Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 07


LIVRE VII.


[1616] Cette année bissextile, qui a été remarquable par les mutations extraordinaires de l’air, l’a été davantage par les effets prodigieux que nous verrons en ce royaume durant son cours, pendant lequel les cœurs seront si acharnés à la rebellion, que, nonobstant une paix en laquelle on se relâchera jusqu’au-delà de leurs désirs, ils conserveront encore leur malignité, osant se porter à des entreprises si pernicieuses, que l’on sera contraint, avec très-grand regret, de les mettre, non sans péril, en état auquel ils ne les puissent exécuter.

Quelques-uns conseilloient au Roi de poursuivre à outrance les princes, lui représentant de la facilité à les ruiner, leurs troupes n’étant ni égales en nombre ni si bien armées que celles de Sa Majesté, outre qu’elle avoit déjà plusieurs fois éprouvé que leur malice étoit telle, qu’elle s’irritoit par la douceur des remèdes, et que sa bonté royale ne servoit qu’à les rendre plus audacieux.

Mais les plus foibles conseils étant quelquefois les plus agréables, pour éviter la peine qu’il y avoit d’exécuter les plus forts, ceux qui lui conseillèrent de ne poursuivre pas les princes jusqu’à l’extrémité, et qu’il valoit mieux au Roi, en ce temps, avoir que faire la guerre contre ses sujets, prévalurent, sous couleur qu’il étoit plus glorieux de vaincre par équité que par sang répandu, et par justice et bon droit que par armes.

Du côté des princes aussi il y avoit divers sentimens. M. le prince, les dues de Mayenne et de Bouillon vouloient la paix ; le premier espérant de s’établir dans les conseils de sorte qu’il en demeureroit le chef, et que, toutes choses passant par son avis, il auroit moyen de faire ses affaires.

Le duc de Mayenne craignoit que le parti des huguenots, qui étoit fort en son gouvernement, prît trop d’avantage et profitât le plus de cette division.

Le troisième se voyoit vieux, vouloit conserver Sedan à son fils, craignoit de le mettre en hasard, et avoit aussi quelque espérance qu’aidant à la paix, cela obligeroit le Roi à lui donner part dans les affaires. En quoi il montroit la faiblesse de l’esprit de l’homme, qui, quelque grand et expérimenté qu’il soit, ne se peut empêcher d’espérer ce qu’il désire ; car il avoit eu assez de sujet, depuis la régence, de se détromper de cette prétention.

Le duc de Longueville étoit d’opinion contraire, par la seule crainte qu’il avoit que le maréchal d’Ancre en la paix lui fît perdre le crédit qu’il avoit en son gouvernement.

Mais les ducs de Sully, de Rohan et de Vendôme, et tout le parti huguenot, ne vouloient ouïr parler de paix en aucune façon, si ce n’étoit avec des conditions si indignes, que nul de ceux du conseil n’eût osé proposer à Sa Majesté de les accepter.

Il n’y eut artifice dont ils ne se servissent, ni raisons qu’ils ne représentassent à M. le prince pour le tirer à leur avis. Ils lui représentoient qu’il partageoit avec le Roi l’autorité en ce royaume tandis qu’il avoit les armes à la main, et qu’il pouvoit facilement conserver sa puissance, demeurant dans son gouvernement, où il étoit environné de tout le corps des huguenots. Ils n’oublièrent pas de lui faire connoître qu’il n’y avoit pas beaucoup de sûreté pour lui à retourner dans la cour ; qu’à un homme comme lui, il ne falloit ou jamais prendre les armes, ou jamais les poser contre son maître ; et qu’après les avoir deux fois prises, il n’y avoit pas grande apparence de faire un assuré fondement sur quelques promesses que lui pussent faire Leurs Majestés ; qu’en chose de si grande importance on ne faisoit jamais qu’une faute, et qu’il seroit blâmé si, sur quelque petite espérance de profiter dans les finances, il se désunissoit d’avec tous ceux qui lui étoient associés, et se mettoit en danger de se perdre, et eux avec lui.

Mais si leurs remontrances étoient fortes en elles-mêmes, sa propre passion l’étoit davantage envers lui ; joint que ses serviteurs, qui n’espéroient pas pouvoir ailleurs si bien faire leurs affaires qu’à la cour, le fortifioient en son inclination. En quoi le maréchal de Bouillon, qui considéroit ne pouvoir être tout à la fois en Guienne auprès dudit sieur prince, et à Sedan dont son propre intérêt l’obligeoit de s’approcher, l’appuyoit par toutes les raisons que la fertilité de son esprit lui pouvoit suggérer.

Ainsi M. le prince, charmé par les trompeuses apparences de la cour, et attiré par sa passion et par les conseils que ses serviteurs et ses amis lui donnèrent pour leur propre utilité, se résolut à la paix, à laquelle aussi Sa Majesté, nonobstant les conseils qu’on lui avoit donnés au contraire, avoit eu agréable d’entendre.

Dès le premier jour de cette année, le duc de Nevers et Edmond, ambassadeur d’Angleterre, revinrent d’auprès de M. le prince où ils étoient allés, avec permission de Sa Majesté, pour le convier de revenir à son devoir. Ils amenèrent le baron de Thianges, qui apporta au Roi une lettre de lui, par laquelle, faisant bouclier des remontrances des États et du parlement, il témoignoit ne désirer sinon que Sa Majesté y eût égard pour le bien propre de sa sacrée personne et de son État. Il supplioit Sa Majesté de donner la paix à ses sujets, puis ensuite qu’il se tînt une conférence en laquelle elle envoyât ses députés pour traiter avec lui et ceux de l’assemblée de Nîmes, laquelle, pour plus de facilité, il supplioit le Roi de trouver bon qu’elle s’avançât en quelque lieu plus proche de la cour, qu’il daignât lui faire savoir le nom de ceux qu’elle y vouloit envoyer, et que l’ambassadeur d’Angleterre y pût intervenir comme témoin.

Sa Majesté accorda que l’assemblée de Nîmes fût transférée à La Rochelle, et renvoya, dès le lendemain 2 de janvier, M. de Nevers pour convenir de toutes les circonstances de la conférence.

Le même jour, Sa Majesté partit de La Rochefoucauld, et arriva le 7 à Poitiers, ayant failli une entreprise que l’on avoit faite d’enlever tous les princes à Saint-Maixent où ils se devoient assembler, et s’ils n’en eussent été avertis, comme on croit qu’ils le furent par le duc de Guise même, ils fussent tous tombés en la puissance du Roi.

Le 8 Sa Majesté renvoya vers M. le prince le baron de Thianges, qui l’étoit venu trouver de sa part, et le maréchal de Brissac et M. de Villeroy, qui convinrent avec lui de la ville de Loudun pour le lieu de la conférence, qu’elle commenceroit le 10 de février, et cependant qu’il y auroit suspension d’armes de part et d’autre jusqu’au premier jour de mars. L’ordonnance de Sa Majesté pour cette suspension fut publiée le 23 de janvier.

Leurs Majestés arrivèrent à Tours le 25, où il survint un accident bien étrange et d’un mauvais présage ; car, le 29 du mois, le plancher de la chambre où la Reine étoit logée à l’hôtel de La Bourdaisière fondit, et la plupart des grands et des officiers qui y étoient tombèrent ; la Reine seule et ceux qui étoient auprès d’elle ne furent point enveloppés en cette ruine. Et à Paris, la nuit de ce jour même, la glace de la rivière de Seine, qui étoit prise, venant à se rompre, fit périr plusieurs bateaux qui étoient chargés de provisions nécessaires pour la vie, et emporta une partie du pont Saint-Michel ; l’autre qui ne fut pas emportée fut tellement ébranlée, qu’elle tomba à quelque temps de là.

Le duc de Vendôme, qui avoit eu commandement et reçu de l’argent du Roi pour faire des troupes, et les avoit levées, étant jusqu’alors toujours demeuré sans se venir joindre en l’armée du Roi, ni aussi se déclarer contre son service, faisoit, nonobstant la suspension d’armes, tant d’actes d’hostilité, qu’on fut contraint de lui commander de désarmer ; à quoi au lieu d’obéir, il se retira vers la Bretagne, où le parlement de Rennes ordonna, par arrêt du 26 de janvier, aux habitans des villes et bourgades de courir sus à ses troupes à son de tocsin, et le Roi lui envoya par un héraut commander de poser les armes, sous peine d’être déclaré criminel de lèse-majesté.

Lors il leva le masque, et déclara le 18 de février être du parti de M. le prince, qu’il vint trouver à Loudun ; ce qui retint Sa Majesté de le poursuivre plus avant.

Les propositions des princes furent à leur ordinaire colorées du spécieux prétexte du service du Roi et du bien de l’État. Ils demandent qu’il soit fait une exacte recherche de ceux qui ont participé à la mort du feu Roi, et que Sa Majesté en veuille faire expédier une commission au parlement ; que les libertés et autorités de l’Église gallicane soient maintenues ; que le concile de Trente ne soit point reçu ; que l’autorité et dignité des cours souveraines ne soient point affoiblies ; que les édits de pacification soient entièrement observés ; qu’il soit pourvu dans quelque temps aux remontrances du parlement et aux cahiers des États ; que les anciennes alliances soient conservées ; retrancher l’excès des dons et pensions, et principalement aux personnes de nul mérite. Tout cela ne reçut point de difficulté à être admis et accordé par le Roi. Ils demandèrent que le premier article du cahier du tiers-état fût accordé. À quoi Sa Majesté ne put consentir, mais promit seulement qu’elle y pourvoiroit avec l’avis des principaux de son conseil, lorsqu’il seroit répondu aux cahiers des États.

Ils insistèrent que l’arrêt du conseil sur le sujet des remontrances du parlement fût révoqué. Sa Majesté fut, par leur importunité, obligée de consentir qu’il demeurât sans effet.

Ce qui apporta plus de préjudice à son autorité royale, fut que Sa Majesté accorda que tous édits, lettres patentes, déclarations, arrêts, sentences, jugemens et décrets donnés contre les princes et tous ceux qui les ont suivis, seroient révoqués et tirés des registres, et qu’ainsi en seroit-il fait de la déclaration faite à Poitiers en septembre dernier, sans qu’elle pût être tirée en exemple pour l’avenir, en ce qui regarde la dignité des princes du sang. Car, par là, Sa Majesté sembloit avouer que ladite déclaration donnée à Poitiers, avoit été contre la justice et les formes ordinaires. Elle promet aussi de faire réparer l’offense que M. le prince prétendoit lui avoir été faite par l’évêque et habitans de Poitiers, et que tous ceux qui, pour avoir eu intelligence avec lui, s’étoient retirés et absentés de la ville y seroient rétablis, et toutes les informations et procédures faites contre eux déclarées dë nul effet et valeur ; et d’autre côté, à l’instance dudit sieur prince, Sa Majesté promit qu’elle seule pourvoiroit aux charges du régiment des Gardes ; ce qui, encore que juste, ne devoit néanmoins être accordé à la requête dudit sieur prince, qui sembloit le proposer en haine du service que le duc d’Epernon en cette occasion avoit rendu au Roi : ce qui donnoit sujet à leurs partisans de publier que ceux qui servoient le Roi en recevoient du mal, et ceux qui le desservoient en servant les princes en tiroient récompense.

La Reine eut de la peine à accorder une chose que M. le prince demandoit instamment, qui étoit qu’il seroit chef du conseil de Sa Majesté, et signeroit tous les arrêts qui s’expédieroient. Mais elle ne voyoit pas tant de jour à la refuser que la demande qu’avec plus de chaleur les princes firent au Roi, et à laquelle ils s’affermirent avec plus d’opiniâtreté, qui fut celle de la citadelle d’Amiens. Cet article, longtemps débattu, obligea à prolonger la trève jusqu’au 5 de mai.

Leurs Majestés, sachant qu’ils n’en vouloient qu’à la personne du maréchat d’Ancre, aimèrent mieux lui ôter cette place que permettre qu’elle fût rasée, étant de l’importance qu’elle est à l’État, à la charge, toutefois, que M. de Longueville demeureroit en sa maison de Trie en attendant que Sa Majesté eût pourvu au gouvernement de ladite place.

M. de Villeroy, ayant eu le vent que la Reine étoit mécontente de lui pour ces deux derniers articles, comme s’il n’eût pas fait tout ce qui étoit en lui pour empêcher les princes de les lui proposer, ou en affoiblir leurs poursuites, la vint trouver à Tours, et pour se justifier lui représenta qu’il étoit avantageux pour le service du Roi de donner à M. le prince toute la satisfaction qui se pouvoit pour l’attirer à la cour ; qu’il lui étoit préjudiciable de permettre qu’il demeurât éloigné dans son gouvernement, où de nouveaux boutefeu seroient tous les jours à l’entour de lui pour l’exciter à rallumer la guerre ; qu’au reste l’autorité qu’on lui donneroit de signer les arrêts ne diminueroit en rien celle de la Reine, vu que, s’il y servoit bien, les choses que Sa Majesté y feroit ordonner en seroient d’autant plus autorisées, et s’il faisoit mal on y pouvoit facilement remédier, sa personne étant en la puissance de Leurs Majestés. Quant à ce qui regardoit le maréchal d’Ancre, il lui avoit semblé être obligé, pour le service qu’il devoit à la Reine, et pour la considération dudit maréchal même, de ne pas attirer sur lui, et ensuite sur elle, cette envie, que l’on crût et publiât par tout le royaume que son intérêt particulier, qui seroit réputé à une vanité très-dommageable, empêchât la pacification de ces troubles, le repos des peuples et le bien public ; et qu’à l’extrémité, si la Reine lui vouloit conserver cette place, elle la lui pourroit remettre par après en ses mains, quand les princes seroient séparés et leur armée licenciée, et ce d’autant plus facilement que l’échange seroit aisé à faire avec M. de Longueville de la Picardie avec la Normandie, et ledit duc, hors d’intérêt, ne penseroit plus à la citadelle d’Amiens.

La Reine fut contente ou feignit de l’être de ces raisons. Cependant le Roi s’avança à Blois, où peu de jours après la Reine se rendit, et en même temps M. le prince tomba malade d’une fièvre continue, ce qui fut cause que la paix ne put être signée qu’au commencement de mai.

Le 4 de mai, Sa Majesté fit publier deux ordonnances : l’une pour la retraite des gens de guerre qui avoient suivi M. le prince, l’autre pour la pacification des troubles présens, attendant que l’édit qu’elle en avoit fait expédier fût publié au parlement, ce qui fut le 8 de juin ensuivant.

Voilà ce qui fut publié de l’édit de Loudun ; mais les articles secrets, qui étoient les principaux, et ceux auxquels les princes avoient buté, furent que chacun d’eux reçut, en son particulier, de grands dons et récompenses du Roi, au lieu de la punition qu’ils avoient méritée. Aussi ne livrèrent-ils pas à Sa Majesté la foi qu’ils lui vendoient si chèrement, ou, s’ils la lui livrèrent, ce ne fut pas pour longtemps.

On donna à M. le prince la ville et château de Chinon, et, pour son gouvernement de Guienne qu’en apparence il offrit pour montrer qu’il vouloit se déporter de toute occasion de remuement, mais duquel, en effet, il se défaisoit à la suscitation de son favori, qui avoit son bien éloigné de la Guienne, et préféroit son intérêt à ceux de son maître, on lui donna celui de la province de Berri, de la tour et ville de Bourges, et plusieurs autres places en icelle, la plus grande part du domaine et quinze cent mille livres d’argent comptant, pour les frais qu’il prétendoit avoir faits en cette guerre, outre les levées qu’il avoit faites en ce royaume et les deniers du Roi qu’il avoit pris.

Tous les autres princes et seigneurs qui l’avoient suivi reçurent aussi, chacun en son particulier, des gratifications, le Roi achetant cette paix plus de six millions de livres.

Le Roi donnant la paix à son peuple, la donna encore à la cour à tous ceux qui étoient mécontens du chancelier ; car il lui fit rendre les sceaux et les donna au sieur du Vair, premier président de Provence, la réputation duquel fit estimer d’un chacun le choix que Sa Majesté en avoit fait.

Il y avoit long-temps que M. de Villeroy disoit à la Reine et à la maréchale que, si Sa Majesté ne chassoit le chancelier de la cour, tout étoit perdu, et leur avoit souvent répété ce discours durant le voyage, en toutes les occasions qui se présentoient de satisfaire à la mauvaise volonté qu’il avoit contre lui, et lui donner à dos. Il disoit aussi à la Reine que le parlement et le peuple recevroient grande satisfaction de son éloignement, étant certain que ce personnage, ayant beaucoup de bonnes qualités, avoit ce malheur de n’être pas bien dans la réputation publique. Et, sur la difficulté que faisoit la Reine d’éloigner un vieux ministre auquel naturellement elle avoit quelque inclination, disant que c’étoit un bon homme qui n’avoit pas de mauvais desseins, il lui avoit mis le président du Vair en avant comme un homme la créance de la vertu duquel feroit perdre le regret que quelques-uns pourroient avoir de son éloignement.

Mais le chancelier s’étant aperçu que le sieur de Villeroy et le président Jeannin commençoient à prévaloir contre lui en l’esprit de la Reine, il n’y eut sorte d’adresse dont il ne se servît, ni de soumissions qu’il ne leur fît pour se réconcilier avec eux ; ce qui fit que le sieur de Villeroy, qui avoit une particulière connoissance de M. du Vair, et savoit qu’outre que c’étoit un esprit rude et moins poli que la vie de la cour et le grand rang qu’il y tiendroit ne pouvoient souffrir, il étoit si présomptueux, que, sans déférer à l’avis de personne, il voudroit usurper toute l’autorité du gouvernement, essaya de ramener l’esprit de la Reine, et faire que, continuant à se servir du chancelier, elle se contentât d’éloigner de la cour le commandeur de Sillery, et le sieur de Bullion qui avoit épousé sa nièce.

La Reine chassa de Tours les deux susdits, mais elle continua toujours en la volonté de faire de même du chancelier ; à quoi la maréchale la confortoit, mécontente de voir que le sieur de Villeroy et le président Jeannin eussent sitôt changé d’avis.

Le sieur de Villeroy reconnoissant cela, tâcha d’arrêter ce dessein par un autre moyen, et écrivit au président du Vair, avec lequel il avoit une ancienne amitié, qu’il ne lui conseilloit pas en ce temps orageux, auquel les affaires avoient peu de fermeté, d’accepter les sceaux si on les lui offroit ; qu’il penseroit manquer à l’affection qu’il lui portoit s’il ne lui donnoit ce conseil ; qu’il y avoit peu de sûreté dans cet emploi, grande difficulté à y bien faire, et plus encore à y contenter tout le monde, grand nombre d’ennemis à y acquérir, et peu ou point de protection à y attendre de ceux qui avoient le principal crédit dans le gouvernement.

Le président du Vair, intimidé, refusa l’offre qu’on lui en fit. La maréchale, étonnée de ce refus, et soupçonnant qu’il y avoit en cela quelque tromperie, envoya querir Ribier son neveu, qui lui dit que ce que son oncle en avoit fait étoit sur les lettres qu’il en avoit reçues de M. de Villeroy qui l’en dissuadoit, et s’offrit, si elle l’avoit agréable, de l’aller querir lui-même, ce qu’il fit incontinent.

Le partement de M. du Vair fut si public, par le grand nombre de personnes de toutes qualités qui voulurent aller prendre congé de lui et l’accompagner, que le chancelier en eut promptement avis. Il se résolut, pour n’être prévenu avec honte à la face de toute la cour, de partir de Tours où il étoit encore, et aller à Blois trouver la Reine pour lui demander congé de se retirer. Le président du Vair avoit la même volonté que lui, et ne désiroit pas, à son arrivée, le trouver encore à la cour, soit pour le respect de la bienveillance qui étoit entre eux de long-temps, soit qu’il ne s’estimât point assuré qu’il ne le vit actuellement dépossédé, et avoit fait supplier la maréchale, par son neveu Ribier, de lui vouloir procurer cette satisfaction.

Le chancelier, étant en chemin, communiqua son dessein au président Jeannin, et, comme l’espérance meurt toujours la dernière en nos esprits, et principalement à la cour, il pria le président Jeannin (parce que M. de Villeroy étoit alors à la conférence de Loudun) d’aller devant trouver la Reine, et savoir d’elle si le bruit que l’on faisoit courir de la venue du sieur du Vair étoit véritable, et lui rendre, en cette occasion, les derniers bons offices que son péril présent, qui leur pouvoit être commun bientôt après, lui devoit faire espérer de lui.

Le président Jeannin va trouver la Reine, elle lui dit ce qui en étoit. Il lui parla de différer ce changement : la Reine se montrant tout émue de ses paroles, il lui dit que M. de Villeroy et lui autrefois lui en avoient donné le conseil, mais qu’ils ne le jugeoient plus nécessaire depuis les protestations qu’il leur avoit faites de vouloir suivre leur avis, et leur être tellement soumis qu’il ne feroit plus rien que ce qu’ils voudroient, dont ils avoient sujet d’être assurés, puisqu’il n’avoit plus auprès de lui le commandeur de Sillery et Bullion. À quoi la Reine, pour toute réponse, lui demanda si c’étoit ainsi qu’il gouvernoit les affaires du Roi par ses intérêts particuliers, et, dès le lendemain, fit faire commandement au chancelier de rapporter les sceaux au Roi ; ce qu’il fit, et se retira de la cour.

