Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 08


LIVRE VIII.


[1617] Le duc de Nevers étoit de gaîté de cœur entré si avant dans la rebellion toute ouverte l’année passée, et les princes et seigneurs ligués, qui, s’étant éloignés de la cour, eussent bien voulu procéder pour quelque temps avec plus de déguisement, lui étoient néanmoins si étroitement unis, et l’assistoient avec tant de passion, qu’ils ne se donnèrent pas le loisir d’attendre le printemps pour faire la guerre, mais la commencèrent avec l’année, au milieu de la rigueur de l’hiver.

Le Roi, pour prévenir les maux qui autrefois, en semblables occasions, étoient arrivés en ce royaume par l’assistance que les rebelles avoient reçue des princes étrangers, par les fausses impressions qu’ils leur avoient données contre les rois ses prédécesseurs qui régnoient lors, envoya en ambassade extraordinaire le baron du Tour vers le roi de la Grande-Bretagne, qui l’aimoit très-particulièrement pour avoir été ambassadeur près de lui lorsqu’il étoit roi d’Écosse, et qu’il vint à recueillir la succession du royaume d’Angleterre ; M. de La Noue en Hollande, où son nom et sa religion le rendoient agréable ; et le comte de Schomberg en Allemagne, où son père, qui en étoit et qui y avoit été en plusieurs ambassades par le feu Roi, lui donnoit plus de créance et de moyen de bien servir Sa Majesté.

Leur commission fut de dissiper les faux bruits qu’on faisoit courir contre le service du Roi dans les États et cours des princes où on les envoyoit, les informer de la vérité de ses actions, de la justice de la détention du prince de Condé, et de la patience de Sa Majesté, qui avoit été poussée jusqu’à l’extrémité par l’opiniâtreté et insolence des grands de son royaume, qui, abusant de sa clémence, ne pouvoient recevoir tant de grâces d’elle qu’ils ne commissent de nouveaux crimes ; et, bien que ces derniers les rendissent indignes du pardon qu’ils avoient reçu de leurs fautes premières, ils prétendoient néanmoins être maltraités si on ne les leur remettoit encore, en sorte qu’on leur laissât toujours le moyen de pouvoir récidiver, comme ils en avoient la volonté, et tenoient à sujet d’offense et de plainte les précautions dont Sa Majesté, en leur pardonnant, vouloit user afin de les retenir en leur devoir à l’avenir.

Et, d’autant que l’instruction que je dressai pour le comte de Schomberg explique fort particulièrement l’ordre qui lui fut donné, et justifie le mieux qu’il se peut toute la conduite du gouvernement de l’État depuis la mort du feu Roi jusqu’alors, joint que les princes d’Allemagne étoient ceux que principalement on considéroit, et du secours desquels le Roi avoit plus de sujet de craindre, j’ai cru la devoir mettre, non ici où elle pourroit être ennuyeuse, mais à la fin de ce livre où on la pourra voir[1].

Le duc de Nevers cependant donna des commissions pour faire des compagnies de chevau-légers dans son gouvernement, fait d’autres levées dans le Nivernais ; il fait entrer des gens de guerre étrangers dans le royaume, les loge dans Mézières ; il met dans Rethel jusqu’à mille hommes de garnison, leur fait faire montre publiquement, fait travailler par corvées et contraintes aux fortifications de Chateau-Portien et Richecourt, fait provisions d’échelles, cordages, pics, pétards et autres choses nécessaires pour surprendre des places, fait levées de pionniers ; le tout sans ordre ni permission du Roi. Il écrit des lettres aux villes qui décrient le gouvernement, fait ruiner un des faubourgs de Mézières pour se préparer à se défendre si on l’assiége, fait prendre le prévôt provincial de Rethelois avec quelques-uns de ses archers prisonniers, en fait autant à un appelé Charlot, habitant de Mézières, et lui fait écrire à son fils, qui étoit un des juges de Mondejous, prisonnier pour avoir porté les armes contre le service de Sa Majesté, qu’il recevroit le même traitement dans la citadelle de Mézières qui seroit fait audit Mondejous.

Messieurs du Maine et de Bouillon, pour donner à connoître qu’ils sont unis avec lui, témoignent au Roi leur mécontentement par des lettres qu’ils écrivent à Sa Majesté. Le duc de Bouillon fait semblant d’avoir crainte que Sa Majesté veuille abandonner sa protection, et proteste d’employer pour sa défense ce que lui et ses parens ont de bien et de crédit. Le duc de Mayenne ayant fait solliciter Vaugré, dont nous avons parlé ci-devant, de dire qu’on l’avoit envoyé de Paris exprès pour attenter à sa vie, se plaint qu’on envoie des assassins pour le faire tuer, et exagère sa misère, disant qu’on le veut bannir hors du royaume sous prétexte d’une charge honorable dont l’on fait semblant de le vouloir honorer en Italie ; représente les services de son père, d’avoir, durant les guerres civiles, conservé l’État en son entier, et sa fidélité, qu’il veut faire passer pour être sans tache et ne mériter une telle punition qu’il reçoit. Le Roi lui fit réponse, par le baron de Lignières qui lui avoit porté la lettre, qu’il ne tiendroit qu’à lui qu’il n’eût raison du crime de celui qu’il disoit avoir attenté à sa vie, puisqu’il avoit fait ordonner par son parlement que le procès seroit fait à Vaugré dans Soissons, où il le tenoit entre ses mains, et par appel mené à Paris pour y recevoir la peine due à l’énormité de cet attentat s’il en étoit trouvé coupable. Pour la charge dont il parloit, qui est celle de général d’armée des Vénitiens, qu’il sait bien, en sa conscience, que c’est à son instante supplication qu’il a employé son nom pour la lui faire obtenir, et que son autorité royale est telle que personne ne sera jamais persécuté en son royaume pour en sortir, Sa Majesté étant assez puissante pour empêcher qu’aucun de ses sujets n’en persécute d’autres.

Quant aux actions de son père, que l’intégrité de ses dernières fait perdre à Sa Majesté la mémoire des premières qu’il a souvent condamnées lui-même ; et quant aux siennes, qu’il ne sait pas comme il peut appeler innocente celle du refus qu’il a fait au lieutenant général de Soissons de le recevoir en la ville de sa résidence pour exercer la justice, non plus que les levées des gens de guerre qu’il a faites depuis peu pour grossir ses garnisons, non-seulement sans la permission de Sa Majesté, mais contre son commandement ; que Sa Majesté ne sait pas ce qu’il peut tenir pour crime s’il appelle ces deux actions innocentes, et qu’il n’y a personne dépouillé d’intérêt et de passion, qui ne les juge du tout contraires aux lois divines et humaines, qu’elle sera aussi soigneuse d’observer comme de les faire garder aux autres.

Mais toutes ces lettres du Roi étant inutiles, pour ce qu’il n’avoit pas affaire à personnes qui manquassent de connoissance de leur faute, mais de volonté de s’amender, Leurs Majestés se résolurent d’apporter des remèdes assez puissans à ces maux, qui étoient à l’extrémité. Elles considérèrent que c’étoit la quatrième fois qu’ils se soulevoient et excitoient des tempêtes dans l’État, qu’ils n’avoient reçu nul sujet de mécontentement depuis le traité de Loudun quand ils recommencèrent leurs pratiques, qu’ils n’en ont eu non plus depuis le dernier accommodement de Soissons, qu’il est aisé de le voir aux prétextes qu’ils prennent, lesquels sont imaginaires, que ses finances sont épuisées des grands dons qui leur ont été faits depuis la mort du feu Roi jusqu’à présent ;

Que M. le prince a reçu depuis six ans 3,665,990 l. ; M. le comte de Soissons, et, après sa mort, M. son fils et madame sa femme, plus de 1,600,000 livres ; M. et madame la princesse de Conti, plus de 1,400,000 livres ; M. de Longueville, 1,200 tant de mille livres ; messieurs de Mayenne père et fils, 2,000,000 tant de mille livres ; M. de Vendôme, près de 600,000 livres ; M. d’Epernon et ses enfans, près de 700,000 livres ; M. de Bouillon, près de 1,000,000, sans y comprendre ce qui leur a été payé des gages et appointemens de leurs charges, des deniers du taillon pour leurs compagnies de gendarmes, de l’extraordinaire des guerres pour les garnisons de leurs places, outre les pensions et autres dons qu’ils ont fait accorder à leurs amis et domestiques ; Que toutes ces gratifications immenses n’ont de rien servi, au contraire semblent avoir donné occasion à leur malice de recommencer les mêmes soulèvemens, espérant d’en tirer toujours, par ce moyen, les mêmes avantages ; outre que les dépenses extraordinaires qu’il a fallu faire pour s’opposer à leurs rebellions, ayant coûté de compte fait plus de vingt millions, ils espèrent enfin tellement épuiser les finances du Roi, qu’il n’ait plus le moyen de les empêcher de partager entre eux son royaume ;

Que les dissimulations et déguisemens de paroles qu’ils apportent sont pour le surprendre, et encore pour faire croire aux simples que ce n’est qu’à l’extrémité et par force qu’ils entrent en guerre ; que Sa Majesté, par sa prudence, s’est garantie de la surprise ; quant aux peuples, qu’ils sont tous détrompés, et n’y a plus personne en ce royaume qui ne connoisse que ces princes, ne respirant en apparence que le bien de l’État, par leurs effets lui procurent tout le mal qu’ils peuvent.

Leurs Majestés ayant considéré toutes ces choses, crurent qu’étant dans un temps où le malheur du siècle et de la nation porte les sujets à mépriser l’autorité du prince, qui ne peut être assez respectée, et la prudence d’un prince débonnaire l’obligeant à faire montre de plus de sévérité qu’en effet il n’en vouloit exercer, elles devoient, sans différer davantage, les déclarer, eux et leurs adhérens, criminels de lèse-majesté. Le Roi fit premièrement une déclaration particulière contre M. de Nevers et tous ceux qui étoient joints à lui, les déclarant atteints et convaincus dudit crime, si, dans quinze jours après la publication d’icelle, ledit duc, reconnoissant sa faute, ne venoit en personne trouver Sa Majesté pour lui en demander pardon, ne faisoit retirer hors du royaume les étrangers qu’il y avoit introduits, ne licencioit ses gens de guerre qu’il avoit levés, et n’ôtoit les garnisons qui avoient été établies par lui et ses adhérens sans ordre ni commission de Sa Majesté, et, pour le regard de ceux qui lui avoient adhéré, si, dans ledit temps, ils ne se présentoient aux siéges des bailliages au ressort desquels ils faisoient leur résidence, pour en faire protestation enregistrée aux greffes d’iceux.

Cette déclaration fut vérifiée au parlement le 17 de janvier. Le duc de Mayenne, en ayant avis, fit défenses en tous les lieux qu’il tenoit qu’on eût à l’avoir, l’imprimer ni la vendre, et la fit ôter de violence des mains des officiers du Roi qui la devoient publier. Et, à peu de jours de là, les ducs de Nevers, de Vendôme, de Bouillon, le marquis de Cœuvres, le président Le Jay et autres de leur parti, le vinrent trouver à Soissons, où, tenant une forme d’assemblée, ils dressèrent premièrement une lettre sous le nom du duc de Nevers au Roi, en date du dernier de janvier, par laquelle, n’ayant point de honte de soutenir à Sa Majesté qu’il lui étoit fidèle, il disoit les causes portées par la déclaration de Sa Majesté être fausses, le sujet de son éloignement être bien fondé sur la puissance démesurée du maréchal d’Ancre, qui a chassé les anciens conseillers d’État et le garde des sceaux du Vair, et qu’il étoit prêt d’aller en personne faire les protestations à Sa Majesté de son très-humble service, pourvu qu’elle lui donnât pour juges les princes, ducs et pairs, et anciens officiers de la couronne, et les conseillers d’État dont le feu Roi son père s’étoit servi durant son règne.

Ces prétextes, qui avoient quelque apparence, n’avoient point de solidité devant ceux qui savoient les affaires ; car, premièrement, il s’offroit de venir et ne venoit pas en effet, continuant cependant et augmentant toujours ses hostilités et actes de rebellion : aussi disoit-il qu’il ne trouvoit pas de sûreté auprès de Sa Majesté, ce qui montroit qu’il ne vouloit pas effectuer ce qu’il promettoit. Davantage, il se plaignoit de l’éloignement des anciens conseillers, contre lesquels il avoit le premier fait plainte en sa première rebellion, les appelant tyrans, et disant qu’ils vouloient régner dans la confusion. Et, en troisième lieu, il se soumet à la volonté du Roi pourvu qu’il le fasse juger par les princes qui lui adhèrent, et trempent dans le même crime que lui.

Après que les princes et autres de l’assemblée eurent dressé cette lettre pour le duc de Nevers au Roi, ils arrêtèrent de faire ouvertement la guerre, se fortifier en leurs places, se saisir des deniers royaux ; et, cela fait, dépêchèrent en plusieurs endroits, tant dedans que dehors du royaume.

Ce qui obligea le Roi à faire une déclaration contre eux, semblable à celle qu’il avoit faite contre le duc de Nevers, laquelle fut vérifiée au parlement le 13 de février.

Sur cela, ayant fait des remontrances au Roi, par lesquelles ils rejetoient la cause de tous les maux de l’État sur le maréchal d’Ancre et sa femme, et continuoient à faire les mêmes plaintes imaginaires qu’ils avoient accoutumé, Sa Majesté, pour faire voir à toute la chrétienté son juste procédé, sa clémence et sa patience envers eux, et leur opiniâtreté en leurs crimes, fit publier une déclaration sur le sujet des nouveaux troubles de son royaume, laquelle étant un peu longue, mais contenant par le menu la preuve évidente de la vérité de ces choses, toutes les raisons y étant déduites par le menu, je n’ai pas voulu l’insérer ici pour n’interrompre le fil de l’histoire, mais l’ai ajoutée à la fin de ce livre[2].

Mais, pour ce que les paroles sont trop foibles contre la violence d’une rebellion si elles ne sont fortifiées des armes, sans lesquelles les lois et la justice sont de vaines menaces, sans puissance et sans effet, Sa Majesté voulut accompagner ses raisons de ce qui leur étoit nécessaire. Et, pour ce que le délai donnoit de la hardiesse à ses ennemis, et au contraire la diligence leur donneroit de la terreur, elle fit promptement lever des troupes en son royaume, manda au comte de Schomberg qu’au lieu d’achever sa commission il levât quatre cents reitres et quatre mille lansquenets, et se résolut de faire trois armées pour attaquer ses ennemis, tout à la fois, en tous les lieux où ils avoient de la puissance, envoyant l’une en Champagne où M. de Nevers étoit, l’autre en Berri et en Nivernais où il avoit plusieurs places et adhérens fortifiés par la présence de madame sa femme, et l’autre en l’Ile de France contre M. de Mayenne. Elle donna le commandement de celle de Champagne à M. de Guise, sous lequel M. de Thémines commandoit, et le sieur de Praslin étoit seul maréchal de camp ; celle de Nivernais étoit commandée par le maréchal de Montigny, ayant pour maréchal de camp le sieur de Richelieu mon frère ; et l’autre par le comte d’Auvergne, qui alla premièrement au Perche et au Maine pour nettoyer ces deux provinces, où il assura au service du Roi Senonches qui appartenoit au duc de Nevers, La Ferté qui étoit au vidame de Chartres, Verneuil dont Médavy, qui avoit été de toutes les rebellions, étoit gouverneur, Nogent-le-Rotrou qui étoit à M. le prince, La Ferté-Bernard qui étoit à M. de Mayenne, et Le Mans dont le château étoit à la discrétion des princes, lequel il ruina, et mit garnison dans les autres places, et dans les châteaux qui étoient de quelque considération et appartenoient à ceux qui favorisoient les princes, et dans leurs esprits en mit une plus puissante de l’appréhension qu’ils eurent des armes du Roi.

Les huguenots, qui ne manquoient jamais à se soulever contre le Roi quand ils ont vu naître quelque trouble en ce royaume, et à se mettre du parti de ceux qui levoient les armes contre Sa Majesté, en firent de même en cette occasion, en laquelle, pratiqués par madame de Bouillon en la Marche et au bas Limosin, ils demandèrent au Roi permission de s’assembler à La Rochelle, et leur étant refusée, ils la prirent d’eux-mêmes, et firent courir une déclaration en laquelle ils déduisoient les prétendues raisons qu’ils avoient d’en user ainsi. Mais le duc de Rohan et du Plessis-Mornay ralentirent dans ces commencemens la violence de ces mauvais desseins, et ne leur laissèrent pas lieu de faire beaucoup de mal ; joint que le maréchal de Lesdiguières demeura fidèle au Roi, demandant néanmoins en même temps quelque gouvernement de province, et que ce ne fût point de celles qui étoient sous la charge d’aucun des princes et seigneurs ligués contre le service du Roi, donnant quasi à connoître qu’il eût bien désiré la Guienne, sans la nommer : néanmoins il témoigna depuis qu’il recevroit la Champagne. Cependant l’ombre de son nom servoit pour empêcher les levées qu’on vouloit faire pour les princes dans les Cevennes, dont ils eussent tiré quantité de bons hommes.

Le Pape ne s’étoit point ému d’une lettre que le duc de Nevers lui écrivit le 10 de mars, par laquelle, comme s’il eût été quelque grand prince et non simple sujet du Roi, il lui rendoit un compte déguisé de ses actions, où il lui représentoit, avec des faussetés artificieuses, toutes choses s’être passées au désavantage de la sincérité de Sa Majesté. Une déclaration et protestation de lui et de tous les princes unis, faite à Rethel le 5 dudit mois, avoit été inutile dans l’esprit des peuples, par laquelle, renouvelant toutes les vieilles querelles, ils remettoient en avant le fantôme des remontrances de la cour méprisées et réputées à crime, et le traité de Loudun, prétendu violé par la détention, qu’ils qualifioient injuste, de M. le prince ; les assassins, disoient-ils, et les empoisonneurs envoyés pour faire mourir les princes, après avoir failli de les arrêter ; comme, contre tout droit, on vouloit faire la surprise qu’on avoit faite de leurs places, et entre autres Sainte-Menehould ; la déclaration par laquelle ils étoient dénoncés criminels de lèse-majesté, vérifiée, disoient-ils, par un faux et supposé arrêt de la cour. Pour toutes lesquelles causes et autres semblables, frivoles et vaines, ils appeloient de toutes les choses faites contre eux par injustice sous le nom de Sa Majesté à sa justice et équité, lorsqu’elle seroit libre et non forcée par les ennemis de l’État : ainsi appeloient-ils les ministres qui s’étoient emparés de sa personne, et la tenoient en leur puissance.

À raison de quoi ils prioient tous ceux qui se trouveroient dans les places occupées par le maréchal d’Ancre ou ses adhérens, ou dans leurs troupes, par lesquels ils entendoient tous les serviteurs du Roi étant dans ses armées ou dans les places de son obéissance, de s’en retirer incontinent pour n’être enveloppés avec les coupables dans la punition qu’ils prendroient d’eux, et dénonçant à toutes les provinces, villes, communautés, et toutes sortes de personnes, qu’ils eussent à se retirer de la communication et société avec le maréchal d’Ancre et ses adhérens, sinon qu’ils protestoient de tout le mal qui leur arriveroit par la rigueur de leurs armes.

La connoissance et l’épreuve de leurs actions passées dissipoit les ténèbres de ces artificieuses palliations de leurs crimes, et aigrissoit encore les peuples plutôt qu’elle ne les émouvoit à pitié vers eux : et Sa Majesté fit prononcer contre eux la dernière condamnation, qui jusques alors avoit été différée, de la réunion de tous leurs biens à son domaine.

Au dehors la réputation du Roi ne recevoit aucune atteinte de leurs impostures. Les étrangers, opprimés par la violence de leurs voisins, avoient recours à l’abri de son autorité royale : le baron de Bueil, dont les terres étoient situées auprès de Nice en Provence, se mit sous sa protection, et Sa Majesté lui on accorda lettres patentes au mois de mars.

Le baron du Tour, que le Roi avoit envoyé en Angleterre pour s’assurer de ce côté-là, reçut de bonnes paroles de ce Roi, et, bien qu’il donnât avis qu’il armoit quantité de vaisseaux, il ne jugeoit néanmoins pas que ce fût contre la France.

Le comte de Schomberg assuroit du côté d’Allemagne que l’électeur Palatin, qui étoit celui de qui ils avoient plus de sujet d’espérer du secours, promettoit de ne rien entreprendre contre le service du Roi.

Du côté de la Hollande tout alloit comme on pouvoit désirer ; de sorte que le Roi n’avoit affaire qu’aux forces que ces rebelles pourroient lever dans son royaume, lesquelles n’étoient pas suffisantes à faire tête aux siennes. Le duc de Guise partit le 17 de février, investit le château de Richecourt sur Aisne le premier de mars, y entra par composition le 15, et le rasa. De là, if alla à Rosoy, qui est à trois lieues de Vervins. Les ducs de Vendôme, de Mayenne, et le marquis de Cœuvres, s’étant mis en devoir de le secourir, et venus pour cet effet avec leurs troupes jusqu’à Sissone, le duc de Guise et le maréchal de Thémines vinrent au-devant d’eux et les firent retirer à Laon, et Rosoy se rendit le 10 mars.

Le Roi, ce même jour, fit une déclaration par laquelle il réunit à son domaine et confisqua tous les biens des rebelles.

Le duc de Guise, poursuivant sa pointe, alla investir Château-Portien le 15 de mars. M. de Nevers, qui étoit à Rethel, distant seulement de là de deux lieues, le secourut de ce qu’il put, mais ne put empêcher qu’il n’entrât dans la ville le 29, et dans le château le 31 ; et passant outre, il prit Cisigny le 3 d’avril. Le 8, il assiégea Rethel, d’où M. de Nevers, qui étoit si brave en paroles, se retira et alla à Mézières, fuyant toujours devant les armées du Roi : et, voyant Rethel à la veille d’être pris par force et pillé, envoya Marolles au duc de Guise, qui lui permit d’entrer dans la ville, et lui donna terme jusqu’au lendemain midi 16 d’avril, dans lequel temps il le lui fit rendre par composition.

De là, le duc de Guise avoit commandement du Roi d’aller mettre le siége devant Mézières, et en étoit près, quand Sa Majesté, sur l’avis qu’elle reçut que douze cents reitres et huit cents carabins, qui avoient été levés en Allemagne pour les princes sur le crédit de M. de Bouillon, étoient entrés dans la Lorraine, lui commanda de s’aller opposer à leur entrée, et quant et quant favoriser celle des reitres et lansquenets que le comte de Schomberg avoit levés pour Sa Majesté.

