Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/7

1795

Nous restâmes une partie de l’hiver dans ce logement étroit. J’en trouvai un autre plus spacieux, je le pris. Bien m’en valut ; car peu de temps après, mon fidèle Saint-Jean prit une maladie épidémique qui faisait des ravages affreux parmi le peuple et les Saxons en garnison dans cette ville. Chaque jour, nous voyions passer des enterrements. Je jugeai avec raison que les médecins n’entendaient rien à cette maladie, et je dis à Saint-Jean : « Voulez-vous vous laisser conduire par moi ? » Il le voulut bien ; je le traitai donc et avec succès. Une diète rigoureuse, une tisane abondante, où il y avait toujours de la crème de tartre, de légères médecines à propos ; enfin, je le tirai d’affaire. La fièvre cessa au bout de huit à neuf jours. Il sentit alors toute sa faiblesse et se crut bien plus malade. Pour le rassurer, je fis venir un médecin, qui lui dit qu’il était tout à fait hors d’affaire, qu’il fallait actuellement lui donner de bons bouillons. Il me demanda comment j’avais traité mon malade et me dit que je ne pouvais avoir mieux fait. Saint-Jean reprit donc confiance en moi, et au bout de quelques jours il fut sur pied. Pendant sa maladie, j’avais pris une fille de Brabant pour nous servir tous.

Vers le mois d’octobre, était arrivée la famille de Mornac. Je la revis avec un grand plaisir. Peu de temps après elle, vint la comtesse de Choiseul, abbesse du chapitre de Metz et sœur du duc de Choiseul, qui avait été ministre sous Louis XV. Elle ne put aller jusqu’à Aschaffenbourg, faute d’y trouver un logement ; la ville était pleine. Elle resta donc avec nous. C’était une fort bonne personne. Elle ne sortait jamais de sa chambre. Son neveu lui donnait des secours, je crois dix louis par mois. Il fut du nombre des naufragés sur la côte d’Ostende, et par conséquent emprisonné ; il ne pouvait plus rien envoyer à sa pauvre tante. Elle se désolait de n’avoir plus de ses nouvelles. Nous avions eu la précaution de lui enlever la gazette qui donnait ces tristes détails. Elle se trouva absolument sans ressources. Je fus absolument comme elle, et un écu de six francs dans ma poche fut pendant vingt-quatre heures tout mon avoir. J’avais absolument tout vendu : boîtes d’or, montres, enfin l’entourage en brillant du portrait de mon mari ; tout cela vendu à bas prix. Je m’étais adressée à mon frère, l’évêque de Nancy, pour avoir quelques secours. Il m’en promettait de très prompts, mais ils n’arrivaient pas. Je commençais à perdre courage. Six personnes à nourrir par jour, quelque mal qu’on pouvait les faire vivre, il en coûtait beaucoup ; d’autant que le pays était épuisé par le passage de la résidence des troupes. C’était dans l’hiver de 94 à 95 qui fut très rigoureux. Cet argent m’arriva enfin par la diligence. Mme de Choiseul, qui ne me voyait plus venir chez elle, envoya savoir de mes nouvelles. Je lui fis dire que j’allais mieux et que je la verrais dans le jour. Je n’y manquai pas. Elle me demanda ce que j’avais eu pour me faire rester si longtemps sans sortir. « Ah ! lui dis-je, Madame, ma bourse était plus malade que moi. Elle était totalement épuisée et le désespoir commençait à me gagner. – Votre confidence m’engage à vous faire la mienne. Comme vous, Madame, je viens d’éprouver la même détresse. J’avais envoyé depuis quelque temps une garniture de dentelle à Aschaffenbourg pour la vendre. On m’en offrait bien peu, quoique très belle. Je ne pouvais me décider à la donner à un aussi bas prix ; mais ayant su que je ne pouvais plus rien attendre de mon malheureux neveu, j’ai accepté le mauvais marché, et me voilà comme vous avec un peu d’argent. Mais combien de temps cela durera-t-il ? » Elle avait encore trois ou quatre domestiques, et anciens ; elle ne pouvait se décider à s’en séparer. De plus elle avait vraiment besoin de leurs services ; elle était vieille. Elle est morte, il n’y a pas longtemps, elle devait être d’une extrême vieillesse.