L’éloignement du président Jeannin et de M. de Villeroy étoit aussi déjà résolu, mais ce dessein n’éclatoit pas encore, Barbin, à qui la Reine avoit donné la charge du premier, ayant cru devoir différer à la recevoir jusqu’à ce que Leurs Majestés fussent de retour à Paris, et la paix bien assurée.

Leurs Majestés y arrivèrent le 16 de mai, et y donnèrent les sceaux à M. du Vair ; le président Le Jay fut remis en liberté, et rentra en l’exercice de sa charge au parlement. Mais une liberté plus chère et moins espérée fut rendue, et plus volontiers, au comte d’Auvergne[1], que Leurs Majestés, ne sachant plus à qui des princes avoir une confiance entière, délivrèrent comme une créature anéantie à laquelle ils auroient donné l’être de nouveau. Il avoit été mis deux fois à la Bastille par le feu Roi, pour crime de rebellion et entreprises contre Sa Majesté, au service de laquelle il ne s’étoit jamais comporté de la sorte qu’il étoit obligé par sa condition. Son premier arrêt ne l’ayant rendu sage, il n’y avoit point d’espérance que celui-ci dût prendre fin ; mais ce que son propre mérite lui dénioit, la malice des autres le lui fit obtenir, sous espérance que la grandeur de cette obligation dernière surmonteroit les mauvaises inclinations qui avoient paru en lui auparavant ; et, afin que la grâce fût tout entière, Sa Majesté lui fit rendre, par le duc de Nevers, l’état de colonel de la cavalerie légère, dont il étoit honoré avant sa prison.

Leurs Majestés récompensèrent aussi ceux qui avoient des places fortes et le domaine du Roi en Berri, afin de satisfaire à la promesse qui avoit été faite à M. le prince.

Le maréchal d’Ancre remit la citadelle d’Amiens entre les mains du duc de Montbazon, à qui, en outre, le Roi donna la lieutenance en Picardie, au lieu de celle de Normandie qu’il avoit. Et, afin que le maréchal d’Ancre ne perdît point en cet échange, ains au contraire trouvât son élèvement en l’abaissement qu’on lui avoit voulu procurer, on lui donna la lieutenance de roi en Normandie, le gouvernement de la ville et château de Caën dont on retira Bellefond, celui du Pont-de-l’Arche, et peu après Quillebeuf.

Les princes, nonobstant que Leurs Majestés témoignassent, par ces commencemens, vouloir exécuter ponctuellement ce qui avoit été promis, ne se hâtoient point de venir à Paris, chacun d’eux désirant laisser écouler davantage de temps pour voir plus assurément quel train prendroient les affaires.

Ils s’étoient néanmoins séparés avec assez mauvaise intelligence les uns d’avec les autres, ce qui arrive ordinairement entre personnes desquelles chacun estimant plus mériter qu’il ne vaut, nul n’est content de la part qui lui est donnée en la récompense commune. Ils se plaignoient tous que M. le prince avoit pris tout l’avantage pour lui. Les ducs de Rohan et de Sully, qui prétendoient être seuls qui avoient joint à ses armes le parti des huguenots, estimoient qu’il avoit eu trop peu d’égard à leurs intérêts. M. de Longueville n’étoit pas plus satisfait que les autres, se voyant retiré en sa maison, et n’osant retourner en Picardie, nonobstant que le maréchal d’Ancre se fût démis de la citadelle d’Amiens, pour ce qu’il jugeoit bien qu’il n’y auroit pas plus de crédit étant entre les mains de M. le duc de Montbazon, qu’il y en avoit eu étant entre les mains du maréchal d’Ancre. Et entre M. de Bouillon et M. le prince il y avoit si peu de confiance, que le dernier, qui étoit désiré à la cour avec impatience de la part de la Reine, lui faisoit paroître qu’il eût bien souhaité, quand il y arriveroit, en trouver le premier éloigné : tant cette union si étroite de ces princes contre le Roi, et qui ne se maintenoit que par les avantages que chacun d’eux en espéroit par la guerre, fut promptement dissipée par ce traité de paix.

Les seuls ducs de Mayenne et de Bouillon se maintinrent en intelligence l’un avec l’autre. Le dernier, ayant volonté de s’en aller en Limosin et à Negrepelisse, que depuis peu il avoit acquis, changea de dessein à la semonce de la Reine, qui lui fit l’honneur de lui écrire de sa main propre pour le convier de se rendre au plus tôt auprès de Sa Majesté ; ce qu’il fit, et amena le duc de Mayenne avec lui ; mais, encore que la Reine les reçût très-bien, ils ne furent pas sitôt arrivés qu’ils se repentirent de s’être hâtés plus que les autres, d’autant qu’ils virent un changement universel que la Reine fit bientôt après de tous les ministres.

M. de Villeroy et le président Jeannin étoient déjà à leur arrivée sans crédit, et ne se passa guère de temps que le premier ne se retirât en sa maison de Conflans ; la charge du second fut donnée à Barbin, et celle de secrétaire d’État que M. de Puisieux exerçoit, au sieur Mangot. La raison dictoit assez qu’ayant ôté les sceaux à M. le chancelier, il n’étoit pas à propos de laisser son fils premier secrétaire d’État en un temps si orageux que celui auquel on étoit alors ; mais la bonté de la Reine, qui n’avoit éloigné le père qu’y étant contrainte par son mauvais gouvernement, faisoit qu’elle avoit difficulté d’éloigner le fils, qui n’avoit point commis de faute particulière qui semblât le mériter. Le sieur du Vair, qui ne croyoit être assuré tandis qu’il verroit une personne à la cour si proche à celui dont il tenoit la place, oubliant toute l’obligation qu’il avoit à M. de Villeroy, qui seul l’avoit proposé au feu Roi pour être premier président de Provence, lui avoit fait valoir ses services, et l’avoit maintenu envers et contre tous, fit tant d’instances à la Reine de le congédier, qu’il lui en fit enfin prendre résolution, non toutefois tant à son contentement qu’il espéroit ; car, au lieu qu’il se promettoit de faire entrer en cette charge Ribier son neveu, qui s’en étoit déjà vanté, la Reine la donna au sieur Mangot, à qui elle avoit, peu auparavant, accordé la charge de premier président de Bordeaux. C’est ainsi que les honneurs changent les mœurs en un moment. Le sieur du Vair, qui, peu de jours avant, faisoit profession d’être un philosophe stoïque, et en écrivoit des livres, n’est pas sitôt à la cour que, changeant d’esprit en faisant paroître les qualités qui y étoient cachées, non-seulement il devient ambitieux, mais noie dans son ambition tous les devoirs de bienséance et d’amitié, commettant une ingratitude qu’un homme qui n’eût jamais été courtisan eût eu honte qu’on lui eût pu reprocher.

En ce temps la Reine ayant été avertie par ses serviteurs de l’adresse et des artifices dont le sieur de Luynes usoit auprès du Roi pour lui rendre sa conduite odieuse, lui en représentant les manquemens plus grands qu’ils n’étoient, et amoindrissant ce qui étoit à louer, se résolut de lui offrir de se démettre de l’autorité qu’il lui avoit donnée, et la consigner en ses mains, jugeant bien qu’il ne la recevroit pas, et que cette offre, néanmoins, feroit en son esprit l’effet qu’elle désiroit, qui étoit de lui ôter la créance qu’elle eût un désir démesuré de continuer son gouvernement, auquel elle étoit portée par ambition particulière, non pour le bien de son service, ni que la nécessité publique le requît.

Elle le supplia pour ce sujet d’avoir agréable de prendre jour pour aller au parlement, où, après lui avoir justifié combien elle étoit éloignée de ces sentimens, elle désiroit se décharger du soin de ses affaires ; qu’il trouveroit que par le passé on n’avoit pu conduire les choses plus heureusement, et qu’ayant fait tout ce qu’elle avoit dû pour lui assurer la couronne, il étoit bien raisonnable qu’il prît cette peine pour lui de procurer son repos ; qu’il lui fâchoit, après tant de glorieuses preuves qu’elle avoit données de sa passion au bien de cet État, de se voir en peine de défendre ses intentions contre des calomnies secrètes.

Comme elle n’avoit rien à craindre de son naturel, aussi voyoit-elle qu’elle avoit juste sujet de se défier de son âge ; qu’elle prévoyoit que, si on avoit eu l’audace de l’attaquer en un lieu si saint, il pourroit avec le temps être emporté par force, et se laisser vaincre à la violence de leurs poursuites ;

Qu’elle jugeoit bien que, quand l’on est parvenu par beaucoup de peines et de périls au comble d’une grande réputation, la prudence veut qu’on pense à une favorable retraite, de peur qu’on ne perde par la révolution des choses humaines ce qu’on a si chèrement acquis ;

Qu’elle savoit que les offices les plus mal reconnus sont ceux qu’on rend au public, et qu’un mauvais événement pouvoit ternir la gloire de ses actions passées.

Mais, quelque instance qu’elle pût faire, le Roi ne lui voulut jamais accorder de quitter le gouvernement de ses affaires. En quoi elle ne fut pas trompée, car elle ne le désiroit, ni ne craignoit que le Roi la prît au mot ; mais les raisons qu’elle lui avoit apportées lui sembloient être si recherchées, qu’il crut qu’elles lui avoient été plutôt insinuées qu’elle ne les avoit conçues en son esprit, et pour ce ne s’ouvrit pas avec elle des mécontentemens qu’il commençoit à recevoir du prodigieux élèvement du maréchal d’Ancre, ne jugeant pas qu’elle eût volonté d’y remédier, mais l’assura qu’il étoit très-satisfait de son administration, que personne ne lui parloit d’elle qu’en des termes convenables à sa dignité.

Le sieur de Luynes ne lui en dit pas moins, et accompagna ses paroles de gestes et de sermens, et de toutes autres circonstances qui peuvent servir à cacher un cœur double, et qui a une intention toute contraire à ce qu’il promet. Il ne put néanmoins si bien feindre, que la Reine, qui n’étoit pas inexperte en ces artifices, n’en aperçût quelque chose. Elle ne s’en douta pas tant qu’elle en prit dessein de le chasser d’auprès de la personne du Roi, ni si peu aussi qu’elle ne commençât à penser à quelque retraite honorable, si le Roi prenoit de lui-même quelque jour Ja résolution qu’il avoit refusé de prendre à sa requête. Et, pour ce qu’elle avoit commencé à gouverner ce royaume avec autorité souveraine en la minorité du Roi, ne désirant pas retourner à vivre sous la puissance d’autrui, elle fit traiter de la principauté de la Mirandole, et envoya exprès André Lumagne en Italie pour convenir du prix. Mais le roi d’Espagne traversa l’exécution de ce traité, et ne voulut plus que les Français remissent le pied, en quelque manière que ce fût, en un lieu d’où il les avoit chassés avec tant de peines, de périls et d’années.

M. de Bouillon, qui savoit bien se servir de tout à son avantage, essaya de profiter de l’absence de M. le prince, et convertit en artifices de prudence la disgrâce en laquelle, par fortune, se rencontroit alors M. de Villeroy : car jugeant que ledit sieur deVilleroy, pour, par l’appréhension de nouvelles brouilleries, se rendre nécessaire, favoriseroit toutes les demandes qu’il pourroit faire, pour peu raisonnables qu’elles fussent, et représenteroit que le refus qu’on lui en feroit seroit une infraction au traité de Loudun, ne fit point de difficulté de désirer de la Reine plusieurs choses frivoles et impertinentes, et qui, en vérité, étoient au-delà des choses qui avoient été accordées par ledit traité, mais que néanmoins il disoit être nécessaires, tant pour la sûreté de M. le prince que de ceux qui avoient été joints avec lui.

Entre autres choses, ils faisoient grande instance sur le réglement du conseil, lequel ils vouloient être réduit à un certain nombre de personnes choisies, le choix desquelles étoit très-difficile à faire, tant pour n’encourir l’envie de ceux qu’on rebutoit, que pour ce qu’ils eussent formé difficulté sur beaucoup de ceux qu’on eût retenus, s’ils n’eussent été de leur intelligence.

Cela mettoit la Reine bien en peine ; car le garde des sceaux du Vair étoit si nouveau dans les affaires qu’elle n’en étoit aucunement assistée, étant étonné en toutes rencontres, ne sachant se démêler d’aucune, et M. de Bouillon ayant tel ascendant sur son esprit qu’il en faisoit ce qu’il vouloit, de sorte qu’il se laissa aller jusque-là que de dire à la Reine, en présence dudit sieur de Bouillon, qu’elle n’étoit pas bien conseillée de prendre si peu de confiance qu’elle faisoit à lui et à M. de Mayenne ; ce que la Reine, qui sur-le-champ ne lui voulut rien répondre, lui reprocha par après, lui remontrant les sujets qu’elle avoit de se méfier d’eux, et que, quand bien cela ne seroit pas ainsi, il ne devoit pas lui en parler en leur présence.

Toutes ces choses faisoient désirer à la Reine d’autant plus ardemment la venue de M. le prince, qui étoit allé en Berri prendre possession du gouvernement, et avoit de sa part bonne volonté de se rendre à la cour, espérant d’y disposer de toutes choses dans le conseil ; mais les ducs de Bouillon et de Mayenne faisoient tous les offices qu’ils pouvoient auprès de lui pour retarder son partement ; ce qui fit que la Reine lui dépêcha plusieurs personnes l’une après l’autre, et lui aussi lui en dépêcha de même, chacun desquels se vantoit avoir le plus de créance auprès de lui. Et de fait, toutes les lettres qu’il écrivoit par eux étoient en une créance fort particulière, et la plupart contraires les unes aux autres : ce qui fit que, pour démêler ces fusées, la Reine me dépêcha vers lui, croyant que j’aurois assez de fidélité et d’adresse pour dissiper les nuages de la défiance que les mauvais esprits lui donnoient d’elle contre la vérité : ce qui me réussit, non sans peine, assez heureusement, l’ayant en peu de temps rendu capable de l’avantage que la Reine recevroit de sa présence, de l’affermissement qu’elle donneroit à la paix, de l’autorité qu’elle apporteroit aux résolutions du conseil, de l’espérance qu’elle ôteroit aux brouillons de voir leurs mauvaises volontés appuyées, et du repos qu’elle donneroit à l’esprit de Sa Majesté, qui ne pouvoit plus davantage supporter les soins et les craintes perpétuelles où ces divisions passées l’avoient tenue si long-temps ; pour toutes lesquelles raisons il ne pouvoit raisonnablement douter qu’elle n’eût sa présence très-agréable, et lui donnât toutes les satisfactions qu’elle pourroit pour le retenir auprès du Roi, en la dignité et au crédit que sa qualité et son affection au service de Sa Majesté lui faisoient mériter ; outre que je lui donnai assurance, de la part de la maréchale, qu’elle emploieroit ce que son mari et elle auroient de pouvoir auprès d’elle, pour le maintenir en l’honneur de ses bonnes grâces, et que, si jusqu’ici ils l’avoient fait, comme il en pouvoit lui-même être bon témoin, ils n’y manqueroient pas à l’avenir, après s’y être obligés par une solennelle promesse.

On lui avoit donné jalousie du baron de La Châtre, qui étoit à Bourges, lequel on lui mandoit y avoir été envoyé pour épier ses actions, et de ce qu’on ne lui faisoit point encore de raison de ce qui s’étoit passé à Poitiers, ces deux choses témoignant assez le peu de sincérité avec laquelle on désiroit son retour, quoiqu’on fît semblant du contraire.

J’en donnai avis à la Reine, qui fit venir incontinent le baron de La Châtre à Paris, auquel elle donna 60,000 livres et le brevet de maréchal de France pour sa démission du gouvernement de Berri, qui, par ce moyen, demeureroit sans dispute à M. le prince, et dépêcha à Poitiers le maréchal de Brissac pour y faire exécuter ce qui avoit été promis par le traité de Loudun. Il approuva aussi le changement des ministres, et l’élection de Mangot et de Barbin, insistant seulement que l’on contentât M. de Villeroy s’il avoit intérêt en la charge du sieur de Puisieux. Il promit de sa part que, la Reine lui faisant l’honneur d’avoir confiance en lui, il ne communiquerait rien de ses conseils secrets qu’à qui elle voudroit en être communiqué, et trouva bon aussi que, si on vouloit, on se servît de son nom pour avancer ou retarder le réglement du conseil qui étoit poursuivi par les princes.

Ce voyage, que la Reine me fit faire au déçu de messieurs de Mayenne et de Bouillon, les mit en si grande jalousie qu’ils dépêchèrent incontinent vers M. le prince, pour savoir ce que j’avois traité avec lui et le détourner de venir en cour : mais ce fut en vain. Le maréchal de Bouillon m’ayant, soudain après mon retour, enquis si je n’avois pas trouvé M. le prince tout disposé au service de Leurs Majestés, je lui répondis que non-seulement il protestoit de leur demeurer inviolablement obéissant, mais, en outre, qu’il leur donnoit la même assurance pour M. de Mayenne et pour lui, afin de lui donner sujet de désirer aussi son retour, le croyant en bonne intelligence avec eux.

Mais il y avoit un sujet particulier et bien important, qui, outre les raisons générales, les empêchoit de pouvoir avoir agréable qu’il revînt sitôt. C’étoit un dessein qu’ils avoient formé de se défaire du maréchal d’Ancre, dont ils craignoient que la langue ou la timidité de M. le prince, s’il étoit présent, les pût empêcher.

Peu après leur arrivée à Paris, le maréchal d’Ancre, se fondant sur l’ancienne mésintelligence de ces deux ducs avec les ducs d’Epernon et de Bellegarde, qui faisoient un parti contraire à eux, leur proposa de les ruiner tout-à-fait. Mais eux, qui n’avoient pas tant d’aversion des deux qu’ils en avoient de lui, étranger, homme de peu, élevé sans mérite en cette grande fortune à laquelle ils portoient envie, et auquel ils attribuoient tous les mauvais contentemens qu’ils avoient ci-devant reçus à la cour, et pour lesquels ils avoient pris les armes, prirent, de ce dessein, occasion de faire une entreprise toute nouvelle, et, au lieu d’entendre à la ruine de ces deux-là, entreprendre la sienne, et délivrer le royaume de sa personne.

Ils en firent part à M. de Guise, qui entra dans ce dessein, y étant induit par le sieur du Perron, frère du cardinal, qui étoit de long-temps affectionné aux ducs d’Epernon et de Bellegarde, et parce que de soi-même il n’aimoit pas le maréchal, qui lui avoit semblé ne tenir pas de lui le compte qu’il devoit. Lors ils commencèrent à rallier tous les ennemis du maréchal d’Ancre, non dans la cour seulement, mais dans le parlement et dans le peuple même qui l’avoient en horreur.

Il les aidoit par ses imprudences à se fortifier, ne se retenant en aucune de ses passions, quoi qu’il lui en pût arriver.

Durant la conférence de Loudun, ayant été fait à Paris une expresse défense à ceux qui gardoient les portes de laisser passer aucun sans passeport, un cordonnier picard, sergent du quartier de la rue de la Harpe, l’arrêta le samedi de Pâques à la porte de Bussy, dans son carrosse, refusant de le laisser sortir s’il ne montroit son passeport, à faute de quoi il le contraindroit de rebrousser chemin. En ce contrast il se passa plusieurs choses et se dit plusieurs paroles, qu’un seigneur français, né en un climat plus benin, eût oubliées, mais qui tenoient à cœur au maréchal, qui, s’en voulant venger, remit à le faire quand le Roi seroit de retour à Paris, auquel temps il y auroit plus de sûreté pour lui. Pour cet effet il commanda à un de ses écuyers d’épier l’occasion de rencontrer ce cordonnier hors des murailles de la ville, pour le châtier de l’affront qu’il estimoit avoir reçu de lui. Il le rencontre, le 19 de juin, au faubourg Saint-Germain, et le fait battre si outrageusement par deux valets qu’il avoit avec lui, qu’il le laissa pour mort.

Cette action renouvela la mémoire de celle de Riberpré, qu’il avoit voulu faire assassiner l’année de devant, et celle du sergent-major Prouville, qu’il avoit fait tuer à Amiens ; de sorte qu’elle fut poursuivie avec tant de chaleur qu’il n’osa l’avouer, et ses valets, par arrêt de la cour, furent pendus le 2 de juillet, devant la maison du picard, et son écuyer se garantit par sa fuite. Mais ces punitions, au lieu d’apaiser la haine du peuple, ne faisoient que l’animer davantage contre lui, qu’il eût voulu être perdu avec les siens.

