Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/I

LETTRE Ire.

Paris, le 1er mai 1806.

Mon cher disciple, qui, par tant de côtés, êtes bien au-dessus du maître, je n’aurais besoin que d’un prétexte pour saisir une occasion de me rappeler à votre souvenir dans l’éloignement où vous vous êtes mis de nous, vraisemblablement pour longtemps ; mais, j’en ai une raison, une bonne raison. Vous n’ignorez pas, car je vous en ai parlé souvent, combien j’ai lieu de me louer des complaisances et de la bienveillance effective de M. d’A***¸ propriétaire de la belle maison que j’habite, et où j’occupe, pour un prix extrêmement modique, le logement que vous connaissez. Ce seul procédé m’attacherait à lui, à raison de l’extrême importance dont il est pour moi, d’être logé grandement pour mes livres et mes papiers, que ma fortune, et à présent mon âge ne me permettent plus de colloquer, ni de transporter, de sorte qu’il est vrai de dire, que si j’étais forcé de déménager, je serais en même temps contraint de vendre mes livres et de brûler tout ce que vous connaissez, chez moi, de noir mis sur du blanc depuis 60 ans que je barbouille du papier ; mais, de plus, j’éprouve de mon bienveillant propriétaire tant d’égards et de politesses, que je me crois dans l’obligation fort douce, de le servir de tous mes faibles moyens. Or, vous paierez ma dette, si vous voulez bien favoriser, auprès de Sa Majesté[1] (que je regrette de ne pouvoir plus appeler, comme je faisais, votre excellent prince Joseph), si vous favorisez, dis-je, la pétition que je vous adresse en faveur de deux jeunes gens, parens de M. d’A***, qui demandent du service dans les pages de Sa Majesté, ou dans sa garde, si, comme on le croit, on pense à en former une en sujets de quelque distinction. Ceux pour lesquels on sollicite cette faveur sont, comme le mémoire l’expose, ce qu’on appelait anciennement des gens de condition. Ils ont de la fortune, ils sont jeunes, grands et bien faits. Il me semble que ce sont là de fort bons titres. M. d’A*** en a écrit à M. de Jaucourt[2], sans lui avoir envoyé, je crois, de mémoire. Je vais voir Mme R*** aujourd’hui même, pour la prier de se charger de vous faire parvenir mon paquet par les voies prochaines et sûres qu’elle connaît sans doute. Je vous prie en même temps, et à cette occasion, de rappeler à Sa Majesté mon nom, comme celui d’un homme qui regrette vivement de ne pouvoir plus faire sa cour à un prince éclairé, bienfaisant, ami des lettres, accessible et bon, etc., abstraction faite de sa grandeur.

Je vous prie aussi de dérober quelques momens aux grandes occupations qui vous attendent, pour m’écrire quatre lignes que je puisse montrer à M. D’A***, et qui lui prouvent que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour le servir dans cette occasion.

Je voudrais bien pouvoir ajouter à ma lettre quelques nouvelles qui puissent la faire accueillir favorablement. Par exemple, voulez-vous savoir ce qui est arrivé ces jours-ci à la´pauvre Mme de Stael ? Elle avait demandé à Bidermann de lui prêter se maison de Veincelle, près d’Auxerre, pour y passer quatre à cinq mois, et elle était déjà à Lyon. Bidermann a cru sage de faire demander par Lacretelle à Fouché, s’il y avait quelque obstacle, quelque inconvénient à cela. Le ministre a répondu : Qu’elle s’en garde bien, et je vais lui envoyer un exprès à Lyon, pour lui signifier de nouveau les intentions de l’Empereur.

Voulez-vous que je vous dise aussi que M. de Breteuil a été présenté hier à l’Empereur ; qu’au sortir de là, il est venu chez M. Dalberg, où dînaient, ainsi que moi, Mme Visconti, Mme de Souza, arrivée il y a trois jours, et un monde de Bavarois et de Badois.

Voici encore une nouvelle plus fraîche. Comme j’étais vous griffonnant ceci, je reçois une pancarte de Lacépède, par laquelle je suis fait membre de la Légion-d’Honneur. Vous voyez que je puis dire qu’enfin on rend justice à mon grand mérite, et qu’il vaut mieux tard que jamais.

Si vous désirez savoir des nouvelles de l’Académie, je vous dirai que votre absence me fait beaucoup de peine, attendu que la critique minutieuse et malveillante de Timoléon Chénier s’envenime tous les jours à tel point, que, mercredi dernier, il s’est avisé de m’adresser quelques personnalités que j’ai rétorquées d’une assez bonne manière. Mais cette lettre est toute propre à détourner du but auquel vous savez que je tends avec assez de zèle et de bonne foi pour mériter d’être encouragé dans la carrière, au lieu de voir mettre des pierres sur mon chemin.

Il y a une fort bonne petite brochure d’un M. de Barolle, que vous devez connaître, contre le sot livre du jeune pédant M***. Du reste, stérilité faite, attendu la grande liberté de la presse, qui fait sans doute qu’au milieu de la grande quantité de matières qu’on peut traiter, on ne se fixe sur aucune.

