Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/VII



LETTRE VII.



Il ne peut y avoir parmi les Italiens ni historiens ni philosophes ; les grands sujets sont défendus chez eux. L’inquisition est ennemie de la méthaphysique ; cette science ; donne à l’esprit trop de liberté : la vérité de l’histoire passée ne peut se montrer dans un pays où elle condamne perpétuellement les actions et la conduite de ceux qui vivent. Les Italiens n’ont qu’un seul historien ; encore est-il vénitien ; Fra Paolo a saisi le moment pour écrire que la République était brouillée avec la cour de Rome.

Vous connaissez leurs bons poètes le Tasse, l’Arioste, le Guarini, le Pétrarque. Depuis eùx, le temps n’a pas formé de poètes qui les aient égalés, ou même approchés. Les théologiens écrivent perpétuellement en Italie, et ne causent jamais de schismes ; ils font de gros volumes qu’ils n’entendent point, et ils n’exigent pas que tes autres les entendent. Plus une chose est obscure et mystérieuse, et plus elle devient respectable pour le petit peuple. Les grands ne se donnent ni la peine de la croire, ni celle de l’éclaircir. Je pense qu’après les Hollandais, il n’est pas de peuple qui ait autant de bon sens. Pendant six mois que j’ai été à Rome, j’ai toujours vu, dans la conduite des gens chargés des affaires, la sagesse la plus consommée.

On s’égosille, dans les pays protestans, à force de crier contre la cour de Rome. Le pape et les cardinaux sont ordinairement le sujet des déclamations des réformés ; j’en ai fait convenir plusieurs, avec qui j’ai été en société à Rome, que c’était bien injustement. Le luxe des cardinaux, dont on parle tant, a beaucoup moins de splendeur et de faste que la simplicité chrétienne d’un évêque anglican, dont les revenus sont fort considérables et qui porte le titre de lord. Il est vrai que quelques cardinaux, qui ont de grands biens de patrimoine, soutiennent la dignité de leur rang ; mais n’est-ce pas exiger une chose absurde que de vouloir réduire plusieurs fils de maisons naturelles, qui sont révêtus de la pourpre, à la façon de vivre d’un curé janséniste, ou d’un ministre luthérien, qui ne crie si fort que parce qu’il ne peut jouir d’un pareil bonheur ?

Depuis que l’inquisition est établie à Rome, je doute qu’elle ait jamais fait arrêter un étranger. Lorsqu’il y en a quelqu’un qui tombe dans un cas de sa juridiction, elle se contente de lui ordonner de sortir de l’Italie. Il est aisé de constater la vérité des faits que j’avance. Nombre de Français et d’Anglais ont été à Rome et ne s’y sont pas plus contraints qu’ailleurs ; la chose leur est impossible. Vous n’avez jamais ouï dire que qui que ce soit se soit plaint d’avoir été arrêté. Ce n’est pas la faute de bien des réformés : ils parlent aussi librement à Rome qu’à Londres ; mais les Italiens n’y font pas attention ; et, s’ils ne voyaient pas des Anglais qui affectent de parler et de tourner le dos dans les églises lorsqu’on dit la messe, je crois qu’ils ignoreraient s’il est des réformés.

Il n’en est pas de même chez les protestans, il semble que l’idée de la cour de Rome soit un poison qui les rende furieux ; quelques ministres se prêtent à cette manie et la poussent jusques à l’excès. Je ne sais si vous avez jamais lu un livre fuit par M.  Jurieu[1], intitulé : l’Accomplissement des prophéties, ou la délivrance prochaine de l’église ; ouvrage dans lequel il est prouvé que la papisme est l’empire anti-chrétien, que cet empire n’est pas éloigné de sa ruine, que la persécution présente peut finir dans trois ans et demis ; après quoi commencera la destruction de l’Antéchrist, laquelle s’achèvera dans le commencement du siècle prochain. Ce livre est en deux volumes in-12. L’auteur y a expliqué à sa mode toute l’Apocalypse, et a prétendu démontrer la vérité de son sentiment. Je ne conçois pas comment un homme qui avait du génie, car on ne saurait lui en refuser, a pu donner dans une pareille vision. Ce qu’il y a dé plus étonnant, c’est qu’il croyait fermement que Dieu avait fait naître le roi Guillaume pour être l’exécuteur de ses grands desseins et pour détruire les persécuteurs de France. Il s’imagina, dit l’auteur de la Vie de Bayle, qu’il devait lui-même aider à la chose ; et, après avoir rêvé toute une nuit, il se figura avoir trouvé une manière de ponton pour faire débarquer en France autant de soldats qu’on voudrait, en dépit des milices qui seraient sur les côtes.

Cependant ces écrits tout ridicules qu’ils sont aux yeux d’un philosophe, ont persuadé plus de réformés que les ouvrages du ministre Claude, pleins de force et d’érudition. Le peuple veut être leurré de chimères. Dès le commencement de la séparation des protestans, on l’amusait de pareilles sottises. J’ai lu à Worms un livre de Luther ; le pape y est peint à la tête avec ses habits pontificaux ; il a de grandes oreilles d’âne et une troupe de diables auprès de lui qui lui mettent la tiare sur la tête. Le peuple n’a pas été le seul sur qui de pareilles folies aient fait quelque impression ; il y a eu des gens de lettres à qui elles ont paru une suite de la révélation de Dieu. Voici les termes dont se sert Sleidan[2] : Luther, fit faire une peinture pour rire, ce semble, toutefois prédisante ce qui devait advenir. Le pape, revêtu, chevauche une grosse truie qui a amples tétins, laquelle il broche de ses espérons. Cependant il fait la bénédiction à ceux qui d’aventure se rencontrent ; de la gauche il tient l’excrément humain encor tout chaud. La truie, sentant l’odeur, lève, le groin vers sa proie. Mais lui se moquant d’elle, et reprenant l’excrément, il faut, dit-il, que tu endures que je monte dessus toi, et que je te donne de mes esperons maugré que tu en ayes ; il y a long-temps que tu me romps la tête du Concile pour me diffamer plus librement : voici le Concile que tu me demandes. Par cette truie, il signifiait l’Allemaigne. Plusieurs papistes reprenaient en lui les railleries comme messéantes et peu honnêtes ; mais il avait ses raisons qui le mouvaient ; et gens sensés estimaient qu’il voyait plus loin ; car même, en ses livres, on trouve plusieurs prophéties des choses de grande conséquence jà accomplies.

Vous voyez que ces sortes d’images étaient regardées comme quelque chose de bien essentiel à la dispute dont il s’agissait. Qu’aurait-on dit, grand Dieu, si M.  de Meaux avait été mettre pareille pasquinade à la tête de ses Variations ? Si les théologiens qui ont causé des différends dans la religion, il y a deux cents ans, revivaient aujourd’hui ils seraient étonnés de voir combien les habiles gens qui sont venus après eux, ont poussé loin une matière qu’ils n’entendaient que médiocrement. Calvin et Beze seraient fort heureux de servir de frères lais à Dumoulin et à M.  Claude. Je ne pense pas que les théologiens catholiques du colloque de Poissy eussent brillé auprès de MM.  Nicole et Arnaud et de M.  de Meaux.

  1. Jurieu est connu par son impétuosité religieuse et ses déclamations en faveur du protestantisme. C’était un homme qui n’écoutait que la passion dans les dispute où il ne fallait consulter que la raison. Il est coupable, aux yeux dé la postérité, de s’être joint aux ennemis de Bayle, pour persécuter ce grand homme.
  2. Histoire de l’état de la Religion et République sous Charles-Quint, par Jean Sleidan, liv. 16, p. 264.