Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/VII


LETTRE VII.

Paris, le 12 mai 1807.

Je voudrais écrire à Votre Excellence au commencement de ce mois quelque chose de raisonnable et qui put intéresser mon auguste et généreux bienfaiteur ; ma pauvre tête et mes yeux s’y refusent : mes yeux qui se fatiguent et s’obscurcissent dès que j’ai lu quatre pages, et ma tête (qui, en dépit de l’étymologie, bien incontestable, de son nom caput, formé de capere, l’action de prendre) n’a plus la force de saisir et de contenir deux idées et de lier deux raisonnemens. Je suis précisément dans l’état où un métaphysicien profond, tel que Degérando, pourrait souhaiter d’être, pour observer la dégradation successive des facultés intellectuelles sur lui-même, si ce malheureux état n’ôtait pas en même temps le goût de l’observation, en rendant pénible les moindres efforts de l’esprit, et en affaiblissant merveilleusement le pouvoir d’appeler à soi et des sujets intéressans et les idées qui appartiennent à chaque sujet ; enfin, mon cher et respectable confrère, vous qui avez toute la vigueur de votre tête, représentez-vous un vieillard débile, obligé de faire à chaque pas un nouvel effort pour monter une pente douce, et vous aurez un tableau vrai de ma faiblesse et de ma nullité.

Je prendrai cependant, comme on dit, mon cœur à deux mains pour m’entretenir avec vous et vous écrire ce que je vous dirais sans effort en me promenant avec vous dans les jardins de Morfontaine, où vous seriez aussi bien qu’à Caserte, si vous y étiez avec les maîtres de la maison, et où je ne puis m’empêcher de penser qu’eux-mêmes seraient plus heureux qu’à Naples. Si fata dedissent.

Vous avez dû recevoir, et j’imagine que vous aurez peut-être pris le temps de lire les discours de l’Académie. Je vous ai déjà dit quelque chose à l’avance de l’effet qu’a produit sur l’assemblée le discours du cardinal. Comme il l’a très-mal débité, il pouvait gagner à la lecture auprès de lecteurs bénévoles, mais il n’a trouvé presque partout que des dispositions hostiles dans ses lecteurs. L’éloge de l’Empereur, où il y a beaucoup de choses aussi vraies que bien dites, arrivant à un auditoire excédé de six à sept quarts-d’heure d’attention, n’a produit aucun effet. Alexandre défendit à tout autre qu’à Lysippe de faire sa statue. Si j’étais de l’Empereur, je défendrais de coudre mon éloge à tout discours trop long. Cette défense eût embarrassé quelques-uns de nos conseillers d’état et de nos sénateurs.

Je vous dirai, à cette occasion, que vous avez dû trouver dans les papiers un discours de Fontanes, du 18 mai, prononcé aux Invalides, et du meilleur genre, à quelques traits près, où il a cru devoir dire quelques injures à la philosophie et aux philosophes, mais avec quelque mesure.

Je reviens au cardinal. Le lendemain de sa réception, on a fait courir un bulletin en ces termes : Le 6 mai, vers les quatre heures après midi, un grand personnage s’est noyé près le pont des Arts. Et le bulletin dit vrai.

Un fait, que je puis énoncer, parce qu’il est public, me confirme dans cette pensée. L’Empereur a été fort mécontent des deux discours, où l’on cherche, a-t-il écrit, à entretenir des haines et des souvenirs qu’il s’efforce d’assoupir. Je croirais pourtant que l’effet des deux discours ne saurait être bien redoutable, car il a vraiment été nul, et je m’en tiens à un mot de Mercier le Dramaturge, qui a dit : Voilà bien du bruit pour rien. Eh bien, ce sont deux prêtres, dont l’un dit : dominus vobis cum, et l’autre répond : et cum spiritu tuo.

