, Assemblée nationale, devenant toute-puissante par l’abolition des ordres, abaissant l’autorité royale, envahissant les possessions du clergé, anéantissant les droits anciens de la noblesse, altérant la religion dominante, s’emparant de la personne du roi ; le monarque en fuite ; une constitution qui ne laisse subsister qu’un simulacre de monarchie ; une seconde assemblée sans autre caractère que celui de la faiblesse des moins mauvais, dominée par les méchans ; ceux-ci parvenant à former une troisième assemblée pire que les premières ; la royauté insultée et avilie ; l’habitation du souverain souillée de meurtres, sa déchéance, sa captivité, le trône, enfin, renversé, et la France devenue république ; le jugement et la mort du roi sur un échafaud, suivie de celle de son auguste et malheureuse compagne et de sa vertueuse sœur ; les nobles, les prêtres, emprisonnés, massacrés par milliers ; les propriétés partout envahies, les autels profanés, la religion foulée aux pieds : tels sont les faits que rassemble cette époque, où les événemens ont été d’un tel poids et se sont pressés en si grand nombre, que l’on croit avoir vécu des années en un mois et des mois en un jour, comme un quart-d’heure d’un rêve pénible semble, au réveil, avoir rempli toute la durée d’une longue nuit.

Quand je rappelle ces grands événemens dans le compte que je rends de ma vie, ce n’est pas que j’en aie été moi-même pars magna ; en effet, quoique mes liaisons avec beaucoup de gens en place, et mes travaux, et l’espèce de connaissances que j’avais cultivées et que mes ouvrages indiquaient, eussent pu fort naturellement me faire appeler aux assemblées, je n’ai été membre d’aucune et je n’ai occupé aucune place dans l’état, mais je me suis trouvé assez lié avec les premiers auteurs de ce grand mouvement, et assez mêlé à la révolution, pour que, dans la suite de mes souvenirs, j’aie encore à parler des affaires publiques en parlant de moi.

Le 12 juillet 1789, le prince de Lambesc est insulté aux Tuileries, à la tête du régiment Royal-Allemand ; les bustes de M. Necker et du duc d’Orléans sont promenés dans Paris ; on pille, dans la nuit du 12 au 13, les boutiques des armuriers.

Le 15 fut marqué par le pillage de la maison de Saint-Lazare, celui du garde-meuble, l’enlèvement des armes déposées aux Invalides, l’armement du peuple.

Enfin, le 14, le siège et la prise de la Bastille ; le meurtre du gouverneur, le marquis de Launay, et M. de Flesselles ; et les jours suivans, l’assasșinat de M. Foulon et de M. Berthier, son gendre, ouvrirent cette longue carrière de crimes, où se précipitèrent les factions.

J’étais à Auteuil le 12, et je n’en revins que le 13 au matin. Je vis de près, dans les journées suivantes, l’horrible agitation du peuple.

Je passai, à mes fenêtres, dans la rue Saint-Honoré, près la place Vendôme, une grande partie de la nuit du 13 au 14, à voir des hommes de la plus vile populace armés de fusils, de broches, de piques, se faisant ouvrir les portes des maisons, se faisant donner à boire, à manger, de l’argent, des armes. Les canons traînés dans les rues, les rues dépavées, des barricades, le tocsin de toutes les églises, une illumination soudaine, annonçaient les dangers du lendemain. Le lendemain, les boutiques sont fermées ; le peuple s’amasse, l’effroi et la fureur ensemble dans les yeux. Je connus dès-lors que le peuple allait être le tyran de tous ceux qui avaient quelque chose à perdre, de toute autorité, de toute magistrature, des troupes, de l’Assemblée, du roi, et que nous pouvions nous attendre à toutes les horreurs qui ont accompagné, de tout temps, une semblable domination. J’avoue que, dès ce moment, je fus saisi de crainte à la vue de cette grande puissance jusques-là désarmée, et qui commençait à sentir sa force et à se mettre en état de l’exercer tout entière ; puissance aveugle et sans frein, le vrai Léviathan de Thomas Hobbes, dont l’écriture a dit : Non est[1] super terram potestas, quæ comparetur ei, qui factus est, ut nullum timeret… Ipse est rex super universos filios superbiæ.

Je renvoie aux historiens les événemens publics de la révolution qui ont suivi le 14 juillet, la nuit du 4 août, le 5 octobre, la translation de l’Assemblée à Paris, etc.

