Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Sur mademoiselle de l’Espinasse


Sur mademoiselle de l’Espinasse.

Pag. 130. « Mademoiselle de l’Espinasse, dont je parlerai encore… » Note de l’abbé Morellet.

J’aurais beaucoup à dire sur cette singulière et estimable et aimable personne ; mais au moment où j’écris ceci, on vient de publier des lettres d’elle (1809, 2 vol.  in-8°), à M. de Guibert, qui ont donné occasion de rechercher et de recueillir tout ce qui peut la faire connaître. Trois articles des ouvrages posthumes de d’Alembert, et ce qu’en a dit Marmontel dans ses Mémoires, la peignent avec tant de vérité, que je ne puis que renvoyer à ces deux ouvrages, en confirmant ce que l’un et l’autre en ont dit. On y peut joindre les articles pleins d’esprit et de justesse, donnés par Mlle de Meulan, dans les feuilles du Publiciste du mois de juin 1809.

Je dirai seulement que je m’inscris en faux sur une imputation que fait Marmontel à Mlle l’Espinasse. Il lui prête une espérance ambitieuse de séduire quelqu’un de ses amis les plus distingués jusqu’à s’en faire épouser. Cela peut être, et il n’y a rien de mal à cela ; mais lorsqu’il ajoute que cette ambition, trompée plus d’une fois, ne se rebutait point et qu’elle changeait d’objet, toujours plus exaltée, et si vive qu’on l’aurait prise pour l’enivrement de l’amour, je crois qu’il se trompe entièrement ; je ne puis penser qu’il y ait jamais eu dans la tête de mademoiselle l’Espinasse un projet de ce genre. Elle était toujours entraînée par un sentiment qui n’avait point d’autre objet que lui-même. Marmontel tombe aussi dans un anachronisme en disant qu’elle fut un temps éperdument éprise de Guibert, et que, lorsque celui-ci lui échappa comme les autres, elle crut pouvoir aspirer à la conquête du marquis de Mora. La passion de Mlle L’espinasse pour Guibert n’a commencé qu’après le départ de M. de Mora pour l’Espagne, ce qui est clair par les dates mêmes et le texte des lettres à Guibert. Et puis, ces passions successives et ces projets de se faire épouser, sont tout-à-fait étrangers à ce caractère ardent et noble…

Elle dit (lettre 49) en parlant du marquis de Mora, fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne : « Par un bonheur inouï, et qui ne devait jamais arriver, la créature la plus tendre, la plus parfaite et la plus charmante qui ait existé, m’avait donné, abandonné son âme, sa pensée et toute son existence. Quelque indigne que je fusse du choix et du don qu’il m’avait fait, j’en jouissais avec étonnement et transport. Quand je lui parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j’affligeais son cœur ; et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l’aimais. Non, jamais la beauté, l’agrément, la jeunesse, la vertu, le mérite n’ont pu être flattés et exaltés au degré où M. de M*** aurait pu faire jouir mon amour-propre ; mais il voyait mon âme ; la passion qui la remplissait rejetait bien loin les jouissances de l’amour-propre… Hélas ! je lui devrai encore ce que mon cœur sentira de plus consolant et de plus doux, des regrets et des pleurs ! »