Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/07

Librairie Plon (1p. 96-112).



CHAPITRE VII


La loi de trois ans.


La loi du 21 mars 1905 sur le recrutement de l'armée avait, sans doute, réalisé l'égalité des charges militaires entre tous les citoyens susceptibles de porter les armes ; mais elle semblait avoir diminué sensiblement la solidité des armes montées, et tout particulièrement celle de la cavalerie.

Cette dernière se plaignait de l'indigence des effectifs, de l'insuffisance de l'instruction donnée à des soldats de deux ans avec les méthodes alors en usage, de la situation critique des régiments après le départ de la classe, de l'impossibilité de mener à bien le dressage des chevaux et, par-dessus tout, de la pénurie sinon de l'absence des cavaliers entraînés et bien en selle.

A ces complications étaient venues s'ajouter des difficultés de mobilisation pendant la période d'hiver, au cours de laquelle une seule classe de cavaliers était mobilisable.

La situation paru critique dès la mise en application de la loi de deux ans. On avait escompté un rendement abondant d'engagements volontaires et de rengagements, qui, dans l'esprit du législateur de 1905, devaient constitution l'important noyau des soldats anciens, indispensable dans les troupes à cheval ; mais cette attente avait été déçue.

Dans leurs rapports d'inspection, les généraux attiraient avec insistance l'attention du ministre sur cette situation. Celui-ci s'était ému. M. Messimy, dès 1911, avait demandé à la Section d'études qu'il avait organisée à son cabinet, de rechercher les améliorations qu'il serait possible d'apporter à la loi de 1905. De son côté, l'état-major de l'armée n'était pas resté inactif, et il avait entrepris toute une série d'études sur la question ; il avait essayé même, en disjoignant quelques articles d'un projet modificatif à la loi de recrutement, de faire voter sans différer par le Parlement certaines dispositions qui auraient eu pour but de renforcer nos effectifs de paix et d'augmenter le nombre de nos engagés, rengagés et commissionnés destinés à la cavalerie et aux batteries à cheval. Il cherchait, d'autre part, à multiplier le nombre des engagés de trois ans, en augmentant les avantages attribués à ceux-ci.

Entre temps, le Parlement s'émut des rumeurs qui circulaient sur l'état de notre cavalerie et, à l'occasion de la discussion de la loi des cadres de cette arme, certains orateurs posèrent nettement au ministre des questions relatives à ses effectifs.

M. Millerand, préoccupé d'une situation dont la gravité ne lui échappait pas, prescrivit alors à l'état-major de l'armée de rechercher une solution qui permettrait de donner à la cavalerie les soldats anciens qui lui faisaient défaut, sans s'inquiéter du côté politique de la question dont il réservait l'examen. On était alors en janvier 1913. Le retour au service de trois ans était ainsi posé ; mais ce problème n'intéressait plus seulement la cavalerie.

Toute l'armée se trouvait, en effet, éprouvée et affaiblie par les conséquences du service à court terme et par la pénurie de soldats de carrière ; partout, les effectifs étaient insuffisants ; la libération de la classe ne laissait dans les rangs qu'un seul contingent d'appelés instruits, de sorte que, pendant la période d'hiver, notre couverture se trouvait dans une situation précaire.

D'autre part, le chiffre réduit du contingent ne permettait plus d'aligner nos unités aux fixations arrêtées par les lois des cadres, lesquelles étaient déjà très sensiblement inférieures aux chiffres allemands correspondants.

L'instruction de la troupe se ressentait naturellement de l'indigence des effectifs ; elle ne pouvait être donnée que très difficilement dans des unités anémiées ; c'était à peine si dans les unités à effectif normal quelques hommes non gradés étaient, pendant leur deuxième année de service, journellement disponibles pour l'exercice ; et les cadres ne maniaient plus jamais les effectifs qu'ils auraient à commander en campagne.

Il devenait en outre impossible, faute de ressources en hommes, de répondre, comme le besoin s'en faisait sentir, aux créations de troupes techniques et aux besoins nouveaux révélés chaque jour par les progrès de la science et l'expérience des guerres récentes.

