Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXVIII

CHAPITRE XXVIII

Missions auprès de l’Empereur et du roi de Prusse. — Situation de la Prusse.

Pendant que nous étions à Francfort, un accident très douloureux survenu à un officier du 7e  corps me valut une double mission, dont la première partie fut très pénible, et la seconde fort agréable et même brillante.

À la suite d’une fièvre cérébrale, le lieutenant N…, du 7e  chasseurs, tomba complètement en enfance ; le maréchal Augereau me chargea de conduire ce pauvre jeune homme à Paris d’abord, auprès de Murat, qui s’y était toujours intéressé, et ensuite dans le Quercy, si celui-ci m’en priait. Comme je n’avais pas vu ma mère depuis mon départ pour la campagne d’Austerlitz, et la savais non loin de Saint-Céré, au château de Bras, que mon père avait acheté quelque temps avant sa mort, je reçus avec plaisir une mission qui, tout en me mettant à même de rendre service au maréchal Murat, me permettait d’aller passer quelques jours auprès de ma mère. Le maréchal me prêta une bonne calèche, et je pris la route de Paris. Mais la chaleur et l’insomnie exaltèrent tellement mon pauvre camarade que, passant de l’idiotisme à la fureur, il faillit me tuer d’un coup de clef de voiture. Je ne fis jamais un voyage plus désagréable. Enfin, j’arrivai à Paris et conduisis le lieutenant N… auprès de Murat, qui résidait pendant la belle saison au château de Neuilly. Le maréchal me pria d’achever la tâche que j’avais commencée et de conduire N… dans le Quercy. J’y consentis, dans l’espoir de revoir ma mère, tout en faisant observer que je ne pouvais partir que dans vingt-quatre heures, le maréchal Augereau m’ayant chargé de dépêches pour l’Empereur, que j’allai rejoindre à Rambouillet, où je me rendis officiellement le jour même.

J’ignore ce que contenaient les dépêches dont j’étais porteur, mais elles rendirent l’Empereur fort soucieux. Il manda M. de Talleyrand et partit avec lui pour Paris, où il m’ordonna de le suivre et de me présenter chez le maréchal Duroc le soir. J’obéis.

J’attendais depuis longtemps dans un des salons des Tuileries, lorsque le maréchal Duroc, sortant du cabinet de l’Empereur dont il laissa la porte entr’ouverte, ordonna de vive voix à un officier d’ordonnance de se préparer à partir en poste pour une longue mission. Mais Napoléon s’écria : « Duroc, c’est inutile, puisque nous avons ici Marbot qui va rejoindre Augereau ; il poussera jusqu’à Berlin, dont Francfort est à moitié chemin. » En conséquence, le maréchal Duroc me prescrivit de me préparer à me rendre à Berlin avec les dépêches de l’Empereur. Cela me contraria, parce qu’il fallait renoncer à aller embrasser ma mère ; mais force fut de me résigner. Je courus donc à Neuilly prévenir Murat. Quant à moi, croyant ma nouvelle mission très pressée, je retournai aux Tuileries ; mais le maréchal Duroc me donna jusqu’au lendemain matin. J’y fus au lever de l’aurore, on me remit au soir ; puis le soir au lendemain, et ainsi de suite pendant plus de huit jours.

Cependant, je prenais patience, parce que chaque fois que je me présentais, le maréchal Duroc ne me tenait qu’un instant, ce qui me permettait de courir dans Paris. Duroc m’avait remis une somme assez forte, destinée à renouveler mes uniformes tout à neuf, afin de paraître sur un bon pied devant le roi de Prusse, entre les mains duquel je devais remettre moi-même une lettre de l’Empereur. Vous voyez que Napoléon ne négligeait aucun détail, lorsqu’il s’agissait de relever le militaire français aux yeux des étrangers.

Je partis enfin, après avoir reçu les dépêches et les instructions de l’Empereur, qui me recommanda surtout de bien examiner les troupes prussiennes, leur tenue, leurs armes, leurs chevaux, etc… M. de Talleyrand me remit un paquet pour M. Laforest, ambassadeur de France à Berlin, chez lequel je devais descendre. Arrivé à Mayence, qui se trouvait alors faire partie du territoire français, j’appris que le maréchal Augereau était à Wiesbaden. Je m’y rendis et le surpris fort en lui disant que j’allais à Berlin par ordre de l’Empereur. Il m’en félicita et m’ordonna de continuer ma route. Je marchai nuit et jour par un temps superbe du mois de juillet, et arrivai à Berlin un peu fatigué. À cette époque, les routes de Prusse n’étant pas encore ferrées, on roulait presque toujours au pas sur un sable mouvant où les voitures, enfonçant profondément, soulevaient des nuages de poussière insupportables.

M. Laforest me reçut à merveille. Je logeai à l’ambassade et fus présenté au Roi et à la Reine, ainsi qu’aux princes et aux princesses. En recevant la lettre de l’Empereur, le roi de Prusse parut fort ému. C’était un grand et bel homme, dont la figure exprimait la bonté ; mais il manquait de cette animation qui dénote un caractère ferme. La Reine était vraiment très belle ; une seule chose la déparait : elle portait toujours une grosse cravate, afin, disait-on, de cacher un goître assez prononcé qui, à force d’être tourmenté par les médecins, s’était ouvert et répandait une matière purulente, surtout lorsque cette princesse dansait, ce qui était son divertissement de prédilection. Du reste, sa personne était remplie de grâce, et sa physionomie spirituelle et majestueuse exprimait une volonté ferme. Je fus reçu très gracieusement, et comme la réponse que je devais rapporter à l’Empereur se fit attendre plus d’un mois, tant il paraît qu’elle était difficile à faire, la Reine voulut bien m’inviter aux fêtes et bals qu’elle donna pendant mon séjour.

