Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/06

Librairie Plon (1p. 89-95).



CHAPITRE VI


Les camps d'instruction.


La question des camps d'instruction fut, avec celle de l'artillerie dont je viens de parler, l'objet de mes préoccupations et de mes efforts dès mon entrée en fonctions comme chef d'état-major général.

Cette question n'était pas nouvelle. Deux programmes successifs avaient été adoptés, le premier en 1897, le second en 1907, à la réalisation desquels on avait consacré une moyenne de 3 millions par an. A cette allure, le programme de 1908 devait n'être terminé qu'en 1930, puisqu'on estimait à 75 millions les crédits nécessaires pour le mener à bonne fin. A cette époque, la moitié environ des effectifs ferait annuellement un séjour dans les camps d'instruction. Mais en 1911, nous ne possédions encore que huit camps inachevés ; le tiers à peine de nos troupes actives pouvait passer chaque année dans les camps une quinzaine de jours, et par suite de la répartition des camps sur le territoire, les unités de certains corps d'armée se trouvaient dans l'impossibilité de s'y rendre. Dans le même temps, on faisait de l'autre côté du Rhin, pour le même objet, un effort tel qu'avant très peu d'années l'Allemagne aurait doté son armée d'un camp divisionnaire par corps d'armée.

Si nous voulions donner à nos troupes l'instruction pratique qu'exige la formation d'une armée composée d'éléments actifs ne faisant que deux ans de service et de réserves convoquées seulement pour des périodes réduites, il apparaissait comme urgent de faire un vigoureux effort dans le même sens que les Allemands. En effet, les terrains de manœuvres, les stands, les champs de tir exigus des garnisons étaient loin de suffire à la bonne exécution des exercices techniques de l'infanterie : l'introduction de la balle D exigeait pour les feux de guerre des champs de tir de 4 000 mètres de profondeur au moins. L'artillerie, de son côté, réclamait chaque année, à juste titre, un plus grand nombre de journées d'école à feu ; l'augmentation récente de cette armée justifiait pleinement cette demande. Tous les généraux de cavalerie insistaient pour que les régiments et les brigades fissent chaque année un séjour dans les camps consacrés surtout aux évolutions. Il importait enfin que l'unité élémentaire de troupes de toutes armes, la division d'infanterie, eût des camps assez spacieux pour y exécuter ses évolutions combinées.

A toutes ces raisons vint s'en ajouter une autre : la loi de 1908 prescrivait l'envoi au printemps dans les camps des unités de réserve du deuxième appel ; jusqu'à présent, faute de camps, nous n'avions pu donner satisfaction à cette légitime exigence que dans la proportion du quart des régiments convoqués.

Aussi, dès novembre 1911, fis-je mettre à l'étude un programme reposant sur les bases suivantes :

Tout d'abord, un camp d'instruction devait se prêter aux évolutions d'une division complète, et par suite avoir une superficie de 5 500 à 6 000 hectares.

Ensuite, dans le but de réduire au minimum l'effort financier à demander au pays, les camps devaient être répartis dans des conditions permettant d'utiliser un seul camp pour l'instruction de deux corps d'armée.

Les études aboutirent aux prévisions suivantes :

Deux camps de corps d'armée : Châlons (agrandi) et Mailly ;

Dix camps de division : La Courtine (existant), Coëtquidan (en transformation), Sissonne et le Valdahon (agrandis), et 6 camps à créer ;

Les camps de Larzac et de Souge, défectueux, à utiliser dans leurs dimensions actuelles.

Ce programme devait exiger une dépense de 135 millions
le général joffre inspecte l'école de saumur
Derrière lui, à gauche, le général Weygand, alors lieutenant-colonel
environ à échelonner sur sept années : 12 millions pour 1912, et 20 millions pendant six ans à partir de 1913.

