Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Pensées libres sur la liberté de la presse

Pensées libres sur ta liberté de la presse.

Pag. 67. « Un petit écrit de quelques pages… où je me moque assez gaiement de lui. » Cette petite brochure, aujourd’hui fort rare, nous a semblé pleine de verve et d’esprit ; l’auteur avait près de soixante-dix ans.

In te qui dicit, Chœrile, liber homo est.

« Il y a tout-à-l’heure trente-cinq ans que je composai un traité de la liberté de la presse, dont j’ai depuis publié la partie la plus importante, celle où je défends la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières d’administration et de gouvernement.

» À l’époque où j’entreprenais ce travail, je pouvais m’y livrer sans distraction ; mes pensées n’étaient point détournées par les occupations, le mouvement et les plaisirs de la société ; et les petits embarras d’un petit ménage ne me donnaient même aucun soin ; de sorte que mon esprit, tout entier à son objet, pouvait le considérer sous toutes ses faces. J’étais prisonnier à la Bastille.

» J’avais fait quelques-unes de ces facéties parisiennes qui égayaient alors cette même ville, où depuis… et, parmi celles-là, il y en avait une contre un auteur dramatique, qui se proposait, comme fait aujourd’hui Marie-Joseph Chénier, de diriger le théâtre selon les vues du gouvernement, en mettant sur la scène, en odieux et en ridicule, la philosophie et les philosophes, qui donnaient quelques inquiétudes au comité de salut public de ce temps-là. On m’eût laissé défendre mes amis Diderot, d’Alembert, Helvétius, etc., etc., et me moquer, à mon aise, de Palissot ; mais j’avais indiqué dans mon pamphlet, quoique très-légèrement, une grande dame qui avait été l’amie d’un grand ministre, et on me fit expier cette étourderie par deux mois de réclusion.

» Je ne puis m’en taire, quoique ce que je vais dire soit à la décharge du tyran Choiseul et du tyran Sartines. J’avais une bonne chambre en bon air. J’étais fort bien nourri, et pourvu d’autant de livres et de papier et d’encre que j’en voulais. J’ai vu depuis qu’aux Madelonnettes, à Saint-Lazare, à la Force, à la Bourbe, au Plessis, et dans ce nombre prodigieux de Bastilles substituées à la mienne, ces douceurs ne se trouvaient pas au même degré ; que la paille, le cachot, la gamelle, le secret, etc., y gâtaient un peu les prisons de la liberté ; mais on ne peut pas tout avoir.

» Dans ce recueillement profond, ce calme parfait, cette jouissance de toutes les facultés de mon esprit, dont je puis dire que ma captivité n’avait pas comprimé le ressort, entre beaucoup d’autres objets de mes réflexions, je les portai assez naturellement sur les droits que je croyais violés en ma personne, et notamment sur celui d’écrire, qu’en ma qualité d’auteur et d’auteur philosophe, je prisais autant que tout autre droit.

» Me voilà donc approfondissant la question de la liberté de la presse, et fouillant cette mine dans toutes ses veines. Je n’en oubliai aucune : morale, religion, lois, gouvernement, personnes, etc., et mes idées s’exaltant, comme il arrive dans la solitude, peut-être jusqu’à un peu d’exagération, je ne connais aucun obstacle ; je renverse toutes les barrières, et j’établis la liberté entière de toute critique littéraire ; celle de combattre et d’enseigner toute espèce d’opinions religieuses ; de rechercher et de discuter, chacun à sa manière, et les principes de la morale, et les maximes de l’administration, et les formes du gouvernement, et jusqu’à celle d’attaquer les personnes, sauf l’action, par-devant les tribunaux, de la part de celui qui serait l’objet d’une telle attaque ; enfin, dans mon traité éthicopolitico-philosophique, je me donnais toute carrière, et je puis dire, sans vanité, qu’il y a peu d’écrivains révolutionnaires, parmi ceux qui ont brillé avec le plus d’éclat, qui n’eussent été, à quelques articles près, contens de ma législation.

