Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/II

LETTRE II.

Octobre 1806.

Mon cher confrère, en institut et en économie publique, vous n’aviez pas besoin de vous mettre en frais pour justifier à mes yeux le retardement de votre réponse. Quelque chose que j’en aie dit à Mme R***, je n’en ai pas été fâché sérieusement. Je sais trop le droit de préférence qu’ont les affaires importantes, et je n’ai jamais douté qu’en vous rapprochant de sa personne, le roi ne s’aidât de vos lumières, pour donner une administration raisonnable à un pays qui n’en a point, ou plutôt qui a toujours eu la pire des administrations qu’on connaisse sur le continent. Il y a longtemps que j’en ai pris cette idée, lorsque j’y ai passé deux mois, en 1758. Il y a tout-à-l’heure cinquante ans. J’ai souvent eu, à mon retour en France, des conversations à ce sujet, avec M. de Malesherbes, et l’une de ces conversations se trouve dans une petite lettre imprimée que je lui a adressée, et qui a pour objet les lois prohibitives relatives au commerce des grains.

C’est une belle entreprise que celle de nettoyer ces étables d’Augias ; mais puisque vous avez mis la main à ce travail, comment avez-vous pu penser que vous nous reviendriez ? Malgré l’espoir que vous m’en donnez, je suis trop vieux pour me flatter de pouvoir, dans mes derniers hivers, radoter au coin de votre feu. Mais je ne saurais vous détourner d’une si belle carrière. C’est un but si noble que celui de faire du bien à un peuple entier ! C’est là l’ambition des grandes âmes, la seule qui rende heureux ceux qui s’y livrent et qui laisse bien loin derrière elle celle des conquêtes. C’est pour celle-là seule qu’on peut faire d’aussi grands sacrifices ; quitter son pays, ses amis, ses habitudes, et surtout les charmes de la société, dans le pays où ils sont le mieux sentis, et peut-être le seul où on puisse les assembler autour de soi. Votre prince, lui-même, vous donne l’exemple de ce dévouement. Puisse-t-il en être récompensé par le succès ! Puisse-t-il faire que ce paradis de l’Europe, habité, selon le proverbe italien, par des diables, le soit désormais par des hommes bons, parce qu’ils seront heureux !

Je viens maintenant à ce qui me regarde et à la marque d’extrême bonté que veut bien me donner Sa Majesté, sur votre simple indication. En saisissant si promptement cette idée de correspondance littéraire, et la présentant à Sa Majesté, vous m’embarrassez beaucoup. Autant qu’il m’en souvient, je vous ai écrit que si j’étais moins vieux de quelques vingt années, je solliciterais l’honneur d’être chargé d’une mission de ce genre, mais mon âge et une faiblesse d’yeux, qui fait tous les jours des progrès, et qui, selon Wenzel et Forlenze, que j’ai consultés tous les deux, me menace d’une cataracte, ne me permettent guère de la remplir d’une manière digne du prince que je m’honorerais de servir. Je ne puis suivre les théâtres qui sont notre grande littérature, depuis que beaucoup d’autres objets ont été interdits ou négligés. Mes yeux ne peuvent supporter la chaleur et les lumières des spectacles ; ils sont même trop faibles pour lire toutes les productions de nos poëtes, dont nous pouvons dire : Multiplicasti gentem et non multiplicasti lætitiam. Je ne parle pas des romans, que je ne suppose pas pouvoir entrer dans une correspondance de ce genre. Quant aux querelles littéraires, elles sont encore bien moins dignes d’aucune attention pour celui qui en a tant d’autres à apaiser.

Restent les ouvrages de grande politique et ceux d’économie publique. Les premiers sont un fer encore rouge, qu’on ne saurait toucher sans se brûler. Les derniers seraient donc les seuls dont je pourrais faire le fonds de ma correspondance, ils me sont plus familiers qu’aucun autre, mais le nombre des ouvrages nouveaux de ce genre, est bien petit, vous le savez ; la plupart, faits dans des principes opposés à ceux que j’ai professés depuis plus de cinquante ans, donneraient lieu à des discussions qui pourraient déplaire.