Au mois de septembre, j’écrivis un petit ouvrage intitulé Réflexions du lendemain, dont le but était de relever la précipitation et les vices des opérations faites sur les biens ecclésiastiques, et principalement sur les dîmes. J’accordais que les biens ecclésiastiques ne sont pas essentiellement des propriétés, comme les propriétés incommutables et patrimoniales ; mais j’établissais en même temps qu’ils sont des propriétés usufruitières, et par cela même aussi réelles, aussi sacrées que toutes les autres.

Cet ouvrage fut suivi, au mois de décembre 1789 ; d’un autre écrit, sous ce titre : Moyens de disposer utilement des biens ecclésiastiques. J’y abandonne la prétention du clergé de former un corps politique possédant des biens en propriété incommutable, comme ordre ou corps de l’état ; j’admets le principe établi par l’Assemblée nationale, que la possession des fonds et des dîmes du clergé n’est qu’usufruitière ; et je propose, au lieu d’attribuer sans profit pour la nation plus de 70 millions de dîmes aux propriétaires, ce qui ne laisserait pas de quoi pourvoir aux frais du culte, de conserver au clergé sa dîme et ses fonds, en exigeant de chaque bénéficier le tiers de son revenu, désormais affecté au paiement et à l’extinction successive de la dette nationale. Ce tiers, même en n’exigeant aucune taxe des cures à portion congrue et les portant à 1200 livres, selon le vœu de l’Assemblée, était estimé à plus de 30 millions ; somme qui pouvait s’accroître beaucoup par l’abolition des ordres monastiques et la vente de leurs biens.

Mais ces plans modérés, qui sauvaient en grande partie les biens du clergé et le clergé lui-même, dont n’étaient pas du goût des réformateurs, l’ambition démocratique ne recula pas devant de plus grandes injustices.

J’ai décrit plus haut ma jolie possession de Thimer, dont le revenu, ajouté à ce que j’avais d’ailleurs du gouvernement et à la pension de quatre mille francs sur les économats, me formait plus de trente mille livres de rente. Bientôt fut décrétée la vente des terres et maisons attachées aux bénéfices, et l’expulsion des titulaires. En juin 1790, je me rendis à Thimer pour la dernière fois. Là, je vis vendre à l’enchère la maison que j’avais réparée, meublée, ornée à grands frais, les jardins que j’avais commencé à planter, une habitation où j’avais déjà vécu heureux, où je pouvais me flatter d’achever le reste de ma vie ; et forcé d’abandonner toutes ces jouissances à un étranger qui m’a chassé de chez moi, j’ai répété souvent :


Barbarus has segeles, etc.


Quelques jours après la vente de ma maison et du corps de ferme qui en dépendait, je quittai le pays pour n’y plus revenir. Le concierge et sa femme, tous deux d’un âge avancé et les plus honnêtes gens du monde, leurs trois enfans, deux garçons qui étaient mes jardiniers, et une jolie fille âgée de 16 ans, qui avait soin de ma laiterie, un homme de basse-cour, intelligent et sûr, que j’avais tous gardés de mon prédécesseur, et que je traitais beaucoup mieux que lui, se désolaient et fondaient en larmes. Le curé et le vicaire, qui m’étaient aussi très-attachés, partageaient notre douleur. Cette séparation me fit une impression si déchirante, que la plaie en saigne encore toutes les fois que mes souvenirs me reportent à ce triste moment.

Je ne parle là, comme on voit, que de l’habitation et du domaine qu’on m’enlevait, et non des rentes en dîmes. C’est qu’en me recherchant bien, je sens que c’est en effet l’habitation et le petit domaine que je regrette, et non le revenu.

Cette observation sur moi-même me donne occasion de faire remarquer tout ce qu’il y avait d’odieux dans cette spoliation, et combien elle dut être accablante surtout pour des hommes plus âgés et plus pauvres que moi. Mais la perte de mon bénéfice n’était rien : voici une douleur bien plus cruelle. Je vais raconter comment s’est rompue alors, entre Mme Helvétius et moi, une liaison qui datait de trente ans. Le malheur de ces temps funestes et l’intolérance des gens de parti auraient dû épargner au moins une si fidèle amitié.