Tandis que l’armée du Roi, commandée par le duc de Guise, étoit si heureusement employée pour son service contre le duc de Nevers en Champagne, l’autre, qui étoit commandée par le maréchal de Montigny au Berri et au Nivernais contre le même, ne faisoit pas moins d’effet. Il prit Cuffy, puis Clamecy, Donzy et Antrains, et en l’une de ces places prit prisonnier le second fils du duc de Nevers, fit lever le siége de devant Saint-Pierre-le-Moûtier, et, passant jusqu’à la ville de Nevers, l’assiégea et la pressa de telle sorte, que madame de Nevers, qui y étoit enfermée, avoit commencé à capituler. Le Roi lui avoit mandé ne lui vouloir accorder autre capitulation, sinon qu’il lui donnoit la libelle de le venir trouver pour lui demander pardon, auquel cas il vouloit oublier tout le passé, se réservant à user de sa clémence envers ceux qui avoient adhéré à son parti, selon qu’il le jugeroit équitable, et que la moindre énormité de leur crime le permettroit.

Le comte d’Auvergne, qui commandoit l’armée du Roi en l’Ile-de-France, avoit aussi réduit de sa part à l’extrémité le duc de Mayenne et ceux qui lui adhéroient. Il assembla ladite armée aux environs de Crépy en Valois, assiégea Pierrefons le 24 de mars, et le prit le 2 d’avril.

De là il s’avança pour assiéger Soissons, s’attaquant à celle-là la première comme celle qui incommodoit plus Paris, jusqu’aux portes de laquelle il faisoit des courses, et comme la plus forte, et laquelle prise, Noyon, Coucy et Chauny, qui étoient les trois villes de son gouvernement qu’il tenoit encore au-delà de la rivière d’Aisne, n’eussent pas été non-seulement suffisantes de se défendre, mais d’attendre les troupes de Sa Majesté.

Le duc de Mayenne s’enferma dans ladite place avec douze cents hommes de pied et trois cents chevaux. Elle fut investie le 12, saluée du canon le 13, et si bien assaillie, que, quelque défense que le duc de Mayenne y pût faire, il n’avoit plus d’espérance que de mourir plutôt que de se rendre.

Les affaires étant en cet état, le parti des princes étant si bas de tous côtés qu’il n’avoit plus moyen de subsister, elles changèrent toutes en un instant par la mort du maréchal d’Ancre, qui fut tué le 24 d’avril par le commandement du Roi.

Il y avoit long-temps que ledit maréchal lui-même ourdissoit sa ruine, et se faisoit plus de mal que ses ennemis, s’il ne leur eût donné les armes, ne lui en eussent pu faire.

Il étoit si vain que, ne se contentant pas de la faveur et du pouvoir de faire ses affaires, il affectoit d’être maître de l’esprit de la Reine et son principal conseiller en toutes ses actions, dont le roi Henri-le-Grand conçut quelque mauvaise volonté contre lui et eut dessein de le renvoyer en Italie. Mais ce fut bien pis après sa mort ; car, comme l’autorité de la Reine augmenta, son insolence crut à même mesure, et il voulut que tout le monde eût opinion que le gouvernement universel du royaume dépendoit de sa volonté.

La Reine, qui reconnoissoit ce manquement, et qui néanmoins ne le voulut pas abandonner, soit pour la réputation de fermeté en ses affections envers ses serviteurs, soit pour la considération de sa femme qui avoit été nourrie avec elle en sa jeunesse, l’en reprenoit souvent et de paroles et de visage, le rabrouant et lui faisant mauvaise chère devant un chacun quand il lui faisoit quelque demande qu’elle ne croyoit pas être du bien de l’État. Il est vrai qu’il s’y prenoit de si mauvaise grâce, et avec si peu d’adresse, que les premières pensées qui lui venoient en l’esprit, il les proposoit à la Reine sans les avoir auparavant digérées. Il en faisoit tout de même aux demandes qu’il avoit à lui faire pour ses amis, sans préparer son esprit par les moyens ordinaires et connus à ceux qui ont quelque prudence.

Mais quand il eût fait autrement, comme il arrivoit lorsque sa femme, qui étoit plus adroite que lui, étoit de la partie, l’esprit de la Reine néanmoins ne pouvoit jamais être si préoccupé de leurs conseils, qu’elle ne fût toujours prête de recevoir et suivre les avis de ceux qu’elle avoit choisis pour l’assister dans l’administration des affaires.

Le commandeur de Sillery m’a confessé qu’il avoit reçu plusieurs commandemens d’elle d’avertir les grands de la cour qu’ils n’ajoutassent point de foi à ce que leur diroit ledit maréchal sur les affaires publiques, mais aux ministres par qui elle leur feroit savoir ses volontés ; mais que M. de Villeroy l’empêchoit par jalousie qu’il avoit de lui et de son frère, aimant mieux partager la puissance avec un étranger que de la laisser entière à ses proches.

La créance qu’il vouloit donner de son pouvoir ne nuisoit pas peu à sa fortune ; elle lui engendroit l’envie et la haine de tous les grands, qui le regardoient comme tenant le lieu qui leur étoit dû par leur naissance. S’il leur départoit quelques grâces et faveurs, elles lui étoient inutiles, à cause qu’ils estimoient le tort qu’il leur faisoit beaucoup plus grand que le plaisir qu’ils recevoient de lui ; outre que l’offense descend bien plus avant dans le cœur que n’y fait pas l’impression du bienfait, l’homme est naturellement plus enclin à vouloir rendre l’échange de l’injure que de la grâce, d’autant que par l’un il satisfait seulement à autrui, et par l’antre il se satisfait à soi-même. S’il faisoit quelque chose pour des personnes de moindre étoffe, elles pensoient qu’il étoit en lui de rendre leur condition beaucoup meilleure qu’il n’avoit fait, et partant lui en savoient peu de gré ; et généralement tous ceux qui n’obtenoient pas ce qu’ils désiroient, qui sont toujours en plus grand nombre dans les cours, rejetoient sur lui la cause du refus qui étoit fait à leurs désirs, et le haïssoient.

Mignieux l’avoit prié de faire donner des bénéfices à ses enfans ; il y fit tout ce qu’il put, mais ceux qu’il demandoit, ou étoient donnés, ou destinés à d’autres, et ainsi Mignieux mourut en créance qu’il n’avoit rien fait pour lui. Il sollicita pour le marquis d’Aneval, plusieurs années, la charge de premier écuyer de Monsieur ; ledit marquis s’en tenoit assuré à cause du pouvoir dudit maréchal, néanmoins il ne la put jamais obtenir, et la Reine la donna à Lauzières ; ce qu’ayant su, il témoigna un extrême regret, disant à ses familiers que la Reine l’avoit ruiné, et que d’Aneval croiroit qu’il l’auroit trompé. Autant lui en pensa-t-il arriver pour la charge de premier maître d’hôtel de la Reine régnante, laquelle il avoit poursuivie avec grande instance pour le sieur d’Hocquincourt ; et lorsque l’on alla au voyage pour le mariage, il en envoya supplier la Reine par Barbin, auquel elle répondit qu’elle ne le pouvoit faire parce que le duc d’Epernon, qui lui étoit si nécessaire pour la sûreté du Roi en ce voyage, la lui demandoit pour le marquis de Rouillac. Enfin néanmoins, Barbin continua tant à l’importuner durant le voyage, qu’elle l’accorda avec beaucoup de colère ; outre que bien souvent sa femme l’empêchoit d’obtenir ce qu’il demandoit, pour rabattre, disoit-elle, l’orgueil qu’il avoit trop grand, et lui donner un frein pour le retenir et l’empêcher de la mépriser ; mais il ne vouloit pas faire reconnoître qu’il dépendît d’autrui en la puissance qu’il avoit.

Au lieu que les sages, pour éviter l’envie, se contentent d’un pouvoir modéré, ou le cachent s’il est extrême, il vouloit pouvoir tout, et faire croire qu’il pouvoit ce qu’il n’eût pu vouloir sans crime ni l’espérer sans punition. Il étoit homme de bon esprit, mais violent en ses entreprises, qui prétendoit à toutes ses fins sans moyens, et passoit d’une extrémité à l’autre sans milieu.

Il étoit soupçonneux, léger et changeant, tant par son humeur que sur la créance qu’il avoit que, quelque liaison que l’on pût avoir avec un étranger, sa domination est toujours désagréable : outre que, comme il étoit de sa nature peu reconnoissant par l’excès de son ambition, qui lui faisoit avouer avec déplaisir qu’il fût obligé à personne, il croyoit que dès qu’il avoit obtenu quelque chose d’importance pour quelqu’un de ses amis, ceux pour qui il l’avoit fait désiroient sa ruine pour être dégagés de la reconnoissance des services qu’ils lui devoient pour les biens qu’ils en avoient reçus. Et l’état auquel il se trouvoit, lequel il pensoit être au-dessus de la condition de pouvoir recevoir déplaisir de personne, faisoit qu’il cachoit si peu ses défiances et les montroit si manifestement, qu’il désobligeoit entièrement ses amis, ce qui étoit cause de grands maux ; car les cours étant pleines de flatteurs, et la grandeur n’en ëtant jamais désaccompagnée, il ne manquoit point de personnes qui, pour lui faire plaisir, lui donnoient des ombrages et des défiances, desquelles étant de son naturel trop susceptible, il prenoit sujet de haïr ses amis.

Mais un autre mal bien grand naissoit de ses soupçons, qui consistoit en ce que, pensant n’être pas aimé, il vouloit régner par la crainte : moyen très-mauvais pour retenir cette nation aussi ennemie de la servitude qu’elle est portée à une honnête obéissance ; cet appui qu’il cherchoit à sa fortune fut la cause de sa ruine, rien ne l’ayant perdu que ce qu’il pensoit devoir affermir son autorité.

On peut dire qu’il n’eut jamais intention qui n’eût pour but l’avantage de l’État et le service du Roi, aussi bien que l’établissement de sa fortune, mais que ses desseins étant bons ils étoient tous mal conduits, et que, quoique son imprudence fût son seul crime, ceux qui n’avoient pas connoissance de ses intentions avoient lieu de redouter son pouvoir.

Il n’y a point de prince qui prenne plaisir de voir dans son État une grande puissance qu’il pense n’avoir pas élevée et qu’il croit être indépendante de la sienne ; beaucoup moins s’il est jeune, c’est-à-dire en âge où la foiblesse et le peu d’expérience que l’on a des affaires rendent les moindres établissemens suspects.

À la vérité, il eût été à désirer que ce personnage eût modéré davantage ses désirs, non tant par son intérêt que pour le bien de sa maîtresse ; car ou peut dire que s’il eût été moins ambitieux elle eût été plus heureuse.

Mais Dieu a voulu que celle qui n’avoit aucune part dans sa faute l’eût très-grande dans sa disgrâce, pour nous apprendre que la vertu a ses peines, comme le soleil ses éclipses. Si elle eût été moins affligée elle n’eût pas été si glorieuse ; car, comme il y a des vertus qui ne se remarquent que dans les grands emplois, aussi y en a-t-il qui ne s’exercent que dans la misère.

Or, bien que cet homme désirât donner à un chacun grande opinion de sa faveur, si est-ce que sa fin principale étoit d’étonner les ministres par les apparences de son crédit, pour disposer absolument de leurs volontés, et faire qu’ils déférassent plus à ses désirs qu’aux commandemens de la Reine leur maîtresse. Mais on peut dire qu’en ces épines ils marchèrent à pas de plomb, qu’ils cheminèrent par la voie de leur conscience, mais avec le plus grand tempérament qu’ils purent pour empêcher la connoissance et l’éclat de ses désordres. S’ils crurent quelquefois sa puissance être telle qu’il y avoit plus à perdre qu’à gagner à faire des actions hardies, ils ne la conçurent jamais assez grande pour les contraindre à en faire de lâches et contraires à leur devoir.

Un jour M. de Villeroy, qui avoit plus part dans son alliance par le mariage que l’on projetoit de son petit-fils avec sa fille, que dans son affection, ayant obtenu de la Reine, qui n’a jamais refusé de grâces si elles n’ont été préjudiciables à l’État, une gratification importante, le maréchal d’Ancre vint trouver le secrétaire de ses commandemens pour le prier de deux choses : de n’en point délivrer d’expédition, et de rejeter sur la Reine la haine du refus.

J’exerçois lors cette charge, et le priai de m’excuser si je ne pouvois satisfaire à son désir, vu que la Reine ne pouvoit avec honneur révoquer une grâce qu’elle avoit accordée, ni lui en sa conscience donner à sa maîtresse le blâme d’une faute qu’elle n’avoit point commise.

Le maréchal ne se voulant point contenter de ces raisons, je ne laissai point, contre les ordres qu’il m’avoit prescrits, d’en délivrer les brevets, aimant mieux perdre ses bonnes grâces sans honte, que les conserver avec foiblesse au préjudice de la Reine. Cette action de courage me rendit tellement son ennemi qu’il ne pensa plus qu’aux moyens de s’en venger. Il est fâcheux à un homme de cœur d’avoir à répondre à des personnes qui veulent des flatteurs et non pas des amis, qu’on ne peut bien servir sans les tromper, et qui aiment mieux les choses agréables qu’utiles ; mais si ce mal est extrême il ne laisse point d’être ordinaire. Sous le règne des favoris il n’y en a point à qui la tête ne tourne en montant si haut, qui d’un serviteur n’en veuille faire un enclave, d’un conseiller d’État un ministre de leurs passions, et qui n’entreprenne de disposer aussi bien de l’honneur que des cœurs de ceux que la fortune leur a soumis.

Or, comme la vengeance se fait des armes de tout ce qui se présente à elle, il tâcha de persuader à la Reine que j’étois partial de la Reine sa fille, ma première maîtresse, que j’étois en secrète intelligence avec les princes, que je lui avois dit une fois, sur le sujet de la rebellion des grands qui étoient unis à M. le prince, que, le Roi ayant témoigné qu’il étoit maître en réduisant à l’extrémité ceux qui d’eux-mêmes ne s’étoient pas rangés à leur devoir, il étoit à propos qu’il témoignât qu’il étoit père, recevant à miséricorde ceux qui avoient failli.

Au milieu de ces mauvais offices, il ne laissa pas de se vouloir servir de Barbin et de moi, pour demander en sa faveur le gouvernement de Soissons, si proche de sa perte qu’il l’estimoit déjà pris. Ces messieurs firent pour son bien quelque difficulté, de crainte qu’on lui reprochât qu’il eût porté la Reine à conseiller le Roi de prendre les armes contre ses sujets pour l’enrichir de leurs dépouilles.

Pour leur ôter le moyen de prévenir Leurs Majestés, il en parla précipitamment à la Reine, qui, jugeant sa demande indiscrète, l’en refusa de son propre mouvement, et lui parla en leur présence avec tant d’autorité et de sentiment du déréglement de ses désirs, qu’il ne put cacher, dans son visage et par ses paroles, qu’il n’en fût extrêmement touché. Mais, pour ne point céler la cause de son déplaisir, il ne se piqua pas tant de l’action que des circonstances, et le refus ne l’offensa pas tant que les témoins.

Il lui fâchoit qu’on s’aperçût qu’il eût plus de réputation que de force, qu’il subsistoit plutôt par son audace que par une véritable confiance. Pour preuve de quoi, la Reine s’étant retirée en colère dans son cabinet, il fit mine de la suivre ; et, ressortant incontinent, bien qu’il n’eût point parlé de cette affaire, les assura qu’il avoit obtenu la gratification qu’il désiroit ; ce qu’ils jugèrent plus mystérieux que véritable, et le reconnurent clairement l’après-dînée, la Reine nous témoignant une extrême indignation de ses insolentes procédures, et que, pour rien du monde, elle ne lui accorderoit ce qu’il demandoit. Mais, au lieu d’en profiter, il s’affermit de plus en plus dans le dessein de changer les ministres.

L’unique péché qu’ils avoient commis étoit qu’ils avoient la réputation de bien servir le Roi, dont quelques flatteurs prirent occasion de lui dire qu’on ne parloit plus de lui par la France, mais qu’ils avoient l’honneur de tout : ce qui étoit le prendre par son foible ; car comme en l’adversité il étoit découragé et protestoit ne se vouloir plus mêler d’affaires, quand les choses alloient mieux il les vouloit faire seul ; joint qu’il se fâchoit de n’en pouvoir disposer à sa volonté, laquelle ils ne prenoient pas pour leur règle au-dessus de la raison.

Sa femme étoit si malade d’esprit qu’elle se défioit de tous, de sorte qu’elle aidoit au dessein qu’il avoit de les changer, et de mettre en leur place Russelay, de Mesmes et Barentin.

J’en eus le premier avis par le moyen d’un homme d’église qui étoit à moi, auquel l’abbé de Marmoutier dit confidemment le dessein qu’on avoit contre Barbin ; et par autre voie je sus que M. Mangot étoit de la partie, et moi aussi. Je dis à Barbin qu’à la longue le maréchal le gagneroit sur l’esprit de Leurs Majestés par ses continuels artifices, et que mon avis étoit que nous le devions prévenir et nous retirer volontairement des affaires. Nous allâmes ensemble trouver la Reine à cette fin ; je lui parlai et lui représentai que, les affaires du Roi étant en tel état que tous les princes qui avoient pris les armes contre lui, tendoient les bras et imploroient sa miséricorde, nous ne pouvions être blâmés de lâcheté de demander notre congé dans cette prospérité, qui étoit chose que nous avions déjà désiré faire il y a quelque temps, mais que nous ne l’avions pas jugé convenable pendant que l’État étoit en quelque péril.

La Reine se trouva surprise, et demanda quel mécontentement nous avions d’elle. Barbin lui répondit que le maréchal et sa femme n’étaient pas contens de nous, dont elle se fâcha, disant qu’elle ne se gouvernoit pas par leur fantaisie. Je repris la parole, et fis de nouvelles instances, auxquelles elle ne se rendit point néanmoins, et continua à nous assurer du contentement qu’elle recevoit du service que nous rendions au Roi.

Le maréchal fut averti par sa femme de ce qui s’étoit passé, et vint incontinent à Paris trouver la Reine, qui le gourmanda ; de sorte qu’au sortir de là il alla prendre Barbin chez lui et l’amena en mon logis, où, adressant la parole à Barbin, il se plaignit de ce que, demandant notre congé, nous faisions paroître qu’il étoit incompatible et ne pouvoit durer avec personne. Après que je lui eus déduit les raisons que nous avions eues de faire ce que nous avions fait, il ne nous sut répondre autre chose, sinon qu’il étoit de nos amis, et qu’il nous prioit de dire à la Reine que nous ne pensions plus à nous retirer.

Mais il continuoit toujours en sa mauvaise volonté, et inventoit plusieurs calomnies, qu’il essayoit de rendre les plus vraisemblables qu’il pouvoit à la Reine pour décevoir son esprit ; jusque-là qu’il la voulut persuader que messieurs Mangot, Barbin et moi la trahissions, et avions envie de la faire empoisonner, s’offrant de lui donner des témoins qui le soutiendroient en notre présence. Ces méchancetés noires qu’il avoit dans le cœur le rendoient inquiet, de sorte qu’il paroissoit bien qu’il avoit quelque chose dont il avoit grand désir de venir à bout, et en laquelle il rencontroit difficulté : il ne faisoit qu’aller et venir de lieu à autre, étoit toujours en voyage de Caen à Paris et de Paris à Caen, ce qui avança sa mort, comme nous verrons bientôt.

La dernière fois qu’il revint de Caen, ce fut sur une lettre que la Reine lui avoit écrite, par laquelle elle lui défendoit de poursuivre davantage M. de Montbazon, dont il tenoit une terre en criée pour le paiement de quelques armes qu’il lui avoit laissées dans la citadelle d’Amiens, lesquelles il lui avoit vendues pour le prix de 50,000 écus, sous la promesse dudit duc de les faire payer par le Roi. Il vint de Caen, jetant feu et flamme contre Barbin, qu’il croyoit être cause que la Reine lui avoit écrit cette lettre, et en résolution d’exécuter promptement ce qu’il avoit projeté contre lui, Mangot et moi, auquel il écrivit, arrivant à Paris, en termes si étranges, que j’ai cru en devoir rapporter ici une partie. La lettre commençoit en ces mots :

« Par Dieu, Monsieur, je me plains de vous, vous me traitez trop mal ; vous traitez la paix sans moi ; vous avez fait que la Reine m’a écrit que, pour l’amour d’elle, je laisse la poursuite que j’ai commencée contre M. de Montbazon pour me faire payer de ce qu’il me doit. Que tous les diables ; la Reine et vous pensez-vous que je fasse ? La rage me mange jusqu’aux os. » Tout le reste étoit du même style.

Il nous fit néanmoins, durant le peu de temps qu’il demeura à Paris, si bon visage devant le monde, et dissimuloit tellement, que jamais personne n’eût cru qu’il eût été refroidi vers nous. Mais sa trop bonne chère ne me trompa point, car je fus averti qu’il avoit quasi persuadé l’esprit de la Reine contre nous, et fus d’avis de demander pour la dernière fois mon congé, et, si la Reine ne me le vouloit donner, de le prendre moi-même. Barbin me vint aussi prier de demander congé pour lui, craignant, ce disoit-il, de n’avoir pas assez de courage de le prendre de lui-même si la Reine le pressoit de demeurer.

M. Mangot étoit aussi assuré qu’on lui en vouloit, et savoit bien que le bruit commun étoit qu’on destinoit Barentin en sa place, et il le croyoit véritable, d’autant que l’ayant voulu envoyer en commission, la maréchale l’avoit prié de le laisser à Paris parce qu’on y avoit affaire de lui ; mais la considération de ses enfans et de sa famille l’empêcha de prendre la même résolution, et le fit résoudre d’attendre ce que le temps apporteroit.

J’allai au Louvre, je parlai à la Reine, lui fis instance de permettre à Barbin et à moi de nous retirer. La Reine me répondit qu’il étoit vrai qu’elle avoit quelque chose en l’esprit qu’on lui avoit dit contre nous, qu’elle me promettoit et juroit de me le dire dans huit jours, et me prioit que nous eussions patience jusque-là. Cela m’arrêta, et m’empêcha d’aller parler au Roi que ces huit jours ne fussent expirés, avant lesquels le maréchal fut tué.