Nous continuons d’avoir une queue d’hiver pour tout printemps. En pensant à vous écrire cette platitude, je me suis rappelé ce qu’un chevalier de Lorenzi, célèbre par ses niaiseries, disait devant moi à un prince Galitzin, par un mois d’avril assez chaud : Monsieur le comte, que dit-on de ce chaud-là en Russie ? où la Néva ne dégèle qu’au mois de mai, et dont les nouvelles ne pouvaient guère être que d’un mois de date. C’est précisément la même sottise que je vous écris, pour vous divertir de vos grandes affaires. Si notre littérature avait mieux que cela à vous fournir, et si je n’étais pas si vieux, je vous proposerais de me faire donner un emploi de chargé des affaires littéraires de S. M. le roi des Deux-Siciles à Paris ; mais, comme je vous l’ai dit dans ma chanson, ma quatre-vingtième année a commencé le 7 mars 1806, et je n’ai plus, comme le dit le bon La Fontaine,


Qu’à sortir de la vie, ainsi que d’un banquet,
Remerciant mon hôte, et faisant mon paquet.


À propos de ma chanson, ou de mes deux chansons, elles ont un succès fou : tout le monde veut les entendre.

Je ne sais si c’est avant ou depuis votre départ qu’il est arrivé au pauvre Dupont quelque désagrément pour sa brochure sur la Banque : j’entends des désagrémens en paroles, mais sèches, et venant de bien haut. Savez-vous, mon cher disciple, ce que j’ai envie de faire, avant de mourir, pour la cause que nous plaidons vous et moi depuis si long-temps, de la liberté de la presse ? Je vais composer une belle Dissertation sur l’inutilité, l’inefficacité, la nullité de tout ce qu’on imprime, et mes preuves seront si fortes et mes exemples si nombreux, que les chefs des nations diront tous : Il faut les laisser écrire, puisque rien de ce qu’ils écrivent ne nous empêche de rien faire. Ne trouvez-vous pas mon projet excellent ? Envoyez-moi vos observations ; je les fondrai dans mon ouvrage, ou je les mettrai en notes, et nous irons ensemble à l’immortalité.

Il est temps de finir mon interminable lettre, dont j’ai été obligé de faire transcrire la minute pour ne pas passer une matinée à cette transcription ; mais, puisque j’ai tant fait que de me mettre en coquetterie avec vous, je veux vous faire chère de vilain et mettre tout par écuelles. Pour cela, je m’avise que je puis vous envoyer mes chansons, et j’y joins la musique écrite de ma main, afin que vous puissiez chanter les cantiques de Sion dans une terre étrangère. Mais tâchez de trouver quelqu’un de nos compatriotes qui chante mieux que vous car je n’ai pas grande idée de votre talent en ce genre, et vous savez que


Les vers sont enfans de la lyre,
Il faut les chanter, non les lire[3].


Ce qui n’est vrai que des vers mis sur un chant : car, malheur à un acteur de comédie qui chante les vers de Racine. Je ne sais pas si M. de Jaucourt ou M. de Girardin, au souvenir desquels je vous prie de me rappeler, sont plus habiles que vous ; mais enfin je veux bien courir le risque de n’être que lu. Au reste, je dois vous dire que j’ai chanté mes chansons entre Cambacérès et Portalis et en face de Talleyrand, qui en ont fort bien ri tous les trois. Hélas ! je ne sais guère si vous avez le temps de chanter ni d’entendre chanter. Pacis artes silent intra Martis incendia.

Je ne sais s’il est possible aujourd’hui d’entendre sur votre beau théâtre quelque bel opéra comme ceux que j’ai entendus, il y aura bientôt cinquante ans. Napoléon et Dieu nous donnent la paix, sans laquelle on ne chante pas : on la demande ici, et je puis dire : Hic et ubique terrarum.

Je vous salue et vous embrasse,

Pièce jointe à la première lettre.

Demande de service dans les Pages, dans les Gardes, dans la Marine, ou toute autre destination,
Pour Étienne L. A. ď’A*****, âgé de 17 ans, et pour Jacq. F***, âgé de 16.

Etienne-louis-auguste D’A*** tient à une famille qui s’est distinguée dans la carrière militaire. Un de ses ancêtres, le chevalier Jean D’A***, se distingua dans la malheureuse bataille de Pavie, et fut fait prisonnier, en défendant François Ier, qu’il accompagna dans sa captivité.

Ce jeune homme est d’une taille et d’une figure avantageuses, et annonce les meilleures qualités.

Son oncle était exempt des gardes-du-corps, sous Louis xv. Il mourut avant la révolution, après avoir mérité les décorations militaires alors existantes.

Jacques F*** descend, par les femmes, de la même famille. Il est également d’une taille et d’une figure heureuses et est neveu du même.

Son père occupait, avant la révolution et occupe encore aujourd’hui, une des premières places de la magistrature.

Tous deux sollicitent la grâce d’être admis dans telle partie du service qu’il plairait à Sa Majesté de désigner, et chercheraient par leur zèle, à lui témoigner leur reconnaissance.

  1. Joseph Bonaparte (Note de l’Éditeur.)
  2. Premier chambellan du roi Joseph (Note de l’Éditeur.)
  3. Ces chansons sont imprimées.