Mémoires extraits des recueils de l’Académie de Turin/Addition aux premières recherches sur la nature et la propagation du son


ADDITION AUX PREMIÈRES RECHERCHES
SUR
LA NATURE ET LA PROPAGATION DU SON.


(Miscellanea Taurinensia, t. II, 1760-1761.)

M. d’Alembert ayant fait l’honneur à ma solution du Problème des cordes vibrantes, de l’attaquer sur quelques points par un écrit particulier, imprimé dans le Tome Ier de ses Opuscules mathématiques, je vais ajouter ici de nouveaux éclaircissements sur l’analyse de cette solution, qui serviront en même temps de réponse aux objections de cet illustre Géomètre et de confirmation à ma théorie.

I.

La solution en question n’est qu’une application de la formule trouvée dans le Chapitre III de la première Partie (page 72), pour le mouvement d’un fil chargé d’un nombre quelconque de poids, au cas où l’on suppose ce nombre infini ; c’est cette application qui a paru a M. d’Alembert susceptible de plusieurs difficultés.

1o La formule dont je viens de parler, étant composée d’une suite de termes qui renferment successivement les sinus de tous les arcs

j’ai pris dans le cas de ces arcs mêmes pour les valeurs de leurs

sinus. M. d’Alembert m’objecte que cela n’est permis que pour tout angle étant un nombre fini, et nullement pour les angles Cette objection prise en elle-même est solide et sans réplique ; mais elle perd toute sa force si on la considère par rapport à la formule dont il s’agit, car je vais prouver directement et invinciblement que les expressions

doivent être changées en

dans le cas de

En remontant à l’analyse du Chapitre cité, il est aisé de trouver que toutes ces expressions viennent (XXI) de l’expression générale

qui est celle du coefficient (XIX), étant un nombre quelconque entier depuis zéro jusqu’à Tout se réduit donc à prouver que, quand

Pour y parvenir, je remarque d’abord (XIX) que

je vois de plus que la valeur de dépend de cette condition que

lorsque étant égal à et égal à

c’est-à-dire de l’équation

ou simplement

Or, (XXXV), étant une quantité finie ; donc

mais doit être aussi une quantité finie, comme il est aisé de le voir par la nature même du calcul, donc sera une quantité infiniment petite du second ordre dans le cas où

Qu’on suppose en sorte que et qu’on mette cette valeur de dans l’équation ci-dessus, il viendra

équation qui, en négligeant ce qui se doit négliger à cause de se réduit à celle-ci

Or on sait qu’une expression telle que

devient, dans le cas de égale à donc l’équation qu’on vient de trouver est équivalente à savoir à

ce qui donne étant un nombre quelconque entier ; donc donc

2o M. d’Alembert prétend que j’ai tort de regarder en général l’expression comme égale a zéro, lorsque (XXXVIII).

Je conviens que je ne me suis pas exprimé assez exactement, en disant que est toujours égal à un nombre entier, parce que mais ma proposition n’en est pas moins vraie pour cela. Car on voit par le no XXXVI que est mis au lieu de qui est de lui-même un nombre entier ; et, à l’égard de il sera aussi un nombre entier, en regardant comme commensurable avec c’est-à-dire en supposant supposition qui est évidemment permise et qui n’apportera pas la moindre limitation à ma solution.

3o M. d’Alembert attaque aussi les calculs que j’ai faits dans le Chapitre VI pour trouver d’une manière directe et générale la somme d’une suite infinie, telle que

La méthode que j’ai employée dans cette recherche est très-simple ; après avoir transformé la suite proposée en deux autres composées de simples cosinus, j’ai mis à la place de chacun de ces cosinus son expression exponentielle imaginaire, et j’ai cherché la somme de suites résultantes par la méthode ordinaire de la sommation des séries géométriques, en supposant le dernier terme nul comme on le fait communément lorsque la série va à l’infini. M. d’Alembert m’objecte que cette supposition n’est point exacte, parce que dans la suite

le dernier terme est quantité qui est indéterminée au lieu d’être zéro.