Dans cette disette d’ouvrages nouveaux de quelqu’utilité, je ne vois en moi de ressources, pour remplir, le moins mal que je pourrais, les intentions de Sa Majesté, que de prendre dans le magasin de papiers, que vous connaissez, distribués dans les cases que vous avez vues vingt fois chez moi, et où vous avez bien voulu quelquefois puiser, tout riche que vous êtes. Quelques parties de ces matériaux, d’un ouvrage qui ne verra jamais le jour, échapperont peut-être par-là au poêle ou la beurrière. La révolution, qui ne m’a pas permis de les assembler, pour en faire un édifice régulier, ne les empêche pas d’être taillés, au moins sur une ou deux de leurs faces, comme des moëllons destinés à entrer dans une construction projetée. Vous jugerez vous-même s’ils sont bons à quelque chose, et si vous pourrez en tirer quelque parti.

Vous me direz peut-être que des dissertations et des discussions du genre de celles dont je vous parle, ne seront pas amusantes et qu’en désirant d’établir cette correspondance, Sa Majesté doit y trouver quelque relâche à ses travaux, quelque dissipation ; que c’est avec ses ministres qu’elle discutera les questions d’économie publique, dont la décision formera les maximes de son gouvernement ; qu’elle attend d’un correspondant littéraire quelques notions de l’état de notre littérature, à laquelle elle continue de mettre beaucoup d’intérêt. À cela, mon cher confrère, je n’ai pas de réplique, si non celle de l’homme champêtre :


J’offre ce que j’ai.


À mon âge on ne produit plus rien ; on ne peut servir à ses convives que les provisions qu’on a amassées dans l’hiver de ses ans. L’homme, ainsi que l’ours, ne peut que lécher ses pattes. Ne me voyez-vous pas dans mon cabinet vert, construit au milieu de ma chambre, comme l’ours des montagnes, enfermé dans le creux de son arbre pendant la grande rigueur du froid ?

N’allez pas croire pourtant que je vous tiendrai à l’économie publique pour toute nourriture : il y a nombre de questions morales et philosophiques qui sont en même temps éminemment littéraires et qui sont bien plus intéressantes à discuter, que le plan d’une tragédie pour savoir s’il est bien ou mal conçu. Vous et moi nous avons agité cent fois ces questions dans la conversation, sans arriver à un résultat. Lorsqu’on les traite la plume à la main, on est bien forcé de conclure, et des discussions de ce genre pourront, ce me semble, être agréables à Sa Majesté.

Je ne dis pas non plus que je ne vous enverrai point de littérature pure si quelqu’ouvrage m’en donne l’idée, mais ce sera avec une extrême sobriété.

Je dois convenir avec vous de la forme de ma correspondance ; je crois que la plus simple est celle que je prends ici en vous adressant ce discours : elle me laisse plus de liberté dans mes mouvemens en me dispensant des formules nécessaires pour tout ce qu’on adresse à Sa Majesté. Si d’ailleurs cette méthode n’était pas approuvée, je me conformerai à celle qui me sera prescrite.

J’entre en matière par un petit essai sur une question de droit public qui me tombe sous la main dans l’immensité de papiers que j’amasse depuis plus de cinquante ans, et qui me menace du sort du Cassius d’Horace :


Capsis quem fama est esse librisque
Capsis Ambustum propriis.


Que si vous le trouvez mauvais ou hors de propos vous pourrez le brûler, avant moi et sans moi, en avancement d’hoirie.


Quelques vues sur la Prescription.

On se propose ici de recueillir quelques idées sur une question de droit public qui peut être de quelqu’intérêt dans les circonstances présentes.

Tout le monde sait que la prescription est une loi qui assure aux possesseurs la propriété d’un bien, après une possession de fait qui a duré le temps fixé par la loi.

Les droits attachés par tous les codes des nations policées à la prescription, sont fondés sur l’utilité générale du genre humain, qui demande impérieusement que toute propriété ait un maître.

« La prescription, selon Domat, a sa justice et son équité fondée sur ce principe, que la possession étant naturellement liée au droit de propriété, il est juste de présumer que, comme c’est le maître qui doit posséder, celui qui possède doit être le maître, et que l’ancien propriétaire n’a pas été privé de sa possession sans de justes causes. » Liv. III, section iv.