Enfin, d’après la manière dont le discours du cardinal a été reçu, je crois désormais difficile qu’il soit jamais mis à la tête de l’instruction publique, place qu’il semble avoir eu principalement en vue en revenant en France. Je vous avoue, au reste, que parmi ce que nous avons ici, je ne connais personne qui puisse suffire à cette besogne, et je crois que cette impossibilité même forcera l’Empereur à changer encore tout le plan de ce grand établissement.

Voici d’autres nouvelles de notre Académie. Nous nous trouvons dans un assez grand embarras, à la suite d’une demande que l’Empereur a eu le temps de nous faire, du sein des plus grandes et des plus importantes affaires dont une tête humaine ait jamais été occupée. De son quartier-général, et au bruit des canons et des mortiers qui foudroient Dantzick, il s’amuse à demander à l’Institut, d’après un ancien statut du temps où l’Institut n’était encore partagé qu’en trois classes, de préparer, pour le 1er janvier prochain, un état des progrès des sciences, de la littérature et des arts, depuis 1789 jusqu’à l’époque présente.

La besogne n’est pas bien difficile pour les autres classes. Dans la première surtout, il y a du positif, des faits à recueillir. On peut montrer des progrès dans la découverte d’une planète ou d’une comète nouvelle ou dans un nouveau procédé chimique, dans de nouvelles expériences sur le galvanisme, dans quelque espèce nouvelle de plantes ou d’animaux, etc.

Dans la troisième classe, on peut avoir découvert et traduit quelque manuscrit arabe ou pelvi ; enfin la notice des travaux de nos artistes, la description de quelques monumens anciens sont autant de faits qu’on peut apporter comme des signes non équivoques des progrès en ces différens genres.

Mais notre situation est bien différente. Comment pouvons-nous rendre compte des progrès ou de la décadence de l’art dramatique, sans nous compromettre avec les auteurs vivans, nos confrères Légouvé, Chénier, etc., et de l’éloquence de la chaire et de la tribune et du barreau, sans trouver en notre chemin et des hommes et des choses ? Ces considérations ont été alléguées par plusieurs d’entre nous ; mais d’autres ont dit, d’après La Fontaine : alléguer l’impossible aux rois, c’est un abus, et leur opinion l’a emporté. On a nommé des commissions et force commissaires, mais je n’ai pas grande opinion de leur besogne, quoique je soie l’un d’entre eux. J’ai pris pour ma part les progrès de la grammaire et de la poétique proprement dites. J’ai proposé d’y ajouter la logique, et j’aurais pu faire voir aisément qu’en cette partie notre marche a été tout-à-fait rétrograde. J’aurais pu tirer des exemples frappans de sophismes et de paralogismes dans les discours oratoires, dans les discussions les plus importantes, dans les arrêtés les plus solennels, dans les codes mêmes, lorsqu’ils sont tout faits, etc. Mais j’ai pensé ensuite que cette besogne serait très-forte, surtout mon âge et pour moi. Je vous rendrai compte de ce qui se fera.

Il nous serait plus aisé de rendre compte des progrès du genre des romans, en faisant l’éloge ou la critique de Corinne ; mais un auteur vivant, et une femme !

Je pense bien qu’à quelques momens perdus, soit pendant l’heure de la Siesta, si, comme beaucoup de Français, vous ne vous y êtes pas accoutumé, soit pour appeler à vous il dolce somno oblio del mati, vous aurez lu quelques pages de cette nouvelle production de Mme de Staël. Elle réussit ici assez généralement, nonobstant quelques défauts qu’on lui reproche, comme le caractère d’Oswald manqué, la recherche dans l’expression, qui va quelquefois jusqu’à l’amphigouri ; le voyage de Corinne en Angleterre et en Écosse, d’où elle part sans avoir vu son ami qu’elle venait y chercher ; sa dernière improvisation déplacée et sans motif raisonnable ; l’inconstance d’Oswald, qui n’a aucune raison de ne pas épouser une femme charmante, puisqu’il ne peut être arrêté ni par la fantaisie de son père, qui n’a jugé Corinne qu’encore enfant, ni par son projet de mener une vie politique, qui ne peut pas être plus incompatible pour lui avec son union avec une femme aimable qu’à des milliers de ses compatriotes, qui concilient ces deux choses, etc.