En même temps M. de Longueville, qui étoit mécontent en sa maison de Trie, s’imaginant que tandis qu’il demeureroit chez lui on n’avanceroit rien en ses affaires, se résolut d’aller en Picardie et y faire quelque remuement. Il en donne avis à messieurs de Mayenne et de Bouillon, qui agréent son voyage comme faisant à leur dessein contre ledit maréchal, et lui offrent leur assistance et celle de M. de Guise. Il part, il va à Abbeville, il y est reçu avec grande démonstration d’amitié par les habitans.

M. le prince cependant s’achemine à la cour. Passant à Vilbon, chez M. de Sully, il apprend quelque chose de la conspiration qui se tramoit contre le maréchal d’Ancre, et ne voulant ni offenser la Reine et rentrer en nouvelle brouillerie, ni abandonner les princes, il fut sur le point de prendre quelque prétexte pour s’en retourner et remettre son arrivée à quelque temps de là ; mais la crainte qu’il eut de donner soupçon à la Reine fit qu’enfin il passa outre, et arriva à Paris le 20 de juillet, allant droit descendre au Louvre, où il reçut de Leurs Majestés toute la bonne chère qu’il eût su désirer ; mais les Parisiens témoignèrent de sa venue plus de contentement qu’on n’eût voulu et qu’il n’eût été à propos pour lui-même.

Le lendemain de sa venue, Barbin parlant au marquis de Cœuvres combien il seroit à désirer que M. le prince et M. de Bouillon fussent en bonne intelligence avec la Reine et en un ferme désir de servir l’État, oubliant tous les mécontentemens et prétextes passés, il lui dit que de M. le prince on ne pouvoit douter qu’il n’eût une intention véritable de complaire, puisqu’il étoit venu, et que c’étoit une chose certaine qu’il n’y avoit qualité, puissance, ni crédit qui pût garantir un homme qui entroit dans le Louvre de faire ce qu’il plairoit à Leurs Majestés, et d’être absolument soumis à tout ce qu’elles commanderoient.

Quant à M. de Bouillon, il lui étoit aisé de recevoir satisfaction, et tout tel traitement qu’il lui plairoit, pourvu qu’il cessât de vouloir, par un conseil nouveau dont il poursuivoit l’établissement, contrecarrer l’autorité du Roi, et qu’il lui feroit plaisir de lui représenter ce qu’il lui en disoit.

Le marquis de Cœuvres, qui étoit tout à ce parti-là, ne manqua pas de le lui redire, et non-seulement ce qui le regardoit en son particulier, mais encore ce qui touchoit à M. le prince. Il fit peu de réflexion sur ce qui le regardoit, pour ce qu’il étoit dans le dessein de se défaire du maréchal d’Ancre, ce qui eût changé la face des affaires ; mais il fut étonné de la hardiesse de la parole qu’il avoit avancée sur le sujet de M. le prince, et cela lui fit croire plus facilement qu’elle avoit été dite plutôt par inconsidération que par aucune intention qu’on eût de lui faire mal.

M. le prince aussi n’en conçut aucune crainte, pour ce qu’il se tenoit assuré du maréchal et de sa femme, qui, dès incontinent après la paix de Loudun, lui avoient témoigné se vouloir lier avec lui d’une étroite intelligence, qu’ils avoient toujours recherchée auparavant, ainsi que l’on peut voir par le cours de cette histoire, s’étant portés, autant qu’ils avoient pu, à toutes les choses qui étoient de son contentement.

Le maréchal et sa femme l’avoient vu si puissant en ces mouvemens passés, qu’ils croyoient que, l’ayant pour ami, il ne leur pouvoit mésavenir ; et M. le prince, qui savoit que leur entremise auprès de la Reine lui étoit avantageuse, feignit de les recevoir entre ses bras, et agréer leur bonne volonté : ce dont ils étoient si transportés d’aise, que non-seulement ils tenoient peu de compte de messieurs de Guise et d’Epernon, avec lesquels, durant cette dernière guerre, il avoient contracté amitié, mais ils les abandonnèrent entièrement, et tous ceux qui avec eux avoient servi le Roi en cette dernière occasion. En quoi ils agissoient en favoris aveugles, que la fortune plutôt que le mérite avoit élevés, lesquels, se voyant en un degré si inespéré et disproportionné à ce qu’ils valent, sont si éperdus et hors d’eux-mêmes, qu’ils ne voient pas les choses les plus visibles et palpables qui sont à l’entour d’eux.

Car, premièrement, ils ruinoient le service de Leurs Majestés, qui étoit néanmoins le fondement de toute leur subsistance ; d’autant que, un chacun voyant qu’on n’avoit aucun gré, honneur, ni récompense d’avoir servi le Roi, mais, au contraire, que ceux qui avoient desservi étoient caressés et gratifiés, l’offense du mauvais traitement que l’on recevoit, augmentée par l’exemple du bon traitement des autres, faisoit perdre la fidélité à ceux que l’intérêt ni l’espérance des biens n’avoient pu jusques alors faire éloigner de leur devoir ; joint que les plus prudens ne vouloient plus encourir pour néant la mauvaise grâce de ces princes, lesquels étoient pleins de ressentimens contre ceux qui n’avoient pas été de leur parti, et du côté du Roi on n’avoit point de soin de ceux qui avoient servi.

En second lieu, ils n’étoient pas bien avisés de croire que M. le prince les pût aimer, sinon en tant que ses affaires et les occasions, qui en la cour changent tous les jours, le pourroient requérir, et de ne pas considérer que cette liaison si étroite feroit qu’ils l’auroient continuellement sur leurs épaules en toutes les choses qu’il auroit, pour lui et pour les siens, à demander à la Reine, quelque impertinentes qu’elles fussent ; et qu’outre que ces demandes leur pourroient quelquefois causer quelque refroidissement de la Reine, qui s’en sentiroit importunée, comme ils avoient déjà avec grand péril expérimenté, quand ils lui auroient aujourd’hui obtenu une chose, il leur en demanderoit demain une autre ; et, quelque service qu’ils lui eussent rendu auparavant, s’ils manquoient une seule fois à faire ce qu’il désireroit, tout seroit oublié, et ils l’auroient pour ennemi, comme ils l’avoient déjà éprouvé ès affaires du Château Trompette et de Péronne, où, n’ayant pu surmonter l’opposition des ministres en l’esprit de la Reine, M. le prince s’étoit déclaré leur ennemi, nonobstant tous les bons offices qu’il avoit reçus d’eux ; outre que la posture en laquelle ils étoient d’étrangers et favoris de la Reine, noms qui sont d’ordinaire l’objet de la haine des peuples, les rendoit à M. le prince le plus spécieux et presque l’unique prétexte de prendre les armes contre l’autorité du Roi, sous couleur de la vouloir maintenir.

Mais, soit qu’ils eussent peu de jugement, qu’ils fussent prévenus, ou que leur mauvaise fortune les entraînât dans la ruine, ils ne s’aperçurent point de leur faute ; et au lieu de demeurer entre M. le prince et l’autre parti, l’obligeant en choses justes sans desservir les autres, et demeurant par leur faveur comme le lien de tous les deux sans prendre parti et se joindre ni à l’un ni à l’autre, ils se donnèrent à M. le prince, qui ne se donna pas à eux, et perdirent les autres, qui, pour leur foiblesse, ayant besoin d’eux, s’y désiroient plus fidèlement tenir unis. Ils allèrent même jusques à cet excès vers M. le prince, qu’ils crurent tellement qu’il leur suffisoit de l’avoir pour ami, qu’ils méprisoient même ceux qui étoient de son parti, et dédaignoient de les entretenir ; dont le duc de Bouillon ne se put tenir de se plaindre à Barbin, qui, étant homme de bon jugement, leur en dit son avis, mais en vain.

Cependant M. le prince avoit tout à souhait : il partageoit l’autorité que la Reine, sous le bon plaisir du Roi son fils, avoit aux affaires, et quasi l’en dépouilloit pour s’en revêtir. Le Louvre étoit une solitude, sa maison étoit le Louvre ancien ; on ne pouvoit approcher de la porte pour la multitude du monde qui y abordoit. Tous ceux qui avoient des affaires s’adressoient à lui ; il n’entroit jamais au conseil que les mains pleines de requêtes et mémoires qu’on lui présentoit, et qu’il faisoit expédier à sa volonté : tant il avoit ou peu tenu de compte, ou peu conservé de mémoire de l’avertissement que je lui avois donné, d’user de modération en la part que la Reine, par sa facilité, lui avoit donnée au gouvernement.

Aussi étoit-il très-content de sa condition, et, quelque ambition qu’il eût, il avoit sujet de l’être. Mais messieurs de Mayenne et de Bouillon ne l’étoient pas, d’autant qu’ils vouloient avoir part aux avantages qu’il recueilloit seul, et étoient fâchés de voir que tout le profit des mouvemens derniers fût arrêté en sa seule personne. Cela faisoit que, mécontens de l’état présent, ils lui faisoient tous les jours des propositions nouvelles de choses qu’ils le pressoient de demander à la Reine, comme étant nécessaires pour l’observation du dernier traité ; mais, quand ils virent qu’on ne leur refusoit rien de ce qui pouvoit avoir quelque apparence de leur avoir été promis, ils s’arrêtèrent à une demande qu’ils crurent la plus difficile : c’étoit la réformation du conseil.

Cette affaire tenoit la Reine en perplexité ; le choix de ceux qui devoient être du conseil étoit difficile, et n’étoit pas plus aisé de le faire de personnes qui fussent agréables à tous, que de personnes en qui le Roi dût avoir une entière confiance, outre qu’il en falloit rejeter un grand nombre qu’il étoit fâcheux d’offenser par ce rebut. Barbin ouvrit un expédient qui ne fut pas trouvé mal à propos, et dont la Reine se trouva bien, qui fut de remettre à ces messieurs d’en faire le choix eux-mêmes, et que la Reine agréeroit ceux qu’ils éliroient ; car par ce moyen ils se chargeroient de l’envie, chacun jugeant bien que Leurs Majestés auroient été violentées en cette occasion.

M. le prince et M. de Mayenne étant assemblés chez M. de Bouillon, pour attendre la résolution de la Reine sur ce sujet, Barbin même la leur porta, dont ils furent si étonnés qu’ils commencèrent à se regarder l’un l’autre. M. le prince, selon la promptitude ordinaire de son naturel, se leva de sa chaise, et se prenant à rire, et se frottant les mains, s’adressa à M. de Bouillon, et lui dit : « Il n’y a plus rien à dire à cela, nous avons sujet d’être contens ; » par où il paroissoit bien que c’avoit été à son instigation qu’on avoit fait cette poursuite. M. de Bouillon, se grattant la tête, ne répondit un seul mot ; mais Barbin étant sorti, il dit à ces messieurs qui étoient assemblés, qu’il voyoit bien que cet homme-là leur donneroit trente en trois cartes, et prendroit trente et un pour lui, c’est-à-dire qu’il feroit, par son artifice, qu’ils auroient toutes les apparences de contentement, et qu’il en garderoit la réalité pour lui-même. Cela leur faisoit d’autant plus presser l’exécution de leur dessein contre le maréchal d’Ancre, auquel M. le prince, quelque promesse d’amitié qu’il eût faite au maréchal, se joignit, bien que froidement et quasi contre sa volonté ; mais la crainte de perdre ces messieurs pour amis prévalut à toute autre considération.

Pour arrêter les moyens qu’il falloit tenir pour cela, ils résolurent de s’assembler, et choisirent la nuit pour le pouvoir faire plus secrètement, bien que ces assemblées nocturnes ne laissèrent pas d’être remarquées et soupçonnées ; mais l’arrivée à la cour de milord Hay, ambassadeur extraordinaire d’Angleterre, leur vint tout à propos ; car, sous ombre de lui faire des festins, ils s’assembloient et traitoient de cette affaire.

M. le prince, les ducs de Guise, de Mayenne et de Bouillon, étoient ceux qui en avoient le principal soin. Le duc de Nevers en avoit une générale connoissance, car ils n’osèrent pas la lui ôter tout-à-fait ; mais ils ne lui faisoient pas néanmoins part des conseils secrets, d’autant qu’ils avoient peur qu’il les découvrît, sous espérance d’être assisté plus fortement de l’autorité de la Reine, pour faire réussir son affaire de l’institution des chevaliers du Saint-Sépulcre, par laquelle il se promettoit de se faire empereur de tout le Levant.

Il vouloit démembrer de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem celui du Saint-Sépulcre, s’en faire grand-maître, et espéroit, en se faisant aider de quelques intelligences qu’il avoit en Grèce, et de l’affection que tous les Grecs lui portoient, pour ce qu’il disoit être descendu d’une fille des Paléologues, mettre un nombre assez suffisant de vaisseaux sur mer pour s’emparer de quelques places fortes dans le Péloponèse, et les défendre assez long-temps pour attendre le secours des chrétiens, et pousser avec leur faveur ses progrès plus avant.

Bien que cette entreprise fût mal fondée et sans apparence à ceux qui étoient tant soit peu versés en la connoissance des affaires du Levant, néanmoins, comme les choses les moins raisonnables réussissent quelquefois, et que le peu d’attention qu’on a souvent dans le conseil des grands rois à une affaire particulière, pour la multitude des autres qui tiennent les esprits occupés, le grand-maître de Malte eut crainte qu’il obtînt du Roi ce qu’il désiroit, et envoya une ambassade solennelle en France pour remontrer au Roi l’injustice de cette demande.

Il représenta à Sa Majesté que cet ordre étoit depuis cent vingt ans annexé au leur ; que, si Sa Majesté favorisoit en cela le duc de Nevers, les ordres militaires d’Espagne et d’Italie renouvelleroient leurs poursuites anciennes, pour leur ôter semblablement les biens du Saint-Sépulcre qu’ils possèdent en leurs terres ; que, bien que l’offre que faisoit le duc de Nevers fût sincère, ce qu’il ne croyoit pas néanmoins qui fût à l’avenir, qu’il se contentât du seul titre de sa grande-maîtrise dudit ordre, sans rien prétendre aux biens qui en sont unis à Saint-Jean de Jérusalem, cela n’étoit pas raisonnable, vu qu’elle fait partie de la dignité de leur grand-maître, à la conservation de laquelle Sa Majesté a intérêt, vu que des sept langues qui composent le corps de l’ordre de Malte, trois sont françaises, et la plupart des grands-maîtres sont de leur nation ; et que non-seulement le grand-maître en recevroit diminution en sa dignité, mais tout l’ordre y seroit intéressé, en ce que la noblesse française ayant un grand-maître dans le royaume, auquel elle se pourroit engager de vœu, même sans exercice de la guerre, aimeroit mieux prendre cette condition que d’aller à Malte avec tant de difficulté et de dépense ; dont ils voient l’expérience en l’ordre Teutonique, qui avoit ruiné la langue allemande, autrefois la plus belle des sept ; joint qu’il ne seroit peut-être pas expédient au service du Roi qu’un prince, son sujet, eût un si grand moyen de lier avec lui et s’obliger un grand nombre de noblesse, laquelle considération a fait que les rois d’Espagne, qui sont savans en matière de gouvernement, ont réuni à leur couronne toutes les grandes-maîtrises qu’ils ont dans leurs États.

Sa Majesté donna de bonnes paroles à l’ambassadeur, et lui promit de ne point préjudicier à leur ordre, ains au contraire de commander à son ambassadeur à Rome de leur faire tous bons offices sur ce sujet auprès de Sa Sainteté.

En ce temps-là arrivèrent au Roi les nouvelles de la prise de Péronne, que M. de Longueville enleva au maréchal d’Ancre sur un faux donné à entendre que ledit maréchal y vouloit mettre garnison, ce qui émut ce peuple de telle sorte qu’ils résolurent d’envoyer au Roi pour supplier Sa Majesté de leur vouloir entretenir ce que le feu Roi son père leur avoit accordé, lorsque, du temps de la ligue, ils se remirent en son obéissance, qu’ils n’auroient point de gouverneur étranger. Tandis qu’ils envoyèrent à Sa Majesté pour cela, M. de Longueville paroissant aux portes, elles lui furent ouvertes, et peu de temps après, ceux qui étoient dans le château de la part du maréchal d’Ancre le remirent en la puissance du duc.

Cette nouvelle affligea la Reine tout ce qui se pouvoit, pour ce qu’elle vit bien que les princes ne donnoient point de bornes à leur mauvaise volonté, que la douceur dont elle avoit usé jusques alors étoit inutile, qu’ils en abusoient, qu’ils tiroient avantage d’avoir profité de leurs brouilleries passées, que l’espérance qu’elle avoit eue que sa patience les ramèneroit à la raison, et que le bon traitement qu’ils recevoient les gagneroit, étoit vaine, et qu’enfin elle seroit contrainte de repousser leurs mauvais desseins par la force des armes, dont la pensée seule lui faisoit horreur.

M. le prince ayant eu avis de cette affaire avant la Reine, d’autant qu’elle ne s’étoit pas faite sans son consentement, s’en alla à l’heure même en une terre qu’il avoit achetée auprès de Melun, soit afin que son absence retardât le conseil que l’on avoit à prendre en cet accident, et en fît le remède plus difficile, soit afin de laisser évaporer le premier feu de la colère que la Reine en avoit, et ne laisser lui-même échapper aucune parole qui pût donner soupçon qu’il eût part en cette action ; mais la Reine ayant dépêché vers lui en diligence pour le convier de venir, il ne s’en put excuser. Toutefois il ne laissa pas en venant de faire une nouvelle faute ; car, quelqu’un des siens l’étant venu avertir que M. de Bouillon l’attendoit chez M. de Mayenne, il passa par là avant que d’aller au Louvre, quoique les plus sages lui conseillassent d’aller vers la Reine auparavant.

Les siens parloient si insolemment de cette affaire, qu’ils témoignoient assez y avoir eu part. La Reine crut que, selon la maxime commune, ceux qui ont fait les fautes étant les plus propres à les réparer, il étoit bon d’envoyer à M. de Longueville M. de Bouillon, qui étoit l’oracle du parti, pour lui faire reconnoître l’offense qu’il avoit commise, et l’obliger à satisfaire à Sa Majesté en remettant la chose en son entier. Il sembla partir si peu volontiers et avec si peu d’espérance de son voyage, que, quoique Leurs Majestés lui dissent, quand il prit congé d’elles, des paroles qui pouvoient gagner un autre cœur que le sien, ceux qui le connoissoient ne crurent pas en devoir attendre aucun fruit, et ne furent pas trompés en leur opinion. Car le duc de Mayenne y ayant, par son avis, envoyé, tambour battant et enseignes déployées, des gens de guerre des garnisons de Soissons, Noyon et Chauny, il y mena aussi des capitaines et des ingénieurs pour défendre la place, qui étoit une action bien éloignée de la charge qu’il avoit prise de la remettre en l’obéissance du Roi. Ce qui contraignit enfin la Reine d’y envoyer le comte d’Auvergne, avec une partie du régiment des Gardes et quelques compagnies de cavalerie, pour investir cette place.

On savoit bien que ce n’étoit pas des forces suffisantes pour la prendre, mais on le faisoit à dessein, premièrement de reconnoître si les princes avoient résolu de faire la guerre, puis de leur faire paroître que le Roi étoit délibéré de s’y opposer avec plus de vigueur que par le passé, comme aussi de leur ôter le sujet d’être à Paris en alarme du Roi, lequel, par ce moyen, étoit destitué d’une bonne partie des forces dont il avoit accoutumé d’être accompagné, et de leur donner lieu de faire éclore plutôt leurs mauvais desseins, s’ils en avoient, contre lesquels Sa Majesté s’étoit sous main préparée sans qu’ils s’en donnassent de garde, d’autant qu’ils l’avoient en mépris par la foiblesse qu’ils avoient éprouvée en ses conseils jusqu’alors.

La Reine, ayant reconnu ès mouvemens passés qu’en matière de soulèvement de peuples, les bruits les plus faux sont bien souvent plus vraisemblables que les véritables, et paticulièrement que ce qui se dit en faveur des séditieux est plus facilement cru que la vérité qui est rapportée en faveur du prince, vouloit patienter jusqu’à l’extrémité, pour ne leur donner aucun jour à publier, avec la moindre apparence du monde, qu’ils eussent été obligés, pour leur défense, à prendre les armes contre le Roi.

Si cela portoit d’un côté quelque préjudice à l’opinion qu’on devoit avoir de la puissance royale, qui en étoit moins estimée, de sorte que plusieurs parloient mal des affaires du Roi et en désespéroient, cela lui apportoit d’autre part un avantage bien plus considérable, qui étoit que les princes prenoient une telle assurance en leurs forces, qu’ils ne pensoient plus à sortir de la cour, et croyoient pouvoir exécuter tout ce qu’ils voudroient entreprendre contre Sa Majesté, ne sachant pas ni que sous main elle eût mis ordre à la sûreté de ses affaires, ni que ceux-là mêmes d’entre eux à qui ils se fioient le plus jouoient à la fausse compagnie, et l’avertissoient d’heure à autre de tout ce qu’ils faisoient.