Or je demande si, toutes les fois que dans une formule algébrique il se trouvera par exemple une série géométrique infinie, telle que on ne sera pas en droit d’y substituer quoique cette quantité ne soit réellement égale à la somme de la série proposée qu’en supposant le dernier terme nul. Il me semble qu’on ne saurait contester l’exactitude d’une telle substitution sans renverser les principes les plus communs de l’analyse.

M. d’Alembert apporte encore un argument particulier pour prouver que la somme de la suite

ne peut pas être comme je l’ai trouvée par mon calcul. Il suppose et il trouve que cette suite devient

après quoi elle recommence : « Or, dit-il, la somme de cette suite finie est, ou ou ou ou selon qu’on y prendra plus ou moins de termes. Donc la somme de la suite entière est aussi, ou ou ou selon le nombre des termes qu’on y prendra, quel que soit d’ailleurs ce nombre de termes fini ou infini, et cette somme ne sera point égale à zéro, à moins que ne soit égal à une infinité de fois la circonférence, ou à plus une infinité de fois la circonférence. »

Je réponds qu’avec un pareil raisonnement on soutiendrait aussi que n’est point l’expression générale de la somme de la suite infinie parce que, en faisant on a ce qui est, ou ou selon que le nombre des termes qu’on prend est pair ou impair, tandis que la valeur de est Or je ne crois pas qu’aucun Géomètre voulût admettre cette conclusion.

II.

Quand même les objections auxquelles nous venons de répondre seraient fondées, M. d’Alembert ne pourrait pas se dispenser de convenir que les résultats de ma théorie sont nécessairement exacts dans les cas où ces résultats s’accordent avec ceux qu’il a trouvés par la sienne ; ce qui arrive quand la corde a une certaine figure au commencement du mouvement. Or toutes les objections que M. d’Alembert m’a faites jusqu’ici sont absolument indépendantes de la figure initiale de la corde ; donc, puisque ses objections n’empêchent point ma solution d’être exacte lorsque cette figure a certaines conditions, elles ne l’empêcheront pas non plus d’être exacte en général, quelle que soit la figure initiale de la corde.

Ce raisonnement est simple, et ne peut pas avoir échappé au savant Géomètre dont nous parlons ; aussi s’est-il attaché dans la suite à combattre seulement la généralité de ma solution, et à la borner comme la sienne aux courbes assujetties à la loi de continuité. Il se fonde sur ce que j’ai fait usage de la méthode de M. Bernoulli pour trouver la valeur d’une quantité qui, dans certains cas, est méthode qui suppose que la quantité proposée soit une fonction algébrique.

Mais je le prie de faire attention que, dans ma solution, la détermination de la figure de la corde à chaque instant dépend uniquement des quantités et lesquelles n’entrent point dans l’opération dont il s’agit. Je conviens que la formule à laquelle j’applique la méthode de M. Bernoulli est assujettie à la loi de continuité ; mais il ne me paraît pas s’ensuivre que les quantités et qui constituent le coefficient de cette formule, le soient aussi, comme M. d’Alembert le prétend.

III.

Je viens maintenant aux difficultés que M. d’Alembert a faites contre la théorie de M. Euler, et qui peuvent aussi s’appliquer à la mienne ; ce sont celles qui regardent la construction que M. Euler a donnée pour trouver la figure de la corde à chaque instant ; construction qui est précisément la même que celle qui résulte de ma théorie (XL).

1o M. d’Alembert prétend que cette construction ne peut satisfaire à l’équation de la corde vibrante

à moins que la courbe initiale ne soit telle que les flèches

de deux arcs consécutifs et infiniment petits, soient égales ; ou, ce qui est la même chose, que la courbure au point soit la même que la courbure au point infiniment proche ; ce qui exclut déjà toutes les courbes dans lesquelles le rayon osculateur change brusquement en quelque point. Voici le raisonnement de M. d’Alembert :

« Soit pris, dit-il dans le § VII du Mémoire sur les vibrations de Cordes sonores, imprimé dans le même volume, , sur l’axe donc, regardant comme constante, et faisant on aura

Or étant, suivant la construction de M. Euler, égal à la demi-ordonnée qui répond à plus à la demi-ordonnée qui répond à

il s’ensuit que en ne faisant varier que est

donc

en menant les cordes Maintenant faisons constant et égal à et variable ; prenons et supposons ce qui est évidemment permis : 1o nous aurons