Aussitôt en possession de cette étude préliminaire, j'adressai au ministre un rapport exposant la question et les conclusions auxquelles nous étions parvenus ; le 14 décembre 1911, M. Messimy l'approuvait. Quelques jours plus tard, les corps d'armée furent invités à faire exécuter les reconnaissances de terrain nécessaires, et à établir des projets, qui devaient parvenir au ministre avant le 1er avril 1912.

La plus grande discrétion était recommandée sur le véritable objet des reconnaissances, afin de ne pas attirer l'attention publique, et d'éviter ainsi le renchérissement du prix des terrains.

Pendant que s'exécutaient ces travaux préparatoires, la question subit un arrêt du fait des difficultés d'ordre budgétaire. J'ai déjà dit, en effet, que le 17 janvier les nouveaux titulaires des portefeuilles de la Guerre et des Finances, réunis autour du président du Conseil pour examiner la demande de crédits hors budget présentée par le cabinet précédent, se mirent d'accord pour supprimer un certain nombre de nos demandes ; parmi elles, la dotation prévue pour les camps disparut. Cette amputation me parut grave, car il était inutile de faire un important effort de matériel, si on ne donnait parallèlement à l'armée le moyen de s'instruire. Aussi, lorsqu'il s'agit d'établir en 1912 les propositions pour le budget de 1913, j'insistai fortement pour que les prévisions du programme du 14 décembre 1911 fussent intégralement reprises. Un renseignement qui nous parvint à ce moment de l'autre côté des Vosges me donna l'occasion d'affirmer ma conviction : les modalités de la loi militaire allemande commençait de nous être connues ; le 23 mai, quand le ministre demanda à l'état-major de l'armée quelles mesures il envisageait pour répondre à l'effort militaire allemand, je fis inscrire au premier rang la nécessité de constituer les camps d'instruction, en améliorant ceux qui existaient déjà et en créant ceux qui étaient prévus. En outre, le 6 juin, je demandais au ministre la réalisation intégrale du programme du 14 décembre 1911. Dans ce but, je réclamais l'allocation d'un crédit supplémentaire de 2 millions au titre de 1912 pour faire de Coëtquidan un camp utilisable pour une division dès 1913, et l'ouverture pour 1913 d'une annuité de 17 millions que des annuités de 20 millions pendant cinq ans devraient suivre à partir de 1914. Le 10 juin, M. Millerand approuvait "en principe" les conclusions de ce rapport qui fut aussitôt transmis à la direction du Contrôle. Le 22 juin, celle-ci répondait que les chiffres du budget de la Guerre pour 1913 étant arrêtés par la Commission du budget, il était trop tard pour demander un relèvement de crédit. "On s'efforcerait, ajoutait-elle, lorsque le moment serait venu, de s'entendre avec les Commissions de finances pour déterminer le montant des engagements de dépense susceptibles d'être autorisés hors budget pour l'exercice 1913, et d'obtenir que les camps d'instruction figurent dans les autorisations concernant 1913."

Quand au relèvement de crédit demandé pour 1912, le direction du Contrôle estimait qu'il ne pourrait être présenté que dans le projet de loi collectif à déposer au mois d'octobre.

De ce fait, tout le développement du programme subit un ralentissement forcé. Toutefois, les dispositions préliminaires concernant les acquisitions de terrains projetées au camp de Coëtquidan furent prises de façon à ne plus avoir, au moment du vote par le parlement, qu'à accomplir les dernières formalités administratives.

Mais nous n'étions pas au bout de nos peines. Au milieu d'octobre, j'appris indirectement que, sur des indications fournies par le Contrôle, le crédit de 2 millions ne serait probablement pas voté avant la fin de l'année, et qu'il y avait lieu de faire toutes réserves sur la possibilité d'obtenir pour 1913 un supplément de crédit au titre des camps d'instruction. J'attirai, alors, l'attention du ministre par une note du 15 octobre "sur l'intérêt capital pour l'instruction de l'armée qui s'attachait à ce que les crédits nécessaires aux camps soient accordés en temps voulu, en vue de la mise en oeuvre immédiate du programme arrêté".