La Reine, voyant cette grande cabale des princes, qui étonnoit tout le monde, voulut prendre cette occasion de reparler encore au Roi comme elle avoit fait auparavant, et dit à Barbin qu’elle voyoit les choses si désespérées, qu’elle croyoit qu’il seroit de son honneur d’en remettre entièrement la conduite entre les mains du Roi. Mais ledit Barbin lui fit toucher au doigt qu’elle ne devoit pas seulement penser à sortir volontairement des affaires, mais employer tout son soin à empêcher que le Roi en fût chassé avec force et infamie ; qu’elle étoit plus obligée à maintenir la succession de ses enfans qu’à chercher son repos ; que toute l’Europe l’accuseroit d’avoir manqué de naturel et de courage, quittant le gouvernement en un temps où on prévoyoit une si grande tempête.

Ces considérations la persuadèrent, mais à condition qu’elle en parleroit encore une fois au Roi ; ce qu’elle fit en présence des sieurs Barbin, Mangot et de Luynes, où elle le conjura de reprendre en main la conduite de ses affaires ; qu’il étoit déjà grand, et pourvu des qualités nécessaires pour régner heureusement ; qu’il avoit un conseil composé de personnes portées avec passion à l’affermissement de son autorité, ou, en cas qu’il désirât y apporter quelque changement, un État abondant en hommes ; que ce lui seroit une gloire immortelle si, à la sortie de son enfance, il s’occupoit à commander à des hommes, si, en l’âge où les autres suivent les plaisirs défendus, il s’abstenoit même de ceux qui sont honnêtes et permis pour faire valoir sa puissance, que Dieu lui avoit commise.

Luynes, en qui le Roi avoit déjà une entière confiance, la supplia de laisser une pensée si contraire au bien public et à la sûreté de son maître ; qu’elle avoit trop d’intérêt en la conservation de ces deux choses pour en abandonner le soin en une saison où rien n’empêchoit de faire mal, que le respect de son nom et la générosité de ses conseils.

Peut-être que les maux qui sembloient se préparer dans l’État lui faisoient croire la subsistance de la Reine nécessaire, principalement dans le peu d’expérience qu’il avoit des affaires ; peut-être aussi qu’il ne désiroit pas qu’elle s’éloignât de la sorte, parce qu’en demeurant près du Roi, elle auroit toujours plus d’autorité que son ambition et ses desseins ne pouvoient pas souffrir qu’elle eût.

À quelque fin qu’il lui parlât, elle se soumit à ce que le Roi désira d’elle par sa bouche, et lui dit qu’elle ne pouvoit dissimuler que, bien qu’il y eût beaucoup de peine au maniement des affaires, beaucoup d’ennemis à acquérir pour son service, rien ne l’avoit dégoûtée de cet emploi que la jalousie qu’on lui avoit voulu donner de son gouvernement, et les inventions dont on usoit pour lui rendre ses actions moins agréables ; mais que s’il vouloit qu’elle fît avec contentement ce qu’elle n’entreprenoit que par obéissance, elle désiroit à l’avenir partager avec lui les fonctions de la charge, en prendre la peine et lui en laisser la gloire, se charger des refus et lui donner l’honneur des grâces ; qu’elle le prioit, à cette fin, de disposer de son mouvement des charges qui viendroient à vaquer, et d’en gratifier les personnes dont la fidélité et l’affection lui étoient connues ; que si, entre autres, il vouloit récompenser les soins que M. de Luynes apportoit auprès de lui par de nouveaux bienfaits, il n’avoit qu’à commander, et ce avec d’autant plus de liberté que la franchise dont il useroit lui seroit une preuve qu’il avoit satisfaction de sa conduite ; que, quelque opinion qu’on lui veuille donner de ses déportemens, elle ne manquera jamais à ce que doit une reine à ses sujets, une sujette à son roi, et une mère au bien de ses enfans.

Luynes, faisant semblant de croire ses paroles au Roi pleines de sincérité, vint en particulier lui en faHre des remercîmens, avec des protestations de vouloir dépendre absolument de ses volontés ; ou, s’il les crut, les faveurs qu’il venoit de recevoir ne le rendirent pas meilleur, mais bien celle qui les avoit faites moins prévoyante. Au lieu de veiller sur ses actions elle se fia sur ses promesses, elle crut l’avoir gagné par bonté au lieu de l’éloigner par prudence. En un mot, elle pensa l’avoir attaché par l’intérêt à son devoir, l’avoir rendu homme de bien par la maxime des méchans ; mais elle n’eut pas le loisir de vieillir en cette créance, comme nous verrons ci-après.

Pour revenir aux princes, ils n’étoient pas d’accord en leurs opinions dans les assemblées qu’ils faisoient de nuit contre Sa Majesté ; car, selon que les uns et les autres étoient plus ou moins violens en leurs passions, et avoient plus ou moins perdu la crainte de Dieu et le respect dû à la majesté royale, les propositions qu’ils faisoient étoient différentes.

Les uns, qui étoient les plus modérés, étoient d’avis que l’on se saisît de la personne du maréchal d’Ancre pour le livrer au parlement, auquel on présenteroit requête pour lui faire faire son procès.

Les autres passoient plus avant, et, se défiant que quelque aversion que le parlement eût de lui, le Roi y seroit le plus fort et le retireroit de leurs mains, vouloient qu’étant pris on l’enlevât de Paris, et qu’on le mît en garde en quelqu’une de leurs maisons fortes, ou des places dont ils étoient gouverneurs. Mais il y en eut qui allèrent jusque-là d’opiner qu’il n’en falloit point faire à deux fois, qu’un homme mort ne pouvoit plus leur nuire, et qu’il étoit plus sûr de s’en défaire tout d’un coup.

Cela se traitoit entre eux, nonobstant l’assurance que M. le prince lui donnoit de le défendre contre tous des entreprises que l’on pourroit avoir contre sa personne : en quoi se voit le peu de foi qu’on doit avoir à ceux qui ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, mais esclaves de leur ambition. Il avoit néanmoins raison de lui avoir promis, car il l’en garantit par foiblesse et par crainte d’exécuter ce qu’il vouloit et avoit résolu.

Un jour qu’il fit un festin solennel à l’ambassadeur extraordinaire d’Angleterre, le maréchal d’Ancre ne se doutant de rien le vint visiter ; tous ces princes y étoient, et en si grande compagnie, qu’ils se pouvoient rendre maîtres de sa personne pour en faire ce que bon leur sembleroit. Ils en pressèrent M. le prince, lui réprésentant que l’occasion ne s’offriroit pas toujours si belle ; mais ils ne l’y surent jamais faire résoudre, et il remit la partie à une autre fois.

Barbin, qui avoit lors crédit dans l’esprit de la Reine, voyant cette grande liaison de tous les princes, qui étoit si publique qu’on ne s’en cachoit plus, conseilla à la Reine d’essayer à retirer M. de Guise d’avec eux, et le conserver au service du Roi, duquel il croyoit avoir sujet de mécontentement par l’abandon que le maréchal avoit fait de son amitié pour rechercher celle de M. le prince.

Il l’alla trouver de sa part, lui dit que Sa Majesté se ressouvenoit des services qu’il lui avoit rendus en l’occasion dernière ; que si elle oublioit les desservices de ceux qui s’étoient dévoyés du droit chemin pour le bien de la paix, qu’elle vouloit conserver à quelque prix que ce fût, elle se souviendroit à jamais qu’il étoit quasi le seul des princes qui étoit demeuré dans le devoir ; qu’elle savoit qu’il avoit des différends pour divers sujets avec aucuns d’eux ; qu’elle le prioit de passer les choses le plus doucement qu’il pourroit, mais que s’il étoit question d’en venir à rupture, il fût assuré qu’elle ne l’abandonneroit point.

Le duc de Guise reçut cet office avec un grand témoignage de ressentiment, après avoir fait quelque plainte de ce que, les autres princes ayant pris les armes contre le Roi, on s’étoit servi de lui, et la paix faite on ne l’avoit plus regardé, et eux, au contraire, avoient toute autorité, et ayant différend avec lui pour les rangs, lui feroient un de ces jours une querelle d’Allemand, et lui joueroient un mauvais tour. Le lendemain il alla trouver la Reine, et lui fit mille protestations de sa fidélité envers et contre tous.

Cela ne le retira pas de la mauvaise volonté qu’il avoit contre le maréchal d’Ancre, ni peut-être de tout le mécontentement qu’il avoit de la Reine, à laquelle il ne pouvoit attribuer les actions du maréchal et de sa femme ; mais au moins lui fit-il perdre une partie de l’aigreur qu’il avoit.

Étant assemblé à quelques jours de là avec les conjurés, M. le prince proposa qu’il se falloit hâter de faire ce qu’ils avoient entrepris, et se chargea de l’exécuter lui-même ; mais il ajouta que, comme c’étoit une action qui auroit beaucoup de suites, il falloit penser plus avant, et prévoir à ce qu’ils feroient pour se défendre de la Reine, laquelle demeureroit si mortellement offensée qu’infailliblement elle se vengeroit d’eux, et le pourroit faire sans difficulté, ayant toute l’autorité royale en sa puissance, et ne manquant pas de serviteurs qui le lui conseilleroient et l’cnhardiroient s’il en étoit besoin ; que, quant à lui, il n’y voyoit qu’un remède, qui étoit de l’éloigner d’auprès du Roi quand ils auroient fait le coup. Tel eût bien été de son avis qui n’osa pas lâcher la parole comme lui ; d’autres trouvèrent la proposition étrange, et tous ne répondirent que du silence et du chapeau. Le duc de Guise seul prit la parole, et dit qu’il y avoit grande différence de se prendre au maréchal d’Ancre, homme de néant, l’opprobre et la haine de la France et la ruine des affaires du Roi, ou perdre le respect qu’on devoit à la Reine mère du Roi, et faire entreprise contre sa personne ; quant à lui, qu’il haïssoit le maréchal, mais qu’il étoit très-humble serviteur de Sa Majesté.

Cette réponse faisoit assez paroître que M. de Guise étoit serviteur de la Reine ; mais la haine qu’il témoigna avoir du maréchal fit que les autres ne se cachèrent pas de lui. M. le prince seulement s’en refroidit un peu, craignant que, quand ils se seroient défaits du maréchal, le duc de Guise en recueillît seul tout l’avantage et le profit, et entrât seul dans la confiance de la Reine, dans l’aversion et haine de laquelle ils demeureroient tous. Il ne laissa pas de poursuivre néanmoins, et l’audace de lui et des siens croissoit de jour en jour ; de sorte que la Reine recevoit souvent des paroles trop hardies de ceux de son parti, jusqu’à lui oser dire de sa part une fois qu’elle avoit fait bon visage à quelques seigneurs de la cour, qu’il ne trouvoit pas bon qu’elle lui débauchât ses amis ; et une autre fois il lui manda, sur le sujet de M. de Guise, qu’il vouloit bien qu’elle sût que lui et ses frères étoient si étroitement liés à lui, qu’il n’étoit pas en sa puissance de les en séparer.

Mais, si les serviteurs de M. le prince lui parloient si insolemment, il y en avoit assez d’autres, de ceux auxquels il se fioit le plus, qui lui venoient donner avis de tout ce qui se passoit ; et, entre les autres, messieurs l’archevêque de Bourges et de Guise l’en faisoient avertir très-soigneusement, et ce à heures particulières et de nuit, afin de n’être point reconnus. Enfin, ils commencèrent à dire à la Reine qu’ils jugeoient les affaires en tel point et en tel péril pour le Roi, qu’ils ne croyoient plus qu’il fût possible d’y donner remède.

M. de Sully demanda audience à la Reine pour lui parler seul d’affaires qu’il disoit importer à la vie de Leurs Majestés. Elle avoit pris médecine ; mais, sur un sujet si important, elle ne jugea pas devoir différer à le voir : le Roi s’y trouva par hasard ; les sieurs Mangot et Barbin y furent aussi. Lors il fit un long discours des mauvais desseins que ces princes avoient, et du mal inévitable qu’il en prévoyoit pour le Roi. Les sieurs Mangot et Barbin lui dirent que ce n’étoit pas assez, mais qu’il étoit besoin qu’il dît les remèdes plus propres à y apporter ; à quoi il ne fit autre réponse, sinon que le hasard étoit grand, et qu’infailliblement on en verroit bientôt de funestes effets. S’étant retiré du cabinet, il y remit une jambe avec la moitié de son corps, disant ces mêmes paroles : « Sire, et vous, Madame, je supplie vos Majestés de penser à ce que je vous viens de dire ; j’en décharge ma conscience. Plût à Dieu que vous fussiez au milieu de douze cents chevaux, je n’y vois autre remède ; » puis s’en alla.

La Reine, qui ne vouloit venir qu’à l’extrémité aux derniers remèdes, après avoir jeté plusieurs larmes de s’y voir quasi contrainte, voulut encore auparavant essayer un remède de douceur, par lequel elle fit voir à tous les peuples le désir qu’elle avoit que les affaires pussent souffrir une conduite bénigne, et à tous les princes qu’ils n’en étoient pas encore où ils pensoient, et que la plupart de ceux qui leur promettoient étoient en leurs cœurs serviteurs du Roi, et les abandonneroient quand ce viendroit au point d’exécuter l’entreprise qu’ils avoient faite.

Elle parla à tous les seigneurs de la cour l’un après l’autre, et leur fit voir le procédé qu’elle avoit tenu dans son gouvernement jusques alors, combien elle avoit relâché de l’autorité du Roi pour maintenir les choses en paix, le mésusage que de mauvais esprits en avoient fait. Il n’y en eut quasi un seul de tous ceux à qui elle parla qui ne revînt de bon cœur à vouloir servir le Roi, et ne l’assurât de sa fidélité envers et contre tous.

Ces choses qui étoient publiques ne pouvoient pas être célées à M. le prince et aux siens ; mais les choses en étoient venues si avant, et ils croyoient leur parti si fort, qu’ils ne désistèrent point pour cela, et la résolution et le courage que la Reine montra ne leur fit point de peur.

Comme néanmoins la difficulté des entreprises paroît plus grande quand on est sur le point de les exécuter, qu’elle ne paroissoit à la première pensée que l’on a eue, et que d’abondant l’esprit de M. le prince étoit irrésolu et avoit peu de fermeté, il se trouva en telle perplexité, quand le temps arriva de faire ce qu’il avoit promis aux siens, que s’étant retiré à Saint-Martin seul, il envoya querir Barbin, et lui dit qu’il étoit en la plus grande peine où il s’étoit jamais trouvé, et qu’il y avoit trois heures qu’il ne cessoit d’épandre des larmes, d’autant que ces princes le pressoient de conclure, ou le menaçoient de l’abandonner, ce que s’ils faisoient, il savoit bien que la Reine le mépriseroit incontinent ; qu’à la vérité, il étoit en un tel état qu’il ne lui restoit plus qu’à ôter le Roi de son trône, et se mettre en sa place ; que c’étoit trop, mais aussi que d’être abaissé jusqu’au mépris, il ne le pouvoit souffrir, joint qu’il voyoit les affaires à un tel point, et une si grande conjuration de tous les princes contre le Roi, qu’il ne croyoit pas, quand même il se mettroit du parti de Sa Majesté, qu’il fût le plus fort.

Barbin lui répondit que sa qualité et sa naissance le garantissoient d’être méprisé, que la Reine lui avoit témoigné l’estime qu’elle faisoit de lui, qu’elle auroit toujours volonté de lui augmenter plutôt que de diminuer sa puissance.

Quant au parti du Roi, qu’il n’étoit point si foible qu’il s’imaginoit, que tous ceux qu’il pensoit être liés avec les princes ne l’étoient pas, que le seul nom de roi étoit extrêmement puissant, que tout ce qu’on entreprendroit contre son autorité seroit un feu de paille qui ne dureroit point.

Lors M. le prince, revenant un peu à soi, lui dit que la Reine chassât le duc de Bouillon hors de la cour, qu’il le brouilloit et tourmentoit son esprit, qu’il lui falloit avouer qu’il avoit un grand ascendant sur lui, que, lui dehors, il tourneroit les autres princes comme bon lui sembleroit. Barbin, qui ne savoit s’il lui parloit à dessein pour découvrir son sentiment, lui répondit que la Reine les affectionnoit tous, qu’elle désiroit les contenter, et maintenir la paix en ce royaume. Quant à M. de Bouillon, s’il y avoit quelque commission honorable et digne de lui donner hors de la cour, elle le feroit volontiers, et qu’il falloit qu’en cela M. le prince lui aidât.

Cet entretien fini ils se séparèrent. M. le prince retournant en son logis y trouva M. de Bouillon qui l’attendoit, et qui sut si bien l’ensorceler par ses discours, qu’il lui fit prendre des pensées et des résolutions toutes nouvelles : à quoi son esprit, en l’état où il se trouvoit, n’étoit pas mal disposé, car l’ordinaire de ceux qui sont éperdus de crainte, c’est de croire que les nouveaux conseils sont toujours les meilleurs, qu’il y a plus d’assurance autre part que là où ils se trouvent, et que tout ce qu’on leur propose est plus assuré que ce qu’ils avoient pensé. Il le fit résoudre de pousser les choses jusqu’à l’extrémité ; et, rompant avec le maréchal d’Ancre, lui envoie dire, comme une parole de défi, qu’il ne vouloit plus être son ami. Une des principales raisons par lesquelles le duc de Bouillon l’y anima, fut qu’il lui dit que le maréchal s’étoit moqué de lui sur le sujet du démariage d’avec madame la princesse, qu’il lui avoit fait espérer d’obtenir de Rome, et ne le faisoit pas néanmoins.

M. le prince donna cette commission à M. l’archevêque de Bourges, qui, trop hâté valet, s’en alla de ce pas chez le maréchal d’Ancre, où il trouva Barbin que ledit maréchal avoit envoyé querir, et l’abbé d’Aumale. Il dit à l’un et à l’autre qu’ils pouvoient être présens à ce qu’il diroit : dès qu’ils furent assis, il adressa la parole au maréchal, et lui dit qu’il lui venoit dire de la part de M. le prince qu’il n’étoit plus son ami, parce qu’il lui avoit manqué à ce qu’il lui avoit promis. Il en dit autant à Barbin, qui ne répondit sinon : « Qu’ai-je donc fait depuis deux heures qu’il m’a tant assuré du contraire ? » Quant au maréchal, il lui dit que ce lui étoit un grand malheur d’avoir perdu ses bonnes grâces, mais que sa consolation étoit qu’il ne lui en avoit point donné de sujet.

L’abbé d’Aumale prenant la parole dit aussi à l’archevêque : « Je vois bien que vous voulez dire que j’ai porté parole à M. le prince de la part de M. le maréchal qu’il l’assisteroit en son démariage ; mais tant s’en faut que cela soit, que je lui ai dit que cela ne se pouvoit faire, et y ai toujours insisté contre vos conseils, que je lui ai soutenu n’être pas bons. »

L’archevêque demeura tout confus, et, se tournant vers Barbin, le convia de venir trouver M. le prince, ce qu’il refusa de faire ; mais il lui promit d’attendre ledit sieur archevêque le lendemain chez lui, auparavant que d’aller au conseil.

Lors le maréchal mena Barbin chez sa femme qui étoit malade, et dit à Barbin qu’ils étoient désespérés, et vouloient l’un et l’autre se retirer à Caën, et de là par mer s’en aller en Italie ; qu’ils voyoient bien que tout étoit perdu et pour le Roi et pour eux ; que plût à Dieu fussent-ils dans une barque au milieu de la mer pour retourner à Florence. Il leur dit que le temps étoit bien orageux, mais que les choses n’étoient pas si desespérées qu’ils croyoient ; qu’il espéroit que l’autorité de Leurs Majestés seroit bientôt plus grande qu’elle n’avoit été durant la régence ; mais que cependant ils ne prenoient pas un mauvais conseil de s’absenter pour quelque temps, afin que les princes ni les peuples ne pussent prendre leur prétexte accoutumé sur eux.

Ils firent lors mille protestations que, quand bien ils reviendroient à la cour, ils ne se mêleroient jamais d’aucune affaire, et se contenteroient d’avoir assez de pouvoir pour établir la sûreté de leur fortune, sans chercher les apparences d’une autorité si grande, qui ne faisoit que leur engendrer la haine de tout le monde.

Ils pensoient partir tous deux le lendemain matin ; mais le mauvais génie qui les persécutoit retint la maréchale à son malheur ; car, pensant entrer en sa litière, elle se trouva si foible qu’elle s’évanouit deux fois entre les bras des siens. Ne pouvant partir, elle voulut retenir son mari à toute force : il envoie querir Barbin à la pointe du jour, il les trouve tous deux si effrayés qu’ils ne savoient ce qu’ils faisoient. Le mari lui dit qu’il étoit perdu s’il ne persuadoit sa femme de le laisser aller ; ce qu’il fit, lui remontrant qu’il n’y avoit point de péril pour elle, son mari étant absent, et principalement se faisant porter au Louvre, où elle seroit plus assurée que si elle étoit en Italie.

