Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/VIII

Lettre IX.  ►
Lettre VIII.


LETTRE VIII.



La bonne philosophie est inconnue en Espagne ; il n’est pas de pays dans l’Europe, où il soit plus expressément défendu de penser et d’agir en conséquence. Il en coûta cher à Galilée d’avoir rendu publique une découverte que la vérité a confirmée. En un mot, ce philosophe fut enfermé dans l’âge le plus avancé, pour avoir démontré une proposition que l’ignorance des moines n’approuvait point. C’aurait été encore pis en Espagne.

Les Italiens n’écrivent pas, mais ils pensent ce que les autres écrivent. Gênés par l’inquisition, ils se contentent de nourrir leur esprit des ouvrages des autres nations. Les Espagnols n’écrivent ni ne pensent. Leurs livres philosophiques sont des ramas d’idées fausses et gigantesques, puisées dans les ouvrages inintelligibles d’Aristote et de ses disciples, dont les moines leur permettent la lecture. L’étude de la philosophie ne sert chez eux qu’à augmenter les ténèbres et le chaos de leur imagination.

Leurs bibliothèques ne sont composées que de théologiens, de romans et de poètes. Ils ont eu quelques grands écrivains ; mais, quelque talent que la nature leur eut prodigué, ils n’ont pu s’affranchir entièrement du génie de la nation. Vous connaissez la Conquête du Mexique ; cette histoire est un morceau à comparer avec ce que l’antiquité nous a laissé de plus parfait. L’auteur est malheureusement tombé dans le récit d’une foule de miracles, dignes d’être écrits par un père Servite ou par un Mathurin.

Miguel de Cervantes est le seul Espagnol dont les ouvrages ne soient pas mêlés de plusieurs traits de dévotion. Il n’a pourtant pas été entièrement exempt du défaut de sa nation ; et, tout grand homme qu’il était, n’a-t-il pu éviter cet écueil dans l’histoire de l’Esclave Algérien : il fait avoir plusieurs conversations à sa maîtresse avec Lesa Maria ; la Madona vient toutes les nuits lui ordonner d’aller en Espagne, et le nœud de cette épisode, une des plus touchantes du livre, n’est fondé que sur un miracle.

Quelque génie qu’ait un auteur, il ne peut jamais vaincre entièrement les préjugés de l’éducation. Tout homme qui connaîtra les mœurs des peuples, distinguera de quelle nation est un auteur, dans quelque langue qu’il ait écrit. Je n’ai jamais lu de livres anglais, où il n’y ait quelque chose contre les français ; d’italiens où il ne se trouve d’idées folles ; d’espagnol qui ne soient farcis de miracles, et de français où l’auteur ne se loue dans sa préface.

La dévotion des écrivains espagnols s’étend jusqu’à leur théâtre. La Vierge, les apôtres, saint Jérôme, saint Chrysostome, les mystères les plus augustes de la religion, sont le sujet de plusieurs de leurs comédies. Ce n’est pas que le bien des poètes, et entre autres don Lope de Vega, excellent comique, n’ait fait des pièces profanes ; mais elles ne plaisent qu’aux grands et à quelques gens de bon goût. Le peuple aime mieux voir deux Saints sur le théâtre qu’Achille et Agamemnon.

Tout homme en Espagne qui sait lire et signer son nom, prend grand soin d’orner son nez d’une paire de lunettes fort amples, dût-il voir beaucoup moins que s’il n’en portait pas. Il faut qu’il se résolve de passer pour ignorant, ou de se soumettre à l’usage.

On dit que ce pays est le pays de la galanterie. Je le regarde comme l’antipode. Peut-on appeler galanterie de racler, pendant toute une nuit, une maudite guitarre sous une fenêtre ; d’entendre huit ou dix messes, pour donner de l’eau bénite, en sortant de l’église, à sa maîtresse, et de se morfondre à lorgner à la, promenade de deux cents pas de loin ? Ceux qui ont parlé de cette façon n’ont connu les amours des Espagnols que dans des romans faits à Paris.

Le cérémonial est une des choses que cette nation observe avec le plus d’exactitude. Les affaires les plus pressantes, dussent-elles péricliter, il faut que l’étiquette soit respectée. Les titres, sont ici en si grande abondance que, joints à la quantité des noms de baptême, un homme peut former un volume de leur seule énumération. Je vous envoie, pour vous amuser, l’adresse de l’Epître dédiçatoire de l’Histoire du règne d’Auguste II, roi de Pologne, dédiée par l’abbé de Parthenay à l’ambassadeur d’Espagne.