2o Faisant nous aurons

donc, menant la corde on trouvera que en ne faisant varier que est donc

Il faut donc, pour que soit égal à que  »

Je réponds que, dans l’équation générale

en ne faisant varier que est la différence seconde de trois ordonnées consécutives, dont l’une répond à l’abscisse l’autre à l’abscisse la troisième à l’abscisse et que, en ne faisant varier que est la différence seconde de trois ordonnées répondant à la même abscisse la première pour le temps la seconde pour le temps la dernière pour le temps comme M. d’Alembert lui-même le dit dans le § X ; qu’ainsi, en ne faisant varier que la valeur de sera, suivant la construction de M. Euler et la mienne, en tirant

l’ordonnée telle que et en menant les cordes

et que, en ne faisant varier que la valeur de sera

donc

en supposant et l’équation

devient identique.

2o M. d’Alembert prétend ensuite que la courbure doit être nulle aux extrémités et « Car soit, dit-il dans le § VIII, et égaux à on a, en ne faisant varier que

et non pas

parce que

et que et doivent être prises négativement par leur position, et par la construction de M. Euler. Maintenant, en ne faisant varier que on aura

donc ne sera pas égal à si la courbure n’est pas nulle en  »

Ce raisonnement est semblable à celui auquel je viens de répondre, et se réfute par conséquent de la même manière. En effet, la valeur de au point n’est pas

comme le suppose M. d’Alembert, mais

parce que étant égale et de position contraire à suivant la construction de M. Euler et la mienne, on a

de même la valeur de est

et non pas

donc est toujours égal à quelle que soit la courbure en

3o Autre argument de M. d’Alembert pour prouver que la courbure doit être uniforme dans chaque portion infiniment petite de la courbe Il donne à la différence deux valeurs différentes à volonté, et il trouve que, pour que la valeur de soit toujours la même et égale à celle de il faut que les flèches qui appartiennent à différents arcs infiniment petits soient toujours proportionnelles aux carrés des portions correspondantes de l’axe ; ce qui ne peut avoir lieu que dans des arcs de courbure uniforme, comme M. d’Alembert le démontre fort au long dans le § X de son Mémoire.

À cela je répondrai qu’il n’est nullement nécessaire, pour la généralité de ma solution, que les différences demeurent indéterminées et puissent être supposées quelconques, comme je l’ai déjà remarqué plus haut. Il me suffit qu’on prenne toujours

ou, en supposant avec M. d’Alembert

car, comme peut être pris aussi petit qu’on voudra, il est évident qu’on n’en trouvera pas moins la figure de la corde au bout d’un temps quelconque donné

4o M. d’Alembert apporte de plus une raison métaphysique pour faire voir en général que le mouvement de la corde ne peut être représenté par aucune construction quand la courbure fait un saut en quelque point de la courbe initiale. « C’est, dit-il dans le § XI, que dans ce cas il y a proprement au point deux rayons osculateurs différents, quoique coïncidents quant à la direction, dont l’un appartient à la portion de courbe et l’autre à la portion de courbe Or la force accélératrice en chaque point de la corde étant en raison inverse du rayon osculateur, lequel des deux rayons communs au point doit servir à déterminer la force en ce point  ? C’est ce qu’il est impossible de fixer, et il l’est par conséquent aussi de résoudre le Problème dans ce cas-là. En effet, supposons que la figure initiale de la corde soit composée de deux différentes courbes ainsi réunies en  ; je demande quelle est la force accélératrice du point , lorsque la corde commence à se mouvoir ? »

La réponse est bien simple : la courbe étant continue, il est clair qu’on peut toujours prendre, à quelque point que ce soit, trois ordonnées consécutives et infiniment proches or les différences de ces trois ordonnées constituent la valeur de à laquelle la force accélératrice du point du milieu est nécessairement proportionnelle par la nature du Problème, quel que soit d’ailleurs le rayon osculateur en ce point.

5o M. d’Alembert fait voir dans le même paragraphe, que si la courbure n’était pas nulle en il s’ensuivrait de la construction de M. Euler et de la mienne, qu’il y aurait un saut dans le qui répond à un point quelconque lorsque savoir que sa force accélératrice passerait brusquement et sans degrés de la valeur qu’elle a en cet instant à une autre valeur, qui différerait de celle-là d’une quantité du même ordre ; ce qui serait contraire à la nature de la force accélératrice.