Le maréchal étant parti, Barbin retourne en son logis, où, peu après, l’archevêque de Bourges arrive selon qu’ils étoient convenus le jour précédent, et lui dit, de la part de M. le prince, que ce qu’il avoit mandé au maréchal et à lui avoit été pour se dépêtrer de M. de Bouillon qui l’y contraignoit, et qu’il ne croyoit pas qu’il dût sitôt exécuter ce commandement, qu’il avoit dessein de contre-mander aussitôt qu’il eût été hors de la présence dudit duc.

Barbin lui répondit que le maréchal étoit parti, et que ce n’étoit point pour ce que M. le prince lui avoit mandé, d’autant qu’il en avoit le dessein auparavant.

Dès qu’il fut retiré, Viré, premier secrétaire de M. le prince, entra, qui lui dit la même chose et beaucoup de mauvaises paroles contre l’archevêque, qui avoit eu si peu de jugement que d’exécuter si inconsidérément une chose qui lui avoit été commandée par M. le prince, en présence d’un homme qu’il savoit bien qui violentoit son esprit. Quand il lui eut dit aussi que le maréchal étoit parti, il fit de grandes exclamations, soit parce que le maréchal leur fût échappé, soit pour ce que son maître fût en effet marri de l’avoir offensé jusqu’à ce point ; mais il en devoit être marri pour autre cause qui étoit plus essentielle et lui importait davantage que celle-là, qui étoit que s’il fût demeuré à Paris on n’eût rien osé exécuter contre M. le prince, pour ce que la crainte du péril auquel il eût cru ensuite être exposé, et la fureur du peuple qui eût forcené contre lui, l’eût empêché d’y consentir, comme il avoua depuis à Barbin.

Les choses étant donc venues en cet état, l’union de ces princes se maintenant et publiant toujours de plus en plus, la Reine ayant eu avis certain qu’ils faisoient des pratiques par la ville pour débaucher le peuple et pour gagner les colonels et capitaines des quartiers qui y ont la charge des armes, qu’ils cabalent tous les corps, et tâchent de s’acquérir toutes les compagnies de Paris, qu’on sollicite les curés et les prédicateurs contre le Roi et elle, que déjà tout haut leurs partisans se vantoient que rien que Dieu ne les pouvoit empêcher de changer le gouvernement ; M. le prince même lui ayant avoué qu’il s’étoit trouvé en un de ces conseils-là où l’on parloit de se cantonner, et qu’à la vérité Leurs Majestés avoient occasion d’avoir soupçon de lui, mais néanmoins elles lui étoient plus obligées qu’aux pères qui leur avoient donné la vie, nonobstant laquelle déclaration qu’il n’a faite que des lèvres, il ne laissa pas d’adhérer à ces mauvais esprits, et pousser en avant ses mauvais desseins, jusque-là que de proposer d’aller au parlement, poursuivant l’arrêt par lequel, en l’année précédente, la cour avoit ordonné que les princes, pairs et officiers de la couronne, seroient convoqués pour délibérer du gouvernement et y pourvoir, parler de mettre la conduite de l’État en autres mains que celles de Sa Majesté.

Ces choses étoient si publiques, que les ambassadeurs des princes étrangers qui étoient à la cour, en donnoient des avis signés de leur main, et que, dans les festins publics qui se faisoient, ils disoient tout haut pour terme d’alégresse : Barre à bas[2] Étant tout manifeste que, d’autre part, on faisoit des levées de gens de guerre en toutes les provinces, et qu’enfin ils avoient fait tirer de Paris des armes pour armer trois mille hommes, ce qu’ils ne purent pas faire si secrètement que Leurs Majestés n’en eussent avis certain, la Reine jugeant que si elle attend davantage il ne sera plus temps d’y apporter le remède qui est encore de saison ; étant avertie si assurément qu’elle n’en pût douter par M. de Guise, madame de Longueville, les ducs de Sully et de Rohan de ce qui se machine ; l’archevêque de Bourges même, qui étoit le principal instrument de M. le prince, lui avoit déclaré tout ce qu’il en savoit ; et tous ces avis qu’elle recevoit de toutes parts aboutissant à ce point, que le dessein des conjurés est de la mettre en un monastère, pour, ayant ôté au Roi sa protection et sa défense, s’emparer de son esprit et de sa personne pour la faire agir à leur mode, et se cantonner par toutes les provinces du royaume, nonobstant toutes leurs belles paroles, qui, ne sonnant autre chose que le service de Sa Majesté et le bien de l’État, prétextes accoutumés en toutes les guerres civiles, n’ont pour fin que la ruine de l’un et de l’autre, elle crut qu’elle manqueroit au Roi et à soi-même, et seroit plus coupable que les coupables de sa perte, si elle n’y apportoit promptement l’unique remède qui lui restoit pour dissiper ce grand corps de rebellion, qui étoit d’arrêter M. le prince qui en

étoit le chef, et avec lui ceux qu’elle pourroit des principaux d’entre eux. Elle communiqua son dessein au maréchal de Thémines, sur lequel elle jeta les yeux à cause de sa fidélité et de son courage, pour l’assister en l’exécution d’icelui.

Il n’eut pas plutôt connoissance de son dessein qu’il s’y porta fort franchement. Sa Majesté le choisit parce que plusieurs fois le feu Roi son seigneur, qui prenoit plaisir à l’instruire des diverses humeurs des seigneurs de son royaume, lui avoit dit qu’il étoit homme à ne reconnoitre jamais que le caractère de la royauté ; ce qu’il témoigna bien en cette occasion, qui devoit sembler fort périlleuse, non-seulement à cause de la qualité de M. le prince, mais principalement à raison du grand nombre de princes et de seigneurs qui étoient de son parti. Mais, s’il servit bien, aussi crut-il bien l’avoir fait ; car depuis il ne put être content, quelques récompenses qu’il eût reçues de la Reine. Elle le fit maréchal de France, lui donna comptant cent et tant de mille écus, fit son fils aîné capitaine de ses gardes, donna à Lauzières, son second fils, la charge de premier écuyer de Monsieur, et avec tout cela il crioit et se plaignoit encore : tant les hommes vendent cher le peu de bien qui est en eux, et font peu d’estime des bienfaits qu’ils reçoivent de leurs maîtres.

Barbin, qui étoit et celui qui avoit le plus animé la Reine à ce conseil, et le principal conducteur de cette affaire, lui demanda de la part de la Reine combien de gens il avoit dont il se pût assurer en un effet si important. Il lui dit qu’il avoit ses deux fils et sept ou huit gentilshommes des siens, du courage et de la fidélité desquels il répondoit. Et, pour ce que cela lui sembloit peu en cette affaire, qui devoit être exécutée avec un tel ordre et prévoyance qu’il n’y eût rien à douter, il pensa, en son esprit s’il y avoit encore quelqu’un en qui la Reine se pût entièrement confier ; il se souvint d’Elbène, italien, et partant plus assuré à la Reine qu’aucun autre, et du courage duquel le feu Roi faisoit cas. Il l’envoya querir, et lui demanda, de la part de la Reine, s’il étoit homme à faire ce qui lui seroit commandé contre qui que ce fût ; s’en étant assuré, et lui ayant donné charge d’être de là en avant pour quelques jours à toutes heures auprès de lui avec sept ou huit de ses compagnons, pour recevoir le commandement qu’on lui voudroit donner, il ne resta plus que d’avoir des armes ; mais la difficulté étoit de les faire entrer dans le Louvre secrètement. M. de Thémines se chargea de l’achat de pertuisanes, qu’il estima les armes les plus propres, et les envoya dans une caisse, en guise d’étoffes de soie d’Italie, chez Barbin, qui les fit le lendemain conduire au Louvre par un des siens, ayant fait tenir à la porte un des valets de chambre de la Reine, pour assurer les archers que c’étoit des étoffes de soie d’Italie pour Sa Majesté, pour ce qu’autrement ils eussent voulu savoir ce qui étoit dedans.

Le jour de l’exécution ayant été pris au lendemain, qui étoit un mercredi, dernier jour d’août, et toutes choses étant bien disposées pour cela, la Reine se trouva si étonnée, que le soir elle commanda qu’on laissât encore écouler cette journée, ce qui pensa faire perdre l’entreprise. Car comme ces grandes affaires ne se peuvent pas traiter si secrètement qu’on ne fasse plusieurs choses qui donnent à penser et à soupçonner, bien qu’on ne découvre pas précisément à beaucoup de personnes ce qu’on a à faire, néanmoins on ne peut que l’on ne soit contraint de leur faire des commandemens, et dire des choses dont ils infèrent la fin à laquelle on tend. D’Elbène, qui, outre son ordinaire, étoit vu depuis quelques jours assidument au Louvre avec quelques-uns de ses compagnons ; la compagnie de gendarmes de la Reine, qui étoit retournée à Louvres en Parisis de l’armée de Péronne où elle étoit ; un nouveau serment de fidélité que la Reine avoit fait prendre des sieurs de Créqui, de Bassompierre, de Saint-Geran, de La Curée, et des autres principaux, qu’on appeloit les dix-sept seigneurs, et plusieurs autres conjectures, donnèrent, une telle lumière aux plus clairvoyans, que l’après-dînée de ce jour, que la Reine avoit fait différer d’Elbène vint dire à Barbin qu’il ne savoit pas ce qu’il vouloit faire, mais que Lignier, son beau-fils, lieutenant de la compagnie des chevau-légers de M. de Mayenne, lui étoit venu dire de sa part qu’il le tenoit pour homme de bien, et qu’il le prioit de ne rien faire mal à propos.

Le duc de Mayenne étant allé voir M. de Bouillon, qui, quelques jours auparavant, avoit gardé le logis, soit qu’il s’y trouvât mal, ou qu’il s’y estimât plus assuré, ils résolurent ensemble que ledit duc de Mayenne prieroit M. le prince de ne point aller au conseil le lendemain. Mais sa prière fut en vain, pour ce qu’il lui sembloit qu’on n’eût osé entreprendre contre lui une telle chose, et croyoit assurément que s’il y avoit quelque entreprise, c’étoit plutôt contre M. de Bouillon que contre lui. La nuit venue, les sieurs de Thémines, Mangot et Barbin étant avec la Reine pour résoudre cette affaire, ce dernier, pour l’empêcher de la différer encore une fois, lui remontra le péril où ce premier délai l’avoit mise d’être découverte, et que l’on avoit perdu une belle occasion, pour ce que tous les princes, hormis M. de Bouillon, étoient le matin venus au Louvre.

Il lui représenta aussi que, pour ne se trouver étonnée, quoi qu’il arrivât de cette entreprise, elle se devoit résoudre au pis ; qu’il ne croyoit pas que la ville de Paris se voulût révolter pour M. le prince ; que M. Miron, prévôt des marchands, et le chevalier du guet, lui avoient apporté l’état des capitaines de la ville ; que le nombre de ceux dont l’on devoit avoir crainte étoit petit. Néanmoins que, comme toutes choses sont possibles, il étoit à propos que la Reine pensât en elle-même lequel elle aimoit mieux, ou abandonner son entreprise et laisser les affaires dans le péril dans lequel elles étoient pour le Roi, ou arrêter M. le prince qui ne lui pouvoit manquer, et l’emmener avec elle hors de la ville de Paris qui se seroit révoltée. Elle prit le dernier parti, et le jour de l’exécution en fut arrêté au lendemain matin.

M. le prince arriva de bonne heure au Louvre, et vint à un conseil qui se tenoit trois heures avant le conseil des affaires ; et, ayant su que Barbin étoit au Louvre il y avoit long-temps, il appela Feydeau, et lui dit qu’il falloit qu’il y eût quelque chose puisqu’il y étoit de si bon matin, et lui donna charge d’aller savoir où il étoit. Barbin lui dit qu’il le laissât en paix, qu’il étoit en une grande peine, pour ce que la maréchale rendoit l’esprit : cela ôta pour lors le soupçon à M. le prince.

Leurs Majestés envoyèrent querir M. de Créqui, mestre de camp du régiment des Gardes, et M. de Bassompierte, colonel général des Suisses et mestre de camp du régiment des Gardes-Suisses de Sa Majesté. La Reine les ayant avertis du dessein que le Roi et elle avoient pris, afin qu’ils se tinssent à la porte du Louvre avec leurs régimens en bataille, pour empêcher tout désordre et arrêter M. le prince si par hasard il vouloit sortir ; après avoir fait ce qu’ils purent pour empêcher la Reine de son dessein, en exagérant les inconvéniens qui en pourroient arriver, ils demandèrent des lettres patentes scellées du grand scel, pour exécuter le commandement qui leur étoit fait.

Sur quoi la Reine leur demandant s’il leur falloit d’autre commandement que celui de la propre bouche du Roi, en une occasion si pressée que celle-là, et en laquelle il ne leur pouvoit donner l’assurance qu’ils vouloient, ils la supplièrent d’envoyer au moins avec eux quelque exempt des gardes du corps du Roi, et que, moyennant qu’il y fût, ils feroient ce qu’il leur commanderoit de la part de Sa Majesté. Le Roi, après avoir long-temps pensé qui il y pourroit nommer, dit à la Reine qu’il falloit prendre Launay, qui étoit celui qui avoit pris le président Le Jay, et étoit brave homme. On l’envoya querir aussitôt. Dès qu’il fut venu, Sa Majesté lui commanda d’aller avec lesdits sieurs de Créqui et de Bassompierre en leurs corps-de-garde, et que lorsque les princes et seigneurs qu’il lui nomma voudroient sortir du Louvre, il fît commandement audits sieurs de Créqui et de Bassompierre de les en empêcher. Lors ils partirent ensemble, et s’y en allèrent.

M. de Créqui, en partant, demanda à la Reine si on empêcheroit aussi M. de Guise de sortir. Elle lui répondit que non, et quelle étoit assurée de ses frères et de lui.

Les gardes étoient en bataille devant le Louvre, et, afin que ce fût sans soupçon, le carrosse du Roi étoit au pied du degré, comme s’il vouloit sortir.

Tout cela n’empêcha pas néanmoins que les partisans des princes, que leurs consciences accusoient, n’entrassent en quelque peur. Thianges, lieutenant de la compagnie des gendarmes de M. de Mayenne, dit à La Ferté, qui étoit au duc de Rohan, qu’il y avoit quelque chose, qu’il avoit vu les sieurs de Créqui et de Bassompierre passer en leurs corps-de-garde avec un exempt des gardes du corps, fort pâles, que les gardes étoient en bataille, qu’il voyoit bien le carrosse du Roi, mais qu’il craignoit qu’il y eût quelque mystère caché qu’on n’entendoit point, et appela incontinent un gentilhomme qui étoit à lui, et l’envoya avertir M. de Mayenne, qui étoit ce matin-là allé visiter M. le nonce. Un autre entra au conseil, qui parla à M. le prince, qui changea un peu de couleur, et rompit tout aussitôt le conseil.

Cependant le Roi et Monsieur étoient avec la Reine dans son cabinet : Sa Majesté étoit peu auparavant entrée dans sa chambre, et avoit parlé aux gentilshommes qui assistoient messieurs de Thémines et d’Elbèue, les assurant qu’il se souviendroit du service qu’ils lui rendoient cette journée-là. Saint-Geran vint à demander à parler à Leurs Majestés, et leur dit qu’il venoit de rencontrer sur le pont Notre-Dame M. de Bouillon, qui se retiroit en grande diligence dans un carrosse à six chevaux, avec nombre de cavalerie qui avoient tous le pistolet, et que M. de La Trimouille galoppoit après lui. Il ne l’avoit pas vu, mais on lui avoit rapporté qu’on l’avoit vu passer : car le duc de Bouillon ne voulant pas aller au Louvre, et faire la faute qu’il voyoit bien que M. le prince commettoit, avoit pris occasion d’aller dès le matin à Charenton, avec bon nombre de ses amis, et quelques soldats de ses gardes.

On vint aussi dire à Leurs Majestés que M. dë Mayenne s’étoit retiré, ce qui n’étoit toutefois pas, car il ne partit de plus d’une heure après. Néanmoins cela fut cause qu’on n’attendit pas davantage, croyant qu’ils ne viendroient pas.

Au sortir du conseil, Thianges se jeta à l’oreille de M. le prince, et lui dit ce qu’il avoit charge de M. de Mayenne, et qu’il n’avoit pu lui dire plus tôt parce qu’il n’étoit arrivé que lorsque le conseil étoit déjà commencé. M. le prince pâlit entièrement à cette nouvelle, et lui dit que si on avoit quelque dessein contre lui, il n’y avoit plus moyen de s’en garantir, et continua son chemin par la salle basse des Suisses, pour gagner le petit degré et monter en la chambre de la Reine, pour entrer au conseil des affaires, qui se tenoit d’ordinaire à onze heures. Il trouva à la porte deux gardes du corps, dont il s’étonna, et crut alors assurément, mais trop tard, ce qu’il ne s’étoit pas jusque-là voulu persuader. Dès qu’il fut entré il demanda plusieurs fois le Roi et la Reine, qui étoient là auprès, en un lieu qui pour lors servoit de cabinet à la Reine. Leurs Majestés, sachant qu’il étoit venu, et croyant que tous les autres étoient évadés, estimèrent qu’il ne falloit plus différer, et commandèrent au sieur de Thémines de l’arrêter, ce qu’il fit sans aucune résistance de la part de M. le prince, qui étoit tout seul ; seulement fit-il quelque peu de refus de donner son épée, et appela M. de Rohan qu’il vit là, et demeura muet sans lui répondre.

Comme on le menoit en la chambre qu’on lui avoit préparée, il aperçut d’Elbène, et le voyant avec quelques-uns de ses compagnons, tous la pertuisane en la main, il dit qu’il étoit mort ; mais l’autre lui répondit qu’ils n’avoient nul commandement de lui méfaire, et qu’ils étoient gentilshommes.

Il ne fut pas plutôt arrêté qu’il fut su par toute la ville, car on fit incontinent sortir tout le monde du Louvre. Les premières nouvelles en furent portées aux princes de son parti par ceux qui y étoient intéressés, dont les uns se retirèrent chez M. de Guise, les autres chez le duc de Mayenne, qui ne faisoit que de retourner de chez le nonce, qu’il étoit allé visiter. Le marquis de Cœuvres fut le premier qui y arriva : peu après, Argencour le vint trouver de la part de M. de Guise, qui, n’ayant point eu avis de ce dessein du Roi, craignoit d’y être enveloppé avec les autres, auxquels le péril commun le sembloit obliger de se tenir uni, et lui envoyant demander s’il vouloit qu’il l’allât trouver, ou s’il lui feroit l’honneur de passer par l’hôtel de Guise, pour prendre ensemble une même résolution, le duc de Mayenne, qui avoit avec lui cent ou deux cents gentilshommes, lui manda qu’il l’attendît, et qu’ils passeroient tous incontinent chez lui.

Dès que le marquis de Cœuvres lui eut porté la nouvelle, trois ou quatre gentilshommes partirent pour en aller avertir le duc de Bouillon qui étoit allé à Charenton, et sans perdre temps reprit droit le premier chemin de la porte Saint-Antoine, et envoya Chambret à M. de Mayenne, le prier de lui vouloir venir dire un mot à deux cents pas de ladite porte où il l’attendoit. M. de Mayenne y alla tout à l’heure, et lui dit qu’il avoit prié M. de Guise de l’attendre chez lui. Ils se résolurent de l’aller trouver tous deux, à dessein d’amasser avec lui tout ce qu’ils pourroient de noblesse de leurs amis, et se faire voir par les rues de Paris, essayant d’émouvoir le peuple et y faire de secondes barricades. Mais comme ils furent sur le point d’entrer dans la ville, ils considérèrent qu’ils ne se pourroient pas facilement rendre maîtres de la porte Saint-Antoine, pour, si leur dessein manquoit, avoir la retraite libre, et que la porte du Temple étoit plus aisée et à s’en saisir et à la garder. S’y étant acheminés, Argencour les y vint trouver de la part de M. de Guise pour les en empêcher, et leur dit que M. de Praslin étoit venu trouver de la part de Leurs Majestés pour lui commander de les venir trouver, dont néanmoins il s’excuseroit et s’échapperoit, s’il pouvait, dès le soir même, pour les aller trouver à Soissons, qu’il jugeoit devoir être le lieu de leur retraite.

Cette nouvelle refroidit toute la compagnie, qui crut pis de M. de Guise qu’il n’y en avoit, et, se voyant divisés, n’osèrent entrer dans la ville, mais prirent le chemin de Bondy, envoyèrent à Paris pour savoir ce qui s’y passoit, et particulièrement de M. de Vendôme ; mandèrent au cordonnier Picard qu’ils étoient prêts d’entrer dans la ville avec cinq cents chevaux, et que, de son côté, il essayât de les assister, émouvant le plus de peuple qu’il pourroit.

Incontinent après que M. le prince fut arrêté, une grande foule de noblesse vint au Louvre pour se montrer et donner assurance de sa fidélité. Tel le faisoit sincèrement, tel avec intention et désir tout contraire ; mais il n’y en avoit pas un qui n’approuvât ce que Sa Majesté avoit fait ; beaucoup même témoignoient envier la fortune du sieur de Thémines, qui avoit eu le bonheur d’être employé en cette entreprise ; mais, en effet, la cour étoit si corrompue pour lors, qu’à peine s’en fût-il trouvé un autre capable de sauver l’État par sa fidélité et son courage.