En cette poursuite si envenimée du maréchal contre les ministres, et aux moyens si injustes qu’il y employoit, se voit la malignité de son esprit, de laquelle il semble que la principale origine soit son ambition, à laquelle il n’avoit jamais pu prescrire de terme. El la Reine, ou lasse de ses actions qu’elle ne pouvoit plus défendre, ou craignant qu’il lui mésavînt, lui faisant instance de s’en aller en Italie, comme déjà sa femme étoit résolue d’y aller, il n’y put jamais condescendre, disant à quelqu’un des siens qu’il vouloit expérimenter jusques où la fortune d’un homme peut aller. Il avoit quitté le gouvernement d’Amiens à la réquisition de tout le royaume ; il voyoit que les manifestes des princes et les plaintes du peuple étoient toutes fondées sur lui ; et, néanmoins, quelques-uns de la citadelle lui ayant, un mois avant sa mort, donné espérance qu’ils s’en pourroient saisir et la lui remettre entre les mains, il en fit incontinent le dessein, et en parla à Barbin, lequel lui remontra que cette action seroit la ruine entière des affaires du Roi et de la réputation de la Reine ; que cela seroit justifier les armes des princes, et imprimer dans l’esprit des peuples tout ce qu’ils vouloient, et même dans l’esprit du Roi. Mais, au lieu de prendre ses raisons en bonne part, il les reçut comme un témoignage de la mauvaise volonté de Barbin en son endroit, et continua à se vouloir précipiter en ce dessein ; dont la Reine étant avertie par Barbin, elle envoya querir le duc de Montbazon, et lui commanda d’aller veiller à la garde de sa place, sur laquelle elle avoit avis qu’il y avoit des entreprises. Ce seul moyen fut suffisant de l’arrêter, pour ce qu’il opposa l’impossibilité à son désir.

Le maréchal, étant tel en son humeur et en sa conduite, donna de grands sujets de prise contre lui. Luynes, qui étoit auprès du Roi, et qui étoit ennemi, non de sa personne, de laquelle il avoit reçu assistance, mais de sa fortune, lui portoit une haine d’envie, qui est la plus maligne et la plus cruelle de toutes, et observoit toutes ses actions pour les tourner en crimes auprès du Roi, n’en oublia aucune qu’il ne lui fît paroître noire, procéder d’un mauvais principe, et tendre à une mauvaise fin. Il lui représente qu’il fait le roi, a un pouvoir absolu dans le royaume, se fortifie contre l’autorité de Sa Majesté, et ne veut ruiner les princes que pour recueillir en lui seul toute la puissance qu’ils avoient, et disposer de sa couronne à sa discrétion lorsqu’il n’y aura plus de personnes assez hardies pour contrevenir à ses volontés ; qu’il possède l’esprit de la Reine sa mère, qu’il incline son cœur vers Monsieur, son frère, plus que vers lui ; qu’il consulte sur sa vie les astrologues et les devins ; que le conseil est tout à sa dévotion, et n’a autre but que son avancement ; que, quand on demande de l’argent pour les menus-plaisirs du Roi, il ne s’en trouve point. Il aposte un des siens qui feignit avoir demandé six mille livres pour meubler une maison que le Roi avoit achetée sous le nom de du Buisson, et qu’il en avoit été honteusement refusé. Il n’eut même point de honte de supposer par le ministère de Déageant des lettres de Barbin pleines de desseins contre sa personne sacrée, et enfin ajouta qu’il étoit venu en diligence de Normandie, et que ce retour précipité n’étoit pas sans dessein périlleux contre Sa Majesté et préjudiciable à son État, et fait entretenir le Roi de ces choses les nuits entières par Tronçon et Marsillac.

En même temps qu’il donnoit au Roi de mauvaises impressions contre le maréchal d’Ancre, il faisoit le même contre la Reine, donnant jalousie au Roi du pouvoir absolu qu’elle auroit lorsqu’elle seroit venue à bout des grands du royaume, qui étoient réduits jusqu’à l’extrémité. Et, comme si ce n’eût pas été assez pour ce perfide d’arriver au souverain gouvernement, il entreprit de s’y faire chemin et de s’y élever par ses propres ruines, sans entrer en considération qu’elle avoit jeté les premiers fondemens de sa fortune, avoit depuis comblé de biens ses frères et lui, et qu’à peine avoient-ils les mains vides de la charge de grand-fauconnier qu’elle leur avoit donnée.

Ceux qui ont le moins de mérite ont d’ordinaire le plus d’ambition, et, pour ce qu’ils n’ont aucune part en la vertu, pour en avoir les apparences ils veuleut usurper entièrement la récompense qui lui est due, et ne peuvent souffrir les puissances établies ou exercées par ses règles. Or, comme ceux qui ont écrit de l’art de bien tromper, nous apprennent que pour y bien réussir il faut donner quelquefois de véritables et salutaires avis, cet infidèle ne manqua point d’apporter cette industrie à la conduite de son fatal dessein.

Pour prendre ses sûretés il lui avoua souvent, durant qu’il faisoit ces trames, que force gens portoient le Roi à secouer le joug de son obéissance ; mais qu’il se falloit rire de leurs entreprises, parce que son maître avoit trop de confiance en lui pour lui en cacher les auteurs, et qu’elle l’avoit trop obligé pour n’en point empêcher l’effet. Il lui découvrit que M. de Lesdiguières avoit écrit et offert au Roi des forces pour le mettre hors de tutelle, pour le tirer de ses mains, c’est-à-dire pour renverser les lois de la piété naturelle et chrétienne. Sur les bruits qui couroient que le Roi n’étoit point satisfait d’elle, il la vint trouver avec Tronçon et Marsillac pour l’assurer du contraire, et lui protester qu’il ne se passeroit rien auprès de lui dont elle ne fût ponctuellement informée ; qu’il lui amenoit Tronçon et Marsillac, ses intimes amis, pour être cautions de sa fidélité, et lui faire reproche devant Dieu et le monde s’il manquoit à ses promesses.

Elle eut en ces témoins la croyance que leurs actions passées pouvoient mériter. L’un d’eux avoit vendu son maître, et l’autre déshonoré sa maison pour s’enrichir ; l’un portoit sur ses épaules des marques de sa trahison, et l’autre en la prostitution de ses sœurs des preuves de son infamie.

Enfin ce choix de deux cautions si mauvaises ayant fait connoître qu’elle étoit trompée, elle se résolut de prévenir le mal par une retraite volontaire, de laisser à d’autres la gloire du gouvernement.

N’ayant pu, quelque temps auparavant, venir à bout du traité de la Mirandole, comme nous avons dit ci-dessus, elle voulut essayer d’avoir du pape Paul V l’usufruit du duché de Ferrare sa vie durant ; mais sa chute arriva avant que sa négociation fût achevée ; car l’ardeur avec laquelle le maréchal d’Ancre se portoit à ruiner les ministres fut cause de hâter sa mort, et peut-être donna la résolution à Luynes de l’entreprendre.

Encore que nous sussions que cette inquiétude qu’il avoit étoit pour notre sujet et pour nous malfaire, nous usions néanmoins de telle discrétion et secret, qu’étant résolus de nous retirer jamais personne n’en sut rien. D’où il arriva que Luynes, qui étoit de son naturel fort timide et soupçonneux, qui sont deux conditions d’esprit qui s’accompagnent l’une et l’autre, fut aisé à persuader que c’étoit à lui à qui le maréchal en vouloit ; et tous ceux qui espéroient profiter dans ce changement poussoient à la roue, et augmentoient ses soupçons et ses craintes.

Il chercha premièrement toutes sortes de moyens pour s’assurer contre cet orage. Il fit proposer au maréchal qu’il lui donnât en mariage une de ses nièces qu’il avoit à Florence ; mais sa femme, qui étoit bien aise qu’il n’eût pas cet appui auprès du Roi afin qu’il dépendît toujours d’elle, n’y voulut jamais consentir ; et lui, qui savoit bien que c’était perdre temps de l’entreprendre contre son gré, et qui ne vouloit pas paroître dépendre d’elle, témoigna ne le désirer pas.

Se voyant refusé, il se tourna du côté de Barbin, et lui fit semblablement demander, par Marsilly, une de ses nièces en mariage pour le sieur de Brantes son frère ; et, sur ce qu’il répondit n’avoir rien pour donner à sa nièce, il lui dit qu’ils n’avoient que faire de bien ni l’un ni l’autre, que c’étoit le Roi qui vouloit ce mariage, et qu’il leur en donneroit assez à tous deux. Barbin le désiroit, et je le lui conseillois ; mais il s’arrêta sur ce qu’il n’en osoit parler à la Reine, s’assurant que le maréchal et sa femme ne manqueroient pas de se servir incontinent de ce moyen pour faire croire à Sa Majesté qu’il la trompoit. Se voyant, ce lui sembloit, rebuté de tous côtés, il crut que c’étoit par résolution prise de le chasser, et fit croire au Roi qu’on en vouloit à sa personne, que cela en étoit une preuve manifeste, qu’à cela tendoient les pensées du maréchal, et que l’impatience d’exécuter bientôt ce dessein lui donnoit ces inquiétudes qu’il avoit si extraordinaires.

Il tire en calomnie une action de la Reine et de son conseil, qui avoit été faite innocemment et prudemment sans aucun mauvais dessein contre le Roi, et avec une très-bonne raison pour le bien de son service. Au commencement du remuement des princes à Soissons, la Reine envoya toutes les forces que le Roi avoit auprès de sa personne à l’entour de ladite ville, et, entre autres, ses compagnies de gendarmes et de chevau-légers ; ce qu’elle faisoit pour empêcher ceux de Soissons de venir courir aux portes de Paris et l’incommoder, et pour empêcher aussi qu’ils ne pussent recevoir secours du dehors cependant que l’armée du Roi s’assembloit pour l’assiéger. Le Roi n’ayant plus de cavalerie auprès de lui, et néanmoins ne laissant pas d’aller à la chasse près de Paris, la Reine eut crainte que l’on pût faire quelque entreprise sur sa personne, et arrêta sa compagnie de chevau-légers qui passoit aux portes de Paris pour aller à l’armée, afin de garder la personne du Roi et la sienne, en attendant que, l’armée étant arrivée à Soissons, on pût renvoyer au Roi sesdites compagnies. Luynes prit sujet sur cela de jeter une défiance dans l’esprit du Roi contre la Reine, comme si elle eût eu dessein de tenir sa personne en sa puissance, la faisant garder par des gens qui étoient à elle, et ayant éloigné ceux qui étoient à lui. Il ajouta que le maréchal d’Ancre avoit dessein de s’assurer des personnes de Monsieur et de M. le comte.

Le Roi, dès long-temps mécontent du maréchal d’Ancre, se résolut sur toutes ces choses de le faire arrêter prisonnier. Luynes, qui ne croit pas pouvoir trouver sûreté que dans sa mort, et qui croit que l’accommodement entre le fils et la mère, le Roi et la Reine, seroit facile si l’offense étoit légère, fait instance de le faire tuer : à quoi le Roi ne voulut point consentir, qu’en cas qu’il se mît en devoir de résister à ses volontés.

Pour exécuter ce dessein, Luynes et ceux qui étoient de son parti jetèrent les yeux sur le baron de Vitry pour le rendre ministre et exécuteur de leurs passions. Pour l’y disposer, ils portèrent le Roi à lui faire des caresses extraordinaires ; ensuite Luynes lui témoigna que Sa Majesté avoit une grande confiance en lui, et qu’en son particulier il le vouloit servir auprès d’elle comme s’il étoit son frère. Par après, une autre fois il lui dit que le Roi avoit si bonne opinion de lui, qu’il lui avoit dit en particulier qu’il étoit capable de grandes entreprises, et qu’il s’y fieroit de sa vie.

Le baron de Vitry, sans se douter de ce à quoi on le vouloit employer, témoignant se sentir obligé de cette confiance, le pria d’assurer le Roi qu’il ne seroit pas trompé, et qu’en toutes occasions il suivroit aveuglément ses volontés. Par après, une autre fois Luynes lui dit qu’il avoit dit au Roi les assurances qu’il lui avoit données de son service, ce qu’il avoit eu si agréable qu’il lui avoit commandé de lui témoigner le gré qu’il lui en savoit, et que, pour preuve de sa confiance, il lui avoit ordonné de tirer parole et serment de lui de ne parler à qui que ce pût être au monde d’une affaire qu’il lui vouloit découvrir, et savoir déterminément s’il n’exécuteroit pas tout ce que Sa Majesté lui commanderoit.

Le sieur de Vitry le lui ayant promis, le sieur de Luynes, qui appréhendoit qu’on prît soupçon si on les voyoit souvent parler ensemble, lui donna rendez-vous pour se trouver la nuit, avec ordre de la part du Roi de recevoir ce qui lui seroit dit par ceux qu’il trouveroit audit lieu, comme si c’était de la bouche du Roi. L’heure de l’assignation étant venue, le sieur de Vitry fut étonné que s’étant trouvé au lieu prescrit, il vît les sieurs Tronçon et Marsillac, dont il connoissoit la réputation, Déageant et un jardinier des Tuileries. Si jamais homme a été étonné, il a dit franchement depuis que c’étoit lui, entendant l’importance de la proposition qui lui fut faite par des gens tels que ceux qu’il voyoit.

Il le fut bien encore davantage quand, par discours, il apprit qu’ils n’étoient pas seuls qui avoient connoissance de ce dessein. Cependant l’espérance de faire une grande fortune, et l’engagement auquel il étoit déjà, le portèrent à entreprendre l’exécution, et Dieu permit qu’ainsi que l’expérience fait connoître que souvent le secret et la fidélité que les larrons se gardent, surpasse celle que les gens de bien ont aux meilleurs desseins, celle qui fut gardée en cette occasion fut si entière, que, bien que beaucoup de personnes sussent ce dessein, il fut conservé secret plus de trois semaines, en attendant une heure propre pour son exécution, qui arriva le 24 d’avril, que le sieur de Vitry, accompagné de quelque vingt gentilshommes qui le suivoient négligemment en apparence, aborda le maréchal d’Ancre comme il entroit dans le Louvre et étoit encore sur le pont. Il étoit si échauffé ou si étonné, qu’il le passoit sans l’apercevoir : un de ceux qui l’accompagnoient l’en ayant averti, il retourna, et lui dit qu’il le faisoit prisonnier de par le Roi ; et tout en même temps, l’autre n’ayant eu loisir que de lui dire, moi prisonnier ! ils lui tirèrent trois coups de pistolet, dont il tomba tout roide mort. Un des siens voulut mettre l’épée à la main ; on cria que c’étoit la volonté du Roi, il se retint. En même temps le Roi parut à la fenêtre, et tout le Louvre retentit du cri de vive le Roi.

Le sieur de Vitry monta en la chambre de Sa Majesté, et lui dit qu’il ne l’avoit pu arrêter vif, et avoit été contraint de le tuer. Son corps fut traîné dans la petite salle des portiers, et de là mis dans le petit jeu de paume du Louvre, et, sur les neuf heures du soir, enseveli dans Saint-Germain-l’Auxerrois, sous les orgues. Il avoit eu, durant sa vie, quelque aversion dudit Vitry, et quand il fut fait capitaine des gardes au lieu de son père, il disoit : « Per Dio, il ne me plaît point que ce Vitry soit maître du Louvre. » Vitry aussi ne le saluoit point, et s’en vantoit ; et, comme on remarque que les loups connoissent et craignent les lévriers qui les doivent mordre, il appréhendoit l’audace dudit sieur de Vitry, et disoit souvent qu’il étoit capable d’un coup hardi.

En même temps on fit retirer du Louvre les gardes de la Reine-mère, jugeant qu’elle seroit aussi bien gardée par ceux du Roi que par les siens, et qu’il étoit expédient qu’il n’y eût qu’une marque d’autorité dans la maison royale. On lui donna des gardes du Roi, et on fit murer quelques-unes de ses portes, pour empêcher les diverses avenues de sa chambre.

Il courut un bruit par la ville que le Roi avoit été blessé dans le Louvre, et autres disoient que c’avoit été par le maréchal d’Ancre. Sur cette rumeur on ferme les boutiques, on court au Palais et au Louvre : Liancourt fut envoyé par la ville dire que le Roi se portoit bien, et que le maréchal d’Ancre étoit mort. Le colonel d’Ornano en alla aussi avertir le parlement ; et, afin que ces faux bruits ne fussent portés dans les provinces, le Roi y écrivit ce qui s’étoit passé, que l’abus que l’on faisoit de son autorité qu’on avoit toute usurpée, sans lui en laisser quasi que le nom, de sorte qu’on tenoit à crime si quelqu’un le voyoit en particulier et l’entretenoit de ses affaires, l’avoit obligé de s’assurer de la personne du maréchal d’Ancre, lequel, ayant voulu faire quelque résistance, auroit été tué, et que désormais Sa Majesté vouloit prendre en main le gouvernement de son État ; et partant qu’un chacun eût à s’adresser à lui-même ès demandes et plaintes qu’ils auroient à faire, et non à la Reine sa mère, laquelle il avoit priée de le trouver bon ainsi.

Lorsque cet accident arriva j’étois chez un des recteurs de Sorbonne, où la nouvelle en fut apportée par un de ses confrères qui venoit du Palais ; j’en fus d’autant plus surpris, que je n’avois jamais prévu que ceux qui étoient auprès du Roi eussent assez de force pour machiner une telle entreprise. Je quittai incontinent la compagnie de ce docteur célèbre, tant pour sa doctrine que pour sa vertu, qui n’oublia de me dire fort à propos ce que je devois attendre d’un homme de son érudition sur l’inconstance de la fortune, et le peu de sûreté qu’il y a aux choses qui semblent être plus assurées en la condition humaine.

En m’en venant, comme j’étois sur le Pont-Neuf, je rencontrai Le Tremblay[3], qui, après m’avoir conté ce qu’il avoit appris au Louvre de l’accident qui étoit arrivé, me dit que le Roi me faisoit chercher, et qu’il s’étoit même chargé de me le faire savoir s’il me rencontroit. Comme je fus proche du Louvre, je sus que les sieurs Mangot et Barbin étoient chez le sieur de Bressieux, premier écuyer de la Reine : je montai où ils étoient, où je sus qu’ils avoient déjà appris ce que du Tremblay m’avoit dit, et qui plus est qu’on parloit de Barbin auprès du Roi avec une grande animosité, qui ne lui donnoit pas peu de crainte.

Nous mîmes en délibération s’ils viendroient au Louvre avec moi, et, tous ceux qui en venoient nous confirmant ce qui avoit été dit des uns et des autres, il fut résolu que nous n’irions au Louvre que les uns après les autres, et qu’eux demeurant encore là pour quelque temps, je m’en irois devant pour recevoir les commandemens du Roi. Continuant mon chemin, je rencontrai divers visages qui m’ayant fait caresses deux heures auparavant ne me reconnoissoient plus, plusieurs aussi qui ne me firent point connoître de changer pour le changement de la fortune.

D’abord que j’entrai dans la galerie du Louvre, le Roi étoit élevé sur un jeu de billard pour être mieux vu de tout le monde. Il m’appela, et me dit qu’il savoit bien que je n’avois pas été des mauvais conseils du maréchal d’Ancre, et que je l’avois toujours aimé (il usa de ces mots), et été pour lui aux occasions qui s’en étoient présentées, en considération de quoi il me vouloit bien traiter.

Le sieur de Luynes, qui étoit auprès de lui, prit la parole, et dit au Roi qu’il savoit bien que j’avois plusieurs fois pressé la Reine de me donner mon congé, et qu’en diverses occasions j’avois eu brouillerie avec le maréchal sur des sujets qui concernoient particulièrement Sa Majesté, Il me fit ensuite beaucoup de protestations d’amitié. Je repartis à ce qu’il lui avoit plu de me dire à la vue de tout le monde, qu’assurément il ne seroit jamais trompé en la bonne opinion qu’il avoit de moi, qui mourrois plutôt que manquer jamais à son service ;

Que je confessois ingénument avoir toujours remarqué peu de prudence au maréchal d’Ancre et beaucoup d’inconsidération ; mais que je devois cet hommage à la vérité, de dire, en cette occasion, que je n’avois jamais connu qu’il eût mauvaise volonté contre la personne de Sa Majesté, ni aucun dessein qui fût directement contre son service ; que je louois Dieu, s’il en avoit eu, de ce qu’il n’avoit pas eu assez de confiance en moi pour me les découvrir ; qu’il étoit vrai que j’avois plusieurs fois pressé la Reine de me donner mon congé ; mais que ce n’étoit point pour aucun mauvais traitement que j’eusse reçu d’elle, dont, tout au contraire, j’avois toute occasion de me louer, mais bien pour le peu de conduite qu’avoit le maréchal, les soupçons perpétuels qu’il avoit de ceux qui l’approchoient, et les mauvaises impressions que je craignois qu’il donnât de moi à la Reine. J’ajoutai que je devois dire, avec la même vérité, que les sieurs Mangot et Barbin avoient eu les mêmes sentimens de s’en retirer, que j’en avois fait instance pour l’un et pour l’autre, et particulièrement pour le dernier. Après cela je m’approchai plus près du sieur de Luynes, le remerciai en particulier des bons offices qu’il m’avoit rendus auprès du Roi, et l’assurai de mon affection et de mon service.

Ensuite je lui voulus donner même assurance du sieur Barbin, dont je lui dis tout le bien qu’il me fut possible, conformément à la sincérité que j’avois reconnue en ses actions. Il me témoigna par son visage, son geste et ses paroles, avoir fort désagréable ce que je lui disois sur ce sujet. Lors je lui dis avec le plus d’adresse qu’il me fut possible, qu’il seroit loué de tout le monde s’il ne lui faisoit point de mal, et qu’en effet je pouvois répondre qu’il ne l’avoit point mérité, ni pour le respect du Roi ni de son particulier. À quoi il me répondit : « Au nom de Dieu, ne vous mêlez point de parler pour lui, le Roi le trouveroit très-mauvais ; mais allez-vous-en au lieu où sont assemblés tous ces messieurs du conseil, afin qu’on voie la différence avec laquelle le Roi traite ceux qui vous ressemblent, et les autres qui ont été employés en même temps. » Il ajouta ensuite : « Il faut que quelqu’un vous y conduise, autrement on ne vous laisseroit pas entrer ; » et appela le sieur de Vignoles, qui étoit là présent, et lui dit qu’il m’accompagnât au conseil, et dît à ces messieurs que le Roi m’avoit commandé d’y descendre et vouloit que j’y eusse entrée. Je balançai en moi-même si je devois recevoir cet honneur ; mais j’estimai qu’en cette grande mutation les marques de la bonne grâce du Roi me devoient être chères, vu que, par après, mes actions feroient connoître que je les recevois par la pure estime que le Roi faisoit de moi, et non par aucune connivence que j’eusse eue avec ceux qui avoient machiné la mort du maréchal d’Ancre.

Prenant congé du sieur de Luynes, je lui demandai le plus adroitement qu’il me fut possible pour ne lui déplaire pas, s’il ne me seroit point permis de voir la Reine, et que s’il lui plaisoit me faire accorder cette grâce j’en userois assurément, non pour aigrir, mais pour adoucir son esprit. Il me répondit qu’il n’étoit pas temps de penser à obtenir cette permission du Roi, que si on l’accordoit à d’autres il se souviendroit de la demande que je lui faisois.