Enfin le Maroc absorbait une fraction notable de nos effectifs ; c'était autant de perdu pour la défense de la métropole.

Tel état l'état de la question lorsqu'en février 1913, les premiers renseignements nous parvinrent sur les nouvelles dispositions militaires qui allaient être proposées au Reichstag. Déjà, le 27 mars 1911, celui-ci avait voté une loi militaire augmentant l'effectif budgétaire de l'armée allemande de 13 000 hommes. La caractéristique essentielle de cette loi avait été un développement important des moyens techniques mis à la disposition de l'armée ; des considérations financières expliquaient la modération relative suscita d'ailleurs, à cette époque même, de violentes attaques de certains milieux politiques et de la presse militaire.

Quinze mois plus tard, une nouvelle loi militaire, dite du 14 juin 1912, votée à une majorité considérable et appliquée d'urgence, accrut d'un dixième les forces militaires de l'empire.

Et voilà que moins de huit mois après, le gouvernement allemand proposait de nouvelles augmentations qui, d'un coup, élevaient encore d'un cinquième l'effectif de paix de l'armée.

Quel était donc l'état d'esprit qui pouvait motiver de pareilles mesures à d'aussi brefs intervalles de temps ?

Voici de quelle manière nos agents diplomatiques l'expliquaient : sous peine de mourir pléthorique, l'Allemagne avait un besoin absolu non seulement de conserver, mais encore de créer des débouchés à son industrie et à son commerce. Elle se trouvait, de ce fait, en rivalité avec d'autres nations. Jusqu'en 1912, croyant fermement à la supériorité de son organisation militaire, le peuple allemand avait pensé que le seul geste de jeter son épée dans la balance internationale suffirait toujours à la faire pencher du côté de ses intérêts. Commerçants et industriels allemands étaient persuadés qu'il suffirait de quelques menaces de poudre sèche et de sabre aiguisé pour faire tomber toutes les résistances et conquérir le monde dans l'ordre économique.

Or l'attitude de la France dans le conflit marocain avait été pour l'Allemagne un sujet de surprise et la solution du conflit produisit sur elle un effet de stupeur. Elle regarda les concessions que lui fit la France comme une humiliation que cette dernière lui infligeait.

Persuadés que l'autorité des peuples dans la paix se mesure à la capacité qui leur est reconnue de faire la guerre, nos voisins de l'Est estimèrent à partir de ce moment que lui puissance militaire n'était plus assez grande pour en imposer. Un consul allemand d'un des plus grands ports de commerce de l'Europe résumait ainsi la situation : "Il est possible que la guerre, surtout une guerre malheureuse, amène la déchéance commerciale de l'Allemagne, mais elle ne l'entraînera pas plus que des reculades diplomatiques, en raisons des conséquences morales et économiques de ces dernières. Le commerce et l'industrie souffrent actuellement très durement des difficultés suscitées de tous côtés à l'Allemagne. Il faut les briser par la force, si c'est nécessaire, et s'armer en conséquence."

C'est de cet état d'esprit que résultait la loi militaire du 14 juin 1912 ; c'est également cet état d'esprit qui avait donné naissance en janvier 1911 à la Ligue de défense nationale "le Wehrverein", qui avait pour but "de rétablir le sentiment de confiance que les Allemands possédaient il y a quelques années, et qui doit être le point d'appui de la politique extérieure ". Cette même mentalité faisait réclamer vers la même époque aux généraux Keim, Falkenhausen et Bernhardi, dans de multiples conférences, l'application intégrale du service obligatoire.

Survint alors la guerre des Balkans, la défaite de la Turquie inféodée à l'Allemagne, et l'épanouissement du slavisme dans les Balkans. "Nous ne pouvons plus compter, en cas de conflit européen, écrivait le général von Bernhardi à la fin de 1912, ni sur la Turquie, ni sur la Roumanie, ni sur la totalité des forces autrichiennes. Nous aurons contre nous non seulement les Français et les Anglais, mais la masse principale des forces russes. Les revers des Turcs ont nui à notre prestige militaire ; il n'y a pas jusqu'à la Belgique qui ne se reconnaisse un coeur de français et qui ne tourne en dérision les piètres résultats de l'instruction allemande en Turquie."