Je réponds que cet inconvénient aurait lieu en effet, si les forces accélératrices qui agissent sur chaque point de la corde à chaque instant avaient une valeur finie ; mais, dans notre cas, ces forces sont toujours infiniment petites, puisqu’on suppose infiniment petit, par rapport à par conséquent l’accroissement de la force du point sera aussi infiniment petit ; ce qui n’a plus rien de choquant.

6o M. d’Alembert ajoute encore une nouvelle considération pour prouver que le mouvement de la corde ne peut être soumis à aucun calcul analytique quand la courbure est finie en et « Qu’on se représente, dit-il, § XII, la corde au commencement de son mouvement ; si la courbure n’est pas nulle en le rayon osculateur y sera donc fini ; par conséquent la force accélératrice y sera aussi finie et tendra à donner du mouvement au point cependant ce point étant fixement arrêté est incapable de se mouvoir ; ainsi, d’un côté est finie lorsque et lorsque et de l’autre est toujours égal à zéro au point quelle que soit la valeur de La nature en ce point arrête, pour ainsi dire, brusquement le calcul ; on a deux forces accélératrices voisines et infiniment peu différentes, l’une au point l’autre au point infiniment proche de celui-là ; la seconde de ces forces produit un mouvement, la première n’en saurait produire, quoique par l’équation

elle paraisse devoir en produire un, lorsque n’est pas égal à zéro :

ainsi la loi du mouvement n’étant pas continue pour tous les points de la courbe, ne peut être représentée avec exactitude par l’équation dont il s’agit. »

À cela je réponds :

1o Qu’il ne me paraît nullement exact de dire que la force accélératrice est finie en et tend à donner du mouvement à ce point. Car il est facile de voir que les points et par où la corde est attachée, ne sont réellement sollicités par aucune force accélératrice perpendiculaire à l’axe, mais simplement tirés par la force de tension de la corde, laquelle agit presque dans la direction même de l’axe, et qui doit être détruite par l’hypothèse du Problème.

2o Sans m’embarrasser de la valeur, quelle qu’elle soit, du rayon osculateur en et je considère que le qui répond exactement à ces points, est toujours nul de lui-même, suivant ma construction, comme on l’a fait voir plus haut. D’où je conclus que le calcul est parfaitement d’accord avec la nature.

Voilà les principales objections de M. d’Alembert sur la construction que M. Euler et moi avons donnée pour le mouvement des cordes vibrantes. Il me paraît d’y avoir pleinement satisfait, et d’avoir montré en même temps que cette construction a toute la généralité dont la question est susceptible.

Quant aux autres difficultés que M. d’Alembert propose dans le même Mémoire contre la théorie de M. Euler, et qui sont tirées de la considération des fonctions algébriques, il est clair qu’elles ne touchent point à ma solution, mais servent seulement à confirmer ce que j’avais déjà avancé (XV) sur l’insuffisance de la méthode de ces deux grands Géomètres, pour conduire à une théorie exacte et complète du mouvement des cordes sonores.

Au reste, quelque générale que soit la solution que j’ai trouvée de cet important Problème, je suis bien éloigné de penser qu’elle puisse donner le vrai mouvement de la corde, quand sa figure est composée de deux ou plusieurs lignes qui font des angles entre elles ; car il est évident que l’équation différentielle

ne saurait avoir lieu dans ces cas. Mais il est certain d’autre part, et l’on peut même s’en assurer par l’expérience, que la raideur de la corde et l’action réciproque de toutes ses parties l’obligeront de prendre aussitôt une figure courbe continue, à laquelle on pourra par conséquent appliquer notre construction générale du no XLV. Les vibrations qui suivront les premiers instants, et qui sont les seules qu’il nous importe de connaître, seront donc toujours régulières et isochrones, et leur durée ne dépendra en aucune manière de la figure primitive, mais seulement de la tension, de la longueur et de la grosseur de la corde, comme on l’a démontré (XLVI), ce qui suffit pour expliquer pourquoi une corde frappée d’une manière quelconque rend toujours le même son.


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