Lors je sortis avec le sieur de Vignoles, qui n’eut pas plutôt fait sa commission envers ces messieurs qui étoient assemblés au conseil, où étoient messieurs du Vair, Villeroy, le président Jeannin, Déageant, et les secrétaires d’État, et plusieurs autres confusément, que le sieur de Villeroy, que j’avois servi jusqu’à ce point de n’avoir point fait difficulté, dans l’emploi où j’avois été des affaires, de me mettre mal à son occasion avec le maréchal d’Ancre, eut dessein de s’opposer à mon entrée en ce lieu, et demanda en quelle qualité je m’y présentois. M. de Vignoles ne pouvant répondre, et me faisant savoir cette difficulté, je le priai de lui dire que je m’y présentois par pure obéissance, sans dessein de m’y conserver l’entrée qu’il avoit plu au Roi de m’y donner, beaucoup moins l’emploi de sa charge où j’avois été, et où je l’avois servi notablement.

Après cette réponse, ces messieurs continuèrent à mettre les ordres qu’ils estimoient nécessaires, pour faire savoir dans toutes les provinces et hors le royaume la résolution que le Roi avoit prise ; ce qui leur fut fort aisé, vu que pour cet effet ils n’eurent qu’à suivre les mémoires et les dépêches que le sieur Déageant avoit dressés il y avoit long-temps.

Tandis que je fus en ce lieu, je parlai toujours à diverses personnes qui s’y rencontrèrent n’être pas des plus empêchées, et ne m’approchai point de ces messieurs qui faisoient l’ame du conseil. Après avoir été assez en ce lieu pour dire que j’y étois entré, je me retirai doucement. Je rencontrai dans la cour le sieur Mangot qui montoit pour aller trouver le Roi ; lui ayant dit succinctement ce qui s’étoit passé, je continuai mon voyage, et lui le sien. Je n’eus pas demeuré demi-heure dans mon logis, que j’appris qu’il avoit été arrêté dans l’antichambre du Roi, qu’on lui avoit demandé les sceaux, et que par après on l’avoit renvoyé chez lui, sans user d’autre rigueur en son endroit. J’appris ensuite que le sieur Barbin avoit des gardes en son logis, et que personne ne parloit à lui.

Il avoit appris cette nouvelle sur les onze heures, comme il étoit descendu de son cabinet pour aller au Louvre au conseil des affaires. Desportes Baudouin, secrétaire du conseil, le vint trouver là, et lui dit premièrement qu’il y avoit du bruit au Louvre, et, voyant qu’il s’avançoit pour y aller, lui dit que c’étoit le maréchal d’Ancre qui y avoit été tué ; puis ajouta que c’étoit le Roi qui l’avoit fait faire, pensant par cet avis le détourner d’y aller. Mais il lui dit que s’il étoit absent de Paris il y viendroit en poste à cette nouvelle, et qu’il n’avoit point fait d’actions qui demandassent les ténèbres ; et en parlant ainsi s’avança vers le Louvre. Mais, voyant qu’il n’y pouvoit entrer à cause que la porte étoit fermée, il entra chez le premier écuyer de la Reine, où j’ai dit que je l’avois trouvé, et ne voulut pas retourner chez lui, quoique ledit Desportes l’en pressât pour mettre ordre à ses papiers : à quoi il répondit qu’il avoit servi le Roi de sorte qu’il vouloit que non-seulement on vît ses papiers, mais son cœur. Quelqu’un lui vint dire alors qu’il y avoit un carrosse à six chevaux de l’autre côté de l’eau, qui l’attendoit pour l’emmener où il voudroit ; mais il fit réponse qu’il ne vouloit aller autre part qu’au Louvre ; et, se voulant mettre en état d’y aller à son tour, un exempt des gardes du corps vint avec des archers, et le ramena chez lui, où il vit incontinent entrer deux commissaires pour saisir ses papiers, savoir est Castille, intendant des finances, et Aubry, maître des requêtes et président du grand conseil, dont l’un ne savoit point le pouvoir de l’autre. Ils entrèrent en contestation dès la porte du logis, et se donnèrent quelques coups de poing à qui entreroit le premier, soit d’affection qu’ils avoient à faire leur charge, ou par la vanité de leur rang. Ils trouvèrent force lettres du maréchal d’Ancre, bien éloignées du style qu’ils pensoient, et d’autres papiers desquels ils n’y avoit aucun qui servît à leur dessein, mais au contraire étoient tous à l’honneur dudit Barbin.

Incontinent après que le maréchal fut tué, M. de Vitry alla à la chambre de la maréchale, qui étoit proche de celle de la Reine, l’arrêta prisonnière, et se saisit de tout ce qu’elle avoit dans la chambre, or, argent, bagues et meubles. Elle portoit sur elle les bagues de la couronne, tant elle étoit en crainte perpétuelle qu’il ne lui arrivât quelque désastre, qu’elle ne pensoit pas être en sûreté si elle n’avoit sur soi des trésors pour se racheter : elle ne pouvoit néanmoins porter ceux-là sans faute ; car, outre qu’elle sembloit se les vouloir approprier, les choses de cette nature doivent être toujours gardées en un lieu stable et sûr, et non sur une personne où elles couroient plusieurs sortes de hasards.

Le baron de Vitry se saisit desdites bagues, et mena la maréchale en la même chambre où M. le prince avoit été mis prisonnier. À l’instant on envoya aussi au logis dudit maréchal se saisir de ses meubles et papiers ; mais le plus de bien qu’il avoit fut trouvé sur sa personne, ayant sur lui des promesses pour 1, 900, 000 l. Une partie de sa maison fut pillée, et entre autres la chambre du fils dudit maréchal, que Vitry mit en la garde de quelques soldats jusques à ce que le Roi en eût ordonné. Son père le faisoit appeler comte de La Pene, qui est une bonne maison d’Italie, de laquelle il disoit être descendu. C’étoit un jeune garçon de douze ans, bien nourri, qui promettoit quelque chose de bon, et qui méritoit une meilleure fortune : car, quant à sa fille dont nous avons tantôt parlé ès années précédentes, de laquelle il espéroit faire une grande alliance, elle étoit morte le premier jour de janvier de la présente année. Dieu, ayant pitié de l’infirmité de son sexe, la voulut soustraire aux désastres qui la menaçoient si elle eût vécu jusqu’alors. Le baron de Vitry[4] fut fait à l’instant maréchal de France pour récompense de l’exécution qu’il avoit faite. Sa charge de capitaine des gardes fut donnée au sieur du Hallier son frère, qui, ayant étudié pour être homme d’église et porté l’habit de religieux dans l’abbaye de Sainte-Geneviève, en espérance de succéder à l’abbé qui étoit son parent, avoit quitté cette profession à la mort de l’un de ses frères ; et nonobstant que cela lui fît tort en la vie du monde, en laquelle il entroit, néanmoins son courage et sa vertu, aidés de ce qu’étoit son père dans la cour, et de son frère, lui firent acquérir la réputation de brave et sage gentilhomme, et il fut estimé d’un chacun bien digne de la charge importante qui lui fut confiée.

Persen, beau-frère de Vitry, eut la lieutenance de la Bastille, et la charge de garder M. le prince au lieu du chevalier Conchine, frère du défunt.

L’après-dînée de ce jour tous les ordres et toutes les compagnies de la ville vinrent saluer le Roi, et lui applaudirent de l’action qu’il avoit faite. Ils trouvèrent Sa Majesté sur un jeu de billard, où le sieur de Luynes l’avoit fait mettre exprès pour être vu plus aisément de tout le monde. On lui dit depuis que c’étoit comme un renouvellement de la coutume ancienne des Français, qui portaient leurs rois, à leur avénement à la couronne, sur leurs pavois à l’entour du camp, pour être vus et recevoir plus aisément les acclamations de joie de toute l’armée, dont on voit même quelque exemple en l’Écriture-Sainte à l’avénement d’un des rois du peuple de Dieu. Il fut bien

aise de se servir de cela, et faire croire qu’il l’avoit fait à dessein. Mais le Roi étant au bas âge qu’il étoit, et lui n’ayant jusqu’à cette dernière journée fait autre métier auprès de lui que de le servir en ses passe-temps, et lui siffler des linottes, il semble qu’il eût été à propos qu’il eût choisi un autre lieu pour l’élever, principalement ayant volonté de suivre la piste du maréchal d’Ancre ; l’insolence duquel parut bientôt après avoir plutôt changé de sujet, passant dudit maréchal en lui, que non pas cessé d’être ; la taverne, comme dit peu après le maréchal de Bouillon, étant toujours demeurée la même, n’y ayant eu autre changement que de bouchon.

On a parlé diversement de ce conseil qu’il donna au Roi : les uns le louant comme un conseil extrême en un mal extrême, et l’estimant juste, nonobstant qu’il soit contre les formes, à cause que toutes les lois et les formes de la justice résidant comme en leur source en la personne du Roi, il les peut changer et en dispenser comme il lui plaît, selon qu’il le juge à propos pour le bien de l’État et la sûreté de sa personne, en laquelle tout le public est contenu. Mais cette opinion n’est guère dissemblable à celle du flatteur Anaxarque, qui disoit à Alexandre qu’on peignoit la justice et l’équité aux deux côtés de Jupiter, pour montrer que tout ce que les rois vouloient étoit juste ; et à celle des conseillers de Perse à leur roi barbare, auquel ils dirent qu’il n’y avoit point de lois qui permissent un inceste qu’il vouloit commettre, mais bien y en avoit-il une par laquelle il étoit permis aux rois de faire ce qu’ils vouloient. Mais elle est bien éloignée, et de tout ce que les hommes sages de l’antiquité ont dit, que les actions des rois ne sont pas justes pour ce qu’ils les font, mais pour ce que leur vie étant l’exemplaire de leurs peuples, ils la règlent selon la justice et l’équité, et, pour bien commander aux hommes qui leur sont sujets, obéissent à la raison, qui est un rayon ou une impression que nous avons de la Divinité, et à la loi de Jésus-Christ, qui nous enseigne que Dieu est le roi primitif, et que les rois ne sont que les ministres de son royaume, de l’administration duquel ils lui doivent rendre compte, et être jugés de lui avec plus de rigueur et de sévérité que ne seront pas les peuples qui leur sont sujets. Joint qu’il étoit aussi aisé au Roi de le faire prendre prisonnier dans le Louvre, qu’il lui avoit été d’y faire arrêter M. le prince, qui avoit toute la cour et tout le peuple et tous les parlemens en sa faveur, ce que celui-ci n’avoit pas ; joint que la Reine sa mère, qui dès long-temps avoit volonté de le renvoyer en Italie, eût tenu à grande faveur du Roi qu’il l’y eût renvoyé s’il eût été arrêté prisonnier. Et partant ce fut un conseil précipité, injuste et de mauvais exemple, indigne de la majesté royale et de la vertu du Roi, qui n’eut point aussi de part en cette action, car il commanda simplement qu’on l’arrêtât prisonnier, et qu’on ne lui méfît point, si ce n’étoit qu’il mît le premier la main aux armes, de sorte qu’on ne pût l’arrêter qu’en le blessant.

Dès le jour même je fis savoir à la Reine, par Roger, son valet de chambre, la douleur que je ressentois de son malheur, auquel certainement je la servirois selon toute l’étendue de mon pouvoir.

Le lendemain, le corps du maréchal d’Ancre, qui avoit été enterré sans cérémonie sous les orgues de Saint-Germain-l’Auxerrois, fut déterré par la populace, et, avec grands cris et paroles insolentes, traîné jusque sur le Pont-Neuf, et pendu par les pieds à une potence qu’il y avoit fait planter pour faire peur à ceux qui parloient mal de lui. Là ils lui coupèrent le nez, les oreilles et les parties honteuses, et jetèrent les entrailles dans l’eau, et faisoient à ce cadavre toutes les indignités qui se pouvoient imaginer. À même temps je passai par là pour aller voir M. le nonce, qui étoit lors le seigneur Ubaldin, et ne me trouvai pas en une petite peine ; car, passant par-dessus le Pont-Neuf, je trouvai le peuple assemblé qui avoit traîné par la ville quelque partie de son corps, et qui s’étoit laissé emporter à de grands excès d’insolence devant la statue du feu Roi. Le Pont-Neuf étoit si plein de cette populace, et cette foule si attentive à ce qu’ils faisoient, et si enivrés de leur fureur, qu’il n’y avoit pas moyen de leur faire faire place pour le passage des carrosses. Les cochers étant peu discrets, le mien en choqua quelqu’un qui commença à vouloir émouvoir noise sur ce sujet ; au même instant je reconnus le péril où j’étois, en ce que si quelqu’un eût crié que j’étois un des partisans du maréchal d’Ancre, leur rage étoit capable de les porter aussi bien contre ceux qui, aimant sa personne, avoient improuvé sa conduite, comme s’ils l’eussent autorisée.

Pour me tirer de ce mauvais pas, je leur demandai, après avoir menacé mon cocher extraordinairement, ce qu’ils faisoient ; et m’ayant répondu selon leur passion contre le maréchal d’Ancre, je leur dis : « Voilà des gens qui mourroient au service du Roi ; criez tous Vive le Roi ! Je commençai le premier, et ainsi j’eus passage, et me donnai bien de garde de revenir par le même chemin ; je repassai par le pont Notre-Dame.

Du Pont-Neuf ils le traînèrent par les rues jusqu’à la Bastille, et de là par toutes les autres places de la ville, jusqu’à ce qu’ils le fissent brûler devant sa porte, au faubourg Saint-Germain, et traînèrent ce qui en restoit encore sur le Pont-Neuf, où ils le brûlèrent derechef, puis enfin en jetèrent les os dans la rivière.

Ces choses avoient été prédites au maréchal d’Ancre par plusieurs devins et astrologues qu’il voyoit volontiers, mais lui avoient été prédites par eux en leur manière ordinaire, c’est-à-dire de sorte qu’il n’en pouvoit faire son profit ; car les uns lui disoient qu’il mourroit d’un coup de pistolet, les autres qu’il seroit brûlé, les autres qu’il seroit jeté dans l’eau, les autres qu’il seroit pendu, et toutes ces choses furent véritables ; mais, comme il ne les pouvoit comprendre, il croyoit qu’ils se trompassent tous, et les en avoit à mépris.

La Reine sut les excès qui avoient été commis contre le corps mort ; et, encore que cette princesse se fût toujours montrée fort constante contre les médisances, si est-ce que les insolentes paroles qu’ils dirent la touchèrent au vif : et à la vérité, s’il faut une grande vertu pour supporter la calomnie, il en faut une héroïque et divine pour la supporter quand elle est conjointe avec mépris et risée publique.

Le même jour on fit publier à son de trompe que tous les serviteurs du maréchal eussent à sortir hors de Paris. Le frère de la maréchale, qui étoit logé au collége de Marmoutier, s’enfuit dans un monastère, craignant la fureur du peuple, et le comte de La Pene fut mené au Louvre, où on lui donna des gardes ; et Sa Majesté fit expédier des lettres au parlement, par lesquelles elle déclara que l’action que le sieur de Vitry avoit faite étoit par son commandement, et d’autres qui portoient une provision d’office de conseiller au parlement pour lui ; ce qu’il avoit désiré afin qu’on ne lui pût faire son procès que toutes les chambres assemblées, ne considérant pas qu’il venoit de donner un exemple de le traiter avec moins de cérémonie quand on se voudroit défaire de lui.

Cependant le Roi avoit remis en charge tous les anciens officiers qui avoient été chassés par la Reine. Le président Jeannin retourna à la surintendance des finances ; Déageant, commis de Barbin, qui l’avoit fait contrôleur général, fut fait intendant en récompense de son infidélité ; les sceaux furent rendus à du Vair avec tant d’honneur, que le Roi passa une déclaration qu’il envoya au parlement, par laquelle il fit savoir qu’ils lui avoient été ôtés contre son gré, et partant qu’il vouloit que les anciennes lettres de provision qui lui avoient été expédiées lui servissent maintenant pour rentrer dans l’exercice de sa charge, sans qu’il en eût besoin d’autres ; et M. de Villeroy rentra dans la fonction de la sienne de secrétaire d’État, par indivis avec M. de Puisieux.

Les ministres qui servoient actuellement sous l’autorité de la Reine furent tous décrédités : comme en ces bâtimens qu’on mine par le pied rien ne demeure, ainsi l’autorité de la Reine étant ruinée, tous ceux qui subsistoient en elle tombèrent par sa chute. Je fus le seul auquel Luynes eut quelque égard, car il m’offrit de demeurer au conseil avec tous mes appointemens ; mais, voyant le mauvais traitement qu’on commençoit à faire à la Reine, je ne le voulus jamais, et préférai l’honneur de la suivre en son affliction à toute la fortune qu’on me faisoit espérer.

Ces messieurs les nouveaux ministres, ou plutôt le sieur de Luynes, commencèrent leur gouvernement par prendre tout le contre-pied de ce que faisoient ceux qui avoient gouverné devant eux, et firent dessein de rappeler auprès du Roi tous ceux qu’ils croyoient être ennemis de la Reine. Ils envoyèrent querir Sauveterre jusques au fond de la Gascogne, espérant s’en servir comme d’un puissant instrument pour insinuer dans l’esprit du Roi ce qu’ils voudroient, bien que ce fût Luynes même qui, par ses artifices secrets, l’eût fait chasser. Mais cela n’importoit pas tant comme ce qu’ils mirent en la bonne grâce du Roi tous les princes qui avoient pris les armes contre lui et étoient à l’extrémité ; et dépêchèrent au nom du Roi, incontinent après la mort du maréchal, vers le duc de Longueville à Amiens, et celui de Vendôme qui étoit à La Fère, et à Soissons vers M. de Mayenne, pour les venir faire trouver Sa Majesté incontinent, les assurant qu’ils seroient très-bienvenus et reçus d’elle.

M. du Maine envoya le comte de La Suse, son beau-frère, porter les clefs de Soissons au Roi, qui le reçut le 27 d’avril comme s’il eût tenu son parti, et le comte d’Auvergne le parti contraire. Le même jour arriva le duc de Longueville, qui fut reçu de même. Le duc de Nevers fit un peu plus de cérémonie que les autres, et vouloit traiter avec le Roi, ayant toujours eu des fantaisies qui l’ont fait aller dans les affaires par un chemin particulier à lui seul ; mais néanmoins, voyant qu’on ne se vouloit pas relâcher jusque-là, il se rendit en son devoir, et vint avec M. du Maine et le duc de Vendôme trouver Sa Majesté le jour de l’Ascension.

Mais ces messieurs s’aperçurent bientôt de leur faute, et s’en repentirent ; M. de Villeroy ayant témoigné plusieurs fois que, s’ils eussent suivi la pointe de ceux qui servoient sous l’autorité de la Reine contre les princes, ils eussent établi la paix en ce royaume pour cent ans ; que nous avions été bien hardis de faire une telle entreprise, et eux peu sages de ne la continuer pas. Et en effet, le changement dont ils usèrent, passant du blanc au noir, n’eut autre fondement que la pratique ordinaire que ceux qui changent un établissement ont de prendre le contre-pied de ceux en la place desquels ils se mettent, aimant mieux faire une faute signalée pour donner à penser que les résolutions contraires que l’on avoit prises étoient défectueuses, qu’en continuant ce qui avoit été fait, faire connoître qu’on avoit bien fait.

Cependant Luynes ayant résolu qu’il falloit éloigner la Reine, ils confirmèrent tous le Roi en cette résolution ; et, bien qu’entre eux ils fussent de divers avis sur le lieu où ils estimeroient qu’elle devoit être envoyée, ils convinrent enfin que, pour l’heure, elle n’iroit qu’à Blois. La Reine l’ayant songé quelques jours auparavant sa chute, et dit à ses chirurgiens et médecins, ce songe l’y fit résoudre plus facilement lorsqu’ils lui firent savoir leur dessein, et croire que c’eût été se perdre que vouloir résister à la furie des torrens.

Le jour de son départ étant arrêté au 3 de mai, comme elle veut partir on la conjure de s’arrêter cette journée pour éviter un mauvais dessein qui s’étoit formé et découvert contre sa personne. Elle crut au commencement que cet avis étoit faux ; mais elle changea d’opinion, ayant appris par le sieur de Bressieux, son premier écuyer, qu’un de ceux qui avoient conspiré la mort du maréchal étoit auteur d’une si détestable entreprise. Cependant sa première pensée étoit véritable ; il n’y avoit rien à craindre pour elle, mais beaucoup pour Luynes, qui avoit violé sa foi donnée solennellement à ses complices.

C’est la coutume des larrons de partager les choses qu’ils n’ont pas encore prises. Luynes, à leur imitation, n’avoit pas encore épandu le sang du maréchal qu’il avoit déjà ordonné de sa dépouille, où, s’étant réservé ce qu’il y avoit de meilleur, il avoit fait espérer à Travail l’archevêché de Tours. Ce malheureux, sur l’attente de ce bien imaginaire, ne contribua pas peu à sa mort, faisant connoître à ses ennemis le gain qu’ils avoient en sa perte, le peu de péril à l’entreprendre, et les moyens qu’il falloit tenir à l’exécuter avec succès.

Mais comme il arrive d’ordinaire, pour la confusion des méchans, que d’autres profitent de leur malice, Dieu permit que l’évêque de Bayonne tirât la récompense promise à sa faute.

Je ne veux pas m’étendre sur la violence dont on usa pour arracher cette pièce ; il me suffit de dire qu’on dépouilla un homme vivant sans l’accuser d’aucun cuti crime, qu’on le contraignit par diverses menaces de s’en démettre contre les lois divines et humaines, contre tout droit ecclésiastique et civil.

Travail voyant ès mains d’autrui le salaire de son iniquité, que la part qu’il avoit eue dans le crime ne lui étoit pas conservée dans la dépouille, que Luynes avoit payé ses services d’un parjure, se résolut de passer jusqu’au mépris de la vie pour se rendre maître de la sienne. Il pensoit par cette dernière action couvrir la honte que la première lui avoit attirée ; il croyoit réparer par la mort de ce second tyran le tort qu’il avoit fait au public, offensant la mère du Roi, une vertu si éminente, et une puissance si légitime.

Pour parvenir à ce but il se propose de dissimuler son juste mécontentement, de lui donner des conseils sur la suite de son gouvernement, avec la même sincérité qu’il avoit fait au commencement de sa conspiration du temps du maréchal, où les moindres choses donnoient de l’ombrage, où les conversations les moins sérieuses étoient suspectes. Il avoit accoutumé de s’entretenir avec Luynes chez la concierge des Tuileries, et dans un lieu dérobé où eux seuls faisoient le nombre des espions et des traîtres ; il y reprend les mêmes assignations avec lui, y porte le même visage, mais un cœur fort différent ; lui donne, pour augmenter sa confiance, des avis importans à sa réputation et à l’établissement de sa fortune. Comme il vit son esprit assuré et hors de soupçon qu’il eût aucun sentiment de l’offense qu’il avoit reçue, il fait provision d’un cheval qu’il recouvre par l’entremise de Bréauté et de Montpinçon, achète une épee large de quatre doigts et fort courte pour qu’il la pût aisément cacher sous sa soutane, résolu de lui ôter la vie au lieu même où la mort du maréchal avoit été conclue.