Mme Helvétius, de la maison de Ligniville, une des plus anciennes de Lorraine, après la mort de son mari, arrivée en 1771, avait acheté une maison à Auteuil, où elle s’était déterminée bientôt après à fixer son séjour toute l’année, en renonçant à venir à Paris passer l’hiver. Elle m’y avait d’abord donné un très-joli logement, formé d’un petit bâtiment isolé, au fond de son jardin. Depuis sept ou huit ans, j’avais préféré un autre appartement dans le corps-de-logis sur la rue ; j’avais là une bibliothèque assez nombreuse, tirée de mon cabinet de Paris, la vue des côteaux de Meudon au midi, au nord celle du jardin de Mme de Boufflers. Je venais passer communément à Auteuil deux ou trois jours de la semaine, en y apportant mon travail.

La société de Mme Helvétius était alors formée, outre moi, de deux hommes de lettres habitant sa maison, et vivant avec elle dans une grande intimité.

L’un, l’abbé de Laroche, était un ex-bénédictin qu’Helvétius avait sécularisé tant bien que mal, en obtenant un bref de Rome, appuyé d’un titre de bibliothécaire du duc des Deux-Ponts, homme de sens et d’un assez bon esprit, honnête et désintéressé, attaché à Helvétius par la reconnaissance. En 1771, il se trouvait en Hollande, où il était allé porter le manuscrit de l’Homme, qu’Helvétius lui avait donné. En apprenant la nouvelle de sa mort, il revint auprès de sa veuve, et se dévoua entièrement à elle. C’est l’époque où je fis mon premier voyage en Angleterre, pressé par le lord Shelburne et par M. Trudaine. Je ne pouvais laisser échapper une occasion que la modicité de ma fortune ne me permettrait pas de retrouver. Je partis donc, laissant auprès de madame Helvétius l’abbé de Laroche, qui méritait bien sa confiance, et qui lui fut, en effet, d’un grand secours. Depuis ce temps, l’abbé ne l’a plus quittée.

L’autre homme de lettres, qui formait avec l’abbé de Laroche et moi la société intime et assidue de Mme Helvétius, était M. de Cabanis, jeune homme âgé de vingt-un à vingt-deux ans lorsqu’elle l’avait connu. Il était fils d’un bourgeois de Brives-la-Gaillarde, subdélégué de l’intendant de Limoges, et pour qui M. Turgot avait conçu de l’estime et pris de la confiance, lorsqu’il avait administré cette province. Lejeune homme, d’une jolie figure, avec beaucoup d’esprit et de talent, avait obtenu aussi la bienveillance de M. Turgot. Madame Helvétius l’avait vu chez lui, et avait partagé l’intérêt qu’il inspirait à tout le monde. Il avait fait un voyage en Pologne à la suite d’un évêque de Wilna que nous avions vu à Paris, grand économiste, et qui le destinait à concourir à quelque plan d’instruction publique qu’il projetait dans son pays. Il était revenu avec une santé bien languissante. Madame Helvétius lui proposa de venir se réparer à Auteuil, et véritablement elle a pu se flatter de l’avoir rappelé à la vie. La tranquillité du séjour, la salubrité de l’air, une chère bonne et saine, achevèrent de le rétablir.

L’abbé, Cabanis et moi, nous avions vécu ensemble sous le même toit plus de quinze ans, sans avoir jamais la moindre altercation. Je les aimais tous les deux, l’abbé de Laroche moins que Cabanis ; mais j’avais surtout pour celui-ci une estime véritable et une tendre amitié. Si la différence d’âge ne lui laissait point partager ce sentiment, il le payait au moins, je crois, de quelque bienveillance et même de quelque estime. Nous vivions fort paisiblement auprès de la même amie, qui n’avait pour aucun des trois une préférence qui aurait déplu aux deux autres, lorsqu’éclatèrent les premiers mouvemens qui ont amené la révolution, et puis en 1789 la révolution elle-même.