» On me demandera comment j’ai osé, et comment j’ai pu me donner tant de liberté dans une prison, et sous cet ancien régime. Mais je me contente d’articuler le fait, de crainte de me faire quelque querelle en l’expliquant. Tout ce que je puis dire, c’est qu’on m’a laissé écrire tout à mon aise ; qu’on ne m’a pas pris un chiffon de papier, et que, ma pénitence finie, on m’a laissé emporter toutes mes écritures, et mon traité de la liberté de la presse, en me rendant celle de ma personne. Dien fasse paix à ces tyrans-là !

» Leur indulgence pourrait cependant me devenir aujourd’hui funeste, parce qu’elle m’a gâté. On sait combien profondément se gravent les idées conçues et méditées dans la solitude. Les opinions y deviennent manie ; et depuis que j’ai fait un traité de la liberté de la presse dans une des tours de la Bastille, je suis prêt à tomber en syncope, lorsque j’entends parler de porter la moindre atteinte à ma doctrine favorite ; et c’est l’accident qui m’est arrivé avant-hier, en lisant dans un journal un rapport de Chénier, où il propose à la Convention de décréter l’anéantissement de la liberté de la presse, en condamnant à la déportation les écrivains qui provoqueront l’avilissement de la Convention nationale.

» Revenu à moi-même : Comment, me suis-je écrié tout seul, sous les grilles et les verrous, et derrière le pont-levis de la Bastille, j’aurai pu composer, à mon aise, un traité en faveur de la liberté de la presse, et moi et mes confrères les philosophes, sous cet ancien gouvernement si décrié, nous aurons plus d’une fois mis nos maximes en pratique, à l’abri d’une tolérance réelle, quoique cachée, sans qu’il nous soit arrivé rien de fâcheux ; et je verrai sous le règne de la liberté, et sous une constitution démocratique, un représentant du peuple, proposer à la tribune de l’Assemblée nationale la loi la plus oppressive contre la liberté de la presse qui ait jamais été proposée et mise en pratique dans un état politique, une loi de majesté plus terrible que celles des Tibère et des Néron ? Qu’on me ramène aux carrières.

» Ma colère se fut exhalée plus long-temps, et avec plus de violence, sans l’arrivée d’un ami qui, me voyant le journal à la main, et familiarisé avec tous mes mouvemens, a reconnu bien vite quelle mouche me piquait.

» Qu’avez-vous donc, me dit-il ? Quoi ! c’est ce mauvais discours qui vous met hors des gonds ! et que pouvez-vous en craindre ? Ne voyez-vous pas que le système de terreur et d’oppression que veut établir Chénier, ne peut prendre désormais racine sur notre sol ? que quand le décret, surpris à la Convention, ne serait pas bien promptement rapporté, il ne pourrait être mis à exécution ? que la manière vague dont on énonce le crime des écrivains, et qui pourrait faire de cet énoncé une arme terrible dans les mains d’une tyrannie affermie et vigoureuse, le rend impuissant et faible, telum imbelle sine ictu, dans un état de choses, et une disposition des esprits qui s’opposent invinciblement à l’établissement de cette même tyrannie, qui pourrait seule en abuser ; et qu’enfin, pour manier cette hache dont on nous menace, il ne peut plus se trouver de bras ?

» Comment, lui dis-je, vous oubliez donc le gouvernement de Robespierre, de Saint-Just, de Billaud, de Collot, de Barrère, et la mort de Girey-Dupré, de Roucher, de Desmoulins, de Gorsas, d’André Chénier, etc. ?

» Non, me dit-il, je n’oublie point ces attentats à la liberté de la presse qui devaient suffire pour soulever la nation tout entière contre des hommes qui dévoilaient eux-mêmes par cela seul, et l’atrocité et la turpitude de leur tyrannie ; mais c’est précisément parce que je les ai observés avec soin, ainsi que les impressions qu’ils ont laissées, que je me tiens assuré qu’ils ne peuvent pas se remonter parmi nous. Vous savez qu’on n’a pas deux fois la petite vérole, et d’habiles médecins ont pensé la même chose de la peste. Or, cette peste, nous l’avons eue depuis le 2 septembre 1792, jusqu’au 9 thermidor 1794. Croyez donc que nous en sommes quittes.