Son dessein étant en état d’être exécuté, afin que la Reine lui sût gré de ce service, il désira de lui faire entendre qu’il ne s’étoit porté à cette extrémité que pour la compassion de la misère où elle étoit réduite. Pour cet effet, il s’adresse et se découvre au sieur de Bressieux, premier écuyer de Sa Majesté, gentilhomme de bonne maison, et que souvent il avoit sondé et ouï plaindre son malheur.

Bressieux s’engage de faire valoir cette action, lui hausse le courage, lui promet une entière assistance ; mais, au lieu de lui tenir promesse, s’imaginant qu’il avoit en main une occasion de faire sa fortune, il en avertit le sieur de Luynes, qui lui en témoigna telle obligation, qu’il appréhendoit n’avoir pas assez de puissance pour reconnoître dignement cet office.

C’est le style des Provençaux d’être faciles à promettre et difficiles à tenir ; mais, sur les preuves que Luynes a données de son infidélité, on peut dire que sa personne l’a enchéri au-dessus de sa nation. Luynes consulte cette affaire avec Déageant et autres personnes intéressées en son établissement ; le résultat de la conférence fut de le faire mourir en changeant l’espèce de son crime.

À même temps il est pris et accusé d’avoir attenté sur la vie de la Reine, prétexte honorable pour se défaire d’un dangereux ennemi, pour apaiser le peuple irrité des inhumanités commises contre les vivans et les morts, et qui donnoit à connoître qu’on n’en vouloit pas au gouvernement de la Reine, mais à ceux qui, au préjudice de l’État, avoient abusé de sa bonté et de sa patience.

Luynes et Bressieux, contre la vérité et leur conscience, s’offrirent à servir de témoins contre lui, tous deux pour leur intérêt ; l’un pour la sûreté de sa vie, l’autre sur la croyance qu’il eut que, pour la perte d’une personne, il en acquerroit deux, les bonnes grâces du favori et celles de sa maîtresse.

Sur le sang de ce misérable, à l’exemple des païens qui juroient leurs alliances sur les victimes, ces messieurs se protestèrent une éternelle fidélité. Luynes disposoit entièrement de l’esprit du Roi, Bressieux prétendoit se rendre maître de celui de sa maîtresse, et tous deux, par une commune correspondance, se jouer de la fortune de cet État.

Il seroit difficile d’exprimer les sentimens de cette princesse affligée, quand elle apprit qu’un de ceux qui avoient contribué à sa ruine l’avoit voulu délivrer ; qu’un de ses domestiques par sa perfidie en avoit empêché l’effet ; que son ennemi capital avoit abusé du respect de son nom pour venger ses querelles propres et particulières. On ne peut douter qu’elle n’eût reçu avec plaisir la liberté dont elle étoit privée, mais la recevoir d’une si mauvaise main n’eût pas peu modéré sa joie ; elle n’avoit pu voir sans étonnement que trois personnes de peu eussent été cause de sa chute ; mais qu’un de ses serviteurs l’eût empêchée de se relever, elle ne le put ouïr sans une extrême douleur.

La mort de Travail, vu le mal qu’il lui avoit fait, ne pouvoit être qu’agréable à une grande princesse et italienne, offensée jusqu’au point qu’elle étoit ; mais quand elle sut qu’il étoit mort pour l’avenir et non pour le passé, par vengeance et non par justice, qu’elle en étoit le prétexte et Luynes le sujet, elle cessa de s’en réjouir, et ne put souffrir sans regret que son nom eût servi à une si mauvaise cause. Mais il y a des temps où tout conspire à augmenter le mal et diminuer le plaisir des remèdes, où la fortune commence et ne peut achever son ouvrage, où, si on donne quelque espérance de liberté, c’est pour rendre la prison plus amère.

Ce misérable avoit fait profession des armes, et étoit huguenot en sa jeunesse ; depuis, s’étant rendu catholique, il se fit capucin, où l’austérité de la religion n’ayant pas eu la force de dompter la rudesse de son esprit, que le feu de la première ferveur avoit amolli durant le temps du noviciat, il commença à leur faire tant de peine qu’ils furent obligés d’en venir aux remèdes de la sévérité, par lesquels effarouché et aigri encore davantage, il s’en alla à Rome, l’an 1607, faire des plaintes de ses supérieurs à Sa Sainteté ; où ayant le cardinal Monopoli contraire, pour ce qu’il aimoit la religion des capucins, de laquelle il avoit été tiré et promu au cardinalat, il fit des accusations atroces contre lui-même à Sa Sainteté, et les soutenoit avec tant d’impudence, que ce bon prélat, qui mourut en même temps, fut jugé en être mort de regret. Il obtint enfin de Sa Sainteté absolution de son vœu et permission de vivre en prêtre séculier ; il prit bien l’habit de prêtre, mais non pas l’esprit de la prêtrise, ains plutôt celui de la profession qu’il avoit faite auparavant, jusqu’à ce qu’enfin Dieu, juste juge, permît que, comme par ses calomnies il avoit procuré la mort à un autre, il fût, par une fausse accusation, conduit honteusement sur l’échafaud, et, coupable d’autres crimes, rompu vif sur la roue pour des péchés qu’il n’avoit pas commis, et son corps et son procès brûlés après sa mort comme étant indigne qu’il fût jamais mention de lui. Il mourut repentant, mais si peu ému des peines présentes, et du péril de celles de l’autre siècle, qu’ayant ouï lire son dictum dans la chapelle, il présenta son bras à quelqu’un des assistans pour tâter son poulx, et voir qu’il n’avoit aucun étonnement.

Mais laissons là ce misérable pour revenir à la Reine, qui, après avoir été enfermée l’espace de neuf jours, partit de Paris le 4 de mai pour être derechef enfermée dans une autre demeure, mais d’un espace un peu plus ample que celui où elle l’avoit été à Paris. Toute la matinée se passa en visites : les larmes de ceux qui la viennent voir parlent plus que leurs langues ; on plaint sa condition, on admire sa prudence, qui fut telle, que jamais les soupirs des princes ou princesses ne purent tirer une larme de ses yeux, ni autres paroles de sa bouche que celles-ci : « Si mes actions ont déplu au Roi mon fils, elles me déplaisent à moi-même ; mais il connoîtra, je m’assure, un jour qu’elles lui ont été utiles. Pour ce qui regarde le maréchal d’Ancre, je plains son ame, et la forme qu’on a fait prendre au Roi pour l’en délivrer. Vous vous fâchez de me perdre, en cela vous vous cherchez, y ayant assez long-temps que j’ai plusieurs fois prié le Roi de me décharger du soin de ses affaires. »

L’après-dînée le Roi lui vint dire adieu. D’abord qu’elle le vit, son cœur, qui n’avoit point été ému, fut tellement touché qu’elle fondit en larmes ; puis, avec des paroles entrecoupées de sanglots, lui tint ce langage :

« Monsieur mon fils, le tendre soin avec lequel je vous ai élevé en votre bas âge, les peines que j’ai eues pour conserver votre État, les hasards où je me suis mise, et que j’eusse aisément évités si j’eusse voulu relâcher quelque chose de votre autorité, justifieront toujours, devant Dieu et les hommes, que je n’ai jamais eu autre but que vos propres intérêts. Souvent je vous ai prié de prendre en main l’administration et la conduite de vos affaires, et de me décharger de ce soin ; vous avez cru que mes services ne vous étoient pas inutiles, et vous m’avez commandé de les continuer ; je vous ai obéi pour le respect que je dois à vos volontés, et pour ce que c’eût été lâcheté de vous abandonner dans le péril. Si vous considérez qu’au sortir de ce maniement je me trouve sans aucune place où je puisse honorablement me retirer, vous verrez que je n’ai jamais recherché ma sûreté qu’en votre cœur et en la gloire de mes actions. Je vois bien que mes ennemis vous ont mal interprété mes intentions et pensées ; mais Dieu veuille qu’après avoir abusé de votre jeunesse à ma ruine, ils ne se servent point de mon éloignement pour avancer la vôtre. Pourvu qu’ils ne vous fassent point de mal, j’oublierai toujours volontiers celui qu’ils m’ont fait. »

Le Roi, qui avoit été informé autrement que la Reine ne disoit, et reçu instruction de Luynes de ce qu’il lui devoit répondre, lui dit seulement qu’il vouloit commencer à gouverner seul son État, qu’il en étoit temps, et qu’en tous lieux il lui témoigneroit qu’il étoit bon fils.

Il fut lors donné permission à un chacun de voir la Reine pour prendre congé d’elle ; les portes furent ouvertes à tous ceux qui la voulurent visiter ; le visage et la façon qu’avoient tous ceux qui la virent quand ils parlèrent à elle furent remarqués. Il y en eut peu néanmoins qui, par bienséance, manquassent à ce devoir ; tous les corps de la ville y furent : elle montroit à tous un même visage, une constance immobile, semblant plutôt s’aller promener en une de ses maisons qu’y être reléguée.

Elle part le 4, accompagnée de mesdames ses filles et de toutes les princesses qui la vinrent conduire hors de la ville, sans qu’elles lui fissent jamais répandre une larme au dernier adieu qu’elles lui dirent. On en fit divers jugemens, selon les différentes passions dont on étoit porté vers elle : les uns l’attribuoient à l’ébahissement et à l’horreur du coup qu’elle avoit reçu, qui lioit en elle le sentiment de la douleur, et tarissoit la source de ses larmes ; les autres l’interprétoient à dissimulation assez accoutumée à celles de sa nation ; ceux qui la favorisoient davantage l’imputoient à vertu et à force d’esprit.

Quelques-uns disoient que c’étoit une vraie insensibilité ; mais Luynes crut qu’un désir si enflammé de vengeance maîtrisoit son cœur qu’elle en perdoit le sentiment de pitié, même d’elle, dans le désastre où elle se voyoit : ce qui, ainsi qu’il le fortifia en l’opinion que la grandeur de son offense lui avoit donnée, que jamais elle ne lui pardonneroit, le confirma aussi au dessein qu’il avoit déjà pris d’employer tous les artifices possibles pour l’empêcher de revenir jamais auprès de Sa Majesté.

Si elle faisoit semblant de s’en aller sans regret, la plupart la voyoient partir avec un véritable contentement, l’orgueil et les violences du maréchal d’Ancre ayant rejeté sur elle un si grand dégoût des peuples, que, bien qu’il fût un peu modéré, il n’étoit pas néanmoins changé par la misère présente de sa condition, qui n’étoit guère au-dessous de l’extrémité de l’infortune. Elle sortit du Louvre, simplement vêtue, accompagnée de tous ses domestiques, qui portoient la tristesse peinte en leur visage ; et il n’y avoit guère personne qui eût si peu de sentiment des choses humaines, que la face de cette pompe quasi funèbre n’émût à compassion. Voir une grande princesse, peu de jours auparavant commandant absolument à ce grand royaume, abandonner son trône et passer, non secrètement et à la faveur des ténèbres de la nuit cachant son désastre, mais publiquement, en plein jour, à la vue de tout son peuple, par le milieu de sa ville capitale, comme en montre pour sortir de son empire, étoit une chose si étrange qu’elle ne pouvoit être vue sans étonnement. Mais l’aversion qu’on avoit contre son gouvernement étoit si obstinée, que le peuple ne s’abstint néanmoins pas de plusieurs paroles irrespectueuses en la voyant passer, qui lui étoient d’autant plus sensibles que c’étoient des traits qui rouvroient et ensanglantoient la blessure dont son cœur étoit entamé.

Quatre jours auparavant on mena la maréchale d’Ancre du Louvre à la Bastille ; et peu de jours après qu’elle fut partie, on l’en tira, par arrêt du parlement, pour la conduire à la conciergerie du Palais, en vertu des lettres patentes du Roi adressées à la cour, pour lui faire son procès, à ses complices et à la mémoire de son mari. Quand elle entra dans la Bastille la nuit, ce fut avec tant de bruit que M. le prince s’en éveilla, et, sachant ce que c’étoit, sentit une grande consolation de la voir en ce lieu, et d’être délivré d’une telle ennemie. Mais quand elle fut tirée de là pour être exposée au jugement des hommes, il eut lieu de craindre le commencement si sanguinaire de ce nouveau gouvernement.

Le Roi fit, dès le 12 de mai, publier une déclaration par laquelle il étoit bien aisé de voir que les ministres qui donnoient ce conseil à Sa Majesté, le faisoient contre leur propre conscience, y ayant des choses qui se contrarioient en elle. Car, d’une part, elle avouoit la fidélité des princes, et disoit qu’ils n’avoient rien fait que pour le seul désir d’empêcher la ruine qui leur étoit procurée par les pernicieux desseins du maréchal d’Ancre, qui se servoit des armes de Sa Majesté contre son intention pour les opprimer ; et de l’autre, elle qualifioit leurs armes avoir été illicites, d’autant qu’ils n’y devoient pas avoir recours, mais à la justice de Sa Majesté.

Par ladite déclaration, Sa Majesté oublioit toutes les actions qu’ils avoient faites contre son autorité en cette guerre, les tenoit, eux et tous ceux qui les avoient assistés, pour ses bons sujets, rétractoit toutes les déclarations qui avoient été faites contre eux depuis le traité de Loudun, et les rétablissoit en leurs charges et honneurs.

Sa Majesté manda aussi à l’assemblée de La Rochelle qu’elle leur pardonnoit ce qu’ils avoient fait, et qu’un chacun d’eux eût à retourner en sa province.

Les députés du synode national de Vitré vinrent trouver le Roi le 27 de mai, et lui témoignèrent la joie qu’ils avoient de la mort du maréchal d’Ancre, et que Sa Majesté commençoit à régner. Mais leur contentement ne dura guère ; car, dès le 2 de juin, l’évêque de Mâcon fit au Roi, à l’ouverture de l’assemblée générale du clergé de France qui se tenoit aux Augustins, une remontrance sur les misères de l’église de Béarn, et lui représenta que la justice et la piété ne pouvant subsister l’une sans l’autre, puisque Sa Majesté avoit commencé son règne par une action de justice qui lui faisoit mériter le nom de Juste, elle devoit maintenant avoir pitié de cette pauvre province, en laquelle il y avoit encore plus de cent, tant villes que bourgades et paroisses, desquelles la plupart du peuple étoit catholique, et n’avoient néanmoins aucuns prêtres pour leur administrer les sacremens, tous les biens ecclésiastiques et leurs dîmes étant tenus par les huguenots, et employés à la nourriture des ministres et à l’entretènement de leurs colléges.

Cette remontrance mit en peine ceux de la religion prétendue, qui représentèrent tout ce qu’ils purent au Roi pour le supplier de laisser les choses en l’état qu’il les avoit trouvées, et appuyèrent leurs raisons de la présence du marquis de La Force, gouverneur de Béarn. Mais tout cela n’empêcha point que Sa Majesté, par un arrêt du 25 de juin, n’ordonnât que l’exercice de la religion catholique seroit rétabli en tous les lieux de son pays de Béarn, et ne donnât main levée aux ecclésiastiques d’icelui de tous leurs biens ; assignant néanmoins d’autre part, sur le plus clair revenu de son domaine, le paiement de l’entretènement des ministres, régens, écoliers, disciplines, et autres choses qu’ils prenoient sur lesdits biens ecclésiastiques ; pour l’exécution duquel arrêt, Sa Majesté manda aux églises prétendues de Béarn qu’elles lui envoyassent leurs députés pour voir procéder au remplacement desdits deniers.

Ils s’assemblèrent à Orthez, envoyèrent vers le Roi pour lui faire remontrance sur ce sujet, mais en vain ; car, nonobstant toutes leurs oppositions, le Roi fit un édit, en septembre suivant, pour la main levée des biens des ecclésiastiques en Béarn, pour l’exécution duquel nous verrons l’année suivante de si grandes difficultés, qu’elles ont été le commencement de la ruine du parti huguenot en France.

Si l’évêque de Mâcon fit ladite remontrance avec effet, l’évêque d’Aire, à la clôture d’icelle, en fit une à Sa Majesté sur le sujet des duels avec non moindre succès ; car il lui sut si bien remontrer l’énormité de ce péché, et la vengeance sévère que Dieu en prendroit de ceux qui les toléroient, que Sa Majesté commanda si efficacement que la rigueur de ses édits fût observée, que les corps morts de quelques gentilshommes qui se battirent depuis furent traînés à Montfaucon.

Cependant on faisoit le procès à la maréchale d’Ancre, avec une ferme résolution de la faire condamner en quelque manière que ce fût. On eut premièrement volonté de lui confronter Barbin, espérant en tirer quelque avantage ; car, lorsque la Reine à son partement fit instance au Roi et au sieur de Luynes qu’on le délivrât, ce dernier ne fit autre réponse sinon qu’il le falloit encore retenir pour le confronter avec la maréchale. Mais Modène l’ayant été visiter à la Bastille, et après force honnêtes paroles assuré qu’il ne le retenoit qu’à ce dessein, Barbin lui répondit là-dessus que, quelque mauvaise volonté que cette dame eût eue contre lui, et quelque mal qu’elle eût voulu lui faire, il se sentoit si fort son obligé, qu’il eût voulu par son sang la pouvoir racheter de la peine où elle étoit ; mais puisqu’ils étoient tous deux dans ce malheur qu’ils ne pouvoient éviter, il auroit un grand désir de se voir devant elle, pour lui demander quels témoins elle vouloit produire contre lui pour soutenir qu’il vouloit empoisonner la Reine, comme nous avons dit ci-dessus.

Cette réponse, qui témoignoit une affection sincère de Barbin vers elle, leur fit craindre que leur confrontation servît plutôt à faire paroître l’innocence de l’accusée, qu’à aggraver les crimes qu’on lui mettoit à sus ; de sorte que, sans en venir là, ils poursuivirent son procès : ce que Barbin sachant, avec beaucoup d’aigreur il dit à Modène, qui le venoit voir bien souvent pour essayer à découvrir toujours quelque chose de ses discours, qu’on avoit raison de ne le point confronter à elle, d’autant que, hormis les fantaisies qu’elle avoit eues contre lui, il ne pourroit jamais rendre qu’un témoignage fort honorable d’elle. Enfin son sexe et sa condition ne l’ayant pu garantir de la rage de ceux qui, pour s’approprier son bien, se vouloient défaire de sa personne, par arrêt du 8 de juillet ils déclarèrent son mari et elle criminels de lèse-majesté divine et humaine, pour réparation de quoi condamnèrent la mémoire du défunt à perpétuité, et elle à avoir la tête tranchée sur un échafaud, et son corps et sa tête brûlés et réduits en cendres, leur maison près du Louvre rasée, leurs biens féodaux tenus et mouvans de la couronne réunis au domaine d’icelle, et tous leurs autres biens étant dans le royaume confisqués au Roi ; déclarant ceux qu’ils avoient, tant à Rome qu’à Florence, appartenir à Sa Majesté comme provenus de ses deniers ; déclarant, en outre, les étrangers incapables de dignités, offices, charges et gouvernemens en ce royaume. Mais cet arrêt ne fut exécuté que contre la personne de la maréchale d’Ancre ; par leurs maisons et leurs biens passèrent tout à la fois en la puissance de leurs ennemis, qui, pour le premier degré de leur avancement, s’élevèrent d’un seul pas sur tous les biens que, avec tant de mécontentement des peuples, de jalousie des grands, de désavantage du service du Roi, d’intérêt de l’honneur de la Reine, et de plaintes de Luynes même envers le Roi, ils avoient amassés durant les sept années du gouvernement de la Reine. Tant ou l’avarice les aveugla, et leur fit perdre la mémoire des prétextes qu’ils avoient pris du bien dudit maréchal pour lui nuire, ou leur imprudence fut extrême, ne se souciant pas qu’on reconnût leur fourbe pourvu qu’ils en eussent le profit.

Cela fit voir à tout le monde qu’ils n’avoient poursuivi cette pauvre affligée que pour couvrir leur pauvreté de ses biens, mais bien plus aux juges mêmes, dont plusieurs furent trompés, et apprirent, à leur dam et au préjudice de leur conscience, qu’il ne faut point, sous la promesse d’un favori, outrepasser la ligne de la droiture dans les jugemens ; car l’avocat général Le Bret m’a dit que les imputations qu’on faisoit à la défunte étoient si frivoles, et les preuves si foibles, que, quelques sollicitations qu’on lui fit qu’il étoit nécessaire pour l’honneur et la sûreté de la vie du Roi qu’elle mourût, il ne voulut jamais donner ses conclusions à la mort que sur l’assurance qu’il eut, par la propre bouche de Luynes, qu’étant condamnée le Roi lui donneroit sa grâce ; et si Le Bret a été trompé sur cette fausse promesse, il est bien croyable que plusieurs autres juges l’ont été par la même voie. Mais le bon homme Deslandes, qui étoit l’un des rapporteurs, ne se laissa point surprendre à ce ramage, mais demeura dans l’intégrité de la justice, et refusa même de s’abstenir de se trouver au jugement, quelque instance qui lui en fût faite de la part de Luynes.

Les principaux chefs sur lesquels ils la condamnèrent, furent qu’elle étoit juive et sorcière, dont la principale preuve étoit l’oblation qu’ils prétendoient qu’elle avoit faite d’un coq, et les nativités du Roi et de messieurs ses frères qu’ils trouvèrent dans ses cassettes.

Il est vrai qu’elle se trouve saisie de la nativité de sa maîtresse et de celle des enfans que Dieu lui a donnés. Il se vérifie contre elle qu’au milieu de ses douleurs elle a fait bénir des coqs et des pigeonneaux, et appliquer sur sa tête pour trouver quelque allégement à ses peines.

On a raison de dire qu’il n’y a point d’innocence assurée en un temps où on veut faire des coupables ; car, quoique de ces deux choses la dernière mérite louange, puisqu’elle a son fondement et ses exemples dans l’Écriture, et la première compassion pour être plutôt un vice de sa nation que de sa personne, elle ne délaisse pas d’être déclarée criminelle de lèse-majesté, d’être convaincue de sortilége.