Jusque-là nos opinions politiques et philosophiques différaient peu ; la liberté, la tolérance, l’horreur du despotisme et de la superstition, le désir de voir réformer les abus, étaient nos sentimens communs. Mais nos opinions commencèrent à devenir un peu divergentes vers le mois de juin 1789, où le peuple de Paris prit un degré d’agitation qui faisait craindre de plus terribles excès, et où l’Assemblée elle-même paraissait recevoir ses impressions du peuple. Une grande inquiétude entra dès-lors dans mon esprit ; je craignis qu’on ne passât bientôt le but, ce qui est toujours pis que de rester en deçà, parce qu’en ce genre on peut bien ajouter de nouveaux pas à ceux qu’on a déjà faits lorsqu’on est encore en arrière, mais on ne revient jamais sur ceux qu’on a faits de trop. J’étais à Auteuil exprimant toutes mes craintes le 12 juillet, où le grand mouvement de Paris, causé par le renvoi de M. Necker, commença d’éclater. Je ne pouvais faire partager mes inquiétudes à l’abbé de Laroche ni à Cabanis. Ces messieurs croyaient fermement aux projets qu’on attribuait au roi ou aux princes, de canonner Paris à boulets rouges, et de dissoudre l’Assemblée nationale ; et contre ces projets prétendus, tous les moyens leur paraissaient bons. Les agitations des clubs, les motions incendiaires du Palais-Royal, les résistances ouvertes à l’autorité, les prisons de l’Abbaye Saint-Germain forcées, pour délivrer quelques soldats aux gardes justement punis, tout cela ne leur déplaisait point. Ils allaient tous deux, depuis quelque temps, exagérant insensiblement leurs principes. Cabanis s’était lié avec Mirabeau ; plusieurs autres députés des plus violens, tels que Volney, l’abbé Sieyes, Bergasse, qui a depuis compris qu’il était allé trop loin ; Champfort qui, sans être député, mettait à défendre les opinions les plus emportées l’adresse de son esprit et la noirceur de sa misanthropie, fréquentaient Auteuil et y laissaient des traces de leurs sentimens. Il était dès-lors difficile que nous fussions d’accord. Les disputes se multipliaient, et devenaient tous les jours plus vives.

Mme Helvétius avait alors un parti raisonnable à prendre ; c’était de rester neutre entre ses amis ; de se retrancher dans son ignorance, et d’embrasser un doute modeste sur de si hautes questions. Elle devait même ce doute à l’estime et à l’attachement qu’elle me montrait depuis tant d’années ; elle pouvait croire que, m’étant occupé toute ma vie de ces grands objets, avec un esprit droit qu’on ne me refusait pas, les opinions de ses autres amis ne devaient pas avoir pour elle plus d’autorité que la mienne. Si même ce parfait scepticisme était impraticable pour un caractère vif comme le sien, elle pouvait, je ne dirai pas me dissimuler ses sentimens, mais souffrir que j’eusse les miens, et me les laisser défendre sans en être blessée.

Voilà ce qu’elle ne fit qu’à demi, au moins quand nous étions en société ; car, dans le tête-à-tête, elle m’écoutait comme autrefois, et alors elle convenait que mes adversaires n’avaient pas toujours raison.

Je vivais pourtant au milieu de ces contradictions renouvelées sans cesse, et sous une sorte d’oppression qui tenait souvent mes opinions captives, me réduisait au silence, et me forçait d’entendre débiter les maximes les plus fausses, les doctrines les plus funestes, et quelquefois jusqu’à des espèces d’apologies des crimes qui ont accompagné la révolution, lorsqu’un événement changea tout-à-coup ma situation de la manière la plus triste et la plus imprévue.

Vers le commencement de 1790, le Limousin et l’Angoumois étaient devenus, comme beaucoup d’autres provinces, le théâtre des violences du peuple, pillant les magasins, brûlant les châteaux, coupant les bois, perçant les digues des étangs, parcourant les villages en armes, et menaçant de pendre quiconque exigerait ou paierait les droits féodaux, etc.

La ville de Tulle avait pris des mesures pour réprimer ces désordres dans son territoire. La maréchaussée, sous le régime des prévôtés, avait dissipé plusieurs de ces rassemblemens, et arrêté un certain nombre de brigands et de vagabonds, dont quelques-uns avaient été jugés prévôtalement et exécutés.

Un de ces misérables, appelé Durieux, habitant de la ville de Brives, était détenu dans les prisons de Tulle. Il s’était trouvé à la tête des insurrections qui s’étaient portées à Alassac, à Favart, et à une maison appartenant à un M. de Clairac, beau-frère de l’évêque de Chartres, avec lequel j’etais lié.

La ville de Brives, révolutionnaire à l’excès, menée, comme elle l’a eté long-temps depuis, par des clubs de jacobins qui commençaient les belles opérations que nous les avons vus depuis porter par toute la France, prit fait et cause pour ce Durieux ; et afin qu’on ne résistât plus à ce pouvoir populaire qui devait achever, disait-on, la ruine d’une odieuse aristocratie, on pensait sérieusement à détruire, comme on a fait depuis, les justices prévôtales ; et les habitans de Brives, par leurs députés à l’Assemblée nationale et par des députés extraordinaires, pressaient instamment cette décision.