Le duc de Guise, ni le cardinal son frère, n’y osèrent venir, mais y envoyèrent le prince de Joinville, pour faire bonne mine et découvrir s’ils étoient ou non de ceux qu’on devoit arrêter. Il ne manqua pas de donner de grandes assurances à Leurs Majestés de ses frères et de lui. La Reine, assez grave de son naturel et peu caressante, et alors encore lassée de la presse qui étoit au Louvre et de la chaleur qu’elle causoit, lui répondit peu de chose, et lui fit assez froide mine. Ce qui lui ayant été remontré, et que cela peut-être leur donneroit l’alarme, elle fit appeler M. de Praslin, qu’elle savoit être des amis particuliers de M. de Guise, et lui commanda de l’aller trouver, et l’assurer, lui et ses frères, que le Roi avoit confiance eu eux et les estimoit ses fidèles serviteurs.

Cet envoi tint le duc de Guise en son irrésolution ordinaire, et l’empêcha de prendre déterminément parti avec les autres princes et les laisser venir chez lui, où il eût fallu lier la partie avec eux, qu’il eût bien voulu laisser agir sans y paroître. Mais ce qu’il leur manda les empêcha de pousser plus avant le dessein qu’ils avoient d’entrer dans Paris, où, s’ils fussent venus, il y a beaucoup d’apparence qu’ils eussent pu chaudement émouvoir le peuple, qui ne manquoit que de chef et de quelqu’un qui osât commencer le premier.

Madame la princesse de Condé la mère eut bien le cœur de sortir de sa maison et de s’en aller jusques sur le pont Notre-Dame, criant partout aux armes, et que le maréchal d’Ancre avoit fait tuer le prince de Condé son fils. Chacun l’écoutoit avec étonnement et pitié ; mais, comme elle étoit seule, elle ne les encourageoit pas à ce qu’ils eussent bien désiré s’ils eussent été assistés. Le cordonnier Picard, excité par ce que lui avoient mandé les princes, fit seul quelque effet, et commença une émotion en son quartier ; mais, pour ce qu’il n’y avoit aucun homme de qualité pour conduire cette multitude, l’orage qu’il émut ne tomba que sur la maison du maréchal d’Ancre et celle de son secrétaire Corbinelli, qui, avec une extraordinaire furie, furent pillées sans qu’il y restât que les pierres et le bois, le pillage continuant encore le lendemain tout le jour ; outre que le bon ordre qui fut mis dans Paris modéra le feu en la plupart des esprits judicieux ; car, premièrement, la Reine fit donner avis au parlement de ce qui s’étoit passé, envoya quelques seigneurs de la part du Roi par les rues de la ville pour empêcher le désordre, et fit désabuser le peuple par le lieutenant civil, leur mandant que M. le prince étoit en sûreté, qu’on ne lui avoit point fait de mal, et qu’on s’étoit seulement assuré de sa personne pour quelques raisons nécessaires qu’ils sauroient par après.

Mais, nonobstant que M. de Guise n’eût pas voulu que messieurs de Mayenne et de Bouillon le fussent venus trouver en sa maison, pour suivre leur dessein, il ne s’assura néanmoins pas tant dans Paris qu’il n’en sortît dès le jour même, et ne s’en allât à Soissons avec telle diligence qu’il y arriva le premier d’eux tous.

On crut à la cour que le sieur de Praslin avoit fait un office tout au contraire de celui qu’on lui avoit commandé, et l’avoit conseillé de se retirer au lieu de lui donner des assurances de la part de Leurs Majestés, étant indigné de ce qu’on s’étoit plutôt fié en M. de Thémines pour prendre M. le prince qu’à lui. Ce qui donna plus de fondement à cette créance, fut, outre la malice ordinaire des courtisans où il y a peu de fidélité, que messieurs de Guise partirent incontinent après qu’il leur eut parlé, et que mesdames de Guise, mère et femme, et la princesse de Conti, assuroient qu’ils ne s’étoient retirés que sur la crainte qu’on leur avoit donnée qu’il y avoit dessein contre eux, et quelqu’une d’elles dit à Barbin qu’elle lui nommeroit un jour celui qui leur avoit donné le conseil de s’éloigner, et qu’il l’eût cru de tout autre plutôt que de celui-là.

M. de Vendôme s’étoit esquivé dès auparavant. On dit à la Reine, dès que M. le prince fut arrêté, qu’il étoit chez lui, où il faisoit quelques assemblées. Saint-Geran étoit un de ceux qui le lui dirent, et quelques autres encore qui étoient de ses plus confidens, lesquels s’offrirent eux-mêmes à s’aller saisir de sa personne ; on leur en donna la commission, mais il les prévint, sortit par uneporte de derrière, et s’en alla en diligence. On le poursuivit quelque peu ; mais l’envie qu’il avoit de se sauver étant plus grande que n’étoit pas à le prendre celle de ceux qu’on y avoit envoyés, ils ne le purent attraper ; il gagna Verneuil au Perche, place qui étoit entre ses mains, et de là passa à La Fère. Quelques-uns soupçonnèrent qu’au même temps que Saint-Geran, qui fut envoyé pour le prendre, investissoit le devant de sa maison, il le fit avertir de sortir par un autre côté.

Il fut le seul après qui la Reine envoya, ayant cru que messieurs de Mayenne et de Bouillon s’étoient sauvés trop tôt pour pouvoir être atteints. Et quant à M. de Guise, comme elle n’avoit eu aucun dessein de le faire arrêter, elle ne l’eut aussi de le faire poursuivre, tant parce qu’il avoit été de ceux qui avoient découvert le péril où étoient Leurs Majestés, que parce qu’elle ne se vouloit pas attaquer à tant de gens, et qu’elle et le conseil connoissoient bien que si la légèreté de ce prince l’avoit rendu capable de prêter l’oreille aux mauvais desseins des autres, cette même raison empêcheroit qu’il ne pût demeurer dans leur union ; joint que ses intérêts, dont la plupart des grands sont fort curieux, se trouvoient à servir le Roi.

Madame la comtesse fit aussi sortir son fils, et ainsi la cour se trouva vide de beaucoup de grands, et le Roi presque sans aucun prince auprès de lui.

Rochefort, favori de M. le prince, s’en alla à Chinon, et y mena Le Menillet pour s’y enfermer avec ceux qu’il pourroit amasser des serviteurs de M. le prince, et défendre cette place contre le Roi. Les huguenots de Sancerre prirent cette occasion de se saisir de leur château, dans lequel, depuis quelques années, le comte de Sancerre étoit rentré par le moyen du curé et des catholiques, et le gardèrent depuis avec permission du Roi, qui ne leur voulut pas donner prétexte de se soulever contre son service pour cela. Ceux de La Rochelle se saisirent de Rochefort sur Charente ; mais le duc d’Epernon amassa aussitôt des troupes, et mit garnison dans Surgères et Tonnay-Charente, pour arrêter leurs mauvais desseins.

Mais pour retourner à M. le prince, que nous avons laissé entre les mains de M. de Thémines, qui le mena en la chamhre qui lui avoit été préparée pour le garder, il fit difficulté de manger quand l’heure de dîner fut venue, et demanda que les siens lui apprêtassent ses viandes ; ce qui lui fut accordé. Le sieur de Luynes lui fut envoyé de la part du Roi, pour le consoler et l’assurer qu’il recevroit tout bon traitement ; la Reine-mère lui envoya aussi un autre de sa part. Il fit telle instance de voir Barbin, que la Reine lui commanda d’y aller. Dès qu’il le vit, il lui parla de plusieurs choses tout à la fois, tant il étoit hors de lui et transporté de passions différentes, qui aboutissoient néanmoins au désir de sa liberté. Il lui demanda si M. de Bouillon étoit pris ; et, sachant qu’il ne l’étoit pas, il dit plusieurs fois qu’on avoit tort de ne l’avoir pas arrêté, et qu’en vingt-quatre heures il lui eût fait trancher la tête ; soit qu’ayant été cause de le mettre en cet état, le regret du mal qu’il en avoit reçu le portât à en parler ainsi ; soit que la malice de la nature de l’homme se fît voir en ses paroles, laquelle fait que nous voudrions que tout le monde pérît pour nous, et que nous portons envie à ceux qui ne sont pas participans à notre mal.

Il le pria en même temps de supplier la Reine de le mettre en liberté, et la maréchale de se jeter à ses pieds pour l’obtenir : tant les grands croient que tout leur est dû, quelque mauvais traitement qu’ils fassent aux hommes, et que leurs offenses ne désobligent point.

Il lui dit que si on lui pensoit faire son procès il ne répondroit point ; et une autre fois encore qu’il désira parler à lui, il lui répéta la même chose ; mais que si la Reine lui vouloit faire donner parole de sa délivrance par le maréchal d’Ancre et le sieur de Thémines, il découvriroit toutes les cabales que lui et ceux de son parti avoient faites contre le Roi : ce qui ne témoignoit pas tant de générosité et de courage qu’une personne de sa condition devoit avoir.

La Reine fit une réponse sage et digne d’elle : qu’elle n’en vouloit pas apprendre davantage qu’elle en savoit, et qu’elle aimoit mieux oublier le passé que de s’en rafraîchir la mémoire.

Il dit une autre fois au maréchal de Thémines, qui le rapporta à la Reine, qu’elle ne l’avoit prévenu que de trois jours, et que, si elle eût attendu davantage, le Roi n’auroit plus la couronne sur la tête : ce qui, dit en l’état auquel il se trouvoit, témoignoit assez l’audace qu’il avoit conçue en celui auquel il étoit auparavant, et les pernicieux desseins qu’avoient ceux de son parti ; et toutes ces paroles ensemble montroient les diverses passions qui agitent l’esprit des grands, quand ils se voient réduits en une extrémité à laquelle ils ne s’étoient pas attendus, et le peu de générosité qu’ont en leur adversité ceux qui n’ont pas eu la force de se contenir, quand ils ont été en meilleure fortune.

Le même jour qu’il fut pris, les sieurs du Vair, garde des sceaux, Villeroy et le président Jeannin, vinrent trouver la Reine, où se trouva M. de Sully, et lui dirent que les choses étoient en telle extrémité, que l’État s’en alloit perdu si elle ne faisoit relâcher M. le prince ; soit qu’ils en parlassent ainsi par inexpérience, comme le sieur du Vair, ou par timidité naturelle de leur esprit, comme le sieur de Villeroy, qui avoit toujours gouverné de sorte que, cédant aux orages, il s’étoit laissé plutôt conduire aux affaires qu’il ne les avoit conduites, ou pour ce qu’ils affectionnoient les princes, comme le président Jeannin, qui espéroit toujours bien d’un chacun, et croyoit qu’il pouvoit être ramené à son devoir. M. de Sully, violent et peu considéré, le feu de l’esprit duquel ne s’appliquoit qu’au présent, sans rappeler le passé, ni considérer de bien loin l’avenir, ajouta à ce que les autres avoient dit, que quiconque avoit donné ce mauvais conseil à la Reine avoit perdu l’État. La Reine, animée de se voir reprise d’une chose qu’elle avoit résolue et exécutée après une si mûre délibération, lui répondit qu’elle s’étonnoit qu’il lui osât parler ainsi, et qu’il falloit bien qu’il eût perdu l’esprit, puisqu’il ne se souvenoit plus de ce qu’il avoit dit au Roi et à elle il n’y avoit que trois jours ; dont il resta si confus qu’il se retira incontinent, au grand étonnement de tous les seigneurs qui étoient là présens. Sa femme, puis après, essaya de l’excuser, disant que le transport de crainte dans lequel il étoit lui avoit fait parler ainsi, d’autant qu’on lui venoit de dire présentement que les princes et seigneurs du parti de M. le prince étoient résolus de le faire tuer, le croyant être auteur de l’arrêt dudit sieur prince, par les avis qu’il avoit donnés de leurs desseins.

La Reine, assurée par autres de ses serviteurs èsquels elle avoit confiance, et par la grande foule de noblesse qu’elle voyoit venir au Louvre faire protestation de leur fidèle service au Roi, ne pensa pas à changer de dessein, mais seulement aux moyens convenables pour affermir celui qu’elle avoit pris, et remédier à tous les inconvéniens qui en pourroient survenir.

Elle fit changer M. le prince de chambre, et le fit mettre dans une plus assurée et grillée, dans le Louvre, le 3 de septembre. Le 6 le Roi alla au parlement pour y faire vérifier une déclaration qu’il avoit faite sur la détention de M. le prince, par laquelle il représentoit que pour acheter la paix il avoit, par le traité de Loudun, accordé audit sieur prince le domaine et le gouvernement de la province et des places de Berri, grande somme d’argent à l’un des grands qui suivoient son parti, le taillon à l’autre, et de grands et injustes avantages à tous les particuliers, sans lesquels on n’eût pu convenir d’aucun accord avec eux ; ce qui étoit bien un évident témoignage qu’ils n’avoient pris les armes qu’à cette fin.

Que, nonobstant toutes ces choses, ils avoient enfreint ledit traité, et, non contens d’avoir en toutes façons foulé son autorité aux pieds, avoient encore attenté sur la liberté de sa royale personne. Que tous ces actes de rébellion l’avoient obligé, non-seulement pour sa conservation, mais pour celle de son État, d’arrêter M. le prince, pour, par ce moyen, le retirer de la puissance de ceux qui l’eussent achevé de perdre s’il y fût davantage demeuré, ne retranchant pas tant sa liberté qu’ôtant aux mauvais esprits qui Penvironnoient la commodité d’abuser de sa facilité et de son nom.

Sa Majesté déclaroit néanmoins qu’elle pardonnoit à tous ceux qui avoient eu part et adhéré à ses mauvais desseins, conseils et actions, pourvu qu’ils revinssent dans quinzaine en demander pardon à Sa Majesté ; comme aussi elle vouloit que, persévérant outre ce temps en leur mauvaise volonté, il fût procédé contre eux selon la rigueur de ses ordonnances, comme contre des criminels de lèse-majesté.

Peu de jours après elle fit publier à son de trompe que tous les domestiques et suivans desdits princes eussent à sortir dans vingt-quatre heures de Paris, s’ils ne venoient, selon sa déclaration susdite, faire protestation de vivre et mourir en son obéissance. Et, pour ne rien oublier de ce qui se pouvoit pour pacifier toutes choses, elle dépêcha, au même temps qu’ils étoient assemblés à Soissons, les sieurs de Chanvalon, de Boissise et le marquis de Villars, beau-frère de M. de Mayenne, pour traiter avec eux et leur offrir tout ce que l’autorité royale pouvoit souffrir leur être concédé pour les ramener à leur devoir.

Ces princes étoient arrivés à Soissons dès le 2 de septembre. Messieurs de Guise et de Chevreuse y étant arrivés les premiers, le sieur de Fresne, gouverneur de la ville sous M. de Mayenne, leur refusa les portes jusqu’à l’arrivée dudit sieur de Mayenne, et, quoique M. de Guise s’en voulût offenser, il en fut néanmoins loué de tout le monde.

Dès le jour même ils s’assemblèrent, et avisèrent d’envoyer vers le duc de Vendôme qui étoit à La Fère, et celui de Longueville qui étoit à Péronne, pour les prier de se trouver, à trois jours de là, à Coucy, où ils se rendroient tous pour prendre conseil en leurs affaires. Le cardinal de Guise, qui arriva à Soissons le 3, se trouva à Coucy à ladite conférence avec les autres. M. de Guise y étoit fort triste et décontenancé, soit que l’exemple de feu son père lui fit peur, et que, sans y penser, il se trouvât plus engagé avec eux qu’il n’avoit eu désir de l’être ; soit que ce fût la première fois qu’ouvertement il avoit été du parti contraire à Sa Majesté, et qu’il perdoit la gloire de laquelle il se vantoit, d’être toujours demeuré attaché à ses commandemens ; soit qu’il ne jugeât pas leur ligue, M. le prince étant pris, pouvoir subsister ; soit qu’il regrettât de voir qu’il perdoit l’honneur de commander les armées de Sa Majesté, et se vît réduit dans un moindre parti à l’égalité avec beaucoup d’autres princes qui lui contestoient le rang.

Cela mettoit ces princes en peine, et les faisoit méfier de lui. Pour essayer de le gagner tout-à-fait à eux, ils lui rendoient tout l’honneur qu’ils pouvoient, et lui déféroient davantage qu’ils n’eussent fait sans cela, lui donnant lieu d’espérer qu’ils le reconnoîtroient tous pour leur chef, fors M. de Longueville qui y montra de la répugnance. Cela n’empêcha pas qu’ils ne prissent tous ensemble une résolution commune de faire, chacun de son côté, le plus de levées qu’ils pourroient, pour, dans douze jours après, se trouver aux environs de Noyon, où ils avoient assigné leur rendez-vous général, en dessein d’aller avec ces forces, qu’ils n’espéroient pas devoir être moindres de huit à neuf mille hommes de pied, et quinze cents ou deux mille chevaux, droit aux portes de Paris, pour combattre les troupes du Roi si elles s’opposoient à leur chemin, et voir quel mouvement leur venue pourroit causer dans les esprits mécontens à Paris.

Ce conseil si bien pris n’eut pas le succès qu’ils espéroient ; car, bien qu’ils se fussent tous séparés pour faire leurs levées, M. de Guise étant allé à Guise, M. de Mayenne à Soissons, M. de Bouillon à Sedan, M. de Longueville à Péronne, le marquis de Cœuvres à Laon, et M. de Vendôme à La Fère, plusieurs d’entre eux jouèrent à la fausse compagnie, comme on fait en toutes ligues, où chacun pensant à son intérêt particulier, qui ne dépend pas de celui des autres, se détache du lien commun qui leur sert de prétexte plutôt que de véritable sujet de ce qu’ils font.

M. de Guise fut le premier qui manqua à ce qu’il avoit promis. Dès qu’il fut arrivé à Guise, il dépêcha un gentilhomme à M. de Lorraine, pour le prier d’être de la partie, et un autre vers messieurs d’Epernon et de Bellegarde ; car, quant au maréchal de Lesdiguières, il étoit assez empêché en Italie, sans se mêler des affaires de deçà. Mais ayant, dans trois jours après, avis de sa femme, par l’abbé de Foix qu’elle lui envoya, que le Roi avoit résolu de leur envoyer les commissaires que nous avons dit ci-dessus, pour traiter avec eux, et qu’elle espéroit faire son accommodement à son avantage et avec sûreté, il laissa là toutes ces levées, et s’en alla à Liesse, où il manda au marquis de Cœuvres qu’il le prioit de faire savoir à M. de Mayenne qu’il seroit le lendemain à Soissons.

M. de Mayenne trouva fort mauvais qu’il eût intermis ses levées. Néanmoins, sur l’avis des commissaires, ils envoyèrent avertir tous les ligués de se trouver à Soissons ; ce qu’ils firent, hormis M. de Longueville, qui, par l’entremise du sieur Mangot, qui avoit été autrefois de son conseil, traita à part avec le Roi, nonobstant qu’il eût été et le premier de tous, et le plus animé et intéressé contre le maréchal d’Ancre, et se détacha d’avec les autres, qui néanmoins s’étoient, presque pour son seul sujet, engagés dès le commencement en ces brouilleries, et remit, à peu de temps de là, Péronne entre les mains du Roi, qui en donna le gouvernement au sieur de Blerancour, et à lui celui de Ham. Tandis qu’ils étoient là, M. de Thermes vint, de la part de M. de Bellegarde, trouver M. de Guise sur le sujet de ce qu’il lui avoit mandé par le gentilhomme qu’il lui avoit envoyé.

Il avoit eu à Liesse réponse de M. de Lorraine par le comte de Boulay qui l’étoit venu trouver de sa part, et le gentilhomme qu’il avoit envoyé à M. d’Epernon revint aussi, et ne rapporta que de belles paroles, étant échappé audit sieur d’Epernon de dire en sa présence que si M. de Guise étoit parti promptement de la cour, il y retourneroit encore plus vite.

M. de Guise, soit qu’il ne fût pas encore résolu, ou qu’il ne voulût pas faire semblant de l’être, fit diverses propositions, tantôt de s’en aller à Joinville, comme étant un lieu qui est plus proche de Lorraine, pour y faire de plus grandes levées, et essayer de retirer sa femme de la cour, qui l’assisteroit de bagues et d’argent ; tantôt il proposoit d’aller en Provence pour y faire une plus puissante diversion ; mais les princes, connoissant son humeur peu arrêtée en ses paroles et en ses pensées, ne faisoient ni mise ni recette de tout ce qu’il disoit.

Le cardinal de Guise blâmant la conduite de son frère, ils lui promirent tous de lui obéir, ayant une qualité qui les ôtoit de jalousie pour les rangs.