Et un peu plus bas : « Comme la prescription a été établie pour le bien public, et afin que la propriété des choses ne demeurât pas incertaine, celui qui a acquis la prescription n’a pas besoin de titre, et elle lui en tient lieu. »

La prescription peut se présenter à des esprits peu attentifs comme favorable à l’usurpateur et ennemie des propriétaires légitimes ; et il est en effet possible qu’en un petit nombre de cas elle couvre l’usurpation ; mais, pour un de ces cas, il en est des milliers où elle est la sauve-garde de la propriété réelle et légitime, originairement fondée sur le travail, et sans laquelle le travail qui féconde le sol n’aurait pas lieu, ce qui serait funeste à la société.

Comme en droit civil on a reconnu pour père celui que l’union conjugale indique, on a été conduit, par les mêmes et de plus puissans motifs, tenir pour propriétaire de chaque portion de terre celui qui la possède en la cultivant, ou la faisant cultiver, et qui a contracté ainsi avec elle une union intime. Cette union est, ainsi que l’union conjugale, consacrée par la possession non contredite, telle que celle d’après laquelle la prescription s’établit. Des deux côtés on a attaché la possession au possesseur. Enfin pour achever ce rapprochement, comme c’est surtout en faveur des enfans, fruit de l’union des deux sexes, que le lien du mariage a été fortifié de toute la puissance des lois, c’est en faveur de la multiplication des productions du territoire qu’on a établi la prescription.

Ce sont ces avantages de la prescription qui l’ont fait appeler, par les anciens jurisconsultes, la patrone du genre humain, patrona generis humani.

Ces mêmes principes conduisent à reconnaître la prescription entre les nations, entre lesquelles il n’y a en effet que le droit naturel antérieur à toute association ; et c’est ce qui fait dire à Puffendorf : Qu’entre ceux mêmes qui n’ont d’autre loi commune que le droit naturel et le droit des gens, on peut alléguer, à juste titre, une possession acquise de bonne foi et conservée quelque temps sans interruption.

Je ne sais pas que ces privilèges de la prescription aient été jusqu’à présent appliqués à la possession du pouvoir dans les chefs du gouvernement, et il me semble cependant que cette application pourrait être, en certains cas, de quelque utilité.

Si la prescription, qui assure au possesseur la jouissance des biens ordinaires, a eu pour motif d’empêcher entre les hommes la misère et les troubles naissans de l’incertitude de la propriété, le besoin n’est pas moins pressant de maintenir l’autorité établie dans les mains de ceux qui l’exercent, puisque sans cela on ne peut conserver l’ordre et la paix dans la société politique.

Si, par la première de ces raisons, lorsqu’un possesseur jouit depuis vingt ou trente ans d’une terre, d’une maison, le repos de la société demande qu’il soit regardé comme propriétaire légitime, lorsqu’un individu, jouissant de l’autorité suprême, l’exerce depuis assez long-temps pour que le corps politique ait repris ses mouvemens et toutes ses fonctions, et que sa possession ne pourrait pas être troublée sans de grands désordres et de grands malheurs, l’intérêt des peuples et de l’humanité ne demande-t-il pas que cette possession soit respectée en lui, abstraction faite de son origine, comme on en use à l’égard de celui en faveur de qui s’exerce la prescription ordinaire en matière de propriété.

Cette théorie découle nécessairement de la maxime incontestable que les peuples ne sont pas faits pour les chefs du gouvernement, quelque dénomination qu’on leur donne, mais au contraire que les chefs des gouvernemens sont faits et établis pour le bonheur des peuples.

D’après cette maxime incontestable, on ne peut vouloir renverser un gouvernement établi que lorsque le bien des peuples exige évidemment ce renversement ; mais lorsque, par l’hypothèse même, un gouvernement établi maintient l’ordre public en respectant la propriété et la liberté individuelle, élever une guerre étrangère ou civile pour le renverser, répandre sur des millions d’hommes toutes les calamités, pour arracher l’autorité à ceux qui l’exercent, et la remettre en d’autres mains, c’est un projet manifestement contraire au bien de l’humanité.

