Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/VIII


LETTRE VIII.

Paris, 24 août 1807.

Eccellenza e padrone, mio colendissimo,

Il y a plus de deux mois que vous n’avez eu de moi aucun signe de vie ; c’est qu’en effet il y a plus de deux mois que je suis mort. Les grandes chaleurs m’ont tué, puisque c’est sans doute être mort que d’être incapable de toute action et de toute pensée. J’ai pu vous dire comme Panurge à frère Jean dans la tempête : de présent je suis nul. Le pis pour moi est que pendant ce temps mes yeux ont été souffrans et se sont fort affaiblis. C’est là ce que je déplore surtout, car si je pousse encore ma carrière un peu plus loin, comment tuerai-je le temps et que faire en un gîte à moins que l’on ne lise ? Vous me renverrez peut-être à La Fontaine qui nous dit :


Un lièvre en son gîte songeait.


Et j’ai vu assez de choses pour avoir de quoi songer ; d’autant mieux qu’on est fort tenté de prendre la plupart des choses que nous avons vues et que nous voyons pour des rêves. Mais pour nous autres songes creux, il n’est bon de songer que lorsque nous pouvons écrire nos songes ; et, sans compter les obstacles qui viennent d’ailleurs, quand on a de mauvais yeux on n’écrit qu’avec fatigue et difficulté. Une autre cause de cette inaction est la paresse ou plutôt la faiblesse qu’apporte l’âge, et qui est d’autant plus fâcheuse qu’elle contraste avec une autre disposition de la vieillesse que j’observe en moi et que vous retrouverez, je crois, en vous dans quelques vingt ou trente ans d’ici.

Je remarque donc que, depuis que je suis vieux et notamment depuis sept à huit ans, j’ai une sorte d’activité intérieure plus grande, ce me semble, sur certains objets et par quelques côtés, que lorsque j’étais dans la force de l’âge. Il se présente à la fois à ma tête des foules d’idées et surtout des résultats plus importans et plus nombreux de ce que j’ai lu, vu et pensé pendant le cours d’une longue vie ; je sens un désir plus vif de fixer ces idées sur le papier, de recueillir ces résultats, comme moins sûr que je suis de me les rappeler à mon désir, de les retrouver dans ma mémoire, et de pouvoir les rassembler une autre fois. Et en même temps, si je veux mettre la main à la plume, je manque de courage et de force pour ce petit travail, la paresse me détourne de cette occupation toute douce qu’elle est.

J’ai fait depuis cinq ou six mois le projet d’un petit recueil que j’appellerais les pensées d’un vieillard où je rassemblerais en peu d’espace ces résultats dont je viens de vous parler, et qui, par leur forme même de pensées détachées, sembleraient devoir me donner peu de peine, et je n’ai pas pu jusqu’à présent en écrire une ligne. Si vous avez dans votre pays quelque saint accrédité auquel on fasse des neuvaines pour retrouver ce qu’on a perdu, faites-lui dire quelques messes pour me faire retrouver, non pas le Soribendi cacæthes, mais quelque chose de la facilité avec laquelle j’ai mis autrefois du noir sur du blanc, et je m’en servirai à vous conserver les rêveries de ma décrépitude.

Malgré ma paresse et mes mauvais yeux, je cherche toujours avec avidité dans les papiers publics tout ce qui est relatif au pays que vous habitez, et c’est avec un extrême plaisir que j’y vois l’instruction publique, la législation, la civilisation y faire des progrès et affermir un gouvernement raisonnable et régulier, inconnu avant Joseph Ier. J’ai lu avec grand plaisir l’établissement de votre académie, et remarqué qu’on ne lui a pas interdit, comme aux nôtres, la culture des sciences morales et politiques.

Pour me réveiller de l’assoupissement où me jettent et mon âge et les chaleurs de l’été, j’ai pris sur moi la tâche facile de réfuter un fort mauvais ouvrage de critique publié contre le Dictionnaire de l’Académie, par un anonyme qui me paraît avoir un esprit faux et une fausse érudition, et qui s’est avisé de traiter l’Académie avec une extrême impertinence. Vous savez que je ne hais pas la guerre littéraire, et que je l’ai faite jadis non sine gloria, sed enim (aujourd’hui) gelidas tardante senecta sanguis hæret frigentque effeté a corpore vires, et c’est l’indignation qui m’a donné la force de faire la brochure de soixante pages que je vous envoie, et qui peut amuser les amateurs des discussions grammaticales, au nombre desquels, nous autres grammairiens, nous nous faisons gloire de vous compter.

À propos de critique, vous aurez appris avec quelque surprise l’espèce de révolution qui s’est faite dans l’administration de nos journaux ; le Mercure surtout, organisé d’une manière toute nouvelle sous la direction de Legouvé, à qui on donne douze mille francs pour cette facile besogne. On fait d’ailleurs des pensions et des traitemens à beaucoup de gens de lettres avec une grande magnificence. L*** a huit ou dix mille francs de retraite, et on n’en donne guère moins à différens coopérateurs du Mercure qui, comme vous comprenez bien, ne seront pas payés sur le fonds de ce journal, qui n’a pas douze cents souscripteurs. Certes, jamais les lettres n’ont été aussi favorisées, ni au siècle d’Auguste, ni dans celui de Léon X, ni par Louis XIV lui-même ; et Dieu veuille que cette grande magnificence ne détourne pas du but qu’on se propose plus qu’elle n’y conduit.