J’avais depuis longtemps demandé à mon frère s’il n’y avait pas possibilité de faire entrer mes filles au couvent de la Visitation à Vienne. Je savais que la supérieure était française, avait été élevée à Saint-Cyr comme moi. Elle avait accueilli beaucoup de religieuses françaises de son ordre. Mon frère ne m’avait pas donné de grandes espérances de succès ; je n’y comptais même plus. Je reçus vers la fin de février l’avis qu’une place pour chacune de mes filles était accordée(11), et qu’on m’enverrait très incessamment des passeports pour elles, qu’il fallait m’adresser à Mme la baronne de Vrintz, directrice générale des postes et diligences, pour leur procurer des places pour se rendre à Ratisbonne chez Mme la comtesse de Boisgelin, qui voulait bien les recevoir chez elle, et qu’elles trouveraient dans cette ville pour conducteur jusqu’à Vienne le curé de Valois du diocèse de Nancy, à qui mon frère avait la plus grande confiance. Ne pouvoir accompagner mes filles dans leur long voyage me parut comme de raison une chose affreuse. Pourquoi ne pas m’envoyer aussi des passeports ? Cette séparation me coûta beaucoup. L’avantage que mes enfants pouvaient en tirer, l’assurance d’une excellente éducation pour elles fut un motif bien puissant et me décida à accepter ; mais il fallut un effort surnaturel pour mon pauvre cœur. Je n’avais jamais quitté ces enfants je les aimais passionnément ; une dix ans, l’autre neuf, et dans cet âge il fallait les abandonner à elles-mêmes pendant un long voyage et dans une saison rigoureuse. Que de sujets d’inquiétude ! que de murmures de ne pouvoir obtenir de les accompagner jusqu’à Vienne ! J’écrivis à la baronne de Vrintz. Je ne la connaissais pas, mais ma lettre lui inspira un véritable intérêt pour moi. Son âme sensible lui faisait sentir toute l’amertume de ma position. Elle me répondit avec tout le feu du sentiment, me mandait que j’aurais les deux places, qu’elle donnerait pour conducteur de la diligence un ancien domestique de sa maison, dont elle répondait comme d’elle-même, qu’elle me demandait en grâce d’être tranquille, qu’elle m’assurait que mes filles seraient traitées dans la route comme elle voudrait que le fussent ses propres enfants. Elle fixa le jour du départ. Ah ! mes enfants, cette femme vraiment adorable ôta un poids énorme sur mon cœur. Je crus à tout ce qu’elle me disait et je n’eus pas tort ; la suite l’a bien prouvé. Dans le même temps de cette négociation, arriva à Seligenstadt Mlle de Goyon, qui venait de Munster à pied pour aller rejoindre son père qui était à Ratisbonne. Elle me fit demander d’accompagner mes filles. Ma confiance était entière envers Mme de Vrintz. Je lui fis répondre que je ne pouvais rien changer des dispositions prises pour le voyage. Elle me fit tant d’instances que j’écrivis à la baronne pour lui faire connaître la position de cette demoiselle, et que c’était bien plus pour lui rendre service que je lui demandais d’accorder aussi une place dans la diligence où seraient mes filles, que je paierais aussi sa place. Elle me répondit sur-le-champ que ma demande lui suffisait et que cette demoiselle aurait aussi sa place dans la diligence. Le cruel jour de notre séparation arriva. Le dégel avait occasionné une inondation du Mein. Il fallut le passer pour aller prendre la diligence à Hannau. Je conduisis mes filles jusqu’au port. Je ne pus aller plus loin ; leur père les accompagna. Je rentrai chez moi dans le désespoir le plus inquiétant. Mon amie, Mme de Mornac, ne me quitta pas jusqu’au retour de mon mari ; son fils était aussi avec lui. En arrivant, l’enfant fut se renfermer dans sa chambre. Je ne savais ce qu’il était devenu. Ses sanglots nous découvrirent où il était. Nous eûmes bien de la peine à le faire sortir, et pour ménager la sensibilité de Louis, il me fallut étouffer la mienne. Jusqu’à ce que je susse l’arrivée de mes enfants, je fus livrée à la plus grande inquiétude. Je ne mangeais ni ne dormais. Mon mari me voyant dans cet état, il lui échappa de me dire : « Pourquoi avoir consenti à une séparation qui nous fait tant de mal ? » Enfin je reçus de la route une lettre d’Alexandrine ; tout allait bien. Le conducteur, disait-elle, les traitait comme des princesses. La baronne de Vrintz avait eu l’attention de faire mettre dans la voiture des biscuits, des bonbons, des tablettes de bouillon. Aussitôt qu’on s’arrêtait, on en faisait prendre à mes filles. Elles ne se louaient pas de Mlle de Goyon qui ne songeait qu’à elle. Une dame émigrée qui était dans la voiture la remplaçait par les soins qu’elle leur donnait. Je sus bientôt après leur arrivée à Ratisbonne. Mme de Boisgelin me l’annonça. Vous savez mieux que moi ce qui vous concerne pendant votre séjour à Ratisbonne et votre intelligence, très avancée pour votre âge, chère Alexandrine, vous permettra de vous ressouvenir de tout et de l’écrire. Je vous laisse donc le soin de transcrire vous-même vos petites aventures. Ce que je dois dire, c’est que votre correspondance était charmante. Vous écriviez comme un chat, mais avec esprit. Quelque temps avant de partir de Ratisbonne, vous me mandiez : « Il est question d’aller à Vienne par eau. Ah ! chère maman, le fleuve est devenu pour moi une montagne que je porte sur mes épaules. » Dans une autre lettre, vous me disiez : « J’entendais toujours parler de la diète de Ratisbonne ; je ne vois pas cela, car chez Mme de Boisgelin j’ai tout en abondance. » Mes inquiétudes recommencèrent pour votre voyage à Vienne. J’avais eu un mois de répit ; je vous savais si bien où vous étiez. Je reçus enfin de vos nouvelles de Vienne et mon cœur fut allégé d’un grand poids. Entre les mains d’un bon oncle, je pouvais être tranquille : votre oncle me mandait vos succès, j’en jouissais. Mme de Vrintz devant aller à Ratisbonne où était sa mère m’écrivit qu’elle passerait à Seligenstadt, tel jour à telle heure, et qu’elle me priait de me trouver à la poste désirant de me voir. Je ne manquai pas au rendez-vous. Que j’eus de satisfaction à la connaître ! Son cœur et son esprit m’étaient connus. Je trouvai en elle la réunion de toutes les qualités au moral comme au physique. Cette entrevue fut une véritable effusion de sentiment ; il semblait que nous nous connaissions depuis longtemps. J’ai eu le bonheur de la voir davantage deux mois après.