Une pareille entreprise contre le possesseur actuel ne pouvant être faite qu’au nom et pour l’intérêt de la nation, ne serait légitime, qu’au cas où elle se ferait pour délivrer un peuple de l’oppression. Or ce motif ne peut avoir lieu dans l’hypothèse où nous raisonnons, d’un nouveau gouvernement qui a rétabli l’ordre et qui respecte la liberté individuelle et la propriété, car la nation n’a jamais d’intérêt à renverser un tel gouvernement pour s’en donner un autre ; elle a au contraire un intérêt constant à le conserver et à le maintenir, nonobstant quelques vices dont il peut-être entaché, mais dont il peut se corriger, qu’il est de son intérêt de corriger, et que par conséquent il corrigera plus tôt ou plus tard.

Le principe une fois admis, il reste à déterminer quel temps est nécessaire pour établir ce genre de prescription en faveur du gouvernement.

Domat fait mention de prescriptions de différentes durées comme de trente ans, vingt ans, dix ans pour les immeubles et trois ans pour les meubles, d’après différens usages du droit romain.

Je laisse aux personnes plus instruites que moi en ces matières, à choisir entre ces divers périodes. Je dirai seulement que le temps doit être court si on le règle, ainsi qu’il est juste, sur l’intérêt d’une nation, à établir et à maintenir chez elle l’ordre public.

J’ajoute que la prescription dont il s’agit ici ne doit pas courir seulement de l’époque ou le nouveau gouvernement s’est établi, mais de celle où l’ancien a été détruit. La chose qui est l’objet de la prescription doit être regardée comme vacante et abandonnée du moment où l’impuissance de l’ancien possesseur a été constatée et reconnue. Ainsi, si après le renversement de l’ancien gouvernement, il y a eu des temps d’anarchie, c’est à celui qui a fait cesser le désordre que doit profiter cet intervalle comme ajouté à la prescription qui le favorise. Ce temps est à la nation puisque les gouvernans ne sont point propriétaires, et, en l’ajoutant à la durée du gouvernement qui a fait cesser l’anarchie, on le compte au profit de la nation.

On dira peut-être que cette théorie sur la prescription ne peut être nécessaire qu’à un gouvernement qui ne serait pas d’ailleurs assis sur des bases solides et légitimes. Je répondrai à cela par l’axiôme des jurisconsultes quod abundat non viriat.

Je ne dois pas oublier de dire aussi que, dans le pays dont l’étendue, la situation, les mœurs, les habitudes, le caractère national exigent une constitution monarchique et héréditaire, les avantages de la prescription que nous avons attribués au chef du gouvernement établi, s’étendent à son successeur dans l’ordre réglé par la constitution.

À ma petite dissertation de droit public, qui peut bien avoir quelque intérêt pour un bon entendeur, je joindrai quelques nouvelles littéraires telles quelles, car je ne puis pas vous en donner de bien intéressantes.

Je me suis laissé mener à la comédie avant-hier, pour voir une tragédie nouvelle, Joseph par M. Baour de Lormian. La versification en est assez bonne, quoique presque toujours trop emphatique, le plan vicieux, les caractères mal tracés ; la reconnaissance, qui est si touchante dans la Bible, absolument gâtée pour être trop préparée et traînée. Il y a un Siméon, personnage horrible, qui occupe continuellement la scène, sans servir à rien ; qu’on fait entrer dans une conspiration sans motif, à laquelle il ne peut être d’aucun secours. On y applaudit quelquefois des mots heureux, et surtout Mlle Mars en Benjamin, qui est vraiment charmante et qui débite son rôle avec une simplicité, une naïveté et une vérité qui font ressortir davantage l’emphase et l’horrible lenteur du débit de tous les autres acteurs, jouant le mot et jamais la phrase et le sens, parce qu’ils mettent huit ou dix secondes entre chaque mot. Mais je suis ridicule de vous entretenir de pièces de théâtre que vous ne connaîtrez peut-être jamais et dont les journaux vous donneront bien plus idée, si vous pouvez prendre la peine de les lire.