Hélas ! par le temps qui court, nous n’avons pas besoin de recourir aux romans pour nourrir en nous cette disposition, dont Mme de Staël fait tant de cas, la mélancolie. Elle peut se repaître de malheurs trop réels. Nous en apprenons un que vous avez eu sous les yeux, la mort de M. de Pomard, fils d’une très-aimable mère, qui l’avait élevé avec un soin extrême et qui en avait fait un sujet de la plus grande espérance. Comme vous l’avez connu et employé, vous pouvez juger mieux que personne de la grandeur de la perte. La mère est inconsolable, et le pauvre Delambre, dont il était devenu le beau-fils, est dans la plus profonde douleur.

Les événemens tristes, en ce genre, se multiplient et se succèdent avec rapidité. J’avais dîné, il y a quatre jours, chez Mme R***, avec Mme de C***, qui nous avait parlé de sa fille avec intérêt, et on vient d’apprendre la mort de Mme Sebastiani, à quelques jours de ses couches. Elle est fort regrettée. Vous aurez eu cette nouvelle avant nous. Vous aurez su sans doute aussi, ce qu’on nous dit ici depuis hier, que M. de Luchesini, étant allé voir son fils malade en laissant Mme Luchesini ; sa femme, le voyant revenir seul, s’est persuadée que son fils était mort, est tombée sans connaissance et n’est revenue à la vie que folle ; et que le mari lui-même en est mort.

Je reviens encore à Mme de Staël. Je ne vous ai parlé encore que de la partie de l’ouvrage qui compose le roman ; pour les descriptions de l’Italie, vous pouvez juger de toutes celles des pays que vous avez vus. Il y a des méchans qui disent que l’esprit métaphysique et philosophique, qu’elle possède à un très-haut degré, ne se trouve guère avec le sentiment des arts. En tout le reste, je trouve qu’elle ressemble beaucoup au portrait de sa Corinne.

Des hommes raisonnables voient aussi avec quelque peine, dans l’ouvrage de Mme de Staël, une apologie fréquente et quelquefois jusqu’à de l’admiration, des cérémonies religieuses ; de la religion romaine, de la semaine sainte, des moines, etc. Elle paraît adopter ce grand et prétendu principe de la nécessité d’un culte pour le peuple, qui est aujourd’hui le cheval de bataille des dévots politiques contre les philosophes. Elle oublie que la moitié de l’Europe et la moitié la plus religieuse et la plus morale n’a point ou presque point de culte extérieur ; que les madones au coin des rues, et les pèlerinages, et les processions, et les moines mendians et autres ont bien plutôt corrompu et perdu la morale et la vraie religion, qu’ils ne l’ont conservée, etc. Mme de Staël, élevée dans la religion protestante et trop éclairée pour être superstitieuse, donne à penser qu’en favorisant cette théorie, elle a voulu se concilier les salons du faubourg St.-Germain, et les auditeurs de M. l’abbé de Fressinous, qui établit dans ses discours, que, sans la croyance aux mystères, aux miracles, et à l’Église catholique, apostolique et romaine, et à ses cérémonies, il n’y a ni probité, ni vertu. Lorsqu’on a élevé devant moi cette inculpation contre Mme de Staël, j’ai répondu pour elle, que je ne croyais pas qu’en prêtant ces avantages au culte catholique, elle eût eu aucune vue politique ; et qu’elle avait seulement employé en cela un moyen, une machine de roman.