Nous préparons, pour mercredi prochain 26, une de ces assemblées publiques extraordinaires que tient notre classe, pour remplir l’engagement qu’elle a pris de faire l’éloge des membres de l’ancienne Académie qui n’ont pas eu de successeurs immédiats. François de Neufchâteau nous donne l’éloge de M. de Nivernois. Nous avons une frayeur extrême qu’il ne s’abandonne à sa faconde. L’expérience nous a prouvé que trois quarts-d’heure d’attention sont le maximum de celle d’une assemblée. Je suis l’un des commissaires pour entendre le discours avant la séance, et je compte employer tous mes pouvoirs à empêcher que le discours ne dépasse pas cette mesure.

Comme il nous importe de conserver la réputation de nos assemblées, nous avons pensé qu’il fallait soutenir notre vile prose par quelques bons vers. Inutilement nous sommes-nous adressés à nos faiseurs Parny, Andrieux, Legouvé, Chénier. L’un dit, je n’y vais point ; l’autre, je ne saurais ; et nous avons eu beau représenter l’état indigent de la république attaquée, nous n’avons rien obtenu d’eux.

Il nous restait Delille. Nous avons fait, Boufflers et moi, le projet d’obtenir de lui qu’il vînt à l’Académie pour nous dire quelque morceau d’un nouveau poëme qu’il appelle les Trois Règnes. Nous avons été dîner chez lui, et nous avons bien cajolé sa femme. Ils sont venus dîner chez moi, où j’avais assemblé quelques moyens de séduction, quelques femmes, entre autres Mad. de Greffeuil, et nous l’avons déterminé.

Je reprends la suite de ma lettre, ce jeudi matin, en vous rendant compte de notre assemblée ; elle a été très-brillante et pour le nombre et pour l’espèce de nos auditeurs. François a fait un fort bon discours, et point trop long. Delille est arrivé au milieu de sa harangue et a été couvert d’applaudissemens. L’assemblée, disposée par-là même plus favorablement, a applaudi le prosateur. Après quoi Delille, qui, vous vous en souvenez, avait peu réussi en nous lisant un poëme sur la Conversation, a voulu reprendre du poil de la bête, et faire accueillir ce même morceau, et il en est venu à bout ; ensuite il nous a dit de beaux vers, sur les volcans, qui appartiennent à son ouvrage des Trois Règnes ; et puis encore quelques vers familiers de son poëme sur la conversation ; de sorte qu’assez maladroitement il ne nous a pas laissés sur la bonne bouche ; mais, malgré cela, il a été fort bien accueilli, et notre assemblée a très-bien réussi.

Puisque nous voilà sur l’Académie, la mort de Portalis, presque subite, laisse une place vacante. Mandez-moi qui vous croyez appelé à le remplacer, pour l’honneur et le bien de l’Académie. Je croirais assez que l’auteur des Templiers, qui a remporté deux prix, a des titres. Quant au ministère des cultes, il n’est pas aisé de trouver un homme tolérant, point fanatique, raisonnable, décent, et surtout ménageant la chèvre et le chou ; mais ce n’est pas mon affaire de trouver cette rareté.

Nous venons d’avoir fêtes sur fêtes : celle du retour de l’Empereur et celle du mariage du roi de Westphalie. Il m’a semblé qu’on a fêté la paix et celui qui la donne, plutôt que les conquêtes et le conquérant, et ce sentiment a été celui du peuple ainsi que celui des gens raisonnables ; mais ce qui attire vraiment l’admiration, c’est le grand caractère de ce personnage, auquel l’antiquité n’a rien à comparer, pour l’étendue et l’activité de son génie, qu’il va désormais employer à perfectionner toutes les parties de son gouvernement. Votre prince marche aussi dans la même route, et vous aurez quelque part aussi à la reconnaissance de votre pays.

Depuis ma dernière dépêche, j’ai fait quelquefois ma cour à S. M. la reine, qu’on ne peut voir sans être frappé de son extrême bonté et de son extrême simplicité. Je m’y suis trouvé avec Lécuy, et elle m’a renouvelé la permission d’aller à Morfontaine, avec une bienveillance si marquée, que, dès qu’elle y retournera, et c’est-à-dire, après les fêtes du mariage de la reine de Westphalie, je ferai cette entreprise, car c’en est une à mon âge que de se déplacer, même pour peu de jours.

Je ne grossirai pas mon paquet de plus d’écritures, attendu que je vous envoie un gros imprimé ; et vous n’avez qu’à vous imaginer que c’est une dépêche.

Excusez auprès de mon auguste bienfaiteur une paresse et une stérilité qui sont l’effet nécessaire de l’âge, et profitez de toutes les occasions qui peuvent s’offrir à vous, de lui parler de ma vive et respectueuse reconnaissance.

Vous connaissez depuis longues années les sentimens qui m’attachent à vous.

Morellet.

Avez-vous pensé aux stéréotypes d’Herhan ?