On sait assez que peu de grands naissent en Italie dont on ne tire l’horoscope, dont la vie et les actions ne soient étudiées dans les astres avec autant de soin que si Dieu avoit écrit dans les cieux les noms des personnes sur qui il veut se reposer de la conduite du monde. Cette doctrine, que nous estimons plus curieuse que nécessaire, ils ne la croient pas inutile ni à leur fortune ni à la sûreté des princes ; car, comme ce n’est pas un mauvais commencement pour entrer dans les bonnes grâces de son maître que d’en connoître les inclinations, aussi n’est-ce pas peu pour sa santé que d’en savoir le tempérament et les humeurs : la connoissance du mal est en effet la première partie de la médecine. À la vérité, il est défendu, par les anciennes lois impériales, de faire des consultations sur la vie des princes ; mais ou la défense n’étoit que pour ceux qui avoient droit à la succession, ou contre ceux qui, rendant leurs observations publiques, détachoient les peuples, par l’opinion d’un changement à venir, du respect qui étoit dû aux puissances légitimement établies. Mais quand elles auroient eu force indifféremment contre ceux qui les tirent et les reçoivent, contre ceux qui les rendent publiques ou secrètes, telles fautes ayant été communes en notre temps et sans aucun exemple de châtiment, puisqu’il y a prescription contre les lois les plus saintes lorsque l’usage ordinaire en autorise les contraventions, elle ne pouvoit être justement condamnée.

Pour les remèdes dont elle ne s’est voulu servir qu’après être sanctifiés de la main du prêtre, je soutiens que c’est plutôt une preuve de sa piété que de ses crimes.

Dieu ayant fait le monde pour l’usage de l’homme, il fait bien de chercher en la nature ce qui peut soulager la sienne ; mais le chrétien ayant appris que ce qui est consacré par la bénédiction est plus souverain que ce qui est formé par la nature, fait encore mieux de rechercher sa guérison dans les œuvres de la grâce.

Où est la loi qui commande aux sains de bénir les alimens, et défende aux malades de consacrer les médicamens ? On arme de ce signe les vaisseaux pour les rendre plus propres à combattre les ennemis et les orages ; on bénit les eaux pour en ôter le venin ; on fait des processions dans les campagnes pour les rendre plus fertiles ; et il ne sera point permis de fortifier la vertu des remèdes par des cérémonies si saintes ! À la vérité, qui béniroit les animaux pour les purifier tomberoit en l’erreur des manichéens, qui les estimoient immondes comme procédant d’un mauvais principe ; mais les sanctifier pour les rendre meilleurs, cela demeure dans les maximes de la théologie, qui nous apprend que la grâce accomplit la nature.

Aussi ne fut-elle recherchée pour ces crimes imaginaires qu’en apparence, mais en effet pour n’avoir pas refusé les libéralités de sa maîtresse. Si elle eût été moins riche elle eût été plus à couvert en sa mauvaise fortune ; elle eût servi plus long-temps si elle eût servi une princesse moins libérale : ses biens lui attirèrent pour ennemis et pires parties, des personnes dont le pouvoir n’étoit pas moindre que l’avarice, qui, disposant absolument des volontés du Roi, mandèrent aux juges par le duc de Bellegarde, qui les visita tous les uns après les autres pour leur donner cette impression, qu’ils n’estimoient pas que la Reine pût posséder sûrement sa vie si elle n’en étoit privée, qui, contre le sentiment des plus gens de bien, pour une faute étrangère, une action de piété et la vertu de sa maîtresse, la firent condamner à la mort par arrêt.

Quand on lui prononça sa sentence, elle fut surprise et s’écria : Oime poveretta ! car, s’assurant sur son innocence, elle n’attendoit rien moins que la mort, et ne savoit pas encore que toute personne qui est en la mauvaise grâce de son prince est en ce point-là seul atteinte et convaincue de tous crimes dans le jugement des hommes. Elle se résolut néanmoins incontinent à la mort, avec une grande constance et résignation à la volonté de Dieu.

Dès qu’elle entra en la prison, son esprit, qui étoit déjà blessé auparavant de tant d’imaginations mélancoliques, que non-seulement personne ne pouvoit souffrir son humeur, mais elle étoit insupportable à elle-même, revint à soi si parfaitement qu’elle n’eut jamais le sens meilleur qu’elle l’eut alors, et le conserva jusqu’à la fin, tant elle ressentit parfaitement véritable cette parole de l’Écriture, que l’affliction est le plus salutaire remède de l’esprit. Mais à ce point, qui fut la catastrophe de toute sa mauvaise fortune, une grâce si particulière de Dieu lui fut donnée, que, surmontant l’impression naturelle de l’impatience qu’elle avoit eue toute sa vie, elle se montra d’un courage aussi constant et ferme comme si la mort lui eût été une récompense agréable, et que la vie lui eût tenu lieu d’un supplice cruel.

Sortant de sa prison, et voyant une grande multitude de peuple qui étoit amassé pour la voir passer : « Que de personnes, dit-elle, sont assemblées pour « voir passer une pauvre affligée ! » Et à quelque temps de là, voyant quelqu’un auquel elle avoit fait un mauvais office auprès de la Reine, elle lui en demanda pardon, tant la véritable et humble honte qu’elle avoit devant Dieu de l’avoir offensé, lui ôtoit parfaitement celle des hommes. Aussi y eut-il un si merveilleux effet de bénédiction de Dieu envers elle, que, par un subit changement, tous ceux qui assistèrent au triste spectacle de sa mort devinrent tout autres hommes, noyèrent leurs yeux de larmes de pitié de cette désolée, au lieu d’assouvir leurs cœurs de son supplice qu’ils avoient tant désiré ; et au lieu qu’ils étoient accourus pour la voir comme une lionne, qui après avoir fait beaucoup de carnage étoit prise dans les rets, et prête à subir la vengeance des maux qu’elle avoit faits, elle leur parut comme une brebis qu’on menoit à la boucherie, et l’eussent voulu racheter de leur propre sang. Madame de Nevers même, qui, pour son courage hautain et pour s’être vue, elle et son mari, poussés jusque sur le bord de leur ruine par elle, avoit le cœur le plus envenimé, ne se put tenir de fondre en larmes : de sorte qu’il est vrai de dire qu’elle fut autant regrettée à sa mort qu’elle avoit été enviée durant sa vie. La seule vérité m’oblige à faire cette remarque, et non aucun désir de favoriser cette femme aussi malheureuse qu’innocente, vu qu’il n’y a personne si odieuse qui, finissant ses jours en public avec résolution et modestie, ne change la haine en pitié, et ne tire des larmes de ceux mêmes qui auparavant eussent désiré voir répandre son sang.

La part que son mari et elle ont eue aux biens, aux grandeurs, au gouvernement de l’État, et aux bonnes grâces de la Reine, la montre pompeuse que la fortune a faite d’eux sur le théâtre de ce royaume, la passionnée et différente affection des peuples vers eux, et les divers jugemens qu’en a faits toute l’Europe, nous obligent, ce me semble, à dire quelque chose en bref de leur naissance, de leur fortune, de leurs mœurs, de leurs défauts, de leurs vertus, de leur vie et de leur mort ; répétant le moins qu’il se pourra les choses qui se trouveront dites d’eux au cours de cette histoire.

Le mari s’appeloit Conchino Conchini, étoit gentilhomme des meilleures maisons de Florence, comme en fait foi Scipio Aminirato, dans son livre des Maisons illustres. Son père avoit été gouverneur de don François de Médicis, père de la Reine mère, et seul ministre sous Côme, estimé pour le premier homme d’État d’Italie, au rapport de M. de Thou.

La jeunesse de Conchino fut agitée de plusieurs accidens, de prison, de bannissement, jusqu’à être réduit à être échanson du cardinal de Lorraine.

Peu de mois avant le mariage du Roi il retourna à Florence, où se trouvant peu de bien, troisième cadet d’une maison de dix mille ducats de rente, il fut aisé à persuader de venir avec la princesse Marie. Leonora Galigaï le regardoit déjà de bon œil, et l’aida de quelques deniers avant son partement, dont il acheta un cheval qu’ils appellent di rispeto, qui coûta deux mille ducats, duquel il fit présent au Roi.

Peu après son arrivée il épousa ladite Leonora, et en même temps eut crédit de mari de la favorite de Sa Majesté. Il fut premier maître d’hôtel de la Reine, et puis son premier écuyer. Après plusieurs fâcheuses rencontres, tant de l’aigreur de l’esprit de sa femme, qui ne se pouvoit rendre à parler au Roi avec le respect qu’elle devoit sur le sujet de ses amourettes, que de l’envie de don Joan, qui essaya de persuader au Roi qu’il seroit mieux en Italie que proche de la Reine, il gagna enfin crédit en l’esprit de Sa Majesté, tant parce qu’il étoit adroit aux exercices, aimoit le jeu, étoit d’humeur agréable, railleur et divertissant, que principalement pour ce qu’il le servoit à déguiser et à cacher ses amours à la Reine, et à divertir et à apaiser les orages de la jalousie, que le Roi ne pouvoit supporter.

Après la mort du Roi, sa fortune haussa et s’accrut avec l’emploi ; mais sa faveur commença à aller de soi-même, et vint à tel point, que, durant la dernière année de son pouvoir, sa femme y eut la moindre part.

Il étoit naturellement soupçonneux, comme Italien et Florentin, moins charlatan que le commun de sa nation ne porte, entreprenant, courageux, quoi que la médisance, qui attaque toujours ceux qui ont la première puissance, ait voulu dire : ceux qui virent tuer des gens auprès de lui, à l’entreprise du Catelet et au siége de Clermont, sont encore en vie, et témoins dignes de foi qu’il ne se peut pas faire meilleure mine en lieu périlleux.

Ses railleries ordinaires de traiter ceux de sa nation et ses domestiques de coglioni, donnèrent prise au monde, qui la recherche volontiers sur ceux qui tiennent son poste pour l’en faire traiter lui-même.

Il avoit pour principal but d’élever sa fortune aux plus hautes dignités où puisse venir un gentilhomme, pour second désir, la grandeur du Roi et de l’État, et en troisième lieu, l’abaissement des grands du royaume, et surtout de la maison de Lorraine ; car, encore que partie en fût attachée aux intérêts de sa maîtresse, il disoit néanmoins souvent à ses confidens que les princes du sang faisoient moins de mal par leur rebellion ouverte, que les autres dans leurs intrigues de cour.

Il avoit reconnu l’imbécillité d’esprit de sa femme deux ans avant sa mort, et n’ignoroit pas ce qu’on disoit de ses autres imperfections. Il avoit été sur le point de l’envoyer enfermer au château de Caen comme folle ; mais Montalto, le médecin qui gouvernoit la santé de l’un et de l’autre, détourna ce dessein, et fut plutôt d’avis qu’on tâchât de la ramener par douceur, en satisfaisant son avarice par petits, mais ordinaires présens et autres soins étudiés, que d’en venir à cette extrémité.

Il avoit passion d’épouser mademoiselle de Vendôme, qui en eut connoissance par personne confidente du maréchal, et reçut ses vœux avec témoignage de singulière approbation.

Les anciens ministres lui étant en extrême dégoût, le chancelier, M. de Villeroy, et le commandeur de Sillery par-dessus tous, le président Jeannin lui eût agréé détaché des autres, mais il n’en put venir à bout, et en reçut de rudes rebuffades. Il eut peu ou nulle satisfaction du garde des sceaux du Vair ; il l’accusa d’ignorance et d’ingratitude en parlant à sa barbe.

Je lui gagnai le cœur, et il fit quelque estime de moi dès la première fois qu’il m’aboucha. Il dit à quelques-uns de ses familiers qu’il avoit un jeune homme en main, capable de faire leçon à tutti barboni. L’estime dura toujours, mais sa bienveillance diminua entièrement, premièrement parce qu’il me trouva avec des contradictions qu’il n’attendoit pas, secondement parce qu’il remarquoit que la confiance de la Reine penchoit toute de mon côté, troisièmement par les mauvais offices de Russelay, qui n’omettoit aucun artifice pour m’abattre et Barbin.

Il reconnut la distinction du passé dans l’esprit de la Reine, par deux propositions qu’il fit faire par Russelay, qu’il croyoit qu’elle refuseroit toutes deux, mais au contraire les approuva. La première, qu’il fût ambassadeur à vie auprès de Sa Sainteté ; la seconde, qu’il fit faire pour éluder la première, qu’on lui procurât auprès du Pape l’investiture de Ferrare, moyennant grande somme de deniers délivrée aux neveux.

L’acceptation de ces deux partis l’aigrit tout-à-fait contre Sa Majesté, et lui fit projeter mon éloignement, et du garde des sceaux, Mangot et Barbin.

L’aigreur s’augmenta en ce même temps contre sa femme, qui, n’ayant plus le juif Montalto, mort quelque temps auparavant, pour modérer ses fantaisies, s’échappoit jusqu’aux injures, et leurs dernières visites eurent besoin de l’intervention de la Reine pour empêcher les dernières extrémités.

Ellevouloit s’en aller hors le royaume ; il n’en vouloit point partir, disant souvent qu’après avoir été ce qu’il étoit en France, il n’y avoit que la casa di domino meilleure, et où il pût vivre à son goût. Il ne fit quasi aucun bien à ses parens ni à ceux de sa nation, afin qu’on vît que tous ses sentimens naturels étoient étouffés par ceux qu’il avoit pour la France.

Le médecin juif avoit préoccupé son esprit, mais moins que celui de la Reine et de sa femme, qu’on les vouloit assassiner par la vue et empoisonner par des regards. Leur manie en vint à tel point, qu’ils ne regardoient que peu de gens, et vouloient encore être regardés de moins.

La passion du jeu étoit son seul divertissement les dernières années de sa vie, celle de l’amour n’y paroissoit point ; il étoit rompu par deux hernies, de telle façon que la vertu ne faisoit aucune partie de sa chasteté. Il étoit naturellement libéral, d’agréable conversation, recevant à manque d’affection en ses particuliers amis si le respect bornoit la familiarité ; ses domestiques ne le voyoient jamais que maître, et peut-être plus aigre qu’il ne convient pour en être aimé ; mais il a eu cette bonne fortune que ses gens l’ont toujours aimé avec grande fidélité.

Les vices de sa nation n’ont point paru en lui ; l’assassinat de Prouville fut plutôt toléré que permis[5], et puis ce ne seroit pas une question peu problématique de disputer qu’un sergent-major d’une place comme la citadelle d’Amiens, qui a intelligence avec les ennemis de celui qui l’a mis en charge, peut être justement traité du poignard.

Quant à la maréchale, elle s’appeloit Leonora Gay, et changea de surnom pour déguiser la bassesse de son extraction, laquelle étant obscure facilita ce changement sans qu’on s’en aperçût. Elle étoit fille d’un menuisier ; sa mère fut nourrice de la Reine, de laquelle partant elle fut sœur de lait, plus âgée qu’elle de quinze ou vingt mois, et nourrie dans le palais auprès d’elle. Avec l’âge crut leur amitié : la fidélité, le soin, l’assiduité de Leonora à servir sa jeune maîtresse n’avoit point de semblable ; la tendresse de la reconnoissance de la princesse vers sa servante en avoit encore moins ; aussi se rendit-elle si adroite et si savante en toutes les propretés et gentillesses dont la jeunesse des filles se pare et orne ses beautés, qu’il sembloit à sa maîtresse qu’elle étoit seule au monde, et qu’elle n’en pourroit jamais recouvrer une telle si elle la perdoit.

Ce besoin que sa maîtresse ressentoit plutôt qu’elle ne pensoit avoir d’elle, lui fit donner une telle part en sa confiance, qu’il n’y avoit point pour elle de secret dans son cœur. Le Grand-Duc n’étoit pas marri qu’une fille de sa condition, des volontés de laquelle il étoit toujours le maître, gouvernât sa nièce ; les réponses de laquelle aux princes qui la recherchoient étoient telles que lui insinuoit Leonora, et Leonora ne manquoit pas à les lui donner telles que le Grand-Duc vouloit, qui, par ce moyen, sans paroître s’en mêler, gouvernoit l’esprit de sa nièce, et en faisoit ce qu’il vouloit. Enfin, après l’avoir beaucoup de temps gardée comme un trésor qu’il faisoit espérer à tous et ne laissoit néanmoins enlever de personne, comme il la vit avoir atteint l’âge de vingt-sept ans accomplis, et ne la pouvoir plus long-temps retenir sans la faire beaucoup déchoir d’estime, et s’offrant l’occasion la plus avantageuse que la bonne fortune lui pût offrir de la colloquer utilement pour lui, glorieusement pour sa maison, heureusement pour elle, il l’accorda à la recherche qu’en fit Henri IV après avoir donné par ses victoires une paix assurée à son État. Leonora a part à cette grande aventure de sa maîtresse, puisque si elle est élevée à la haute majesté de reine de France, celle-ci l’est à la dignité de reine de son cœur : pauvre papillon, qui ne savoit pas que le feu qui la consumeroit étoit inséparablement uni à l’éclat de cette vive lumière, qu’elle suivoit transportée d’aise et de contentement.

Arrivée qu’elle est en France, elle est incontinent reconnue pour la favorite de la Reine, qui, sans beaucoup de difficulté, la fait agréer au Roi. L’inclination qui déjà dès Florence étoit née en son cœur en faveur de Conchino, joint à ce que, naturellement défiante et se reconnoissant mal partagée de beauté, elle eut crainte de n’être pas si bien traitée d’un Français, la portèrent à épouser Conchino, qui fut fait premier maître d’hôtel de la Reine, dont elle étoit dame d’atour.

Dans les mécontentemens que la Reine reçut par les diverses amours du Roi, elle demeura si inséparablement unie aux intérêts de sa maîtresse, que jamais ni le Roi ni son mari ne la purent gagner pour les lui pouvoir faire dissimuler, ou l’empêcher d’en parler avec l’aigreur que méritoit le ressentiment de l’offense qu’elle prétendoit être faite à la Reine ; d’où elle se vit plusieurs fois en danger d’être renvoyée en Italie, elle et son mari. Cela ne lui nuisoit pas auprès de sa maîtresse, qui, à la mort du feu Roi, étant devenue dame absolue de ce grand royaume sous le titre de régente, lui fit telle part de sa puissance, et pour l’amour d’elle à son mari, qu’ils se virent élevés au plus haut point de grandeur où jamais étrangers le furent en cet État.

Elle se gouvernoit avec cette modestie en sa faveur, qu’elle ne se soucioit pas que l’on crût que le principe en fût en son mari ou en elle, bien qu’elle en fût l’ame et le lien, tant pour ce que c’étoit elle que la Reine aimoit, que pour ce que le feu de l’ambition de son mari le faisoit aller si vite et avec si peu de précaution en sa conduite envers la Reine, qu’il manquoit de l’adresse nécessaire pour en obtenir quelque chose, où elle au contraire, par la sienne, venoit à bout de ce que la Reine par son inclination ne vouloit pas ; ne lui parlant jamais d’une affaire qu’elle n’y eût premièrement fait disposer son esprit par plusieurs choses qu’elle lui faisoit dire de loin par les uns et les autres, et après tous ces préparatifs seulement lui en parloit, et d’abondant encore avoit toujours quelqu’un des ministres de son côté, et souvent pour les ruiner les uns par les autres.

Dès le commencement, mais plutôt par la bassesse de son esprit qui suivoit celle de sa naissance, que par modération de vertu, elle témoigna avoir plus de désir de richesses que d’honneurs, et résista quelque temps aux appétits immodérés de la vanité de son mari, tant pour la susdite raison que pour ce qu’elle craignoit qu’il s’emportât d’orgueil envers elle-même et la méprisât.

Mais la magnificence de la Reine, qui vouloit que la grandeur de ses créatures fût proportionnée à la puissance et à la libéralité de celle qui les élevoit de la poussière, ou leur mauvaise fortune, qui, pour les tromper plus facilement, jonchoit de roses le chemin qui conduisoit à leur ruine, firent qu’enfin les désirs de l’un et de l’autre furent assouvis, les principales richesses, dignités et charges de cet État étant accumulées en eux.

Si leurs prospérités furent extraordinaires, leurs traverses ne le furent pas moins : les grands, les princes, les ministres, les peuples, les avoient pour but d’envie ou de haine. Le courage manqua premièrement à Leonora[6], elle pensa à faire retraite en Italie ; son mari ne le voulut pas sitôt, et ne se rendit à ce désir qu’à l’extrémité, quand il se vit abandonné de M. le prince ; mais il le quitta quand il le vit arrêté, ce que sa femme ne fit pas, qui continua en ce dessein et y disposa ses affaires.

Toutes ces traverses, et domestiques avec son mari, dont les désirs étoient si contraires aux siens, et publiques, donnèrent une telle atteinte à son corps qu’il en perdit toute santé, et à son esprit qu’il s’en troubla en quelque façon : de sorte qu’elle se mit en imagination que tous ceux qui la regardoient l’avoient ensorcelée ; dont elle devint si chagrine, que non-seulement elle se tiroit de la conversation de tout le monde, mais même elle ne voyoit quasi plus sa bonne maîtresse ; et quand elle la voyoit ce n’étoit que paroles d’injures, l’appelant despietata, ingrata, et quand elle parloit d’elle, l’épithète ordinaire qu’elle lui donnoit étoit celle de balourde.

L’opinion qu’elle eut que son mari eût voulu être défait d’elle, et pensoit déjà à une nouvelle épouse, jetant les yeux sur mademoiselle de Vendôme, n’apportoit pas peu de coup à tous les troubles de son esprit. Il dissimuloit néanmoins du commencement avec elle le mieux qu’il lui étoit possible, ne la voyant que les soirs seulement, faisant ses visites de peu de durée, lui apportant toujours quelque petit présent, et permettant même, à ce que l’on disoit, qu’un seigneur Andrea, napolitain, qui étoit à lui, demeurât avec elle pour la réjouir de la musique de sa voix et de ses instrumens. Mais enfin il cessa de la voir plus, que fort rarement, lorsque tant de fâcheuses humeurs de sa femme lui donnèrent lieu de prendre crédit de soi-même en l’esprit de la Reine ; dont elle pensa désespérer, et vint à tel point de fureur vers lui et lui vers elle, qu’ils ne se parloient plus qu’avec des imprécations mutuelles : pronostics secrets du malheur prochain qui leur devoit arriver.

Heureux l’un et l’autre s’ils eussent vécu en l’amour et en la confiance qu’ils se devoient, et que ou le mari eût, par une déférence bienséante, déféré aux conseils de sa femme lorsqu’elle lui faisoit dire qu’il levoit trop de voiles pour un si petit vaisseau, et se fût résolu de descendre de ce haut ciel de faveur où il étoit élevé en une sphère plus basse, et y fournir la carrière de sa fortune en restreignant sa course en des cercles de moindre grandeur, ou qu’elle, de sa part, interprétant avec simplicité les désirs de son mari, et n’y prévoyant pas à l’avenir de mauvais desseins contre elle, eût consenti que sa nièce eût épousé Luynes, attachant par cette ancre sacrée sa fortune flottante dans le port de salut.

Mais Dieu, qui vit qu’au lieu du service de leur maîtresse leur seul intérêt les conduisoit en toutes choses, voulut que ce même intérêt d’un chacun d’eux en particulier fût enfin cause de la perte du bien commun et de la vie de tous les deux.

On croyoit que la persécution devoit finir avec la vie de cette pauvre misérable ; mais, comme il est malaisé de modérer une puissance injustement acquise, elle n’est pas sitôt morte qu’elle passe de la servante à la maîtresse.