Ainsi donc, depuis deux ans, l'Allemagne avait vu la France lui tenir tête avec l'appui non seulement de la Russie, mais encore de l'Angleterre. Sachant qu'elle ne pouvait faire que peu de fond sur l'Autriche, et qu'elle ne devait point compter sur l'Italie, elle renforçait sa puissance militaire. Peut-être désirait-elle la paix, mais une paix résultant de la satisfaction donnée à toutes mes ambitions extérieures, et de la subordination des puissances voisines à ses désirs, une paix, pour tout dire, issue de la crainte qu'elle inspirerait.

Il importe maintenant de définir les résultats de ces lois militaires.

Par la loi de 1912, le commandement allemand n'avait pas cherché à augmenter le nombre de ses grandes unités actives mobilisés. Nous savions, en effet, depuis longtemps, que deux corps d'armée portant les numéros 20 et 21 devaient être formés à la mobilisation par l'adjonction à la 3e division de chacun des 1er et 14e corps, d'éléments en surnombre dans des corps d'armée voisins. La création organique de ces deux corps d'armée (20e et 21e) ne constituait donc pas une augmentation du nombre des grandes unités. Mais la loi nouvelle s'était proposé de rendre ces 25 corps d'armée actifs immédiatement utilisables, estimant que la formation de grandes unités, à la mobilisation, est incompatible avec la rapidité que l'état-major allemand se proposait de donner, dès le début, aux opérations.

La nouvelle loi en projet au début de 1913 avait, d'après les renseignements que nous avions alors, un tout autre caractère. Elle devait augmenter l'effectif budgétaire de 4 000 officiers, 15 000 sous-officiers, 117 000 hommes et 27 000 chevaux. Les créations ou augmentations envisagées se rapportaient exclusivement à l'augmentation des noyaux actifs, au renforcement de l'encadrement et au développement de l'organisation matérielle dans les grandes unités déjà existantes. La qualité de chacune des unités de l'armée se trouvait considérablement accrue ; l'encadrement, en particulier, ne serait plus assuré que par des gradés de carrière ayant tous plus de deux ans de service dans les armes à pied et trois ans dans les troupes à cheval. Aucune unité de combat ne comprendrait plus d'un tiers de réservistes appartenant presque tous à la dernière classe libérée. En outre, et surtout, dans les corps de couverture, les effectifs de paix allaient se trouver portés à des chiffres très voisins des effectifs de guerre. Le commandement allemand avait maintenant en mains une armée très puissante, dont la mobilisation était améliorée et accélérée, ce qui lui donnait le moyen, si l'envie lui en prenait de commencer la guerre contre nous par une attaque brusquée.

Telle nous apparaissait la situation militaire de nos voisins au début de 1913. Il semblait que le maintien de l'équilibre des forces françaises et allemandes était pour nous le seul garant de la paix dans la liberté et la dignité.

Dès que l'effort nouveau décidé par l'Allemagne commença d'être connu en France, on comprit la soudaineté brutale qu'elle s'efforçait de donner à sa mobilisation constituait une menace pour nos frontières faiblement défendues par une couverture insuffisante. De toute nécessité, il fallait accroître nos effectifs, et mieux utiliser ceux dont nous disposions. A cet effet, toute une série de projets furent mis en chantier, en même temps que se poursuivaient les études de la loi de trois ans prescrites par M. Millerand. Tous ces projets visaient à améliorer notre état militaire sans toucher à la loi de 1905. Les uns demandaient un appoint de forces à nos indigènes de l'Afrique du Nord ainsi qu'à nos contingents des colonies : cela était certainement réalisable, mais progressivement, sous peine de soulever de grosses difficultés. D'autres cherchaient le salut dans un système d'engagements et de rengagements à long terme amélioré par l'octroi d'avantages moraux et matériels très sérieux : cette solution présentait trop d'aléas pour qu'il fût possible d'en faire la base de notre organisation.