De tous les membres de la famille royale, celui qui me traita avec le plus de bonté, du moins en apparence, fut le prince Louis, neveu du Roi. On m’avait prévenu qu’il exécrait les Français et surtout leur empereur ; mais comme il aimait passionnément l’état militaire, il me questionnait sans cesse sur le siège de Gênes, les batailles de Marengo et d’Austerlitz, ainsi que sur l’organisation de notre armée. Le prince Louis de Prusse était un homme superbe, et sous le rapport de l’esprit, des moyens et du caractère, c’était de tous les membres de la famille royale le seul qui eût quelque ressemblance avec le grand Frédéric. Je fis connaissance avec plusieurs personnes de la Cour, et surtout avec des officiers que je suivais tous les jours à la parade et aux manœuvres. Je passais donc mon temps fort agréablement à Berlin, où notre ambassadeur me comblait de prévenances ; mais je finis par m’apercevoir qu’il voulait me faire jouer dans une affaire délicate un rôle qui ne pouvait me convenir, et je devins très réservé.

Mais examinons la position de la Prusse vis-à-vis de Napoléon. Les dépêches que j’apportais y avaient trait, ainsi que je l’ai su plus tard.

En acceptant de Napoléon le don de l’électorat du Hanovre, patrimoine de la famille régnante d’Angleterre, le cabinet de Berlin s’était aliéné non seulement le parti antifrançais, mais aussi presque toute la nation prussienne. L’amour-propre allemand se trouvait en effet blessé des succès remportés par les Français sur les Autrichiens, et la Prusse craignait aussi de voir son commerce ruiné par suite de la guerre que le cabinet de Londres venait de lui déclarer. La Reine et le prince Louis cherchaient à profiter de cette effervescence des esprits pour amener le Roi à faire la guerre à la France, en se joignant à la Russie, qui, bien qu’abandonnée par l’Autriche, espérait encore prendre sa revanche de la défaite d’Austerlitz. L’empereur Alexandre était encore entretenu dans ses projets contre la France par un Polonais, son aide de camp favori, le prince Czartoryski.

Cependant le parti antifrancais, qui s’augmentait tous les jours, n’avait encore pu déterminer le roi de Prusse à rompre avec Napoléon ; mais se sentant appuyé par la Russie, ce parti redoubla d’efforts, et profita habilement des fautes que commit Napoléon en plaçant son frère Louis sur le trône de Hollande, et en se nommant lui-même protecteur de la Confédération du Rhin, acte qu’on présenta au roi de Prusse comme un acheminement au rétablissement de l’empire de Charlemagne. Napoléon voulait, disait-on, en finir, pour faire descendre tous les souverains d’Allemagne au rang de ses vassaux !… Ces assertions, fort exagérées, avaient néanmoins produit un grand changement dans l’esprit du Roi, dont la conduite avec la France devint dès lors tellement équivoque, qu’elle détermina Napoléon à lui écrire de sa main, et sans suivre la marche habituelle de la diplomatie, pour lui demander : « Êtes-vous pour ou contre moi ?… » Tel était le sens de la lettre que j’avais remise au Roi. Son conseil, voulant gagner du temps pour compléter les armements, fit retarder la réponse, et ce fut la cause qui me retint si longtemps à Berlin.

Enfin, au mois d’août, une explosion générale eut lieu contre la France, et l’on vit la Reine, le prince Louis, la noblesse, l’armée, la population entière, demander la guerre à grands cris. Le Roi se laissa entraîner ; mais comme, bien que décidé à rompre la paix, il conservait encore un faible espoir d’éviter les hostilités, il paraît que dans sa réponse à l’Empereur il s’engageait à désarmer, si celui-ci ramenait en France toutes les troupes qu’il avait en Allemagne, ce que Napoléon ne voulait faire que lorsque la Prusse aurait désarmé, de sorte que l’on tournait dans un cercle vicieux d’où l’on ne pouvait sortir que par la guerre.

Avant mon départ de Berlin, je fus témoin du délire auquel la haine de Napoléon porta la nation prussienne, ordinairement si calme. Les officiers que je connaissais n’osaient plus me parler ni me saluer ; plusieurs Français furent insultés par la populace ; enfin les gendarmes de la garde noble poussèrent la jactance jusqu’à venir aiguiser les lames de leurs sabres sur les degrés en pierre de l’hôtel de l’ambassadeur français !… Je repris en toute hâte la route de Paris, emportant avec moi de nombreux renseignements sur ce qui se passait en Prusse. En passant à Francfort, je trouvai le maréchal Augereau fort triste ; il venait d’apprendre la mort de sa femme, bonne et excellente personne qu’il regretta beaucoup, et dont la perte fut sentie par tout l’état-major, car elle avait été excellente pour nous.

Arrivé à Paris, je remis à l’Empereur la réponse autographe du roi de Prusse. Après l’avoir lue, il me questionna sur ce que j’avais vu à Berlin. Lorsque je lui dis que les gendarmes de la garde étaient venus aiguiser leurs sabres sur l’escalier de l’ambassade de France, il porta vivement la main sur la poignée de son épée et s’écria avec indignation : « Les insolents fanfarons apprendront bientôt que nos armes sont en bon état !… »

Ma mission étant dès lors terminée, je retournai auprès du maréchal Augereau et passai tout le mois de septembre à Francfort, où nous nous préparâmes à la guerre en continuant à nous amuser le plus possible, car nous pensions que rien n’étant plus incertain que la vie des militaires, ils doivent s’empresser d’en jouir.