Il faut que je vous dise un petit événement de notre académie. Mercredi, 17 septembre, nous étions au mot apothéose. Fontanes rappelle à ce sujet, fort en détail, l’apothéose de Marat, et le peuple à genoux autour d’un monument élevé sur la place du Carrousel, et ses cendres portées au Panthéon en même temps que celles de Mirabeau en étaient retirées. Vous vous souvenez que cette expulsion de Mirabeau fut décrétée sur une motion de Chénier. Celui-ci croyant voir dans le détail soigneux que faisait Fontanes, le projet de rappeler un acte de ce patriotisme qu’on appelle aujourd’hui d’un autre nom, prend feu et, après quelques mots piquans va joindre Fontanes, lui parle bas comme Rodrigue au comte de Gormas, et, aussitôt que l’assemblée finit, le suit et a avec lui une nouvelle explication. Heureusement Fontanes lui proteste qu’il n’a point eu dessein de le blesser. Arnault qui les avait joint, les fait convenir que Fontanes faisant à la première assemblée la même déclaration, tout sera fini. Ce qui a été fait mercredi dernier.

Nous avons un bon nombre de nos nouveaux dévots politiques qui se font une affaire de nous ramener aux idées absurdes des théologiens sur l’intérêt de l’argent, qui le proscrivent sous le nom d’usure dont ils n’entendent pas le sens, et à qui il ne tient pas qu’on ne puisse bientôt plus trouver de capital pour aucune entreprise, parce qu’ils ne veulent pas que ceux qui en ont fassent payer les risques qu’ils courent en le prêtant, qui prétendent interdire aux particuliers, de prêter à 8 ou 9, lorsque le gouvernement emprunte à 10 et à 12 ; et qui font, pour établir ces absurdités, de belles dissertations dans le Mercure et dans le journal des Débats ; et que voulez-vous qu’on oppose à de telles sottises après tant de volumes où on les a signalées. C’est la doctrine du profond M. Fiévée qui continue de la professer, avec l’assurance que vous lui connaissez, et qui, entr’autres belles sentences, établit que c’est un crime de lèze-Majesté de dire que l’argent marqué de l’effigie du prince est une marchandise.

J’ai reçu d’Angleterre et de mylord Petty, deux gros volumes in-folio, contenant tous les travaux faits depuis 1801 on 1802, pour constater l’état de la population. Nous n’avons rien en ce genre de si complet et de si bien fait. Le résultat en est que dans les trois royaumes et les petites îles adjacentes, la population se porte au-delà de treize millions. C’est un ouvrage qu’on ne vend point, et j’en suis d’autant plus reconnaissant envers lord Petty qui me l’a envoyé, et envers lord Lauderdale qui me l’a fait venir par son courrier.

Lord Lauderdale m’a fait, lui-même, présent de la nouvelle édition de l’ouvrage de Malthus, sur la population. L’auteur croit avoir mis le doigt dans la plaie du genre humain, qui est, selon lui, sa tendance naturelle et puissante à se multiplier par-delà les moyens de subsistance que peuvent lui fournir la terre et le travail, ce qui amène nécessairement à sa suite la misère pour les dernières classes de chaque société, plus ou moins nombreuses, selon le degré de sa population et d’autres circonstances. Il recherche dans toutes les nations connues les causes qui retardent et arrêtent les progrès de la population, tels que les mauvais traitemens des femmes dans les nations sauvages, ainsi que chez les naturels américains, le défaut de culture, les maladies épidémiques, l’abus des liqueurs fortes.

On ne peut faire cesser ce mal de la société politique qu’en tenant ou en portant la quantité des subsistances au-dessus du niveau de la population, s’il est des moyens d’atteindre ce but, et ces moyens semblent ne pouvoir être que l’un des deux suivans : ou d’augmenter les moyens de subsistance, la population restant la même ; ou de réduire la population, la quantité de subsistance demeurant la même, de manière que dans l’un et dans l’autre cas, la subsistance se trouve plus abondante qu’elle ne l’est à présent pour chaque individu des classes infimes de la société.