Ces différents systèmes n'étaient, en somme, que des palliatifs qui ne pouvaient remédier à la situation. On se rendit vite compte qu'il n'était pas posbble d'aboutir à quelque chose de sérieux, sans toucher à la loi de 1905. On chercha alors dans ce sens des solutions dont certaines étaient ingénieuses.

Tout d'abord, on étudia un projet dans lequel la durée du service militaire variant suivant les différentes armes. Le temps de service aurait été prolongé de six semaines dans l'infanterie, de dix semaines dans l'artillerie, de vingt semaines dans la cavalerie. Par compensantion, des permissions de longue durée seraient accordées aux militaires des armes montées pendant leur service actif. Le seul avantage de ce projet eût été de conserver deux classes mobilisables sous les drapeaux pendant les premières semaines de la période d'hiver ; par contre, il portait atteinte au principe de l'égalité des charges militaires pour tous les citoyens, et il nuisait à la bonne marche de l'instruction par la fréquence et la durée des permissions.

On envisagea également le système de l'échelonnement des appels de réservistes. Ce procédé aurait permis par la convocation annuelle, pendant un mois, de chacune des deux classes de complément, de maintenir nos effectifs à un niveau plus élevé et d'assurer un meilleur entraînement à nos réservistes ; par contre, il aurait eu l'inconvénient d'empêcher la réunion, en vue de leur instruction, des formations de réserve ; il aurait aussi jeté un trouble profond dans la vie sociale du pays et dans notre organisation militaire.

Le service de vingt-sept mois, avec incorporation au 1er juillet, aurait permis d'avoir des recrues mobilisables dès le 1er octobre. Mais ce système aurait enleé une partie de leurs cadres aux unités instruites pendant la période d'été favorable aux exercices d'ensemble et aux manœuvres. D'ailleurs, ce système ne résolvait pas le problème des effectifs.

Le service de trente mois aurait donné dans toutes les armes des unités pléthoriques en hiver au moment où se donne l'instruction individuelle, et où, pour des raisons d'hygiène, le travail doit être modéré. L'été venu, au contraire, les unités seraient retombées dans leur situation actuelle, précisément à l'époque où l'instruction est la plus active.

Quant au système de l'appel biennal en octobre et en avril, il semblait devoir apporter un trouble profond dans notre organisation, et nous mettre en état de constante infériorité vis-à-vis de l'Allemagne.

Ainsi toutes les études entreprises tendaient à nous convaincre que la seule solution admissible était le service de trois ans intégral et obligatoire pour tous.

C'est dans ces conditions que, le 4 mars 1913, à l'Élysée, la question du principe de la loi de trois ans fut soumise au Conseil supérieur de la Guerre. Pour la première fois, M. Poincaré présidait comme chef de l'État. M. Briand, président du Conseil, et M. Étienne, ministre de la Guerre, y assistaient.

J'exposai que les mesures allemandes prises en 1911 et 1912 portaient l'armée active à 800 000 hommes sur le pied de paix ; dans ces conditions, elle n'aurait pour se mobiliser qu'à recevoir un complément de chevaux ; cette mobilisation accélérée des vingt-cinq corps d'armée allemands donnait à nos adversaires la possibilité de bousculer sans peine notre couverture.

Il semblait donc nécessaire que nos unités de couverture fussent portées à un effectif assez voisin du pied de guerre, pour que, dès le premier soir de la mobilisation, par simple rappel des réservistes domiciliés sur place, elles fussent en état de tenir campagne avec des effectifs de guerre.

De plus, le nombre des grandes unités de couverture était à augmenter par la participation à ce rôle du 2e corps et d’une division du 8e. Nous arriverions ainsi à onze divisions en couverture, avec lesquelles nous pouvions espérer tenir tête à une attaque brusquée. Appuyées aux places fortes, ces onze divisions devaient suffire à garantir notre mobilisation et notre concentration.