M. Millerand se rendit volontiers à mes instances, et quelques jours plus tard, il informait les Finances que, pour l'exercice 1913, il fallait ajouter à la somme déjà prévue pour les dépenses hors budget celle de 13 millions demandée pour les camps d'instruction. En outre, sur l'insistance de M. Millerand, les 2 millions pour Coëtquidan purent être acquis avant la clôture de l'exercice 1912.

Malgré l'aide énergique que je trouvais auprès du ministre de la Guerre, l'allocation pour 1913 put seulement être portée à 7 350 000 francs. En ce qui concerne la dotation de 20 millions demandés pour 1913, le montant en fut incorporé dans les demandes qui aboutirent au programme de 420 millions dont j'ai déjà parlé. On sait quel fut le sort de ce programme et que, sur autorisation unanime de la Commission des finances du Sénat, les ministres de la Guerre et des Finances furent autorisés, dès le 24 février, à engager par anticipation une somme de 72 millions. Le 26 février, le ministre de la Guerre notifiait aux services intéressés les sommes que chacun d'eux était autorisé à engager immédiatement. C'est de cette manière qu'il fut possible de consacrer, en 1913, 7 350 000 francs aux camps d'instruction.

Cependant tous ces retards avaient eu pour le Trésor des conséquences déplorables. Malgré les précautions prises, dans toutes les régions où des achats de terrain avaient été envisagés, le bruit s'en était répandu ; la spéculation s'était abattue sur ces régions. Pour le camp de Coëtquidan, par exemple, les terrains avaient été évalués de 500 à 800 francs l'hectare ; lorsque les 2 millions nécessaires furent accordés en fin 1912 pour acheter ces terrains, l'administration de la Guerre dut payer des indemnités beaucoup plus élevées et hors de proportion avec l'évaluation du début. De ce fait, les crédits péniblement obtenus ne nous permirent point d'acquérir tous les terrains que nous avions en vue, et il devint nécessaire de répartir notre programme sur un plus grand nombre d'années.

En résumé, c'est seulement à la veille de la guerre que la question des camps d'instruction, fondamentale pour l'instruction de l'armée, reçut enfin son statut. Les crédits nécessaires pour assurer une exécution suffisamment rapide du programme de 1911 étaient enfin accordés, et on pouvait espérer que ce programme serait entièrement achevé en 1918. Les premières études sur cette question dataient, je l'ai déjà dit, de 1897 !

Lorsqu'en 1913 la loi de trois ans put paraître acquise, et que l'on envisagea le renforcement des unités de réserve, il parut nécessaire de prévoir les moyens de réunir, lors de leur convocations, ces régiments dans des camps où il leur serait plus facile de travailler que dans les villes de garnison où ils étaient jusqu'alors convoqués. Il rentrait, en outre, dans mes intentions de former à la mobilisation des brigades de réserve ; je fus donc amené à envisager la possibilité de réunir ces unités lors des périodes de réservistes.

Le retard apporté à la constitution des grands camps me conduisit à rechercher pour l'instruction des unités de réserve une solution immédiate. Point n'était besoin de vastes camps pour assurer la remise en mains et la cohésion de régiments et de brigades. Nous possédions toute une série de polygones d'artillerie et de champs de tir d'infanterie devenus trop petits pour l'instruction de ces armes par suite de l'utilisation de la balle D, mais qui pouvaient très bien, sans être agrandis, assurer le logement et l'instruction des régiments de réserve. Le 17 juillet 1913, je fis donc établir un programme portant uniquement sur les installations supplémentaires à prévoir pour le but que je viens d'indiquer. Les camps retenus étaient au nombre de onze et répartis sur l'ensemble du territoire. La dépense prévue était de 15 millions ; un crédit de 250 000 francs put être employé à cet effet en 1913.