Mémoires extraits des recueils de l’Académie royale de Berlin/Démonstration d’un Théorème nouveau concernant les nombres premiers


DÉMONSTRATION
D’UN THÉORÈME NOUVEAU
CONCERNANT LES NOMBRES PREMIERS[1].


(Nouveaux Mémoires de l’Académie royale des Sciences et Belles-Lettres
de Berlin
, 1771.)


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1. Je viens de trouver, dans un excellent Ouvrage de M. Waring que j’ai reçu depuis peu[2], un très-beau Théorème d’Arithmétique, que voici :

Si est un nombre premier quelconque, le nombre

sera toujours divisible par

c’est-à-dire que le produit continuel des nombres jusqu’à inclusivement, étant augmenté de l’unité, sera divisible par ou bien, que si l’on divise ce même produit par le nombre premier on aura ou, ce qui est la même chose, pour reste.

Par exemple,

M. Waring fait honneur de ce Théorème à M. Jean Wilson, mais il n’en donne point la démonstration, et il paraît même insinuer que personne ne l’a encore trouvée ; du moins il semble qu’il la regarde comme extrèmement difficile ; car, après avoir rapporté ce Théorème avec quelques autres qui en dépendent, il ajoute Demonstrationes vero hujusmodi propositionum eo magis difficiles erunt, quod nulla fingi potest notatio, quæ primum numerum exprimat.

Cette raison, jointe à l’élégance et à l’utilité du Théorème dont il s’agit, m’a engagé à en chercher une démonstration, et celle que j’ai trouvée m’a paru mériter l’attention des Géomètres, tant par elle-même que parce qu’elle fait connaître en même temps quelques autres propriétés des nombres premiers, qui n’avaient pas encore, ce me semble, été remarquées.

Lemme.

2. Étant donné le produit continuel

on propose de le développer suivant les puissances de x.

Il est visible qu’on aura

et pour déterminer facilement les coefficients on remarquera que l’équation précédente devant être identique subsistera égale-

ment en y mettant à la place de c’est pourquoi on aura aussi

donc, multipliant toute cette équation par et la comparant ensuite à la précédente multipliée par on en tirera celle-ci

c’est-à-dire, en développant les termes et les ordonnant par rapport à

Donc, puisque cette équation est identique, on aura, en comparant terme à terme,

d’où l’on tire

et ainsi de suite.

Corollaire.

3. Il est clair, par la théorie des équations, que les coefficients ne sont autre chose que les sommes des nombres naturels jusqu’à inclusivement, des produits de ces nombres multipliés deux à deux, trois à trois, etc. ; en sorte que le dernier coefficient sera égal au produit ainsi tous les nombres seront nécessairement entiers.

Théorème.

4. Les mêmes choses étant posées que dans le Lemme précédent, je dis que, si est un nambre premier, les nombres jusqu’à inclusivement, sont tous divisibles par et que le dernier nombre sera divisible par étant augmenté de l’unité.


On sait que les expressions

dénotent toujours des nombres entiers, tant que est un nombre entier ; puisque ce sont les coefficients du binôme élevé à la puissance ou ou, etc. De plus il est clair que, si est un nombre premier, les nombres

seront tous divisibles par à l’exception seulement du dernier nombre

qui est égal à l’unité ; car il est visible que le numérateur de chacun de ces nombres est divisible par et que le dénominateur ne l’est pas, tant que est premier ; d’où il s’ensuit qu’après avoir divisé le numérateur

par le dénominateur, il restera nécessairement dans le quotient le facteur

De là et des formules du Lemme précédent il est facile de conclure :

1o Que sera divisible par que le sera aussi, et de même jusqu’à et que par conséquent les nombres que nous avons vu devoir être toujours entiers (3), seront eux-mêmes toujours divisibles par au moins tant que sera premier ;

2o Que le nombre étant augmenté de l’unité sera divisible par car la formule qui servira à déterminer sa valeur sera

c’est-à-dire

donc

donc, puisque sont tous divisibles par il s’ensuit que sera toujours divisible par

Corollaire I.

5. Donc (3) le nombre

sera toujours divisible par lorsque sera un nombre premier, ce qui est le Théorème qu’il s’agissait de démontrer.

En général, il s’ensuit de la formule du no 2 que, quel que soit le nombre entier on aura toujours

divisible par tant que sera un nombre premier.

Donc :

1o Si est divisible par ce qui ne peut arriver que lorsque est égal à zéro ou égal à un multiple de le nombre

sera toujours divisible par ce qui donne le Théorème de M. Wilson en faisant

2o Si n’est ni nul ni divisible par ce qui arrive lorsque étant un nombre quelconque entier moindre que il est clair que quelqu’un des nombres

sera nécessairement divisible par et que le produit

sera par conséquent toujours divisible par donc ou bien sera dans ce cas toujours divisible par ce qui est le fameux Théorème de Fermat dont M. Euler a donné plusieurs démonstrations dans les Commentaires de Pétersbourg. La nôtre a, comme on voit, l’avantage de faire voir la liaison et la dépendance mutuelle des deux Théorèmes dont il s’agit.