Le séjour de Seligenstadt m’étant devenu odieux, je me décidai à le quitter. Mme la comtesse de Choiseul en était partie, Mme de Mornac songeait aussi à le faire. Je ne fus pas arrêtée dans ma résolution par la crainte d’en être renvoyée, je savais que le retour de la baronne de Vrintz était prochain et je comptais sur son appui. Je quittai donc cette ville et j’arrivai à Francfort dans le courant de mai. Mon logement était modeste : deux chambres le composaient. J’eus la permission d’y rester par les sollicitations de Mme de Vrintz. Un commandant, officier supérieur prussien, commandait dans la ville et il était beaucoup moins dur que la régence. Ma permission se renouvelait tous les mois. Je voyais souvent la baronne de Vrintz et je me liai intimement avec son amie Mme de Wélich, femme charmante sous tous les rapports.

À cette époque, les Vendéens reprirent les armes, la République n’ayant pas rempli les conditions du traité que le général Charette avait fait. Mon frère m’écrivit que le neveu de Charette allait arriver à Francfort ; qu’il pensait que mon mari pouvait désirer de passer dans la Vendée, qu’il serait un bon mentor pour le jeune Charette à qui il s’intéressait vivement. Prendre ce parti, me laisser seule en Allemagne lui parut une chose cruelle ; son cœur s’y refusait, mais je levai toutes les difficultés et il se décida à partir, dans l’espérance de pouvoir combattre dans la Vendée pour la cause royale, ayant son jeune fils à ses côtés(12). Je voulus qu’il emmenât le fidèle Saint-Jean ; il ne le voulait, mais jamais je ne l’aurais laissé partir sans lui. Le jeune Charette arriva avec M. de Chazet, son ami, jeune homme de son âge, qui était plein d’esprit mais dont la tête était légère. M. de Charette n’avait pas de grands moyens et se croyait déjà un grand personnage par la haute renommée de son oncle ; il en était vain. MM. de Charette et de Chazet, mon mari, mon fils et Saint-Jean remplirent à peu près la diligence pour Hambourg, où ils devaient s’embarquer pour l’Angleterre. Je les vis partir ; je rentrai chez moi le cœur serré et suffoqué par la douleur.