Si, maintenant, on envisageait les corps d’armée de l’intérieur, on y trouvait par suite des prélèvements faits sur l’infanterie pour les nouvelles créations (aéronautique, artillerie, troupes techniques) des effectifs si faibles que l’instruction qu’on y donnait était sans fruit : il fallait 150 hommes par compagnie pour former un noayu solide autour duquel les réservistes viendrait s’agglomérer dans la proportion de 2 pour 3 ; il fallait également 150 hommes par compagnie pour permettre l’instruction.

Ainsi donc le service de trois ans proposé n'augmenterait pas le nombre d'unités mobilisées, mais permettrait tout d'abord de renforcer la couverture, ensuite de faciliter la mobilisation, enfin d'améliorer considérablement la qualité des troupes.

Après cet exposé, M. Briand affirma que le gouvernement était décidé à tout faire pour mettre l'armée en mesure de faire face à son rôle. Il demanda qu'en raison des difficultés qu'il prévoyait pour faire accepter aux Chambres le retour de la loi de trois ans, les arguments les plus frappants lui fussent fournis.

La question suivante fut alors posée au Conseil : "En présence de l'effort allemand, devons-nous renforcer nos forces militaires, et en particulier notre couverture ?"

A l'unanimité, le Conseil répondit oui à cette question. On discuta ensuite des différents systèmes étudiés : le système des rengagements, celui de vingt-sept mois proposé par le général Pédoya, celui de trente mois.

Le problème se posait essentiellement de la manière suivante :

En admettant les renforcements d'effectifs que j'avais indiqués, l'effectif minimum à réaliser se montait à 674 300 hommes. Pour tenir compte des déchets qui se produisent à l'incorporation et que l'expérience permettait de fixer à 8 pour 100 pour les armes combattantes, il fallait incorporer 727 000 hommes.

Or, les ressources avec le service de trois ans intégral se décomposaient ainsi :

210 000 hommes pour la dernière classe appelée.
200 000 hommes pour la classe qui avait déjà un an de service et perdu 5 pour 100 de son effectif.
194 000 hommes pour la classe qui avait fait deux ans de service et perdu, pendant cette deuxième année, 3 pour 100 de son effectif.
90 000 hommes de contingent permanent métropolitain (engagés et rengagés).
20 000 hommes de contingent permanent colonial.
9 000 hommes des trois contingents donnés par les vieilles colonies.
15 000 hommes de ressources données par le troisième examen médical à la suite de deux ajournements, et du passage d'hommes du service auxiliaire dans le service armé.

TOTAL : 738 000 hommes.

Ce chiffre total n'avait qu'une valeur relative ; il était sujet à des variations en plus ou en moins qui se chiffraient vraisemblablement par une quinzaine de mille hommes.

On voit donc que nos besoins correspondaient à peu près aux ressources assurées par la présence simultanée de trois classes sous les drapeaux.

Aussi le Conseil déclara-t-il à l'unanimité que le service de trois ans était le seul susceptible de permettre les renforcements nécessaires ; il émit le vœu qu'aucune atténuation au principe de l'égalité du service n'y fût apportée.

C'est dans ce sens que le projet de loi fut élaboré pour être déposé devant les Chambres. Toutefois, sur les instances formelles de M. Chéron prenant texte du léger excédent des ressources escomptées sur les beoins, le ministre décida à la dernière heure d'introduire une atténuation en faveur des fils de familles nombreuses. Il était à redouter que cette concession, pour légitime qu'elle fût, ne constituât une fissure qui irait s'élargissant peu à peu.

Entre temps, MM. Reinach et de Montebello avaient introduit un contre-projet qui avait pour dispositions essentielles de fixer un effectif minimum à chaque unité et de faire un large appel aux engagés volontaires. Les auteurs de ce projet admettaient que la durée du service fût portée à trois ans pour la totalité du contingent, sous la réserve que lorsque les effectifs minima seraient atteints, les soldats appelés appartenant à certaines catégories (fils de familles de plus de quatre enfants, hommes mariés pères de famille) pourraient être envoyés en congé.