La nouvelle de sa mort donna une grande affliction à la Reine qui étoit à Blois, et du mal qu’on faisoit à la favorite on jugeoit bien qu’on ne faisoit pas passer dans l’esprit du Roi la maîtresse pour exempte de manquement.

Tous les autres serviteurs qui lui restoient à la cour, ou pour mieux dire ceux qui avoient fait profession de l’être, et qui ne parloient pas maintenant contre elle assez impudemment, recevoient tous, chacun à leur condition, peu favorable traitement. De sorte que s’il y avoit autrefois presse à mendier ses bienfaits, il y en avoit maintenant davantage à dénier qu’on en eût reçu ; et si quelqu’un, touché de compassion du changement qu’on voyoit en elle, lâchoit quelque parole à son avantage, le bruit n’en venoit pas sitôt aux oreilles de ceux qui la craignoient, qu’ils imputoient tels sentimens à crime, et l’accusoient de ne pas approuver les actions du Roi, donnant ainsi à entendre qu’elle gagnoit par faction et cabale secrètes les langues et les cœurs des personnes qui se portoient à la plaindre par raison.

Au sortir de Paris je l’accompagnai, recevant plus de consolation en la part que je prenois en son affliction, que je n’en eusse pu recevoir en la communication que ses ennemis me voulurent faire de leurs biens. J’en voulus avoir une permission expresse du Roi par écrit, de peur qu’ils ne me rendissent puis après coupable de l’avoir suivie, et soutinssent que je l’avois fait de mon mouvement. Je savois bien l’épineuse charge que ce m’étoit de demeurer auprès de la Reine, mais j’espérois me conduire avec tant de candeur et de sincérité que je dissiperois toutes les ténèbres de la malice conjurée contre moi ; et pour m’aider à y parvenir, je conseillai incontinent à la Reine d’envoyer querir le père Suffren, personnage de grande piété et de simplicité, éloigné de menées et d’artifices, et qui n’en laisseroit pas prendre la pensée seulement à la Reine jusqu’à l’extrême nécessité. Le bon père néanmoins ne vint pas trop tôt, comme il avoit été mandé, mais seulement quelques mois après.

Je ne manquai point aussi, dès que nous fûmes arrivés à Blois, en donnant avis au sieur de Luynes, de lui mander que je prévoyois assurément qu’il auroit tout contentement d’elle, et que ses actions n’avoient autre but que le bien des affaires de Sa Majesté ; que la mémoire des choses passées n’a plus de lieu en son esprit, et que je n’eusse pas cru que si peu de temps l’eût entièrement guérie comme elle étoit. Puis, de temps en temps, je lui rendois un compte exact des actions de la Reine, afin qu’il ne lui pût rester aucun doute qui le fît entrer en soupçon.

La Reine m’ayant fait chef de son conseil, je ne voulus pas accepter cette charge sans l’en avertir et en avoir permission du Roi, assurant Sa Majesté, et le sieur de Luynes particulièrement, que toutes mes actions feroient connoître que l’envie et la rage de tous ceux qui me traversoient ne peuvent en rien altérer un homme de bien comme j’étois ; que si Dieu m’a donné quelque esprit, il ne doit pas m’être imputé à crime en usant bien, comme les bons et les méchans seront contraints par mes actions de le reconnoître.

J’appelai M. de La Curée à témoin si je ne lui avois pas dit qu’ayant à honneur de servir la Reine, je n’accepterois aucune charge que le Roi ne l’agréât, ce que le sieur de Luynes voyoit maintenant par effet ; que, s’il considéroit mon procédé par lui-même et non dans les artifices des personnes mal affectionnées, il ne me condamneroit pas ; que les actions de la Reine étoient toutes si saintes, que s’il arrivoit quelque mauvais événement en sa conduite, il le faudroit attribuer, non à elle, mais à ceux à qui elle a quelque créance ; que j’étois sûr que le Roi auroit contentement de ses actions et de ceux qui sont auprès d’elle ; que, pour mon particulier, je ne désirois autre chose, sinon qu’on ne prît pas l’ombre pour le corps, et qu’ouvrant les yeux pour voir clairement quelles sont les actions de Sa Majesté et de ceux qui en servant le Roi la servent, on ferme l’oreille à tous mauvais rapports.

Mais toutes ces précautions ne purent empêcher les effets de leur mauvaise volonté contre moi, d’autant que le défaut de sincérité n’étoit pas ce qu’ils craignoient en moi : ce qui les travailloit étoit leur propre crime, et ce qu’ils craignoient étoit le peu d’esprit que Dieu m’avoit donné. Je recevois par toutes leurs lettres des nouvelles des avis qu’on donnoit, disoient-ils, au Roi contre moi ; ils me mandoient qu’à toute heure ils avoient les oreilles battues de ne se pouvoir pas assurer en moi, d’autant que j’étois du tout porté à cabaler ; que le sieur de Luynes essayoit de faire voir la fausseté de ces beaux avis, et faire fermer la bouche aux inventeurs et porteurs de ces bruits, mais qu’il n’en pouvoit venir à bout ; une autre fois, qu’on avoit avis des brouilleries et menées de plusieurs, sous le nom et en faveur de la Reine, dont le Roi et Luynes ne croyoient rien, mais qu’il falloit que j’y veillasse, de peur que si cela étoit il en arrivât du malheur. Bref, toutes leurs lettres ne chantoient autre chose.

Je leur mandois que je m’obligeois au Roi, sur ma tête, d’empêcher toutes cabales, menées et monopoles, ou, si je ne pouvois, que je m’engageois non-seulement de lui en donner avis, mais du temps pour y apporter remède ; que tout ce que je désirois d’eux étoit qu’ils prissent une entière confiance en moi, comme je l’avois auprès de la Reine, afin que mes ennemis ne me pussent faire aucun mauvais office ; que j’étois sûr qu’il ne se faisoit ni ne se feroit rien contre le Roi ; que je rendrois ma vie caution de mes paroles ; que je ne pouvois empêcher les calomnies, mais que mes actions confirmeroient le sieur de Luynes au bon jugement qu’il fait de moi, et feroient honte à ceux qui, contre leur conscience, tiennent des langages à mon préjudice ; que j’étois combattu de toutes parts, mais qu’armé de mon innocence je supportois tout avec patience ; que j’étois bien empêché, ayant à me défendre en divers lieux, présent et absent, de diverses personnes puissantes ; qu’il fâche véritablement à un homme de bien, qui n’a autre but devant les yeux que le service de son prince, de voir qu’on veuille mettre tous les jours son honneur en compromis ; mais ce qui me consoloit, étoit que je savois l’opinion que Sa Majesté et le sieur de Luynes ont de moi, et que j’étois sûr que la fin couronneroit l’œuvre ; que la créance qu’il avoit plu à la Reine prendre en moi m’avoit donnédes envieux et des ennemis ; que les intentions qu’on savoit que j’avois toutes portées au service du Roi m’en donnent d’autres, y ayant force gens qui voudroient avoir l’honneur que j’avois par la confiance de la Reine, pour en user autrement que je ne ferai jamais, quoiqu’il leur fût impossible, l’esprit de Sa Majesté étant tellement retenu dans les bornes du contentement et du service du Roi, que nul ne sauroit le porter à en sortir.

La maréchale. . . . . envoya à la Reine le capitaine Benche, qui avoit été autrefois à son mari ; mais la crainte que l’on eut de déplaire à ces messieurs fit que Sa Majesté ne fit point de réponse. Depuis, le duc de Montéléon désira que l’ambassadeur de l’Empereur, qui avoit vu le Roi, vît la Reine à Blois, et en écrivit sur ce sujet : la Reine, pour s’en exempter, fit la malade, et ne le vit point.

Toutes ces choses ne les contentoient point encore ; à quelque prix que ce fût, ils ne me vouloient point voir auprès de cette princesse : ils eussent bien désiré m’éloigner d’auprès d’elle ; mais leur timidité et leur inexpérience qui leur faisoient tout craindre, les empêchoient d’oser prendre résolution de me faire commander par Sa Majesté de m’en retirer. Leur ruse suppléa à leur défaut de hardiesse ; ils firent que quelqu’un donna avis à mon frère qu’on me dépêcheroit bientôt un courrier pour ce sujet. Incontinent il me le manda ; je le crus, et jugeant qu’il m’étoit mieux séant de les prévenir, je demandai congé à la Reine de m’en aller pour quelque temps à Coursay, qui est un prieuré que j’ai auprès de Mirebeau, où dès que je fus arrivé, ils prirent occasion de m’envoyer une lettre du Roi du 15 juin, par laquelle Sa Majesté me témoignoit être bien aise de la résolution que j’avois prise de m’en aller à mon évêché, et que j’y demeurasse, ou en mes bénéfices, jusqu’à ce que j’eusse autre commandement d’elle.

Je fis réponse que, n’ayant jamais eu ni ne pouvant avoir autre intention que de servir Sa Majesté et d’obéir à ses commandemens, je n’avois rien à répondre à la lettre que Sa Majesté m’avoit fait l’honneur de m’écrire, sinon que j’observerois religieusement ce qui étoit de ses volontés ; qu’en quelque part que je fusse Sa Majesté recevroit des preuves de mon affection et fidélité, n’ayant jamais eu et ne pouvant avoir autre but que son service ; que je savois bien que quelques-uns tâchoient de lui persuader le contraire, mais que Sa Majesté daignant considérer mes actions, ils ne viendroient pas à bout de leur dessein ; que je croyois qu’en me gouvernant de la façon que j’avois fait, non-seulement je demeurerois exempt de blâme en la bouche de tout le monde, mais aussi que mes actions seroient approuvées de ceux qui me voudroient le moins de bien ; que n’ayant pas eu ce bonheur je tâcherois de l’acquérir, continuant à si bien faire que ceux qui me rendroient de mauvais offices se fermeroient la bouche d’eux-mêmes ; suppliant Dieu de ne me faire point de miséricorde, si j’avois jamais eu aucune pratique ni pensée contraire à son service.

Dès que la Reine le sut, elle dépécha au Roi l’évêque de Béziers, et lui manda qu’elle ne pouvoit supporter ce dessein qu’elle voyoit qu’on avoit pris de m’éloigner d’auprès d’elle pour lui faire déplaisir, et au préjudice de la permission qui lui avoit été donnée de me retenir : ce dont elle étoit d’autant plus étonnée, qu’elle savoit très-certainement que depuis ce temps-là je ne pouvois lui en avoir donné aucun sujet ; que soupçonnant ceux qui sont auprès d’elle, c’est vouloir croire qu’il soit possible de lui mettre en l’esprit quelque chose contre le devoir d’une mère envers son fils ; que s’il désire faire paroître qu’il n’ajoute point de foi à ces calomnies, elle supplie Sa Majesté de ne lui pas dénier la continuation de la faveur qui lui est faite de me retenir près d’elle ; que c’est une des plus grandes obligations qu’elle lui puisse avoir : car aussi il l’assura que lui ayant une fois accordé quelque chose, ses ennemis n’auroient pas le pouvoir de lui faire des affronts qu’elle aimeroit mieux mourir qu’endurer, et son esprit pourra être en repos : ce qu’elle désire avec telle passion, qu’après le bien de son service elle ne souhaite autre chose en ce monde.

Elle mande quant et quant au sieur de Luynes que cette action lui fait croire qu’on ne se méfie pas de moi, mais d’elle ; que c’est faire tort à son intégrité que de s’imaginer qu’elle veuille se servir de moi pour brouiller, vu que, quand elle et moi aurions ce dessein, mon absence y seroit plus propre que ma présence ; que voulant mettre ordre en ses affaires particulières, elle désire se servir de moi, me connoissant capable de ce faire, et ne voyant rien en moi qui puisse donner de l’ombrage qu’à ceux qui, poussés d’une grande animosité, se veulent forger en l’esprit ces imaginations, quoique en conscience ils reconnoissent le contraire ; quand il seroit vrai que j’aurois de mauvais desseins étant auprès d’elle, sa personne répondroit de mes actions, étant entre les mains du Roi quand il voudroit ; que c’est faire tort à une personne de juger de ses intentions à l’avenir, et de l’en punir avant la faute ; qu’il ne doit pas préférer l’animosité de quelques particuliers à son contentement, autrement elle auroit occasion de croire qu’elle ne pourroit rien espérer que ce que la pure rigueur de la justice lui donneroit ; que ce lui est un préjugé que tous les jours, sous de faux donnés à entendre, on lui donnera de semblables mécontentemens, ce qui la feroit enfin résoudre de supplier le Roi de lui permettre de sortir hors du royaume, pour ne donner sujet de croire qu’elle fît des cabales, comme on la vouloit calomnier ; que, puisque le Roi lui fait l’honneur de le croire, il est obligé, en conscience, de lui remontrer qu’il ne doit point craindre de déplaire à quelques particuliers pour donner du contentement à sa mère, qui consiste au repos et tranquillité d’esprit qu’elle désire par-dessus toutes les choses du monde, et ne le peut avoir pendant que le Roi continuera de changer si soudainement ce qu’il lui a une fois accordé ; et qu’enfin, s’il ne peut quitter le doute qu’il a que je voulusse brouiller, elle lui répondoit de moi-même, et que la réponse d’une reine étoit suffisante pour un criminel, et que cependant, puisqu’elle ne m’avoit point renvoyé en ma maison, comme elle voyoit qu’on en vouloit prendre le prétexte, mais m’avoit seulement donné congé pour huit jours, elle m’avoit déjà mandé de la revenir trouver, et que le lendemain je serois auprès d’elle.

Ces lettres si affectionnées et si pleines de raisons ne servirent à autre chose qu’à faire qu’elle ne reçut pas un refus déterminé de ce qu’elle demandoit, mais seulement un délai, Luynes lui mandant qu’on avoit tant dit de choses au Roi contre moi, qu’il ne pouvoit pas sitôt lui faire agréer mon retour ; que tous les diables étoient déchaînés, ce n’étoit que médisances atroces, chacun parloit contre moi ; qu’il n’en croyoit rien, mais néanmoins que cela faisoit impression en l’esprit de plusieurs, et qu’il falloit lui donner loisir de prendre son temps.

Il me payoit de semblable monnoie en réponse des lettres que je lui écrivois, s’avouoit mon obligé, promettoit de m’assister, se plaignoit des ennemis que j’avois qui me faisoient tout ce mal, disoit être marri de ne pouvoir pas sitôt dissiper ces nuages, promettoit de le faire et de m’envoyer la permission du Roi de retourner. Autant m’en écrivoient Déageant et ceux de sa cabale, et que, dès qu’ils verroient le temps à propos, il enverroit vers la Reine l’avertir de me demander au Roi ; mais surtout qu’il ne falloit pas témoigner dans sa maison qu’elle désirât ardemment me faire retourner, car on feroit contre moi comme on avoit fait jusqu’alors.

La Reine, d’autre côté, me pressoit de la retourner trouver, d’autant que le sujet sur lequel étoit fondée la lettre du Roi étoit faux ; mais je ne le voulus pas faire, parce que je savois que cela eût été préjudiciable à son service, et voulus montrer l’exemple d’une obéissance parfaite, pour leur faire juger par elle la sincérité de mes actions précédentes.

Les six mois restans de l’année, je les passai en perpétuelles attaques de calomnies et fausses suppositions contre moi, tant qu’enfin ils restreignirent mon exil dans mon évêché.

J’espérois, en cette rencontre, recevoir de l’assistance du maréchal de Vitry, que j’avois obligé fraîchement quinze jours avant la mort du maréchal d’Ancre, et il me l’avoit promis. Mais il arriva que le sieur de Luynes ayant eu volonté d’avoir la capitainerie de la Bastille, qui étoit à la Reine, mais que Vitry désiroit, comme y ayant déjà un pied par la lieutenance qu’il y avoit, je crus qu’il étoit pour le service de la Reine que, cédant au temps, elle donnât contentement à Luynes. Vitry eut tant de ressentiment contre moi de ce qu’il sut que j’y avois contribué quelque chose, que non-seulement par après il ne fut plus mon ami, mais, comme si je lui avois fait une grande offense, il s’intéressa dans tous les moyens qui s’offrirent d’avancer ma ruine.

Tandis que j’étois à Coursay, il arriva que le père Arnoux ayant fait un sermon devant le Roi contre la confession de foi des huguenots, les quatre ministres de Charenton firent un écrit qu’ils adressèrent au Roi, par lequel, sous ombre de se défendre de ce que le père Arnoux avoit dit contre leur hérésie, ils parloient au Roi avec des paroles bien éloignées de ce qu’un prince catholique peut souffrir de ses sujets, et disoient beaucoup d’injures et faussetés contre l’Église de Dieu. La justice séculière en prit quelque connoissance, et le Roi, par arrêt de son conseil du 5 d’août, supprima cet écrit, et fit défense aux ministres de lui en adresser jamais aucun à l’avenir sans sa permission.

Mais, parce que je ne voyois pas que de la part de l’Église il fût apporté aucun remède au mal qui se glissoit dans les ames par la lecture de ce livre pernicieux, dont les huguenots faisoient leur coryphée, se vantant que les catholiques ne s’en pouvoient défendre, j’employai le loisir de ma solitude à y répondre, et le long temps qu’il y avoit que j’étois diverti de l’exercice de ma profession m’y fit travailler avec tant d’ardeur, que dans six semaines j’achevai cet ouvrage[7], dont, pour ne rien dire de moi-même, je laisse le jugement à ceux entre les mains desquels il est parvenu.

Plus cette action me donna de réputation, plus elle me chargea d’envie ; et, bien qu’il fût aisé à connoître par-là qu’aucuns desseins de la Reine n’occupoient point mon esprit, mes ennemis ne laissèrent pas néanmoins de le craindre, et ne me firent pas donner permission de la retourner trouver.

Ce qui étoit plus déplorable en la misère de la Reine, c’est que la plupart de ceux dont elle devoit recevoir plus d’assistance pour les grands biens, charges, dignités et honneurs qu’elle leur avoit départis pendant sa puissance, étoient ceux qui se portoient plus hardiment contre elle, de peur qu’on ne les privât de ce qu’ils tenoient de sa bonté : chose ordinaire aux ames basses, mais du tout indigne de bon courage.

On la prive de la jouissance d’une partie de son bien ; s’il vaque quelque bénéfice, il ne lui est pas permis d’en gratifier un de ses serviteurs ; si quelque capitainerie qui dépend de ses domaines est à donner, celui qu’elle aime le moins en est pourvu par les personnes qui la haïssent pour l’avoir offensée.

On fit davantage : on lui envoie le sieur de Roissy en ma place, introduisant près d’elle des personnes dont on se veut servir à sa ruine en la place de ses principaux ministres qu’on avoit chassés. Elle ne le veut souffrir, on l’établit contre son gré proche d’elle, pour épier toutes ses actions.

Nul n’entre chez elle qu’il n’en veuille avoir connoissance ; nul ne lui parle qu’il ne s’enquière du sujet ; si elle a quelque domestique qu’elle affectionne peu, c’est celui qui a part en leur faveur ; ceux qu’on estime les plus capables de faire faux bond à leur conscience pour servir aux passions injustes sont ceux qu’on trouve les meilleurs. On ne veut près d’elle que des personnes qui en aient le cœur éloigné ; ceux qui retiennent dans leur éloignement l’affection que par naissance et par obligation ils doivent avoir à son service, sont criminels, en quelque lieu qu’ils soient. Le désir que beaucoup ont de profiter par quelque voie que ce puisse être, porte diverses personnes à donner des avis contre elle ; on reçoit tout, on fomente tout ; on en invente non-seulement pour la décrier, mais même pour la rendre criminelle ; on trouve mauvais que ses domestiques, obligés à sa bonté, satisfassent à ce à quoi leur honneur et leur conscience les obligent ; s’enquérir de ses nouvelles, ne point quitter une si bonne et grande princesse d’affection comme de lieu, est un crime qui ne mérite pas de pardon ; si un de ses serviteurs se vouloit défaire de quelque charge qu’il eût auprès de sa personne, ils ne le vouloient pas souffrir, si ce n’étoit entre les mains de quelqu’un qui fût à eux.

Le baron de Thémines eut volonté de se défaire de la charge de capitaine de ses gardes ; le baron du Tour, homme de cœur et de fidélité, étoit d’accord avec lui de la récompense : ils n’osèrent pas lui dire ouvertement qu’ils ne le vouloient pas, mais ils l’arrêtèrent sur l’incident d’une pension de deux mille écus qui étoit attachée à ladite charge, laquelle ils ne lui voulurent jamais accorder, et lui firent dire nettement par le président Jeannin, qui le pria de le venir trouver sur ce sujet, qu’il étoit trop serviteur de la Reine-mère : ledit baron lui répondit courageusement qu’il l’étoit et le seroit jusques à la mort, bien qu’il sût que l’être étoit être coupable de tous les crimes qu’on eût su s’imaginer.

On ôte Monsieur d’entre les mains de M. de Brèves, non pour autre considération que pour ce qu’il témoignoit affectionner la Reine, qui lui avoit conservé l’éducation de Monsieur, que le feu Roi lui avoit destinée. Le sieur du Vair, témoignant la volonté du Roi à M. de Brèves sur ce sujet, lui dit qu’on lui ôte ce dépôt de la personne de Monsieur, non pour aucun desservice qu’il eût rendu, le Roi étant très-content de ses actions, mais pour des raisons qu’il n’est pas obligé de dire.

Il est vrai que les rois ne sont pas toujours obligés de dire les causes des résolutions qu’ils prennent ; mais en ce temps on se servoit grandement de ce privilége, d’autant qu’ils avoient eu de mauvaises raisons de ce qui se faisoit, ou qu’ils n’en avoient point du tout.

La Reine apprend ce changement ; elle juge incontinent que sa considération faisoit éloigner de son fils celui que la prévoyance du feu Roi y avoit mis ; ellu en appréhende les conséquences, et en parle néanmoins avec tant de modération, que la réponse qu’elle fit au sieur de Brèves, qui lui en avoit donné l’avis pour s’acquitter de son devoir, ne tendoit qu’à lui faire connoître que le Roi l’avoit voulu soulager en son âge caduc de la peine et de la sujétion qui est nécessaire auprès d’un prince de cet âge. Mais ce n’est pas assez qu’elle approuve les actions des autres, on lui veut faire confesser qu’elle s’est mal gouvernée en l’administration des affaires de l’État, qu’elle a gâté ce qu’elle a conservé.

Divers ambassadeurs vont vers elle pour la persuader d’écrire au Roi des lettres de cette teneur. Modène est choisi pour y employer son éloquence ; il va trouver Barbin avant que de partir, et lui dit premièrement que Luynes a volonté de se réconcilier avec la Reine ; et, pour commencer à lui en donner quelque témoignage, le veut envoyer de la part du Roi vers elle pour la visiter, mais qu’il n’ose entreprendre ce voyage, pour ce que depuis peu la Reine avoit dit qu’il y avoit quatre personnes auxquelles elle ne pardonneroit jamais : Luynes, Vitry, Ornano et lui.