Les malheureux propriétaires de ces provinces, qui voyaient, par la suppression des juridictions prévôtales, leurs propriétés désormais sans défense, et les crimes déjà commis sans punition, agirent de leur côté. Les communes de ces provinces envoyèrent aussi des députés extraordinaires, qui, réunis aux députés de la ville de Tulle à l’Assemblée nationale, devaient solliciter la poursuite des procédures commencées, la punition des coupables encore détenus, et surtout la conservation des prévôtés.

Ils s’adressèrent à l’évêque de Chartres pour avoir un mémoire qui exposât leurs motifs. L’évêque me pressa de m’en charger. Les députés m’apportèrent quatre-vingt-trois délibérations ou adresses des villes et bourgs de la province, signées chacune de leurs officiers municipaux et notables, attestant les faits, énonçant leurs vœux, et justifiant leurs demandes, par des raisons.

Ces pièces authentiques, qui m’étaient communiquées avant qu’on les remit au comité de l’assemblée, m’ayant absolument convaincu, je fis le mémoire.

Pendant que j’y travaillais, j’assistais souvent aux entretiens de mes deux démocrates, et d’un député de Brives, appelé Lachaise, petit étudiant en médecine, qui, lié avec M. de Cabanis, fréquentait la maison ; et je les entendais déclamer contre l’aristocrație de la ville de Tulle, et contre les gentilshommes dont on brûlait les châteaux exaltant sans cesse le patriotisme de la ville de Brives, et celui de ce bon peuple incendiaire et pillard. J’avais bien quelques disputes à ce sujet ; mais jusqu’à ce que les faits me fussent connus j’entretenais encore quelques doutes ; et puis, je ne voulais pas contrarier trop fortement Cabanis, citoyen de Brives, et son ami, le député de cette ville. Mais, lorsque j’eus dans mes mains des preuves claires des délits commis, et du danger qui menaçait encore les propriétaires de ces malheureuses provinces, au lieu de débattre avec Cabanis sur des questions de fait ou de droit interminables quand l’intérêt se trouve d’un ou d’autre côté, je me déterminai à travailler en silence et à ne disputer que par écrit. Je devais d’ailleurs cette discrétion aux députés de Tulle et de la province qui m’avaient confié leurs intérêts, et qui pouvaient craindre d’être plus vivement traversés, si l’on était instruit de leur projet. Je ne parlai donc ni à M. de Cabanis, ni à Mme Helvétius, de la mission dont je m’étais chargé, et ils ne connurent le mémoire que par l’envoi que je leur en fis après l’impression.

Cet ouvrage a pour titre : Mémoire des députés de la ville de Tulle, relatif aux troubles du Bas-Limousin. Un écrit de ce genre, composé pour des circonstances passagères, est sans doute très-justement condamné à l’oubli. J’ose dire cependant qu’il est fait avec soin ; que l’exposé des faits y est clair et sagement ordonné ; que la discussion y est forte et bien suivie ; qu’il y a des idées saines sur divers objets importans, tels que les justices prévôtales abolies depuis, la liberté de la presse, dont les gens de Brives avaient cruellement abusé pour rendre odieux au peuple les gentilshommes et les propriétaires du Limousin ; une réfutation d’un article du Journal de Paris, où Garat, depuis ministre de la justice, faisait l’apologie des violences et du brigandage, etc,

Deux jours après la publication, je vais à Auteuil, selon ma coutume. C’était le soir. Ces messieurs étaient dans le salon : ils ne me rendent pas le salut, ne répondent point quand je leur adresse la parole, et, se retirant bientôt, me laissent seul avec Mme Helvétius. Elle me devait l’explication de cet étrange procédé.

Elle me dit donc que la publication de ce Mémoire, et le mystère que j’en avais fait à l’abbé de Laroche et à Cabanis, étaient le motif de cet accueil ; qu’ils avaient lieu d’être blessés ; que j’aurais dû surtout le communiquer auparavant à Cabanis, qui savait les faits ; qu’on m’avait trompé en tout ; qu’au reste, il n’y avait point d’explication à demander à ses deux amis, qui ne me pardonneraient jamais, et ne me feraient jamais d’autre accueil. Elle finit en m’assurant de la continuation de son ancienne amitié, et en protestant qu’elle n’oublierait jamais la mienne.