Le ministre de la Guerre, d'accord avec les auteurs du contre-projet et le rapporteur désigné par la Commission de l'armée, consentit à se rallier à une solution transactionnelle qui empruntait quelques-unes de leurs dispositions essentielles au projet primitif et à celui que MM. Reinach et de Montebello avaient déposé.

Ce fut cette rédaction qui servit de base à la discussion au Parlement, et qui fut déposée le 6 mars par le gouvernement sur le bureau de la Chambre. Tel qu'il se présentait, le projet devait nous assurer une armée active de 700 000 hommes et officiers contre 870 000 hommes en Allemagne ; comme il était logique de supposer que le cinquième des forces allemandes, soit 175 000 hommes environ, serait immobilisé par la Russie, il ne devait en rester que 695 000 contre nous. Ainsi l'équilibre se trouvait rétabli, compte tenu de ce que nous serions obligés éventuellement de maintenir sur la frontière des Alpes.

On objectera sans doute, que, dans ces calculs, il n'est point fait mention des réserves. La raison en est que leur importance est fonction du nombre des unités actives, car elle dépend des effectifs de cadres actifs disponibles, qui sont destinés à les commander ; une relation proportionnelle existe entre les effectifs de paix et ceux de guerre : ceux-ci dépendent de ceux-là.

Dès que la décision eut été prise par le gouvernement de demander le service de trois ans, c'est-à-dire dès la fin de février, une campagne énergique fut entamée dans la presse pour orienter l'opinion vers cette solution. En outre, les divers membres du gouvernement, et tout particulièrement M. Étienne, se dépensèrent dans tout le pays pour y démontrer la nécessité de ce lourd sacrifice.

Il faut dire ici qu'un nouvel argument, dont on ne pouvait faire état publiquement, était venu renforcer la conviction du gouvernement français en lui montrant clairement le but vers lequel s'acheminait l'Allemagne. En effet, à la fin de mars, le ministre de la Guerre reçut de source sûre communication d'un rapport officiel et secret sur le renforcement de l'armée allemande ; ce document émanait d'une haute autorité militaire allemande et son authencité ne pouvait être mise en doute. Comme il a été publié depuis lors dans le Livre jaune français, il importe d'en citer quelques passages pour en rappeler l'esprit[1] :

Il faut, disait l'auteur, habituer le peuple allemand à penser qu'une guerre offensive de notre part est une nécessité pour combattre les provocations de l'adversaire. Il faut mener les affaires de telle façon que, sous la pesante impression d'armements puissants, de sacrifices considérables, et d'une situation politique tendue, un déchaînement soit considéré comme une politique tendue, un déchaînement soit considéré comme délivrance. Il faut préparer la guerre au point de vue financier ; il ne faut cependant pas éveiller la méfiance de nos financiers. Il faudra susciter des troubles dans le nord de l'Afrique et en Russie ; c'est un moyen d'absorber les forces de l'adversaire. Dans la prochaine guerre européenne, il faudra aussi que les petits États soient contraints de nous suivre ou soient domptés.

Du côté de notre frontière du nord-ouest, le but vers lequel il faut tendre, c'est de prendre l'offensive avec une grande supériorité dès les premiers jours. Pour cela, il faudra concentrer une grande armée suivie de fortes formations de landwehr qui détermineront les armées des petits États à nous suivre, ou tout au moins à rester inactives sur le théâtre de la guerre, et qui les écraseraient au cas de résistance armée. Si l'on pouvait décider ces États à organiser leur système fortifié de telle façon qu'il constitue une protection efficace de notre flanc, on pourrait renoncer à l'invasion projetée. Mais pour cela il faudrait aussi, particulièrement en Belgique, qu'on réformât l'armée, pour qu'elle offrît des garanties sérieuses de résistance efficace. Si, au contraire, son organisation défensive était établie contre nous, ce qui donnerait des avantages à notre adversaire de l'Ouest, nous ne pourrions, en aucune façon, offrir à la Belgique une garantie de la sécurité de sa neutralité. Un vaste champ est donc ouvert à notre diplomatie pour travailler dans ce pays dans le sens de nos intérêts.