Corollaire II.

6. Puisque

étant divisés par donnent pour restes

on pourra mettre ces restes à la place des nombres dans la formule

et l’on aura les formules suivantes

qui seront toutes divisibles par donc aussi

sera divisible par le signe supérieur ayant lieu lorsque est un nombre pair, et l’inférieur lorsque est impair.

1o Soit et par conséquent dans ce cas sera divisible par

Ainsi l’on aura une somme de deux carrés qui sera divisible par lorsque ce nombre sera premier ; c’est ce qu’on n’avait pu trouver jusqu’à présent d’une manière générale ; seulement on avait pu prouver, d’une manière même assez indirecte, qu’il existait toujours une pareille somme divisible par lorsque était de la forme (voyez le tome V des Nouveaux Mémoires de Pétersbourg).

2o Soit et par conséquent dans ce cas sera divisible par

Mais

donc, puisque est un nombre premier, il faudra que l’un ou l’autre des

deux facteurs

soit divisible par donc

sera nécessairement divisible par

Remarque I.

7. Les propositions des Corollaires précédents sont d’autant plus remarquables que, si n’était pas premier, les nombres que nous avons vu devoir être divisibles par dans l’hypothèse de premier, ne le seraient plus. Car, si n’est pas un nombre premier, il sera donc divisible par quelqu’un des nombres moindres que donc, si

était divisible par il faudrait qu’il le fût aussi par quelqu’un des nombres or c’est ce qui ne se peut ; car le nombre étant divisible par chacun de ces nombres, il est clair qu’en divisant par un quelconque d’eux le nombre

on aura toujours l’unité pour reste.

On peut donc tirer de là une méthode directe pour reconnaître si un nombre quelconque impair est premier ou non ; il n’y aura qu’à voir si le produit continuel des nombres étant divisé par donne pour reste, alors le nombre sera premier ; sinon, il ne le sera pas. On peut encore simplifier cette règle en distinguant les deux cas où est de la forme ou de la forme dans le premier cas, le nombre sera premier, si le carré du produit continuel des nombres étant divisé par donne ou pour reste ; et dans le second, si le produit continuel des nombres étant divisé par donne ou pour reste ; sinon, ne sera pas premier.

J’avoue au reste que cette méthode devient extrêmement laborieuse, et presque impraticable, lorsque est un très-grand nombre ; mais il peut y avoir des moyens d’en simplifier la pratique, et c’est une recherche à laquelle nous invitons les Géomètres.

Remarque II.

8. On pourrait déduire du théorème de M. Fermat une autre démonstration de celui de Wilson beaucoup plus simple que celle que nous en avons donnée ci-dessus.

Car, si l’on considère la suite des nombres naturels élevés à la puissance ième, et qu’on cherche la différence ième des termes de cette suite, il est facile de voir, par la théorie des différences, qu’elle sera

d’autre part, comme la série

est une série algébrique de l’ordre ième on sait que la différence du même ordre sera exprimée par le produit continuel des nombres ainsi l’on aura l’équation

Supposons maintenant qu’on divise le second membre de cette équation par et qu’on ne veuille tenir compte que du reste qui en proviendra il est d’abord clair que le terme donnera pour reste et que les termes donneront tous l’unité pour reste, par le théorème de M. Fermat ; donc, mettant à la place de ces termes leurs restes on aura le reste total

ou bien

ainsi le reste de la division de par sera et par conséquent

sera toujours divisible par pourvu que soit premier ; condition nécessaire pour l’exactitude du Théorème de M. Fermat.

Remarque III.

9. Avant de quitter cette matière, nous croyons devoir démontrer encore quelques autres Théorèmes sur les nombres premiers, qu’on trouve aussi sans démonstration dans le même Ouvrage de M. Waring, et qui peuvent être de quelque utilité dans la construction des Tables des nombres premiers.