Je ne me flatte pas que cette excuse soit trouvée bonne par tout le monde. La Corinne de Mme de Staël, qui, dans tant d’endroits du roman, est Mme de Staël elle-même, à genoux et en larmes devant la madone de Lorette ; Oswald, qui d’abord s’est étonné de voir une femme d’un esprit si supérieur, se livrant à des pratiques tout-à-fait populaires et qui tout de suite lui dit que lui-même invoque son père dans le ciel, et en attend un secours extraordinaire, une protection miraculeuse, etc. ; tout cela va, ce me semble, bien mal dans la bouche de Mme de Staël, parce qu’on ne peut guère se persuader que toute cette mythologie soit dans l’esprit d’une personne comme elle. Voyez les pages 216 et suiv., 2° volume.

Je vous ai écrit longuement, le mois dernier, sur les stéréotypes d’Herhan, et je désire que vous me fassiez une réponse quelconque sur cet objet. Les exemplaires que je vous avais annoncés, n’étant pas partis, sans doute, parce qu’on a trouvé le paquet trop gros, je me contente d’expédier l’exemplaire destiné à Sa Majesté, et que vous obtiendrez bien qu’elle daigne recevoir. Anson s’est chargé de le remettre à M. de la Valette.

Permettez-moi, en finissant, de vous donner une petite commission. Depuis que mes yeux s’affaiblissent rapidement, au point de me faire craindre de les perdre bientôt, incapable d’un travail un peu long, et voulant me ménager une ressource pour le temps où je serai tout-à-fait aveugle, j’ai repris un violoncelle qui était depuis vingt ans dans mon grenier, et je me suis remis à en tirer quelques sons et quelques accords. Or vous saurez que, pour une oreille délicate, c’est une chose très-importante d’avoir de bonnes cordes pour cet instrument, car il y en a beaucoup de fausses, comme il y a beaucoup d’esprits faux. Vous savez que vous êtes dans le pays où se font les meilleures de toute l’Europe ; je vous demande de me faire choisir par un maître une demi-douzaine de chacune des deux hautes cordes du violoncelle qu’on appelle et la, et dans les moindres grosseurs. Vous trouverez aisément quelque voyageur qui mettra ce très-petit paquet dans un coin de sa malle, à moins que vous n’ayez quelqu’autre moyen de me le faire parvenir avec sûreté, et sans frais de port, qui seraient toujours assez considérables. Vous m’aiderez ainsi à remplir pour moi-même, à la lettre, le souhait qu’Horace adresse à Apollon :


Latæ dones, et precor, integra
Cum mente ; nec turpem senectam
Degere nec cithara carentem.


Je finis parce que voilà assez de papier gâté. Si j’étais tenté d’en employer davantage, ce serait pour vous dire plus de bien que je ne vous ai dit du roman de Mme de Staël, où je trouve de vraiment belles choses. La pauvre femme avait compté, dit-on, sur l’effet que produirait cette lecture auprès de l’arbitre de son sort pour en obtenir son retour. Elle lui avait envoyé son ouvrage avec une lettre dont elle attendait beaucoup ; et on dit que le livre n’a pas plu et que la lettre n’a rien produit. Elle est souverainement malheureuse de ne pouvoir être à Paris. Elle dit des Suisses comme Ovide des habitans des bords de la mer Noire.


Barbarus (on peut passer le solécisme).
Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis.
Itamen i pro me tu cui licet adspice Romam
Di facerent possem nunc mens esse liber.


Je vous le répète en finissant. Je suis honteux de ma stérilité et de ma misère. J’ai besoin d’indulgence et besoin que vous m’assuriez qu’on en a. Répondez-moi quatre lignes. Votre Excellence connaît mes anciens sentimens pour elle. Ils ne changeront jamais.

Morellet.

P. S. Les exemplaires du Racine stéréotypé que je vous ai annoncé dans ma dépêche du mois de mai, sont partis par une voie sûre il y a déjà plusieurs jours, adressés, je crois, à M. Miot.