Les dispositions dans ce sens permettant d'espérer que l'offensive peut être prise aussitôt aurpès la concentratioon complète de l'armée du Bas-Rhin, un ultimatum à brève échéance, que doit suivre immédiatement l'invasion, permettra de justifier siffisament notre action au point de vue du droit des gens.

Tels sont les devoirs qui incombent à notre armée et qui exigent un effectif élevé. Si l'ennemi nous attaque, ou si nous voulons le dompter, nous ferons comme nos frère d'il y a cent ans : l'aigle provoqué prendra son vol, saisira l'ennemi dans ses serres serrées, et le rendra inoffensif. Nous nous souviendrons alors que les provinces de l'ancien empire allemand : comté de Bourgogne et une belle partie de la Lorraine sont encore aux mains des Francs, que des milliers de frères allemands des provinces baltiques gémissent sous le joug slave. C'est une question nationale de rendre à l'Allemagne ce qu'elle a autrefois possédé.

A l'heure qu'il est, après les événements de 1914-1918, la lecture de ce document prend une importance particulière, car il montre la préméditation allemande, les rêves et les procédés allemands. On peut juger de l'effet qu'il produisit en 1913 au sein du gouvernement, et combien il a servi à le renforcer dans sa volonté de faire aboutir le retour à la loi de trois ans.

La question parut si urgente que le gouvernement prit la décision de maintenir au mois d'octobre la classe libérable sous les drapeaux, afin d'avoir, sans tarder, les trois classes jugées nécessaires à notre sécurité. Déjà, il affirmait cette intention devant la Commission de l'armée. Peu de jours après, le 4 mai, à Caen, dans un discours politique, M. Barthou annonçait encore cette résolution ; et, le 15 mai, à la Chambre, le président du Conseil lut une déclaration demandant au Parlement d'approuver cette décision. Et, par 322 voix contre 155, la Chambre des députés donna son assentiment.

A la même date, M. Henri Paté, rapporteur de la Commission de l'armée, déposa son rapport sur la loi de trois ans ; le 2 juin, la discussion de la loi commença à la Chambre. J'assistai avec le général Pau à toutes les séances, en qualité de Commissaire du gouvernement.

La discussion fut extrêmement longue. On sentait bien que la plupart des députés comprenaient la nécessité de voter la loi, mais que des questions électorales les retenaient : aussi, les interventions, les contre-projets, les amendements se multipliaient, éternisant vainement le débat.

Aussi faut-il rendre hommage au patriotisme de ceux qui, comme M. Joseph Reinach et M. André Lefèvre, donnèrent sans arrière-pensée pour faire triompher le projet. M. Reinach, en particulier, est de ceux auxquels revient une grande part de l'honneur d'avoir fait voter cette loi de salut national. Cela lui valut d'ailleurs de ne pas être réélu aux élections suivantes.

La discussion se prolongea pendant huit séances. A la fin, le lundi 16 juin, le ministre de la Guerre, M. Étienne, dut prendre la parole. Il avait été véritablement l'âme de cette loi ; il avait travaillé l'opinion des milieux parlementaires par une action personnelle incessante et habile ; en outre, il s'était dépensé en province dans de nombreux discours, pour démontrer la nécessité de la loi. Le 15 juin, il avait été prononcer à Rennes un de ces discours ; il était rentré le 16 au matin et il était visiblement fatigué ; il n'avait pas tous ses moyens pour entamer la lutte décisive devant la Chambre. Son discours s'en ressentit, et il fut peu d'impression sur l'assemblée. J'étais assis à côté de M. Barthou, président du Conseil, qui, sentant le mauvais effet produit sur l'assemblée, se pencha vers moi et me dit : "Mais, vous n'avez donc pas préparé le discours du ministre ? — Pardon, voici le texte que je lui ai remis. — C'est bien, donnez-le-moi." Il l'emporta, et quelques jours plus tard, le 26 juin, à l'occasion d'un amendement proposé par M. Augagneur, il prit à son tour la parole, exposa la question avec une telle force et une telle netteté qu'à partir de ce moment le succès du gouvernement fut assuré.