En multipliant la quantité de subsistance on n’améliore pas la condition des dernières classes, parce que, dès qu’on augmente cette quantité, par quelque moyen que ce soit, comme la culture étendue ou perfectionnée, ou le commerce ou l’industrie, la population s’accroît en même proportion. Le penchant qui attire les sexes l’un vers l’autre, les portant toujours à produire de nouveaux consommateurs, ce qui soutient le nombre des consommateurs et les subsistances dans le même rapport qu’auparavant.

Il n’est pas facile de réduire la population par les moyens jusqu’à présent proposés et pratiqués, en y comprenant même les plus violens et les plus condamnés par la morale et la religion, tels que les mauvaises mœurs, la guerre, l’infanticide, le célibat forcé, la polygamie, l’eunuchisme, parce que l’action de chacune de ces causes produit un vide et rend une place vacante à la grande table de la nature, elle est remplie par un nouvel individu, de sorte que la condition de tous les autres et celle des individus des classes infimes ne devient pas meilleure.

Le seul remède que trouve l’auteur est ce qu’il appelle moral restreint et qui consiste, pour tout être humain adulte, à se persuader qu’il commet une mauvaise action en donnant naissance à une créature de son espèce, lorsqu’il n’est pas en état de la nourrir et de l’élever. On ne peut contester la bonté du remède, mais la difficulté est de le faire avaler par les malades qui sont ici les gens qui se portent bien. L’auteur en fait voir la nécessité et les avantages de la meilleure foi du monde, et avec beaucoup de force, mais vous savez le proverbe : on a beau prêcher qui n’a cœur de bien faire ; et, je crains bien que cette morale difficile à pratiquer partout, ne soit impossible à établir dans certains climats, tels que celui que vous habitez par exemple, et je vous invite à en faire vous-même l’expérience. Au reste, l’ouvrage entier est fort intéressant. L’auteur a approfondi le sujet bien plus qu’on n’a jamais fait avant lui. Il a combattu quelques erreurs importantes en cette matière ; une bien grande entre autres, l’opinion que les pauvres ont un droit véritable aux secours des riches ; ou, ce qui est la même chose ; que le gouvernement doit au peuple sa subsistance (qu’on ne peut lui fournir quand elle lui manque, qu’en la prenant sur les riches). Je dis, comme l’auteur, que c’est là une grande et funeste erreur. Je trouve dans mes papiers sur ce sujet une discussion très-étendue contre Ramond sur les lois constitutionnelles, et contre Adrien Lezay dans son ouvrage intitulé les Ruines. C’est là une des nombreuses dissertations que je pourrais sauver de l’oubli, si je n’achève pas bientôt de perdre la vue.

Nous nous disposons à recevoir à l’Académie le cardinal Maury à la place de Target. Je ne crois pas que son élection souffre aucune difficulté ; l’Empereur ayant écarté la seule qu’il y eut, en le faisant cardinal français et premier aumônier du prince Jérôme. Vous pouvez croire qu’il y aura foule à sa réception, pour entendre comment il se tirera de l’éloge de Target ; car, sans faire un grand discours, il fera un remerciement, où il ne se dispensera pas de l’usage antique de parler de son prédécesseur.

Nous avons dîné plusieurs fois ensemble chez Mme R*** où vous nous avez bien manqué ; mais où nous avons parlé de vous. Il réussit fort bien ici. Il fait toujours de bons contes et conserve toute sa vivacité. Il paraît qu’on veut employer ses talens. De quelle manière ? C’est ce qu’on ne sait pas. Mais l’Empereur lui a annoncé que c’était son intention.

Il faut bien que je vous parle de moi et de ma réponse à Geoffroi, que j’ai remise à Mme R*** il y a plus de trois semaines, et qui doit vous être parvenue. J’espère que vous serez de l’opinion de beaucoup de gens de mes amis qui, après m’avoir voulu détourner de répondre, m’ont tous dit que j’avais très-bien fait, puisque je pouvais répondre ainsi.

Ce n’est pas que je croie que cette manière de se défendre soit suffisante contre une feuille aussi répandue que le journal ; mais j’espérais que les extraits qu’on en ferait dans le Moniteur et les autres journaux aideraient à la faire connaître suffisamment. J’ai été trompé dans cette espérance, le rédacteur du Moniteur, qui m’avait demandé d’y insérer ma brochure, m’a écrit, au bout de huit jours, que la permission qu’il en avait demandée à M. M*** lui avait été refusée, et la raison qu’on en a donnée depuis, a été que le journal officiel devait rester neutre dans les querelles littéraires.