» Vous me rassurez, lui dis-je, et vous me rendez l’envie de rire de Chénier, au lieu d’en avoir peur. Je voyais en effet beaucoup de ridicule dans son rapport et dans son projet ; mais, en croyant au danger, force m’était de prendre la chose au tragique. Vous le faites disparaître à mes yeux. Rions-en donc !…

» N’est-ce pas en effet, reprit mon ami, une chose risible que cette frayeur que montre Chénier, que les écrivains, laissés à eux-mêmes, n’avilissent la Convention. Ce ne peut pas être pour la Convention en masse qu’il est affecté de cette crainte. On n’avilit point une assemblée nationale. Elle-même peut, seule, s’avilir, si elle s’écartait, et du but auquel elle doit tendre, et des devoirs qui lui sont imposés. L’inquiétude de Chénier ne peut donc tomber que sur le danger que court en particulier tout membre de la Convention, dont la conduite ou les opinions l’aviliraient ou le rendraient ridicule. C’est donc pour lui-même et ses pareils que Chénier craint. Or, on lui dira : « Considérez, Joseph Chénier, combien il est mal à vous de vous faire ainsi juge dans votre propre cause, et, parce que vous craignez les censeurs de vos rapports et les critiques de vos pièces patriotiques, de solliciter une loi de déportation contre un pauvre écrivain qui se sera donné avec vous l’une ou l’autre de ces libertés. Sultan Chénier, né à Constantinople, en auriez-vous rapporté les mœurs des Ottomans, qui croient ne pouvoir régner qu’en étranglant leurs frères ?

» Mais, dis-je à mon ami, Chénier nous répondra ce qu’a déjà dit à la tribune un des protecteurs de son projet, qu’en avilissant chaque membre en particulier, on parviendrait à avilir la Convention en masse. Cette crainte, me répliqua mon ami, serait la plus injurieuse du monde pour la Convention, en ce qu’elle supposerait que tous et chacun, ou au moins la majorité de ses membres peuvent être l’objet d’une censure juste et d’un blâme mérité ; ce que personne ne peut penser. Et je remarque encore, continua-t-il, qu’on ne peut craindre ce blâme ou ce ridicule que pour ceux qui se produisent en public par des discours ou des rapports : tout le reste est à l’abri de ce danger ; mais ce vers de la Vanité est d’une vérité éternelle :


» Voulez-vous être acteur, on voudra vous siffler.


» Il faut donc que Chénier, nous donnant un rapport alarmant sans preuves, et un projet injuste et destructeur des droits de l’homme et du citoyen, puisse être réfuté, ou même moqué, ce qui le fâche davantage.

» Je suis, lui dis-je, complètement de votre avis, sur toutes les critiques et censures dirigées contre des discours et des rapports publics, qui, par cela seul qu’ils touchent à la chose publique, à l’intérêt de la nation, doivent être soumis à tous les genres de discussions, et même de critiques, sérieuses ou gaies, en dût-il rejaillir un peu de ridicule sur les discoureurs et les rapporteurs : mais je n’approuve pas ceux qui renvoient sans cesse Chénier au chapitre iv de la Genèse ; car c’est là une insinuation qui équivaut à une accusation personnelle si grave, que mes principes de liberté de la presse ne s’étendent pas jusque-là. Je n’ai aucune raison de croire qu’il ait laissé périr son frère, pouvant le sauver, et encore moins qu’il ait été pour lui un nouveau Timoléon. Je ne lui ferai donc point la question injurieuse dont on le poursuit sans cesse. J’observerai seulement que, s’il eût sauvé André Chénier, que pleurent les lettres et l’amitié, et qu’il l’eût sauvé en bravant tous les dangers, ou même en y succombant, c’eût été là un sujet de tragédie plus beau, à mon sens, et bien plus moral que Timoléon.