Un incident faillit cependant mettre tout en question. Parmi les innombrables contre-projets présentés, l'un d'eux le fut par MM. Paul-Boncour et Messimy. Paul-Boncour prit la parole le premier : il demandait le maintien du service de deux ans avec des dates d'incorporation différentes, de façon à ne pas laisser l'armée pendant l'hiver avec une seule classe instruite, la deuxième à l'instruction. Le système en lui-même ne résolvait pas la question, mais l'orateur fut si étonnant de force persuasive et d'adresse, qu'à la fin de la séance, j'eus l'impression très nette que si on avait voté après ce discours, notre projet eût été compromis. Heureusement on ne vota que quelques jours plus tard ; l'effet produit par le discours de Paul-Boncour avait eu le temps de s'évaporer, et quand on passa aux voix, sa proposition fut rejetée.

Pour ma part, j'eus à monter dans la tribune, le 8 juillet, à l'occasion de la discussion de l'article II. Cet article modifiait les effectifs en hommes de l'armée active des différentes unités fixés par les lois antérieures. Le général Pau devait prendre la parole ; mais souffrant depuis quelque temps, il dut, au dernier moment, me laisser le soin de parler à sa place. Ce fut son discours que je prononçai à peu près intégralement et je n'y apportai que quelques modifications de détail. Je m'efforçai de démontrer que la qualité des troupes est fonction de deux élements principaux : l'instruction et la cohésion, qui nécessitent tous les deux une augmentation de l'effectif de paix. Il importait, en effet, que les éléments actifs, en qui réside la force de cohésion, pussent s'assimiler les élements de réerve, et ne fussent pas noyés par l'afflux de ces derniers.

Ces considérations nous avaient conduits à fixer à 140 hommes le minimum d'effectif pour les compagnies d'infanterie de l'intérieur ; ce chiffre correspondait dans la compagnie mobilisée à une proportion de réservistes au plus égale à celle des hommes de l'armée active : de cette manière, nous pouvions espérer n'être pas en infériorité trop sensible par rapport aux unités similaires allemandes, où les effectifs de paix allaient être porté à 160 hommes par compagnie.

En ce qui concernait les unités de couverture, la nécessité où nous étions de pouvoir porter en quelques heures nos unités de couverture à leur effectif de mobilisation, nous conduisait à demander 200 hommes par compagnie.

La Chambre voulut bien écouter mon argumentation et témoigner à l'orateur improvisé que j'étais une attention qui marquait toute l'importance qu'elle attachait à la question.

Finalement, le vote définitif de la loi ne fut acquis que le 19 juillet par 358 voix contre 204.

Trois jours plus tard, M. Étienne déposait le texte voté par la Chambre sur le bureau du Sénat, marquant ainsi l'urgence qu'il y avait à aboutir. Un rapport favorable de la Commission de l'armée du Sénat fut déposé par M. Doumer, président de cette commission dès le 25 juillet, et le 31 les débats commençaient devant la Haute Assemblée. La discussion fut assez brève, malgré que d'inévitables contre-projets eussent été déposés. Je n'assistai point aux séances. Mais, d'ores de déjà, il paraissait que l'atmosphère du Sénat était favorable, et le 3 août, lorsque je m'embarquai pour la Russie, afin d'y assister, sur l'invitation du tsar, aux grandes manœuvres, j'emportai la conviction que cette oeuvre essentielle de défense nationale allait être réalisée.

En effet, le 7 août, par 244 voix contre 36, le Sénat approuvait le texte de loi voté par la Chambre.

  1. Rapport du colonel Ludendorff, du 19 mars 1913. Livre jaune n°2, annexe 2.