Quant aux autres journaux, après que quelques-uns des plus répandus se sont expliqués sur l’article de Geoffroy et contre le censeur Fiévée, tous ont reçu défense d’occuper désormais le public de cette querelle.

Il me restait toujours le moyen que j’ai proposé à la fin de ma brochure, d’obliger le journal à répandre ma défense par sa feuille comme il a répandu l’injure, mesure que tout le monde a trouvée juste et sage ; mais je n’ai pas non plus obtenu justice.

Je serais donc demeuré sous le coup du journal de l’Empire, si je n’avais eu la vie un peu dure ; ou, pour parler sans métaphore, je serais resté déshonoré si quelques travaux utiles, quelque courage dans des temps difficiles, quelques liaisons honorables, n’avaient donné à ma vie une sorte de notoriété favorable qui, non-seulement m’a défendu, mais qui m’a valu dans cette circonstance des témoignages nombreux d’estime et d’intérêt, non pas seulement de mes anciens amis, mais de beaucoup de personnages considérables, tels que tous nos ministres et mes confrères à l’Institut. J’oserai ajouter à ces moyens de défense, le plus puissant de tous, les nouvelles bontés de Sa Majesté.

Voici encore un fait assez étrange, qui peut être l’avant-coureur d’un état de choses fâcheux pour les lettres, en rendant plus difficiles et plus rares les relations des hommes de lettres avec le gouvernement.

Le deuxième dimanche du mois de septembre 1806, M. de Boufflers, membre de l’Institut dans la deuxième classe, et ci-devant un des quarante de l’Académie française, venant d’entrer dans le salon de Saint-Cloud, et se disposant à passer dans la galerie, un huissier lui a signifié qu’il ne pouvait entrer, que c’était par négligence de la part du suisse qu’il était parvenu jusqu’au salon, que sa consigne était expresse de ne laisser entrer aucune personne ayant le costume de l’Institut. M. de Boufflers a eu beau représenter qu’il avait été toujours admis à faire sa cour à Leurs Majestés dans cet habit, il n’a rien gagné. Pendant ce petit débat, le cardinal Maury étant arrivé, et M. de Boufflers lui disant quelques mots de politesse, la sentinelle de la porte du salon est venue poser sa main sur le bras de M. de Boufflers, et lui a dit : Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici, et sortez ; car ce dernier mot a été prononcé.

On ignore encore si cette exclusion a été portée par le maréchal Duroc ; si c’est quelque mal-entendu ; si c’est un nouvel arrangement ordonné par l’Empereur lui-même. L’Empereur étant sur son départ pour Mayence, M. de Boufflers et les membres de l’Institut, à qui il a fait part de cet événement, n’ont pas cru devoir le rendre public, et attendent le retour de Sa Majesté pour savoir à quoi s’en tenir.

Il y a douze ou quinze jours que j’ai fini d’écrire ce que vous venez de lire, et, depuis ce temps, la faiblesse de mes yeux, un abattement, un découragement extrême, une prostration de forces dans mon pauvre esprit, ne m’ont pas permis d’y rien ajouter. Il n’est personne qui ne connaisse ces temps de nullité où tombe chez nous l’être pensant. Je les ai connus aussi, mais bien courts et de peu de durée. L’âge les prolonge et va toujours les prolongeant de plus en plus. Cet effet tient, je crois, principalement à l’affaiblissement de la mémoire. Les idées acquises qui réveilleraient des séries de pensées, soit anciennement rassemblées, soit nouvelles, ne se représentant plus, même lorsque je m’efforce de les rappeler, ma tête demeure sans action.

Vous verrez par-là, mon cher confrère, et par ce que je vous ai dit de l’affaiblissement de mes yeux, la presque impuissance où je puis être, d’un moment à l’autre, de remplir les intentions de Sa Majesté, dans l’espèce de correspondance que vous avez bien voulu proposer.