» Mais, mon ami, continuai-je, nous comptions rire, et nous retombons dans le tragique. Pour nous en tirer, parlons un peu de l’article viii du projet de Chénier, qui enjoint au comité d’instruction publique de diriger les écoles, les théâtres, les arts, les sciences, en un mot, quidquid agunt homines, vers un but unique, l’affermissement de la république.

» Chénier, qui ne veut voir partout que la république, ne vous paraît-il pas ressembler à ce curé de village, à qui des astronomes montrent la lune dans un télescope, et qui n’y voit que son clocher ?

» Que peut-il entendre par diriger toutes les sciences, tous les arts, toute l’instruction et tous les travaux du génie et de l’esprit vers l’affermissement de la république, et comment s’exécutera son plan ?

» Les anatomistes seront-ils obligés de découvrir quelque différence essentielle entre l’organisation du cerveau d’un aristocrate et celle du cerveau d’un républicain ?

» Les médecins ne guériront-ils que les malades pourvus de certificats de civisme et de certificats de résidence, à neuf témoins ?

» Les mathématiciens ne pourront ils s’occuper que de déterminer le rapport de la valeur des assignats au marc d’argent, et au setier de blé !

» Les auteurs dramatiques ne feront-ils plus que des Caïus-Gracchus, des Charles ix et des Timoléon, et les peintres et sculpteurs, que des J.-J. Rousseau, des Mirabeau, ou même des Brissot et des Marat ?

» Tout poëte sera-t-il obligé de faire un dithyrambe par an, en l’honneur de la république, et tous les discours oratoires seront-ils des panégyriques éternels de la liberté ?

» La liberté, la république, sont sans doute de fort bonnes choses ; mais je déclare que, si l’on veut m’en parler et me les montrer sans cesse, et partout, on me les fera prendre en grippe, et on m’ennuiera à la mort ; et pour que nous puissions aimer la république et la liberté, il ne faut pas qu’elles nous ennuient.

» Pour revenir au vrai, et laisser pour ce qu’elle vaut cette belle théorie de Chénier, il faut considérer que chaque science, chaque art a son but qui lui est propre, et qui n’a que des rapports éloignés et accidentels au gouvernement et à l’organisation d’une société politique, qui est elle-même l’objet d’une science plus profonde et plus difficile que ne le soupçonne le discoureur Chénier.

» Les beaux-arts peuvent, à la vérité, être dirigés partiellement dans quelques circonstances vers un but politique ; mais comme ils ont aussi un but immédiat et principal commun à tous, l’imitation, et que même le but moral, vers lequel ils peuvent tendre, est absolument distinct de ce but purement politique auquel Chénier veut qu’ils soient tous dirigés, il est souverainement ridicule de vouloir qu’ils y soient dirigés uniquement.

» Je finis en faisant observer à mon ami combien Chénier avait été mal conseillé, en s’attaquant à la liberté de la presse. Il ne sait donc pas, lui qui connaît ou qui doit connaître le genus irritabile vatum, que nous autres prosateurs, ne sommes pas moins irascibles que les poëtes, ni souvent moins malins qu’eux.

» À la vérité, nous ne pouvons pas immortaliser les personnages ridicules, comme Horace a immortalisé Nomentatus, et Juvénal Crispin, et Despréaux Cotin, et Pope le lord Hervey ; mais en servant de but à une satire ingénieuse, ces hommes ne se sont guère embarrassés de ce que l’avenir penserait d’eux ; ils n’ont senti vivement que l’atteinte du trait qui les a percés vivans.

» Eh bien ! moi, je ne veux pas que Chénier en sente autre chose, et pourvu que j’aie diverti un moment mes lecteurs, en leur parlant de lui, je renonce, sans peine, à l’espoir de faire passer son ridicule à la postérité. Et quand je le pourrais, je me garderais bien de donner à Chénier ce moyen d’y parvenir, le seul qui puisse l’y conduire, puisque Charles IX, Gaïus Gracchus et Timoléon ne l’y mèneront pas. »