Barbin, croyant qu’il lui dit vérité, l’encouragea à faire ce voyage, lui représentant la facilité que la Reine avoit à pardonner par l’inclination bénigne de son naturel, et l’obligation que le sieur de Luynes avoit, pour son propre bien, de l’en rechercher, attendu la piété du Roi, qui nécessairement le ferait enfin ennuyer du mauvais traitement que recevoit sa mère, et qu’il devoit craindre un changement de l’état présent de la Reine, ce qui pouvoit arriver par plusieurs accidens auxquels les affaires du monde sont sujettes ; que si cela arrivoit dans le mauvais traitement qu’elle recevoit, il n’y avoit lieu de la terre où il pût être assuré ; car, quand bien lors la Reine ne seroit pas sensible aux injures qu’elle avoit reçues, on la forceroit d’en avoir du ressentiment ; ou au contraire, si ce changement arrivoit après la réconciliation, quand bien elle auroit mauvaise volonté contre eux, elle ne leur oseroit malfaire, de peur de se perdre de réputation devant tout le monde.

Modène fit semblant de goûter ses raisons. À quelques jours de là il lui dit qu’il est résolu de partir, et lui demanda une lettre de recommandation à la Reine, laquelle il lui donna. La Reine le reçut avec toute sorte de bonne chère, et de visage et de présence, et lui en récompense lui débaucha autant qu’il put de ses serviteurs, et fit de la plupart d’eux autant de pensionnaires de Luynes et d’espions de la Reine, à laquelle, quoiqu’il déployât toutes les voiles de son bien dire, il ne put persuader de faire chose indigne de son courage, ni d’avouer avoir failli en ce qu’elle avoit bien servi le Roi, estimant trompeuse une réconciliation le commencement de laquelle tendoit à la rendre coupable contre la vérité.

Au retour de cet ambassadeur, quelque petit rayon d’espérance de liberté parut à M. le prince, lequel ils transférèrent, le 15 de septembre, de la Bastille au bois de Vincennes, dont il estimoit l’air meilleur et la demeure moins resserrée, et ressentant son élargissement de prison ; mais son désir le trompoit, car ils n’avoient nulle pensée qui tendît à sa liberté ; au contraire, ils estimoient n’avoir assurance qu’en la détention de la Reine et de lui, et croyoient qu’en les tenant tous deux en leur puissance, ils ne pourroient recevoir aucune secousse en l’assiette de leur fortune.

Modène dit un jour à Barbin, en la Bastille, que M. le prince lui avoit dit que la Reine l’avoit voulu délivrer peu après son arrêt, mais avec des conditions si honteuses qu’il ne les avoit pas voulu recevoir. Barbin lui ayant lors soutenu le contraire, et dit la réponse généreuse que la Reine lui fit, et que nous avons dit ci-devant, et qu’encore qu’il pût maintenant rejeter la prise de sa personne sur le maréchal d’Ancre qui étoit mort, il ne le vouloit pas faire, sachant qu’en cela il lui avoit été rendu un service signalé, Modène lui dit franchement qu’entre les choses qu’on approuvoit du gouvernement de la Reine celle-là étoit la principale, et qu’on n’avoit nul dessein de le laisser aller. Le sujet pour lequel on le changeoit maintenant de demeure étoit, au contraire de la pensée du prince, pour le garder avec plus de sûreté, car ce ne fut que pour réparer la faute qu’ils avoient faite au commencement, quand, cheminant avec grande timidité et comme n’étant pas encore leur autorité affermie, ils en donnèrent la garde à Persen, au lieu de l’avoir eux-mêmes.

Ils laissèrent bien encore lors l’apparence de la garde de sa personne au baron de Persen, lequel ils logèrent dans le donjon du bois de Vincennes, mais en effet ils l’avoient eux-mêmes par le régiment du sieur de Cadenet, qui y fut mis pour le garder.

Madame la princesse, qui, avec la permission du Roi, s’étoit, dès le commencement de juin, enfermée avec lui, l’accompagna aussi audit lieu, où elle espéroit faire ses couches avec plus de facilité ; mais sa mauvaise fortnne ajouta encore au déplaisir qu’elle avoit de l’état où il se trouvoit, celui de se voir accoucher avant terme.

En même tomps que les uns étoient mis en de nouvelles prisons, les autres étoient élevés à contentement aux dignités et grandeurs nouvelles ; car, en ce même mois, le sieur de Luynes se maria avec la fille du duc de Montbazon[8], et fut pourvu de la lieutenance générale au gouvernement de Normandie qu’avoit le maréchal d’Ancre, et eut le don de tous ses immeubles, la réunion desquels au domaine du Roi ne servit que de passage pour les faire tomber entre ses mains. Tout résonnoit d’éloges à sa gloire ; mais comme il n’y avoit rien en lui à dire pour fonder ces louanges, il se remarqua que tout ce qu’on put avancer en sa faveur fut de le comparer au roi juif Agrippa, qui fut favori de l’empereur Caligula, qui succéda à Tibère ; ne considérant pas qu’il avoit eu une si malheureuse fin pour sa vanité, que Dieu punit exemplairement, qu’ils faisoient quasi un pronostic de la courte durée de sa fortune.

Cependant Barbin, qui étoit à la Bastille, resserré dans sa chambre, sous ombre que si on lui donnoit plus grande liberté M. le prince demanderoit le semblable, demanda lors celle de se pouvoir promener. On la lui accorda, et permit-on encore à son valet de chambre de le venir voir toutes fois et quantes il voudroit. Persen, et Bournonville qui commandoit en son absence, le traitant avec toute douceur, espérant par ce moyen diminuer quelque chose de l’aigreur de la Reine, qu’ils croyoient enflammée contre eux de colère pour l’offense qu’elle en avoit reçue, ce peu de courtoisie lui coûta bien cher, et fut un piége que sa mauvaise fortune lui dressa pour le rendre misérable, et le porter jusque sur le bord du précipice, d’où la seule miséricorde de Dieu, comme par miracle, le garantit, ainsi que nous verrons l’année suivante.

Car, se voyant en cette petite liberté, et ayant appris que la Reine faisoit toujours instance vers le Roi en sa faveur, il demanda congé de lui pouvoir écrire pour lui rendre très-humbles grâces d’une si grande bonté.

Ils furent bien aises de cette demande, et lui en donnèrent plus de liberté qu’il ne vouloit, pour trouver occasion de lui ôter ce peu qui lui en restoit encore ; car ils eurent soin de découvrir ceux qui iroient de sa part et de les gagner, et de se faire avertir par ceux qui étoient déjà à eux auprès de la Reine, de ce qui se passeroit à l’arrivée de ses lettres, et, s’il se pouvoit, de ce qu’elle lui récriroit.

Barbin envoyoit ses lettres par son valet de chambre ; mais, de peur qu’ils prissent ombrage de l’y voir aller trop souvent, il les lui envoyoit le plus souvent par un sien parent chez qui il logeoit. Ils gagnèrent cet homme ; et, dès qu’il avoit ses lettres, il les portoit au sieur de Luynes, qui en prenoit copie, les fermoit et les envoyoit à la Reine, des réponses de laquelle il faisoit le semblable, et les lui renvoyoit par cet homme à la Bastille, par lequel il savoit aussi beaucoup de choses dont la Reine s’ouvroit à lui pour les dire à Barbin.

La première lettre qu’il lui envoya fut portée par son valet de chambre même, et rendue fidèlement. Elle lui dit en particulier qu’elle ne pouvoit plus demeurer en la misère où elle se trouvoit ; qu’elle étoit résolue de supplier le Roi de la retirer de là ; mais qu’elle eût bien désiré savoir son avis auparavant, car elle n’avoit plus personne auprès d’elle en qui elle se fiât. Mais il ne lui conseilla pas de le faire pour lors, d’autant qu’en ce temps-là ils firent expédier des lettres patentes du 4 d’octobre pour la convocation d’une assemblée des notables au 24 de novembre à Rouen, en laquelle, bien que la plupart de ceux qui y étoient appelés fussent personnes choisies par eux, néanmoins, si elle eût fait en ce temps quelque demande, ils auroient dit qu’elle auroit pris exprès la conjoncture de cette assemblée pour exciter quelque remuement dans l’État.

Tandis que ces choses se passent en France, l’empereur Mathias fait élire, au mois de juin, son beau-frère l’archiduc Ferdinand, son successeur au royaume de Bohême, dont les protestans d’Allemagne entrèrent en une grande crainte, à cause que Ferdinand avoit chassé tous ceux de leur secte hors de son État. Cela fut cause que tous les princes tinrent une assemblée à Hailbronn, par laquelle ils se liguèrent ensemble, et se promirent une mutuelle assistance contre les catholiques, quoique l’empereur Mathias dépêchât vers eux pour les en dissuader.

Le Pape fait publier à Rome un jubilé pour les nécessités de l’Église, l’extirpation des hérésies, la concorde et l’union des princes chrétiens.

L’électeur de Saxe, ou excité par ce jubilé, ou ayant déjà eu cette pensée dès long-temps, fit commandement par tout son État de célébrer les cent ans révolus au 31 d’octobre des premières thèses que Luther fit afficher à Wurtemberg contre les indulgences de Sa Sainteté, et commanda de commencer cette fête depuis la veille dudit jour jusqu’au 2 de novembre, et fit faire quantité de pièces d’or et d’argent avec des inscriptions particulières, pour conserver la mémoire de ce prétendu jubilé.

Autant en firent les villes luthériennes d’Allemagne, et les calvinistes mêmes à Heildelberg firent aussi quelque fête particulière ce jour-là.

Mais, tandis que ce jubilé et ces fêtes se faisoient, la guerre continuoit très-cruelle entre le roi d’Espagne et le duc de Savoie en Italie, et les Vénitiens et l’archiduc Ferdinand en Dalmatie.

Au commencement de cette année, le maréchal de Lesdiguières passa en Piémont avec force troupes, quelques défenses qu’on lui eût pu faire de la cour, et son arrivée fut si heureuse que du côté du Montferrat il prit d’abord les villes de Saint-Damien et Albe, et de l’autre côté, vers Novarre, le prince de Piémont prit sur le prince de Majeran, partisan d’Espagne, les villes de Majeran et de Crevecœur, dans la dernière desquelles il y avoit grand secours d’Espagnols. En ces rencontres fut tué don Sanche de Luna, gouverneur du château de Milan, et toute l’armée espagnole fut étonnée, et leurs partisans en Italie ne le furent pas moins. Mais nos troubles de France, qui contraignirent le maréchal de Lesdiguières de repasser diligemment en Dauphiné, coupèrent les ailes de cette bonne fortune, et non-seulement l’empêchèrent de se porter plus avant, mais réduisirent premièrement le prince de Piémont à se mettre sur la défensive, puis encore à se défendre si malheureusement, que sa ville de Verceil, qui fut assiégée sur la fin de mai par don Pedro de Tolède, fut contrainte de se rendre le 25 de juillet, ouvrant une porte aux Espagnols poor se promener à leur aise dans le Piémont.

Bien que cette ville fût bientôt prise, et ne durât que deux mois, on l’eût pourtant facilement secourue de France, si le duc de Montéléon n’eût donné à entendre qu’il étoit expédient aux deux couronnes qu’elle fût prise, afin de rabattre l’orgueil du duc de Savoie qui vouloit aller du pair avec elles, promettant que le Roi son maître la rendroit par la paix à l’intercession du Roi. Mais quand on vit qu’au lieu de la rendre ils vouloient encore étendre leurs conquêtes, et faisoient contenance de vouloir assiéger Ast, le Roi commanda au maréchal de Lesdiguières de repasser les monts en diligence ; il y envoya aussi le duc de Rohan et le comte de Schomberg avec un régiment de lansquenets qu’il avoit levé contre les princes ; et quantité de noblesse française y accourut de toutes parts, faisant, avec ce qu’avoit de troupes le duc de Savoie, dix mille hommes de pied et deux mille chevaux. Dès qu’ils furent passés ils s’en allèrent à Ast, en résolution de déloger l’armée espagnole des postes qu’elle avoit à l’entour.

Le premier de septembre ils attaquèrent Felizan, où deux mille Trentins de ladite armée étoient logés, et, nonobstant le secours qui y fut envoyé, le prirent de force le lendemain par le courage des nôtres, qui, craignant qu’on les voulût recevoir à composition, sans attendre le commandement de donner franchirent le fossé, montèrent sur le rempart, taillèrent en pièces ce qui se rencontra devant eux, et se rendirent maîtres de la place, en laquelle ils gagnèrent onze enseignes des ennemis. Le lendemain ils surprirent un autre petit quartier où étoient deux enseignes de Trentins, et, le 4 de septembre, ils assiégèrent None, où les ennemis avoient logé deux mille hommes, et le prirent le 7 ; de sorte qu’ils rechassèrent par ce moyen l’armée des ennemis des environs d’Ast jusqu’au-delà du Tanaro.

Tous ces exploits refroidirent un peu les espérances hardies de don Pedro, et donnèrent lieu au traité de Pavie du 9 d’octobre, selou les articles proposés à Madrid et résolus à Paris. Par ce traité, la restitution des prisonniers et places prises devant et après le traité d’Ast étoit promise de part et d’autre, et le duc de Savoie obligé à désarmer ; et, ledit duc ayant restitué et désarmé, don Pedro devoit disposer son armée dans le mois de novembre, ainsi que le vouloit le traité d’Ast. Ensuite fut publiée une suspension d’armes en Piémont et au Milanais. Mais l’exécution entière et pacification de toutes choses ne s’ensuivit que bien avant dans l’année suivante, comme nous le dirons en son lieu.

Le différend aussi entre les Vénitiens et l’archiduc Ferdinand fut terminé, ledit archiduc promettant de chasser de ses États ceux des Uskoques qui alloient en courses durant ces derniers mouvemens, et les autres encore qui vivoient en pirates, et de mettre dans Segna, ville de leur demeure, un gouverneur allemand, homme de qualité, pour les tenir en devoir, et que leurs navires de courses seroient brûlés. Il se trouva des difficultés à l’exécution de cet accord, pour lesquelles la guerre continua encore jusqu’à l’année prochaine.

Cependant le temps venu de l’assemblée des notables, le Roi et tous les députés se trouvèrent à Rouen. L’ouverture en fut faite le 4 de décembre, et elle fut close le 26. Il y fut fait beaucoup de belles propositions pour le bien de l’État ; mais, comme ce n’étoit pas la fin pour laquelle se tenoit l’assemblée, il n’en fut tiré aucun fruit pour ce qu’on n’en avoit pas le dessein : joint que la façon de délibérer ne le souffroit pas ; car on leur envoyoit de la part du Roi, en toutes les séances, lorsqu’ils s’assembloient, les articles sur lesquels on vouloit avoir leur avis, de sorte qu’ils ne savoient pas le matin ce dont ils devoient délibérer l’après-dînée, ce qui n’étoit pas pour faire une sage et mûre délibération.

Le principal dessein de Luynes étoit de faire trouver bon ce qu’il avoit conseillé au Roi sur le sujet de la mort du maréchal d’Ancre, et de l’éloignement de la Reine-mère. Cela fait, son soin ne s’étendit pas plus avant.

Une chose remarquable se passa en cette assemblée, qui est que les parlemens prétendirent avoir rang devant la noblesse dans la compagnie du conseil d’État, pour, avec les princes, ducs, pairs et officiers de la couronne, donner au Roi les conseils nécessaires pour le bien de son État, et qu’ayant juridiction souveraine sur la noblesse, il n’étoit pas raisonnable qu’elle les précédât.

M. de Luynes, qui ne les vouloit pas offenser, trouva une voie d’accommodement, qui fut de faire mettre la noblesse à l’entour de la personne du Roi et de Monsieur ; ce qui étoit proprement leur faire céder leurs places, et donner gagné au parlement.

Durant cette assemblée, M. de Villeroy mourut âgé de soixante-quatorze ans, que la fortune plusieurs fois voulut chasser de la cour, et la réputation de sa sagesse y a toujours rappelé, et que la piété sur les dernières années de sa vie en voulut éloigner pour le faire vaquer à Dieu, mais ne le put gagner sur l’ambition qui lui faisoit remettre de jour à autre l’exécution d’un si louable dessein. Il fut enfin surpris d’une maladie qui l’emporta en trente heures, lâchant incessamment ces paroles de sa bouche, qui témoignoient plutôt son erreur que sa sagesse : Ô monde, que tu es trompeur !

Il fut fait secrétaire d’État en l’an 1566, sous le roi Charles IX, et demeura en faveur jusqu’aux Barricades, après lesquelles le roi Henri iii l’éloigna. Henri iv le rappela par le conseil de M. de Sancy, qui lors étoit en crédit et avoit beaucoup de part aux bonnes grâces de Sa Majesté, et, pour plus d’assurance de sa fidélité, donna une de ses filles en mariage au sieur d’Alincour son fils, et fut en grande estime auprès du Roi jusqu’à sa mort, nonobstant la disgrâce qui lui arriva de L’Hoste, un de ses commis, à qui il confioit le secret de ses dépêches, lequel se trouva avoir intelligence avec l’Espagne ; et le sieur de Villeroy le voulant faire prendre, il se noya dans la rivière de Marne ; ce qui ôta le moyen à son maître de se justifier ; mais le Roi avoit conçu une si bonne opinion de lui, qu’il le consola en cette affliction, et ne lui voulut pas permettre de se retirer, comme il le désiroit, mais l’obligea à continuer de prendre soin de ses affaires.

Il approcha du Roi M. de Sillery et le président Jeannin, qui vivoient avec lui avec un grand respect et déférence. Le premier y étoit retenu par l’alliance du sieur de Puisieux son fils avec la fille aînée du sieur d’Alincour, qui lui apporta en dot, outre son bien qui étoit grand, la charge de secrétaire d’État qu’avoit M. de Villeroy, laquelle il exerçoit par indivis avec lui.

Incontinent après la mort du Roi, le chancelier s’en fit accroire : lors M. de Villeroy, pour se maintenir, commença à ployer sous lui. À ce commencement eux deux et le président Jeannin demeurant bien ensemble, et le favori, qui étoit le maréchal d’Ancre, n’osant pas encore les attaquer, et eux aussi n’ayant pas sujet de faire le même à son égard, ils subsistèrent tous ensemble, et résistèrent sans aucune difficulté aux efforts des grands du royaume, qui ne se soucient pas que les affaires publiques aillent bien pourvu que les leurs particulières soient en bon état. Ils le firent encore, bien qu’avec beaucoup de peine, tandis qu’il n’y eut point de cour contre eux trois, nonobstant que le favori et eux se fussent déclaré la guerre ; car ils se maintinrent, et résistèrent aux divers mouvemens et de lui et des grands, avec lesquels il s’étoit ligué contre eux. Mais, lorsque le chancelier eut perdu le lien de leur alliance en la mort de sa belle-fille, et, se voyant élevé par l’autorité de sa charge, et par celle du commandeur son frère auprès de la Reine, et son crédit près de la maréchale, ne voulut plus dépendre de compagnon, mais vivre en supérieur, le sieur de Villeroy s’aigrit aussi de son côté, et se mangèrent les uns les autres, donnant lieu au favori de se venger d’eux, et de les disgracier un à un, et à des personnes de misérable condition, de médiocre esprit, et de peu de cœur, de machiner la ruine des favoris et de la Reine même, dont ils vinrent à bout

En tous ces troubles néanmoins, M. de Villeroy demeura toujours en quelque considération, et, à la mort du maréchal d’Ancre, étant remis en la fonction de sa charge, y servit jusqu’à la fin, bien que non plus avec tant d’autorité qu’il avoit accoutumé, ni avec la première vigueur de son esprit.

Il fut homme de grand jugement, non aidé d’aucunes lettres, et ne les aimoit pas parce qu’il ne les connoissoit pas, et présumoit beaucoup de soi, ne considérant pas qu’il n’avoit atteint que par une longue expérience la connoissance qu’il avoit, que les lettres, par un chemin abrégé, lui eussent donnée et plus parfaite et plus facilement. Il cachoit néanmoins avec artifice ce défaut par son peu de paroles, qui aida beaucoup à lui donner la réputation qu’il acquit ; car, ne parlant dans le conseil que par monosyllabes, il donnoit plutôt lieu de dire qu’il ne se montroit pas être savant, que non pas qu’il parût être destitué de savoir. Il étoit timide de son naturel et par la nourriture qu’il avoit eue dans la cour en des temps èsquels la foiblesse de l’autorité royale, dans les divisions des troubles de la religion et de la ligue, interrompit le cours de la générosité ordinaire des conseils de cette monarchie. Il fut estimé sincère et homme de parole, laquelle il donnoit aussi très-difficilement. Plus mémoratif des injures que des obligations auxquelles il avoit peu d’égard, jaloux et soupçonneux, mais qui eut toujours les mains nettes, et après cinquante-un ans de services, et quasi toujours de faveur envers ses maîtres, mourut avec le même bien qu’il avoit eu de ses pères, ne l’ayant accru que de deux mille livres de rente.

En la même année mourut M. de Thou, l’histoire duquel témoigne qu’il étoit plus versé ès bonnes lettres qu’il n’étoit louable pour sa piété, et son emploi dans la cour sur la fin de sa vie ; que savoir est toute autre chose qu’agir, et que la science spéculative du gouvernement a besoin de qualités d’esprit qui ne l’accompagnèrent pas toujours, M. de Villeroy sans science s’y étant trouvé aussi propre que lui inhabile avec toute son étude.




  1. Voyez cette instruction, tome xi de cette série, page 224.
  2. Voyez cette Déclaration, tome xi de cette série, page 244.
  3. Du Tremblay, frère du célèbre père Joseph.
  4. Le baron de Vitry : On se rappelle que l’année précédente le bâton de maréchal de France avoit éte donné à M. de Thémines, pour avoir arrêté le prince de Condé. La première dignité militaire se trouva ainsi, par suite du malheur des temps, la récompense de deux actions dont la première offroit peu de danger, et dont la seconde étoit odieuse.
  5. Fut plutôt toléré que permis : « Ventre Saint-Paul, s’écria le maréchal d’Ancre quand il apprit que cet officier avoit été tué, il falloit lui faire affront et lui donner les étrivières, et non l’assassiner. »
  6. Le courage manqua premièrement à Leonora : D’autres mémoires assurent au contraire que le maréchal, après la mort de sa fille, conjura vainement son épouse de quitter la cour.
  7. J’achevai cet ouvrage : Ce livre est intitulé : La Défense des principaux points de notre créance contre la lettre des quatre ministres de Charenton.
  8. Avec la fille du duc de Montbazon : La jeune épouse du favori fut depuis la fameuse duchesse de Chevreuse.