1o Si trois nombres premiers sont en progression arithmétique, leur différence doit être divisible par à moins que l’un de ces trois nombres ne soit égal à

Tout nombre entier quelconque peut être représenté par l’une de ces formules

les deux formules et donnent tous les nombres pairs, et les deux autres donnent tous les nombres impairs ; mais la dernière, étant divisible par ne peut représenter d’autres nombres premiers que le seul nombre donc tout nombre premier sera ou ou

Cela posé, soient

les trois nombres en progression arithmétique qu’on suppose premiers ; et en excluant d’abord le nombre de la progression, il faudra que chacun de ces nombres soit de la forme d’autre part, il est clair que la différence doit être un nombre pair, et par conséquent d’une de ces deux formes ou soit donc, s’il est possible, et prenons d’abord on aura

et

et ainsi il est impossible que et soient à la fois de la forme prenons ensuite on aura

et

d’où l’on voit que et ne pourront pas être à la fois de la forme donc il est impossible que soit de la forme par conséquent il faudra que soit toujours de la forme c’est-à-dire divisible par

Si l’on voulait admettre le nombre pour un des termes de la progression, alors la différence pourrait être de la forme Supposons d’abord que soit le premier terme de la progression ; le second se trouvera de la forme ou et le troisième de la forme ou ainsi ils pourront être tous les trois premiers ; mais si l’on y en ajoutait un quatrième, celui-ci ne pourrait jamais être premier, car sa forme serait qui est divisible par On pourra, par exemple, former ces progressions de trois termes ou ou etc. ; donc les différences ne seront pas divisibles par mais ces progressions ne pourront jamais aller au delà de trois termes.

Si l’on prend pour le second terme de la progression, alors le premier ne pourra être que et le troisième sera dans ce cas, on y pourra ajouter un quatrième terme qui sera mais on ne pourrait pas aller au delà, parce que le suivant ne serait plus premier.

On ne pourrait pas prendre pour le troisième terme, car les deux premiers ne pourraient être alors que et or celui-ci peut n’être pas regardé comme un nombre premier à cause qu’il est pair.

2o Si cinq nombres premiers sont en probression arithmétique, leur différence doit être divisible par à moins que ne soit l’un des termes de cette progression.

Nous avons déjà vu que tout nombre premier doit être ou nous avons vu de plus que, si est un des termes de la progression arithmétique, il est impossible qu’elle ait plus de quatre termes qui soient des nombres premiers ; donc il faudra que les cinq termes de la progression proposée soient chacun de la forme Or, pouvant être un nombre quelconque entier, il sera nécessairement d’une de ces formes

qui renferment évidemment tous les nombres possibles ; donc, substituant ces formules à la place de on aura les suivantes

dont la seconde ne peut donner d’autres nombres premiers que de sorte qu’en faisant abstraction, suivant l’hypothèse, du nombre il faudra que les cinq termes de la progression soient renfermésdans ces quatre formules

Maintenant nous avons déjà vu que la différence de la progression ne peut être que de la forme or peut être aussi de ces formes

donc la forme se réduira à celles-ci

Donc, si l’on désigne par

les cinq termes en progression arithmétique qu’on suppose être premiers entre eux, ces termes devront être tous de ces formes

et la différence ne pourra être que de celles-ci

Supposons d’abord de la forme et soit, s’il est possible, de la forme on aura

d’où l’on voit qu’il est impossible que les cinq nombres

aient à la fois les formes requises.

On trouvera la même impossibilité en prenant les autres formes de d’où l’on conclura d’abord que ne saurait être de la forme on supposera ensuite et, examinant successivement toutes les formes de on verra aussi qu’aucune d’elles ne pourra donner pour les autres nombres

les formes requises ; d’où il s’ensuit que la différence ne pourra jamais être ni de la forme ni de celle-ci par conséquent elle devra être nécessairement de la forme c’est-à-dire divisible par

Si l’on ne veut pas exclure le nombre de la progression, il est d’abord clair que ce nombre ne pourra être pris que pour le premier terme, puisque la différence des termes devant être divisible par ne pourra pas être moindre que or, prenant pour le premier terme, et faisant d’abord la différence égale à on aura pour le second terme la forme ou bien ou pour le troisième terme les formes ou bien ou pour le quatrième, les formes ou bien ou et pour le cinquième, ou bien ou Ainsi tous les cinq termes auront les formes requises et pourront par conséquent être premiers ; mais si l’on voulait y en joindre un sixième, alors on aurait la forme qui, étant divisible par ne peut pas donner des nombres premiers. On trouverait des résultats semblables en adoptant la forme pour la différence de la progression d’où l’on doit conclure que si est le premier terme de la progressions, alors il pourra y avoir cinq nombres premiers en progression arithmétique, et dont la différence ne soit pas divisible par mais qu’il ne pourra jamais y en avoir plus de cinq.

On aura, par exemple, les nombres ou etc. ; mais les sixièmes termes etc., ne seraient plus premiers.

3o On peut démontrer par une analyse semblable que, si sept nombres premiers sont en progression arithmétique, leur différence sera nécessairement divisible par à moins que ne soit le premier terme de la progression, auquel cas il ne pourra jamais y avoir plus de sept termes dans une progression dont la différence ne serait pas divisible par et ainsi de suite.


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  1. Lu à l’Académie le 13 juin 1771.
  2. Meditationes algebraïcæ ab Eduardo Waring, Matheseas Professore Lucasiano, etc. Cantabrigiæ, 1770 ; voyez page 218.