M. de Nevers n’étoit pas à Paris quand M. le prince fut arrêté, ni n’avoit aucun sujet de se lier avec eux en leurs menées, ni eux ne l’espéroient aussi, quand ils sont étonnés qu’un gentilhomme arrive de sa part pour leur faire entendre qu’il veut être de la partie, tant il étoit léger et peu considéré.

Il avoit témoigné à la Reine, après le traité de Loudun, être dégoûté des brouilleries qu’il voyoit entre les grands, et avoir désir de s’employer hors du royaume en un dessein qu’il avoit dès long-temps contre le Turc, pour lequel il supplia la Reine d’écrire au Pape et au roi d’Espagne. Et, pour ce qu’il espéroit aussi de disposer les princes d’Allemagne à y contribuer, il désira d’aller en ambassade extraordinaire vers l’Empereur, sous couleur de se réjouir, de la part de Sa Majesté, de sa nouvelle assomption à l’Empire ; et, avant partir, il porta à la Reine un livre où il espéroit de faire signer tous ceux qui voudroient contribuer en cette affaire, et la supplia d’y vouloir signer en tête pour quatre cent mille écus. Après avoir reçu d’elle toutes les satisfactions qu’il avoit désirées, il partit au commencement d’août pour son voyage.

Étant sur les frontières de Champagne, il reçut la nouvelle de la prise de M. le prince, et non-seulement s’arrêta, mais eut bien l’audace d’écrire au Roi, sur ce sujet, des lettres qui étoient bien au-delà du respect que lui et autres plus relevés que lui devoient à Sa Majesté. La Reine dissimula pour lors le mécontentement qu’elle en devoit recevoir ; mais néanmoins, voyant sa mauvaise volonté, donna ordre qu’on ne le reçût en aucune des villes fortes de son gouvernement. Ensuite de quoi, voulant entrer dans Châlons avec dessein de s’en saisir, on lui en ferma les portes, dont il fut tellement outré de déplaisir, que, sans plus de retenue, il se déclara tout ouvertement, et manda aux princes assemblés à Soissons qu’il vouloit être des leurs.

Cependant les députés du Roi arrivèrent à Villers-Coterets, et, n’ayant pas charge d’aller jusqu’à Soissons, convinrent, avec les princes, d’une ferme nommée Cravausson, distante d’une lieue de Soissons, où ils se trouvèrent ensemble la première fois.

Ils commencèrent par essayer de détacher tout-à-fait M. de Guise d’avec eux, croyant qu’ils en auroient plus aisément la raison des autres. Le sieur de Chanvalon, comme ayant charge des affaires et résidant pour le service de M. de Lorraine auprès de Sa Majesté, avoit beaucoup de crédit en son esprit ; mais le secrétaire du duc de Montéléon, ambassadeur d’Espagne, y en eut davantage pour le persuader, lui faisant entendre, de la part de son maître, qu’il se rendoit caution de la parole qu’on lui donneroit, sachant bien qu’il lui étoit difficile de prendre assurance sur celle du maréchal d’Ancre, lequel étoit bien averti de ce qu’avec les autres il avoit trame contre lui.

À toutes ces choses aidoit bien l’armée du Roi, qui étoit forte et avancée auprès de Villers-Coterets, et prête à les mettre en état de ne pouvoir plus longtemps contester ni prétendre de recevoir de grands avantages. Ils proposèrent néanmoins beaucoup d’articles, plus pour la forme et faire bonne mine, que pour espérance de les obtenir ; mais ce qu’ils recherchèrent le plus, fut de n’être point obligés de tout l’hiver d’aller à la cour, et d’avoir du Roi de quoi entretenir leurs garnisons.

Ils demandoient que le traité de Loudun fût entretenu, que les siéges mis devant le château de Chinon et la tour de Bourges fussent levés, et ceux qui commandoient en ces places maintenus en leurs charges ; que les garnisons des places du duc de Mayenne fussent augmentées de deux cents hommes de pied ; que le paiement de ses pensions, garnisons, compagnies de cavalerie, et autres gratifications qu’il plaisoit à Sa Majesté de lui accorder, fût assigné sur la recette générale de Soissons ; qu’on envoyât au duc de Vendôme la commission pour tenir les États en Bretagne ; que sa compagnie de chevau-légers servît où il seroit par lui ordonné ; qu’il lui fût entretenu cent hommes de pied pour tenir garnison à La Fère ; que Sa Majesté fit raser les fortifications de Blavet, et ôtât les garnisons des places où elle en avoit envoyé depuis la détention de M. le prince, et considérât s’il étoit expédient qu’elle tînt sur pied son armée.

M. de Guise, qui ne désiroit plus que de retourner trouver Leurs Majestés, prit sujet de leur demander qu’ils approuvassent qu’il y fît un voyage, sur l’espérance qu’il faciliteroit la concession des demandes qu’ils faisoient. Il arriva à la cour le 24 avec ses frères, fut très-bien reçu, fit encore un voyage vers eux pour leur faire savoir la volonté du Roi ; et, étant de retour le 29, Sa Majesté accorda les deux cents hommes de surcroît de garnison qu’ils demandoient pour M. de Mayenne à Soissons, et les cent hommes pour M. de Vendôme à La Fère, mais ne voulut affecter aucune recette au paiement d’icelles.

Quant au traité de Loudun, elle déclara le vouloir observer de bonne foi et n’y contrevenir. Pour le reste, il ne leur fut rien accordé, mais Sa Majesté voulut qu’il demeurât en sa puissance d’en faire ce qu’il lui plairoit.

Le sieur de Boissise seul leur porta cette réponse à leurs articles, à laquelle ils ne voulurent consentir, mais seulement signèrent, le 6 d’octobre, qu’ils l’avoient reçue par exprès commandement de Sa Majesté, et pour obéir à ses volontés.

Eusuite Sa Majesté fit une déclaration le 16 d’octobre, par laquelle elle fit savoir qu’en celle qu’elle avoit faite sur la détention de M. le prince, elle n’entendoit comprendre sous le nom des coupables des cas mentionnés en icelle, les princes, seigneurs et autres officiers de Sa Majesté, qui étoient partis de Paris le premier de septembre ; mais qu’elle les tenoit tous pour ses bons serviteurs, et vouloit qu’ils jouissent de ses grâces et faveurs, et exerçassent leurs charges ainsi qu’ils avoient fait auparavant. Elle en fit une autre particulière sur le sujet de M. de Longueville, qu’elle dit être assurée n’avoir eu aucune mauvaise intention contre son service, et ne l’avoir non plus entendu comprendre en sa susdite première déclaration.

Toutes choses, par ce moyen, sembloient être pacifiées, au moins pour quelque temps. Les places que tenoit M. le prince en Berri étoient toutes rendues à M. de Montigny, qui avoit été fait maréchal de France avec M. de Thémines peu après la détention de M. le prince ; Chinon, où Rochefort étoit allé pour s’enfermer, étoit aussi remis en l’obéissance du Roi, ledit Rochefort en étant sorti, non tant sur les lettres de M. le prince, que sur l’appréhension de l’événement du siége que le maréchal de Souvré avoit mis devant cette place, le gouvernement de laquelle fut donné à d’Elbène. Toutes choses étoient aussi rétablies en leur premier état à l’entour de La Rochelle, ceux de la ville ayant remis entre les mains d’un exempt du Roi le château de Rochefort dont ils s’étoient saisis, et le duc d’Epernon retiré ses garnisons de Surgères et Tonnay-Charente. Les princes et seigneurs unis étoient retenus dans leur devoir, au moins en apparence, par ce dernier traité. M. de Nevers seul apporta de nouveaux troubles, fit des levées de gens de guerre, s’assuroit de ses amis, alla plusieurs fois consulter à Sedan le démon des rebellions, et mit des gens de guerre dans Mézières, Rethel, La Cassine, Château-Portien, Richecourt, et autres places de son gouvernement, sans permission du Roi, dont les plus sages, qui ne considéroient pas son esprit, étoient étonnés, attendu les forces que le Roi avoit prêtes, auxquelles il ne pouvoit faire aucune résistance s’il les eût voulu employer contre lui.

La Reine employa tous les moyens qu’elle put pour lui faire connoître sa faute ; elle dépêcha vers lui M. Marescot, maître des requêtes, lequel n’ayant rien avancé, elle me fit l’honneur de me choisir pour y faire un voyage de la part de Sa Majesté, croyant que j’avois quelque dextérité par laquelle je pourrois ménager son esprit et le ramener à la raison ; mais tout cela fut en vain, car il n’en étoit pas capable. Il continuoit en ses mauvais desseins ; on en avoit avis par les gouverneurs des places de la province, qui demandoient qu’on renforçât leurs garnisons, et protestoient qu’ils ne seroient pas responsables de la perte desdites places s’il en mésavenoit.

La Reine, pour ne donner occasion à leur prétexte ordinaire qu’ils étoient opprimés et n’armoient que pour se défendre, étoit résolue de le laisser commencer ; et, s’étant contentée d’envoyer des commissaires en Champagne pour informer de ce qui s’y passoit, elle ne voulut pas même envoyer renfort de garnisons dans les places, mais se contenta de mander aux gouverneurs et aux villes qu’ils se tinssent sur leurs gardes, afin que, sous ombre de ce renfort de garnisons, on ne pût dire qu’on eût dessein contre lui.

Il n’en faisoit pas de même, mais eut dessein de se saisir de la ville de Reims. Le Roi y envoya le marquis de La Vieuville, qui étoit son lieutenant général en ce quartier de Champagne, mais lui commanda de ne s’accompagner que de ceux de sa maison. Madame de Nevers, à peu de jours de là, qui fut le 14 de novembre, se présenta aux portes de la ville pour y entrer : le marquis, qui avoit reconnu l’état de la ville et les grandes intelligences qu’elle y avoit, joint que son mari étoit proche de là, lui refusa l’entrée avec toutes les soumissions qu’il lui fut possible, et la contraignit de se loger, pour cette nuit-là, au faubourg. Le duc de Nevers, irrité de ce refus, envoya quantité de gens de guerre se saisir du château de Sij, appartenant au marquis de La Vieuville, situé en Rethelois, et peu après manda à son procureur fiscal au duché de Rethelois, qu’il requît une saisie féodale de ladite terre, à faute d’hommes, droits et devoirs non faits et non payés par ledit marquis depuis le décès de son père.

Le marquis de La Vieuville s’en étant plaint au Roi, Sa Majesté lui envoya Barenton, exempt de ses gardes du corps, qui, le 21 dudit mois, lui fit commandement de sa part de faire sortir du château dudit marquis les gens de guerre qu’il y avoit envoyés, et que ce qu’il avoit fait à Reims étoit par son commandement. M. de Nevers lui répondit fort insolemment, et, entre autres choses, que ceux qui étoient à la cour étaient sous la baguette, mais qu’il n’y étoit plus, et que dans trois mois tous auroient la même franchise, et qu’il iroit avec vingt mille hommes au-devant du sieur de Praslin, qui commandoit les armées de Sa Majesté en la province ; et néanmoins il n’avoit pas effectivement en ses troupes pour garder la moindre place de son gouvernement. Barenton en dressa son procès-verbal, qu’il apporta à Sa Majesté, laquelle commanda au garde des sceaux que, sur icelui et sur le rapport des sieurs de Caumartin et d’Ormesson, conseillers d’État, qui lui avoient été aussi envoyés pour informer des levées des gens de guerre et entreprises dudit duc, et sur les avis des gouverneurs des villes de cette province et protestations qu’ils faisoient, il avisât, en son conseil, à ce qui étoit à faire pour le bien de son service et le repos de son État.

La chose étant mise en délibération, le garde des sceaux fut d’avis qu’il falloit renvoyer l’affaire au parlement. M. de Villeroy, quoiqu’il fût soupçonné de favoriser les princes, dit que ce n’étoit point une affaire du parlement ; et le président Jeannin donnant un conseil moyen de diviser l’affaire et renvoyer au parlement la saisie féodale, il lui répondit courageusement que ce seroit mettre un gentilhomme en procès avec un prince pour avoir servi le Roi. Le sieur Mangot, secrétaire d’État, prenant la parole et l’affirmative pour la défense du marquis de La Vieuville, le sieur Barbin lui dit qu’il oublioit une chose, laquelle mettoit tout-à-fait M. de Nevers en son tort, qui étoit que la saisie féodale n’avoit été faite que plusieurs jours après la prise de sa maison.

Le garde des sceaux, que l’on voyoit bien qui ne faisoit qu’à regret délibérer de cette affaire, et qui montroit dans son visage la peine de son esprit, éclata alors, et dit à Barbin qu’il se trompoit s’il pensoit le rendre ministre de ses conseils violens. L’autre loi répondit assez modestement qu’il étoit homme de bien, qu’il disoit son avis, qu’ils étoient tous assemblés pour cela, et qu’il falloit prendre les opinions. À quoi le garde des sceaux dit qu’il n’en feroit rien, jusqu’à ce qu’il fût avec des gens qui entendissent les affaires. Barbin se leva et lui dit : « Je suis seul qui peut-être ne les entends pas ; tous ces messieurs qui restent ici les entendent, et il y en a plusieurs entre eux qui les entendoient très-bien lorsque vous n’en aviez jamais ouï parler : » et cela dit, il s’en alla au Louvre, où il raconta ce qui s’étoit passé à Leurs Majestés.

Cependant l’heure du conseil des affaires arrivant, le garde des sceaux vint au Louvre. La Reine lui demande si on avoit eu le procès-verbal de l’exempt, et s’il étoit à propos de le lire devant tous les princes et seigneurs qui étoient là. Le garde des sceaux n’en étant pas d’opinion, Barbin fit instance qu’on le lût, afin que chacun connût l’insolent procédé du duc de Nevers. Étant lu, il n’y eut personne qui ne le blâmât, et qui n’avouât que Leurs Majestés en devoient témoigner du ressentiment. La Reine demanda au garde des sceaux ce qu’il lui en sembloit ; il recula un pas en arrière sans rien dire : elle, étonnée, le lui redemanda encore jusqu’à trois fois, sans qu’il lui répondît aux deux suivantes autrement qu’à la première. Ce que le Roi trouva si mauvais, outre qu’il étoit déjà mécontent de la rudesse de son esprit, de son peu d’expérience dans les affaires, de voir que la plus saine partie du clergé se plaignoit de lui et qu’il étoit en réputation d’être peu affectionné à la religion, que Sa Majesté, de son propre mouvement, se porta à dire à la Reine qu’il le falloit éloigner, lui envoya, dès le soir, redemander les sceaux, et les donna au sieur Mangot, et m’honora de la charge de secrétaire d’État, que ledit sieur Mangot exerçoit lors. Peu de jours auparavant j’avois été nommé pour aller en Espagne ambassadeur extraordinaire, pour terminer plusieurs affaires, auxquelles le comte de La Rochefoucauld fut désigné après moi. Par mon inclination je désirois plutôt la continuation de cet emploi, qui n’étoit que pour un temps, que celui-ci, la fonction duquel étoit ordinaire. Mais, outre qu’il ne m’étoit pas honnêtement permis de délibérer en cette occasion, où la volonté d’une puissance supérieure me paroissoit absolue, j’avoue qu’il y a peu de jeunes gens qui puissent refuser l’éclat d’une charge qui promet faveur et emploi tout ensemble. J’acceptai donc ce qui me fut proposé en ce sujet par le maréchal d’Ancre de la part de la Reine, et ce d’autant plus volontiers que le sieur Barbin, qui étoit mon ami particulier, me sollicitoit, et m’y poussoit extraordinairement.

Incontinent que je fus en cette charge, le maréchal me pressa fort de me défaire de mon évêché, qu’il vouloit donner au sieur du Vair. Mais, considérant les changemens qui pouvoient arriver, tant par l’humeur changeante de ce personnage, que par les accidens qui pouvoient arriver à sa fortune, jamais je n’y voulus condescendre, ce dont il eut du mécontentement, quoique sans raison. Je lui représentois qu’il étoit bien raisonnable que, quoi qu’il arrivât, je me trouvasse en l’état où j’étois entré en cette charge, où, ne voulant rien profiter, il étoit plus que juste que je ne me misse en hasard de perdre tout.

Je lui représentois encore que, si je me défaisois de mon évêché, il sembleroit que j’eusse acheté et me fusse acquis l’emploi de la charge où il me mettoit, au prix d’un bénéfice, ce qui ne se pouvoit en conscience, et ne seroit pas honorable ni pour lui ni pour moi. Mais toutes ces raisons ne le contentèrent point, et le sieur Barbin, qui étoit plus pratique de son humeur que moi, me dit que, quoi que je pusse faire, il ne seroit pas satisfait s’il ne venoit à ses fins, parce que son intention étoit, en me dépouillant de ce que j’avois, de me rendre plus nécessairement dépendant de ses volontés. En quoi il témoigna être véritablement mon ami, en me fortifiant sous main dans la résolution que j’avois prise de ne me défaire pas de mon évêché.

Quant au sieur du Vair, jamais homme ne vint en cette charge avec plus de réputation, et ne s’en acquitta avec moins d’estime ; si bien que le choix qu’on fit de sa personne ne servit qu’à faire connoître la différence qu’il y a entre le palais et la cour, entre rendre la justice aux particuliers et la conduite des affaires publiques. Il étoit rude en sa conversation, irrésolu ès moindres difficultés, et sans sentiment des obligations reçues.

Messieurs de Bouillon et de Mayenne avoient un tel pouvoir sur son esprit, qu’il ne pouvoit s’empêcher d’en embrasser ouvertement les intérêts. Un jour il reprocha à la Reine, en leur présence, comme nous avons dit ci-dessus, le peu de confiance qu’elle avoit en eux, et que si elle continuoit ses soupçons, elle leur donneroit occasion de chercher ailleurs leur appui, sans considérer les sujets qu’elle avoit de se défier d’eux, qui n’avoient rien oublié à faire, durant la minorité, pour changer le gouvernement des affaires, et décrier sa conduite ; qu’ayant redoublé leurs appointemens dès le commencement de sa régence, et les ayant gratifiés de pensions excessives, pensant les retenir par leur intérêt en leur devoir, ils s’étoient servis du bien qu’elle leur avoit fait pour lui faire mal, avoient gagné les uns par argent, les autres par espérance, fait cabales dans la cour, pris les armes à la campagne, perdu le respect qu’ils devoient à leur souverain, troublé la tranquillité publique ; que tous les gens de bien désiroient voir leur insolence châtiée, et cependant, contre leurs vœux, ils avoient profité de la rebellion qui les devoit ruiner, et la Reine avoit porté le Roi à récompenser leurs fautes ; que sa bonté ne les avoit pas rendus meilleurs, et la paix n’avoit pas été plutôt conçue qu’ils ne méditassent une nouvelle guerre. On parla du mariage du Roi, ils menacèrent de s’y opposer ; le Roi l’entreprit, ils arment aussitôt pour en troubler l’exécution. Leur crime ayant donné au Roi sujet de les punir, et leur foiblesse le moyen, la Reine s’étoit contentée de le pouvoir faire. On avoit traité avec eux, le Roi les avoit reçus en père au lieu de les châtier en maître ; et qu’après tout cela, ils n’avoient pas plutôt été de retour dans la cour, qu’ils s’étoient proposé de s’en éloigner. Toutes lesquelles choses étant, c’eût été à la Reine une aussi grande imprudence de s’y fier, que c’étoit à lui une grande indiscrétion de le lui conseiller.

Cependant le trouble et l’étonnement de l’arrêt de M. le prince ne fut pas plutôt cessé que le maréchal d’Ancre revint à la cour. S’il en étoit parti avec un grand désespoir, il n’y revint pas avec une moindre présomption et espérance de recommencer à gouverner pis que jamais. Sa femme étoit si abattue de l’effroi où elle s’étoit trouvée, duquel nous avons parlé ci-devant, et de son humeur mélancolique que cette crainte avoit irritée, qu’elle en étoit en quelque manière sortie hors de son bon sens, ne sortant plus de sa chambre, et ne voulant voir personne, croyant que tous ceux qui la regardoient l’ensorceloient, et elle avoit étendu ce soupçon jusques à la personne de Barbin, qu’elle avoit pour ce sujet prié de ne la plus aller voir.

Le maréchal, à son arrivée, demanda audit Barbin s’il y n’auroit plus de danger qu’il se mêlât des affaires. L’autre, qui savoit qu’il étoit déjà résolu de faire ce qu’il lui demandoit, et qu’il ne s’en abstiendroit pas, quoi qu’il lui conseillât, mais prendrait sujet de croire que l’ambition le porteroit à lui donner ce conseil, lui dit que à son avis il le pouvoit faire, et qu’il ne voyoit point de raison qui l’en dût empêcher. Mais cela, néanmoins, fut l’entrée de sa ruine, ce qui le confirma en la haine de tout le monde, et donna un des principaux moyens à Luynes de médire de lui à la Reine et au Roi, et préparer l’orage que nous verrons tomber sur sa personne l’année . suivante. Luynes commença à représenter au Roi que l’autorité royale étoit en la personne dudit maréchal, qu’elle ne résidoit en Sa Majesté que de nom, et que, pour se fortifier en ses mauvais desseins, il éloignoit la Reine sa mère de la bienveillance qu’elle lui devoit.