Je lui répliquai par l’exposé des motifs que j’avais eus de tenir mon travail secret ; j’ajoutai que, si elle lisait le Mémoire, elle verrait que je n’avais plaidé que la cause de la raison et de l’humanité ; qu’au reste, comme je n’étais pas fait pour essuyer patiemment les insultes de ces messieurs, et que la société de deux personnes qui vivaient à demeure chez elle lui était nécessaire dans sa solitude, je sentais fort bien que c’était à moi de quitter le champ de bataille ; que désormais je ne viendrais la voir que le matin, pour jouir en paix de son entretien et de son amitié. Alors je me retirai dans ma chambre, et le lendemain j’emportai mes meubles et mes livres.

C’est ainsi, et je n’y puis penser sans une profonde émotion, c’est ainsi que s’est rompue une liaison de plus de trente années, dans un âge où l’on n’en forme plus de nouvelles. C’est ainsi que s’est fermé pour moi un asile que je m’étais préparé pour ma vieillesse par des soins, une assiduité, un attachement, qui méritaient peut-être une autre récompense ; exemple douloureux du pouvoir que l’esprit de parti exerce quelquefois, pouvoir despotique, puisqu’un esprit aussi élevé que celui de Cabanis ne sut pas même y résister.

Après avoir quitté Auteuil pour toujours, j’allai voir, dans la vallée de Montmorency, une femme aimable que je connaissais depuis plus de vingt-ans, et que je ne voyais plus que rarement, jeté loin d’elle par le tourbillon de la société et par ma liaison avec madame Helvétius, à qui je donnais tous les momens que je pouvais dérober à mes travaux et à mes autres amis. J’avais rencontré madame Broutin, peu de temps auparavant, à une séance publique de l’Académie, où elle m’avait parlé avec bonté de notre ancienne liaison, excusant ma négligence avec elle, et me la pardonnant d’une manière si gracieuse que je n’avais pas hésité à renouer une société qui avait toujours eu pour moi beaucoup de charmes. Elle avait appris par des amis communs quelque chose de ma cruelle séparation. Elle me pressa, me pria de venir à sa campagne. Elle me dit qu’elle tâcherait d’adoucir la perte que je faisais, si elle ne pouvait la réparer. J’allai donc à Cernay, où elle avait une fort belle maison, et un magnifique jardin, planté à l’anglaise par Morel. Elle m’y donna une jolie chambre, où je portai les meubles et les livres que j’avais retirés d’Auteuil ; et je retrouvai chez elle un asile semblable à celui que j’avais perdu, sauf la différence qu’il ne dépendait d’elle ni de moi d’effacer.

Mais il y avait de-plus une étrange analogie entre la retraite que je quittais et celle que j’avais retrouvée ; l’opinion des habitués y était presque la même. C’étaient Lacretelle, passant sa vie avec Mme Broutin, de Tracy, Desmeuniers, André Chénier, et beaucoup d’autres députés du côté gauche de la première Assemblée. Ils étaient du moins constitutionnels et n’aspiraient qu’au bien de leur patrie. Mais, s’ils avaient voulu la cause, ils commençaient à craindre les effets.

Le caractère de Mme Broutin était d’ailleurs très-sage ; elle souffrait les opinions contraires aux siennes, recevait quelques impressions de mes raisons, et se montrait accessible au scepticisme que je me contentais de lui demander sur les admirables effets qu’on attendait de la révolution. À cette douceur, elle joignait beaucoup de grâce ; sans instruction, quoique moins ignorante que madame Helvétius, elle avait comme celle-ci, l’esprit fin et prompt, et le sentiment juste du beau. On trouvait dans sa société quelques hommes de lettres de bon esprit et de bonne conversation, tels que Dureau, le traducteur de Tacite, et le Roi, doué au souverain degré d’un esprit sain, d’un goût sûr et de la plus aimable sociabilité.

Tout cela me rendait supportable, à Cernay, la démocratie qui m’avait chassé d’Auteuil, parce que, dans la vérité, j’ai un grand fonds de tolérance pour ceux qui me tolèrent eux-mêmes. J’ai donc vécu fort doucement à Cernay, jusqu’au moment où les troubles des campagnes en ont exilé presque tous les riches habitans, que de misérables paysans, armés partout, et partout devenus les maîtres, se sont faits les ministres et les exécuteurs du gouvernement révolutionnaire, et en ont exercé toutes les horreurs envers ceux-là même qui les avaient comblés de biens, et s’étaient distingués dans tous les temps par la plus grande popularité.

C’est ainsi que madame Broutin, elle-même, a été obligée de quitter sa jolie maison, et de se réfugier en Normandie, après le 10 août 1792. Mais j’arriverai trop tôt, dans mon récit, à ces funestes souvenirs.

  1. Job, XLI, 24, 25.