Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Discours du président de la Convention


Discours du président de la Convention.

Pag. 120. « S’il était besoin d’appuyer de preuves… » Nous allons donner le discours entier du président de la Convention, avec le récit qui le précède dans un journal du temps, les Nouvelles politiques, 24 vendémiaire an III, 15 octobre 1794 :

On remarquait ces jours derniers dans une société pensante la satisfaction touchante et générale qui avait signalé la fête de J.-J. Rousseau, de ce philosophe humain et sensible, que les préjugés, la jalousie et l’intolérance regardèrent et traitèrent en ennemi pendant qu’il vécut. Il semblait que la postérité entière se fût chargée de venger tant d’outrages faits à la bienfaisance d’un homme qui avait travaillé toute sa vie, et presque seul, à servir l’humanité et la constitution sociale, en éclairant l’une et l’autre sur leurs devoirs les plus sacrés. On était attendri sur sa cendre, on était dans l’admiration du bien qu’avaient fait ses ouvrages : de-là, ce recueillement, religieux en quelque sorte, qui s’est montré dans toute la marche triomphale de ce grand homme au Panthéon. Il était précédé de ses ouvrages qui restent ; ses accens se mêlaient à la fête et lui donnaient un charme de plus : il semblait avoir inspiré lui-même l’idée de ce faisceau ingénieux qui réunissait les drapeaux de trois peuples libres, le Génevois, l’Américain et le Français. Au bas de chacun de ces drapeaux, on voyait les bustes de Rousseau, de Voltaire et de Franklin, restaurateurs ou promoteurs de la liberté chez ces trois peuples.

Le sarcophage qui renfermait les cendres du philosophe de l’humanité était dans un char qui représentait l’île immortelle des Peupliers, et le cortège est arrivé au Panthéon au milieu des transports et des bénédictions de tout le peuple français. Là, le président de la Convention, Cambacérès, a couronné cette fête par le discours suivant, interrompu souvent par les larmes et par les applaudissemens des spectateurs :


« Citoyens,

» Les honneurs du Panthéon, décernés aux mânes de Rousseau, sont un hommage que la nation rend aux vertus, aux talens et au génie.

» S’il n’avait été que l’homme le plus éloquent de son siècle, nous laisserions à la renommée le soin de le célébrer ; mais il a honoré l’humanité, mais il a étendu l’empire de la raison, et, reculé les bornes de la morale. Voilà sa gloire et ses droits à notre reconnaissance.

» Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et, du bonheur ; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire qui a opéré de si heureux changemens dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes.

» Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes ; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté.

» Ces mots ont retenti dans les cœurs, et les peuples se sont levés.

» Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies ; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques qui s’affaissent sous le poids des siècles.

» Politique sublime, mais toujours sage et bienfaisant ; la bonté a fait la base de sa législation : il a dit que, dans les violentes agitations, il faut nous défier de nous-mêmes ; que l’on n’est point juste si l’on n’est humain ; et que quiconque est plus sévère que la loi, est un tyran.

» Le germe de ses écrits immortels est dans cette maxime : Que la raison nous trompe plus souvent que la nature. Fort de ce principe, il a combattu le préjugé, il a ramené la nature égarée ; et, à la voix de Rousseau, le lait de la mère a coulé sous les lèvres de l’enfant.

» Enfin, comme si Rousseau eût été l’ange de la liberté et que toutes les chaînes eussent dû tomber devant lui, il a brisé les langes mêmes de l’enfance, et, à sa voix, l’homme a été libre depuis le berceau jusqu’au cercueil.

» Citoyens, le héros de tant de vertus devait en être le martyr.

» Rousseau a vécu dans la pauvreté, et son exemple nous apprend qu’il n’appartient point à la fortune ni de donner ni de ravir la véritable grandeur.

» Sa vie sera une époque dans les fastes de la vertu ; et ce jour, ces honneurs, cette apothéose, ce concours de tout un peuple, cette pompe triomphale, tout annonce que la Convention veut acquitter à la fois envers le philosophe de la nature, et la dette des Français, et la reconnaissance de l’humanité. »