Le Roi étant tombé malade à la Toussaint d’une espèce d’évanouissement, la Reine, qui étoit aux Feuillans, accourt incontinent au Louvre, tout effrayée : le Roi, qui se portoit mieux, ne fut néanmoins entièrement guéri que trois ou quatre jours après. La Reine parlant souvent de cette maladie, du Vair, qui étoit encore lors garde des sceaux, et soupçonnoit que ce fût un autre mal que ce n’étoit, dit qu’il étoit à craindre qu’il ne recommençât au printemps. Cela fit que plusieurs fois la Reine, parlant au sieur Herouard, premier médecin du Roi, lui disoit qu’elle avoit peur que Sa Majesté ne retombât malade au printemps. Luynes prit occasion de là de dire au Roi que l’on tramoit quelque chose contre lui, qui devoit s’exécuter au printemps, et que l’on disoit qu’il lui pourroit bien mésavenir en ce temps-là. Il donnoit quant et quant à entendre au Roi que tous ces princes n’étoient persécutés que pour l’amour du maréchal d’Ancre, qu’ils étoient passionnés pour Sa Majesté, et qu’ils avoient témoigné un déplaisir indicible de sa maladie.

Ces choses firent effet en l’esprit du Roi, et tel que M. de Gesvres dépêcha exprès à Soissons à M. de Mayenne, pour lui faire savoir, non de la part du Roi, mais comme de lui-même, la bonne volonté que Sa Majesté lui portoit, et qu’elle avoit eu

T. 21 lis. it quelque pensée de se retirer d’avec la Reine sa mère, et s’en aller à Compiègne, où il savoit bien que tous les autres princes et lui n’auroient pas manqué de le venir trouver.

Cet avis encouragea fort les princes, qui donnèrent ordre au cardinal de Guise de ménager auprès de M. de Luynes tout ce qu’ils pourroient en cette occasion. L’affaire fut si bien suivie que La Chesnaie, gentilhomme ordinaire du Roi, qui avoit grande part auprès dudit sieur de Luynes, leur envoya Génié, par lequel il leur fit savoir la mauvaise volonté que le Roi portoit au maréchal d’Ancre, et le mécontentement qu’il avoit de ses comportemens, les conviant tous de se maintenir bien unis ensemble, et, quoi qu’on leur pût dire, n’entendre à aucune réconciliation avec lui.

Nonobstant toutes ces choses, le changement des ministres les étonnoit ; car ils crurent que, n’ayant plus personne de leur intelligence dans le ministère, leurs actions seroient reconnues pour ce qu’elles étoient, et plusieurs détrompés de ce qu’on en avoit fait accroire à leur avantage contre la vérité. Ils ne se rapprochèrent pas néanmoins de leur devoir ; mais, au contraire, s’affermissoient dans leur rebellion, le duc de Nevers tout ouvertement, M. de Bouillon couvertement et sous main, décriant le gouvernement aux pays étrangers, et envoyant exprès en Hollande, à Liége et en divers lieux d’Allemagne pour en parler mal ; entre lesquels le sieur du Pesché étant à Liége, et se laissant aller, selon qu’il lui étoit commandé, à parler autrement du Roi qu’il ne devoit, un gentilhomme liégeois, abhorrant cette infidélité, le blâma de sa trahison, et, des paroles étant venus aux mains, le tua sur-le-champ. Il faisoit plusieurs autres pratiques au préjudice de l’autorité royale, faisant enlever quantité d’armes, et passer à petites troupes nombre de gens de guerre, par Sedan, en Champagne, où le duc de Nevers les recueilloit et les faisoit couler dans les places qui ne lui pouvoient faire de résistance. Le Roi en étant averti, fut contraint de faire avancer des gens de guerre en cette province, sous le commandement du maréchal de Praslin, tant pour tenir la main à l’exécution des jugemens des commissaires de Sa Majesté qu’elle avoit envoyés sur les lieux pour informer des contraventions à ses ordonnances, et en faire le procès à ceux qui se trouveroient coupables, que pour être prêt à toute occasion qui se pourroit présenter pour son service.

Il ne se passa guère de temps qu’il n’eût sujet de les employer, car M. de Nevers, de nuit et par surprise, entra le premier jour de décembre dans la ville de Sainte-Menehould, s’en saisit, et mit dans le château cinq cents hommes de garnison. Cette ville étoit importante, couvroit Sedan et Mézières, et fermoit le passage pour aller à Verdun. Le maréchal de Praslin y alla avec les troupes du Roi qu’il avoit, avec lesquelles et la promesse qu’il fit de dix mille écus à Bouconville, gouverneur du château, il se rendit maître de la place, et en chassa la garnison du duc de Nevers le 26 de décembre, et la fit conduire à Rethel.

Nonobstant tout ce mauvais procédé des ducs de Nevers et de Bouillon, le dernier, qui s’étoit tenu un peu plus couvert, eut bien la hardiesse d’écrire au Roi, en se plaignant de ce que les troupes que Sa Majesté avoit en Champagne lui donnoient jalousie, et que l’ambassadeur du Roi à Bruxelles empêchoit la liberté du commerce avec Sedan, duquel il sembloit que Sa Majesté ne voulût plus embrasser la protection ; ce qui l’obligeroit à s’aider des remèdes que la nature permet à un chacun pour sa propre défense.

Sa Majesté lui fit réponse, le 27, avec plus de vigueur que l’on n’avoit pas accoutumé du temps des autres ministres, lui remontra son mauvais procédé, que la plainte qu’il lui faisoit n’étoit que pour prévenir celles que le Roi avoit sujet de faire de lui, ou tenir les peuples en une fausse créance qu’ils étoient maltraités ; que ce qu’il disoit du commerce qui n’étoit pas laissé libre à Sedan du côté de la Flandre, n’étoit que par l’empêchement qu’y avoit fait l’ambassadeur du Roi au passage des armes qu’il en vouloit faire venir contre son service, et que s’il étoit sage, au lieu des remèdes dont il menaçoit qu’il se servirait pour sa juste défense, et que Sa Majesté n’entendoit pas, et seroit bien aise d’en être éclaircie par lui, il n’en rechercheroit point d’autre que la bonne grâce de Sa Majesté, à laquelle il étoit obligé de tout le bien qu’il avoit. Ce procédé vigoureux du Roi sentant plus sa majesté royale que la conduite passée, n’étoit pas néanmoins bien reçu à cause du maréchal d’Ancre, l’audace duquel et la haine qu’on lui portoit étoient telles, qu’elles faisoient prendre en mauvaise part, et du peuple et des grands et du Roi, tout ce qui autrement étoit de soi et eût été reconnu le plus avantageux au service de Sa Majesté et au bien de l’État.

Nous avons dit que M. le prince fut trois jours après sa détention changé de la chambre où il étoit, et mis en une autre plus assurée qu’on lui avoit fait préparer, en laquelle tandis qu’il demeura il avoit quelque espérance d’être bientôt mis en liberté ; mais les choses furent changées bientôt après, sur la méfiance qu’on eut de lui et de ceux qui tenoient son parti à Paris.

Un de ses chevau-légers, nommé Boursier, fut accusé, sur la fin d’octobre, par une femme de mauvais bruit, d’avoir dit, en un lieu assez malhonnête, qu’il eût, quelques jours auparavant, tué la Reine-mère en son bâtiment de Luxembourg qu’elle étoit allée voir, si le cardinal de Guise un jour, et Bassompierre un autre, ne se fussent mis entre Sa Majesté et lui. Barbin fit incontinent envoyer cette femme au garde des sceaux du Vair pour l’interroger ; le rapport qu’il en fit fut que c’étoit une garce, aux paroles de laquelle on ne pouvoit pas prendre assurance. Il sembla à Barbin que c’étoit un peu trop négliger cette affaire, qui importoit à la vie de la Reine, et fit que Sa Majesté commanda audit sieur du Vair de sceller, toutes affaires cessantes, une commission adressante au sieur de Mesmes, lieutenant civil, portant pouvoir à lui et aux conseillers du châtelet de juger cette affaire souverainement : ce qu’il fit, craignant la diversité des jugemens, et peut-être des affections de ceux du parlement. Boursier fut condamné quasi d’une voix à la mort le 4 de novembre, et à être appliqué auparavant à la question ordinaire et extraordinaire, pour savoir ses complices. Tous les conseillers y voulurent assister, contre ce qui a accoutumé d’être fait, soit pour complaire et paroître zélés, soit que, les preuves n’étant pas si entières qu’elles eussent dû être, ils désiroient tous savoir si à la question il diroit quelque chose qui confirmât la justice de leur jugement. Ce que l’on dit qu’il fit, et reconnut son crime, confessant la chose s’être passée selon qu’on l’avoit accusé.

Deux autres, qui avoient été des gardes de M. le prince, furent pris avec lui pour ce qu’ils le hantoient, mais n’ayant été trouvés coupables furent relâchés. Un des deux, nommé Vaugré, s’en alla à Soissons, espérant y être bien reçu, et là il fut pratiqué pour dire qu’on l’y avoit envoyé pour tuer le duc de Mayenne, comme nous verrons l’année suivante.

Cette accusation de Boursier fit qu’on se méfia davantage de M. le prince, et que, sur quelques soupçons que l’on eut que ses officiers, qui jusqu’alors lui avoient apprêté son manger et l’avoient servi, lui avoient mis quelques lettres dans un pâté, on les congédia tous, et ne fut plus servi que par ceux du Roi. Ensuite, le 24 de novembre, il fut mis dans un carrosse et mené à la Bastille, pour être plus assurément ; et, le 19 de décembre, le comte de Lauzières, fils du maréchal de Thémines, en la garde duquel il étoit, fut changé, et du Thiers, qui commandoit à la compagnie des chevau-légers de la Reine-mère, eut ordre de le garder avec quelques-uns de ses compagnons.

Avant finir cette année il est raisonnable que nous disions ce qui s’est passé en Italie depuis le traité d’Ast, pourquoi il ne fut point exécuté, l’assistance que le duc de Savoie eut du côté de la France, et ce que Leurs Majestés firent pour acheminer les affaires à un accommodement.

Après le traité d’Ast, l’Espagne retira le marquis d’Inochosa de l’état de Milan, et y envoya don Pedro de Tolède, lequel, fondé sur ce que par ledit traité le Roi son maître n’étoit point obligé formellement à désarmer, non-seulement ne désarma point, quoique le duc de Savoie eût licencié son armée, mais leva de nouvelles troupes, donnant une juste jalousie audit duc de se vouloir prévaloir de ce qu’il étoit sans défense, et envahir ses États.

En ce même temps les Vénitiens étoient en guerre avec l’archiduc Ferdinand, à raison de quelques-uns de ses sujets de Croatie qui avoient, sur la fin de l’année précédente, fait quelques voleries, pour lesquelles les Vénitiens, n’en pouvant tirer raison dudit archiduc, étoient entrés en guerre avec lui.

L’armée de don Pedro de Tolède ne pouvant être employée contre eux comme contre le duc de Savoie, ils entrèrent en traité ensemble. Ils se promirent une mutuelle assistance contre les Espagnols, ensuite de laquelle les uns et les autres firent nouvelles levées de gens de guerre.

Le Roi, ayant avis de ce nouvel embrasement en Italie, y envoya M. de Béthune en qualité de son ambassadeur extraordinaire, au lieu du marquis de Rambouillet, pour essayer de les faire venir à un accommodement.

Les esprits sont irrités, l’orgueil est grand du côté d’Espagne et la présomption de ses forces ; le courage ne manque point du côté du duc, ni la prudence de faire paroître d’en avoir du côté des Vénitiens. Diverses propositions sont faites ; ils ne peuvent convenir, mais s’arrêtent sur des pointilles ; le Roi est convié d’être de la partie, le duc de Savoie le semond de le défendre, selon qu’il y est obligé par le traité d’Ast, et dépêche au maréchal de Lesdiguières, afin que, sans attendre autre commandement de Sa Majesté, il lui envoie des troupes, comme il lui a été promis. Le maréchal de Lesdiguières passe à Turin, fait lever quantité de gens de guerre, leur fait passer les Monts, de sorte que le duc de Savoie se vit avec une armée de treize à quatorze mille hommes de pied, dont il y avoit dix mille français, en état de se défendre contre celle de don Pedro de Tolède, bien qu’elle fût plus forte de la moitié. Ce qui lui fait plus de peine est le duc de Nemours, qui, s’étant, du commencement, chargé de faire quelques levées pour son service dans le Faussigny et le Génevois, tourna ses armes contre lui-même, non tant pour quelque nouveau sujet de mécontentement qu’il eût reçu, que pour l’ulcère que de longtemps il avoit dans le cœur, de ce qu’espérant hériter de ses biens il l’avoit premièrement, dès l’année 1611, empêché d’épouser mademoiselle d’Aumale ; puis, sous une fausse amorce de lui faire épouser une de ses filles, lui faisoit couler les années les unes après les autres pour le faire vieillir sans se marier. Il fit alliance avec l’Espagne, passa en Franche-Comté où il leva des troupes, demande passage par la France pour entrer en Savoie, ce qu’on ne lui voulut pas souffrir, sinon que ses gens passassent un à un comme faisoient ceux qui alloient au service du duc de Savoie : ce qui étoit ne rien promettre ; car ceux qui alloient trouver le duc de Savoie passoient sûrement un à un, d’autant que partant de France ils entroient immédiatement en Savoie, qui étoit terre amie, au lieu que les autres entroient de France en Savoie comme en terre ennemie, et partant n’y pouvoient passer un à un sans rencontrer la mort au même passage. Le duc de Montéléon fit tant d’instances, et sut si bien représenter que les troupes du duc de Nemours étoient quasi toutes dissipées, et que cette permission, qu’il demandoit au nom de son maître, n’étoit que pour la réputation de leur alliance, qu’enfin il obtint ce qu’il désiroit. Un nommé Lassé, trésorier de France à Bourges, fut choisi pour porter le commandement au duc de Bellegarde de leur laisser le passage libre par la Bresse, et lui dire à l’oreille qu’on savoit très-bien que cela ne pouvoit porter préjudice au duc de Savoie, d’autant que ces troupes prétendues étoient si foibles qu’elles n’oseroient passer. Mais Lassé, qui fut gagné par l’ambassadeur de Savoie, ne dit pas le mot à l’oreille au duc de Bellegarde, lequel, pour ce sujet, n’obéit pas au commandement qui lui étoit fait ; ce qui obligea le duc de Nemours de tenter le passage par la vallée de Cizery, où à peine il se présenta, que ses troupes s’enfuirent à la présence du régiment du baron de Sancy et de quelques autres régimens français, que le duc de Savoie envoya pour s’opposer à elles. Cette déroute fut suivie d’un traité entre les ducs de Nemours et de Savoie, le 14 de décembre, par lequel ils convinrent de tous leurs différends.

Le roi d’Espagne cependant faisoit faire plainte en France de l’assistance qu’on donnoit au duc de Savoie. Son ambassadeur représente qu’il est raisonnable de lui faire reconnoître qu’il doit quelque déférence aux deux couronnes, et qu’il ne va pas avec elles du pair ; qu’il est prêt de lui accorder toutes les conditions qu’il plaira au Roi, pourvu qu’il paroisse que ce qu’il en fait est en considération de Sa Majesté, non qu’il y ait été contraint par l’audace dudit duc ; et partant qu’il désiroit que Sa Majesté envoyât à Madrid un ambassadeur extraordinaire, lequel y recevroit incontinent entière satisfaction.

Leurs Majestés ne trouvèrent pas cette proposition déraisonnable, et jetèrent les yeux sur moi pour m’y envoyer. J’étois prêt à partir pour faire ce voyage, j’avois fait provision de beaucoup de gentillesses qui se trouvent en France, pour donner, et mon équipage étoit déjà emballé, lorsqu’il plut au Roi m’appeler en la charge de secrétaire d’État qu’avoit M. Mangot.

Le comte de La Rochefoucauld fut destiné pour aller en ma place ; mais les galanteries de la cour, qui possèdent l’esprit de ces messieurs, l’empêchant de partir au temps que la Reine désiroit, d’autant qu’il étoit engagé dans un ballet qu’il voulut danser, l’empêchèrent de partir du tout ; car les brouilleries de ces princes s’échauffèrent contre le Roi, et nos propres affaires nous firent perdre pour lors la pensée de celles d’autrui.

En cette année mourut le premier président de Harlay, qui, étant né d’une maison qui est la première des quatre anciennes baronnies de la Franche-Comté, ne fut pas moins illustre par sa vertu, pour laquelle il fut premièrement choisi par Henri iii pour aller présider aux grands jours de Poitiers, puis fut par lui-même honoré de la charge de premier président en sa cour de parlement de Paris, en laquelle il vécut de sorte que son nom y est encore en vénération. Il étoit si grave, que par son seul regard il retenoit chacun en son devoir. Lorsqu’une cause lui étoit recommandée par une personne puissante, il l’examinoit plus soigneusement, craignant qu’elle fût mauvaise puisqu’on y apportoit tant de précaution ; et dès qu’en une visite de civilité on lui parloit d’une affaire, il reprenoit son visage austère, et ne retournoit plus à parler familièrement. M. de Guise l’étant venu voir le jour des Barricades pour s’excuser de ce qui se passoit, il lui dit franchement qu’il ne savoit ce qui en étoit, mais qu’il étoit bien difficile qu’on en crût rien à son avantage, et que c’étoit une chose déplorable que le valet chassât le maître de sa maison. Quand Le Clerc, durant la confusion de la ligue, le mena avec le reste de la cour dans la Bastille, les uns et les autres faisant diverses plaintes, il ne proféra jamais une parole, mais s’en alla dans la prison avec la même gravité avec laquelle il avoit accoutumé d’aller au parlement, portant les menaces sur le front, et une courageuse fierté en la tristesse de son visage, qui le rendoit immobile contre le mépris et les injures de ces mutins.

Entre plusieurs exemples de son intégrité et de son courage inflexible en la justice, celui-là est remarquable, que le Roi ayant envoyé vérifier au parlement un édit qui ne lui sembloit pas juste, il s’y opposa de tout son pouvoir, et le Roi lui reprochant un don qu’il lui venoit de faire d’une grande place dans l’île du Palais pour y faire bâtir, il lui en rendit le brevet ; mais le Roi admirant sa vertu le lui renvoya peu après. A soixante-quinze ans étant devenu aveugle, le Roi lui permit de se défaire de sa charge, et d’en tirer 200, 000 francs de récompense du président de Verdun. À quatre-vingts ans il mourut, plus plein d’années et d’honneur que de biens, que sa façon de vivre ne lui avoit pas donné lieu de laisser à ses enfans beaucoup plus abondans qu’il les avoit reçus de son père.

En la même année mourut aussi le cardinal de Gondy, frère du duc de Retz, créatures de la reine Catherine de Médicis, qui les éleva d’une très-basse naissance aux premières dignités de l’Église et de l’État. Il fut premièrement évêque de Langres, puis de Paris, et ensuite cardinal ; homme de peu de lettres, mais de bon sens, qui montra néanmoins combien il est difficile qu’un cœur étranger s’unisse avec la fidélité qu’il doit au prince auquel il est redevable de tout ce qu’il est, en ce que le roi Henri iii, son bienfaiteur, étant blessé à mort, il l’abandonna à l’heure même, et se retira en sa maison de Noisy, sans l’assister en ce besoin, ni lui rendre les derniers devoirs auxquels il étoit obligé, quand bien il n’eût point reçu de lui tant de grâces dont il l’avoit rempli au-dessus de son mérite ; montrant bien la vérité de l’ancien proverbe, qu’il ne faut pas aimer les étrangers pour les éprouver, mais les éprouver avant que de les aimer. Il décéda âgé de quatre-vingt-quatre ans, et fut enseveli en l’église de Notre-Dame de Paris, en la chapelle où l’on voit les tombeaux de son frère et le sien, avec des inscriptions plus pleines de faste que de vérité.

  1. Au comte d’Auvergne : Charles de Valois, fils naturel de Charles IX, et frère de la marquise de Verneuil, maîtresse de Henri iv. Ayant bien servi Louis xiii, il obtint en 1619 le duché d’Angoulême, dont il prit le nom.
  2. Barre à bas : Une petite barre placée dans le milieu de l’écusson est la seule différence qu’il y ait entre les armes de la maison de Condé et celles de France. Quelques mémoires racontent cette anecdote d’une manière différente et assez vraisemblable. S’il faut les en croire, dans un repas que le prince de Condé donnoit à ses affidés chez un baigneur, on apporta un billet de Barbin : Le Coigneux, après l’avoir lu, donna au signataire le sobriquet de Barabas ; et Condé, tronvant la plaisanterie bonne, ajouta : Erat autem Barabas latro. Le mot fut répéte plusieurs fois pendant le repas, et rapporté aussitôt après à Barbin. Celui-ci n’eut pas de peine à persuader à la Reine que c’était un mot de ralliement qui cachoit les intentions les plus criminelles.