Je vous prie donc de ne pas regarder le griffonnage que je vous envoie comme l’exécution du plan que Sa Majesté avait bien voulu agréer, ainsi que me l’a dit M. de Jaucourt. Réfléchissez encore sur cela, et vous me transmettrez ensuite les dernières intentions de Sa Majesté.

J’ai bien peu vu M. de Jaucourt, qui a été presque toujours à la campagne. Je vais savoir de lui les moyens de vous faire parvenir mon gros paquet.

J’écris à M. de Girardin, pour le remercier de ses vues bienfaisantes et solides.

Nous voici au 17 octobre, et les nouvelles d’Allemagne commencent à nous apprendre des victoires. Plaise à Dieu qu’elles ramènent la paix, sur la terre d’abord, et ensuite sur les mers.

Nous avons eu une exposition très-brillante des produits de l’industrie française, d’après lesquels on peut croire que les arts de la paix fleurissent au milieu de la guerre. Mais en voyant ces beaux ouvrages, ces belles machines à filer le coton, la laine, et tous les moyens des arts perfectionnés, je me rappelle ce qu’on voit dans beaucoup de pays ; de jolis enfans, que la misère de leurs parens ne permet pas d’élever jusqu’à l’âge d’homme, et je dis que, sans la paix, sans la libre communication des nations, sans le libre usage de sa personne et de sa propriété dans le commerce, toutes ces merveilles ne se perpétueront pas, demeureront stériles, et je crois bien qu’en cela vous serez de mon avis, contre tous les ennemis de la liberté du commerce, de quelque qualité et condition qu’ils puissent être, selon le style des anciens arrêts.

Je n’entends pas, par ces réflexions, vous dégoûter d’accueillir et de favoriser quelque bon établissement de ce genre, et vous le verrez tout de suite par le petit papier joint à ma lettre, contenant une proposition d’un M. O’Reilly, qui vous propose une machine à filer et à préparer les laines. Vous voudrez bien, à ce sujet, me faire un mot de réponse que je puisse montrer à Laborie, qui m’a recommandé la note que je vous envoie.

Savez-vous que la pauvre Mme de Staël, qui est comme le juif errant, ne pouvant vivré ni à Copet, ni à Genève, ni chez Bidermann, qui lui avait prêté sa maison à Veuzelle, ni à Auxerre, est de présent à Rouen, où elle ne pourra pas rester davantage, parce qu’il n’y a ni esprit romanesque, ni métaphysicien, ni même de simples littérateurs, ni enfin des gens qui puissent l’entendre. Empêcher une pauvre femme qui a de tels besoins, c’est vraiment, comme chez les anciens Romains, lui interdire le feu et l’eau. Voulez-vous que nous lui conseillions d’aller s’établir auprès de son frère le Vésuve ? Vous n’avez qu’à parler.

Ce mardi 21, nous sommes réveillés par le canon, qui nous annonce une victoire ouvrant la campagne de cette année, comme a fini celle de l’année dernière. Tout cède à cet homme étonnant d’intelligence et d’activité. C’est bien de lui qu’on pourra dire : Siluit terra in conspectu ejus. Pour achever de remplir cette destinée, il faut qu’à ce silence de la terreur succède le silence de la paix.

Vous aurez appris par les papiers la mort de Grouvelle ; mais, ce que les papiers ne disent pas, c’est qu’il est mort d’un trait de journal, où l’on a rappelé une circonstance de sa vie qu’il aurait voulu qu’on oubliât.

En relisant toute la rapsodie que je viens de faire transcrire, j’en suis honteux, et j’hésite à vous l’envoyer, persuadé que ce n’est pas là ce que vous avez entendu recevoir de moi, et je ne triomphe de mon scrupule qu’à la condition qu’après avoir lu ce fatras, si vous ne le jugez pas avec plus d’indulgence, vous n’en ferez pas usage.

Je me propose de faire remettre ce paquet à M. de Girardin, chez la Reine, à Morfontaine, par M. de Boufflers ou M. le cardinal Maury, qui y vont demain.

Je vous salue et vous embrasse avec les sentimens que vous me connaissez depuis près de quarante ans, et qui ne finiront qu’avec moi.

Morellet.