Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/6

1794

L’hiver de 93 à 94 se passa pour nous aussi tristement que possible. Le peu d’émigrés qui étaient à Coblentz venaient souvent chez moi le soir, mais tous ayant peu d’argent dans leurs poches, l’inquiétude pour leur avenir commençait à les gagner. Chacun cherchait de l’argent à emprunter, mais sans succès.

Le printemps nous rendit encore notre position plus critique ; Luxembourg se rendit, Trèves quelque temps après tomba aussi au pouvoir des Français ; les Autrichiens ou Prussiens se replièrent sur Coblentz, l’alarme fut à son comble dans l’électorat. On espérait, et on avait quelque fondement à se persuader, qu’on ne laisserait pas venir les Français à Coblentz, et que, quand bien même ils viendraient jusqu’à la porte, que la citadelle serait un obstacle insurmontable pour eux. Pour moi, je jugeai la trahison possible, et j’y crus, en sachant que les Autrichiens se retiraient devant les Français sans livrer une seule bataille ; je pris donc le parti de quitter Coblentz. On nous blâma de cette résolution ; mais ne voulant pas me trouver dans une gabarre, je fis chercher des places dans un yacht. Nous eûmes le bonheur d’en trouver dans celui d’une dame de la noblesse qui se rendait à Mayence.

Nous partîmes donc encore avec sécurité ; mais huit jours après, les Français approchant, les malheureux émigrés qui n’avaient pas voulu croire au danger, furent dans le plus grand embarras à Coblentz. Plusieurs furent obligés de partir à pied et de tirer eux-mêmes un mauvais bateau où ils avaient leurs effets. Pendant ce temps, je remontais le Rhin. Nous eûmes un danger imminent, à l’approche de la ville de Runfled (Rhinfelds). Le pont volant se détacha et venait sur nous avec une extrême vitesse. L’activité de nos bateliers nous fit aborder le rivage ; une minute plus tard, nous disparaissions de dessus la surface de l’eau. Nos bateliers nous dirent qu’ils avaient frémi du danger. La Providence veillait sur nous et nous fûmes conservés pour boire encore pendant longtemps à la coupe du malheur.

Le lendemain, les cordages du yacht s’embarrassèrent avec ceux d’un autre qui descendait. Le choc fut violent, et il fut mis sur le côté, heureusement qu’il trouva terre ; ce qui nous empêcha de chavirer tout à fait. Mes filles se trouvèrent mal, moi je fus effrayée, mon fils n’eut pas seulement l’air de s’en apercevoir, et avec un sang-froid extraordinaire dit à ses sœurs : « Voilà bien de quoi avoir peur ! » On admira le courage de cet enfant et l’on me dit : « Il est né brave. » Tout fut renversé et brisé de ce qui était sur les tables, il n’y eut qu’une bouteille de fleurs d’oranger qui conservée servit à calmer mes filles.

Nous arrivâmes le cinquième jour à Mayence, de très bonne heure. Nous ne pûmes trouver de logement dans aucune auberge ; il faisait nuit et nous étions encore à chercher un gîte. Dans ce cruel embarras, je vis passer une femme du peuple, je lui dis quelle était notre peine, elle en fut attendrie : « Je vais vous mener chez de braves gens, ils feront ce qu’ils pourront, soyez en sûrs. » Elle frappa à la porte, et après quelques mots dits en allemand, on nous fit entrer. Le maître me parut être un artisan paysan. Sa femme et lui s’occupèrent à nous fournir les moyens de dormir. On me donna un lit qui était le leur, des matelas à terre furent la ressource de mes enfants. Il fallait aussi manger ; il était tard et je n’osais rien demander à ces bonnes gens, parce que je craignais de les embarrasser davantage. Je dis à Saint-Jean de tâcher de nous procurer du pain, du vin, des œufs, enfin de quoi souper. Alors notre hôte vint à moi et me dit : « Quoi ! vous n’aviez presque rien mangé de la journée, que ne le disiez-vous ? Ma femme va vous faire de la soupe, une omelette, nous vous donnerons tout ce que nous avons chez nous. Ces pauvres enfants doivent avoir bien faim. Vous êtes sans doute de ces Français malheureux qui sont chassés de leur patrie. Ne craignez pas de me le dire. Ah ! je vous plains sincèrement(10). » Nous dormîmes. Quelques heures avant le jour, il fallut songer à faire sortir nos effets du yacht, pour les transporter sur le coche d’eau de Mayence qui part tous les jours pour Francfort. Nous ne pouvions rester à Mayence. Partout les ordres les plus sévères étaient donnés pour ne recevoir aucun émigré. Nous partîmes de chez notre hôte, mais non sans lui donner les témoignages de notre vive reconnaissance. Il ne voulait recevoir aucun paiement.

Nous voilà donc dans ce malheureux coche, confondus avec des gens de toute espèce, juifs en grand nombre, gens misérables couverts de haillons. Une petite chambre était au fond et l’on y donnait place en payant un peu plus, nous y entrâmes. J’y trouvai M. le comte de Chamborant, colonel du régiment, et deux autres émigrés dont je ne me rappelle pas les noms. Il nous raconta ses aventures, nous les nôtres, et notre trajet ne nous parut pas si long.

Nous arrivâmes de très bonne heure à Francfort. Nous trouvâmes place dans une auberge, mais on nous signifia que nous ne pouvions y rester que vingt-quatre heures. Le temps était court pour trouver un asile ailleurs. Un émigré que j’y trouvai et que j’avais vu aux eaux d’Ems, me conseilla d’aller à Offenbach, résidence du prince d’Ysembourg et de la princesse de Reuss qui était princesse de Nassau-Weilbourg, que j’obtiendrais sûrement la permission de séjourner dans sa souveraineté. Je suivis son avis. Je fus à pied à Offenbach avec mon mari ; je laissai mes enfants avec Saint-Jean. Je me présentai chez la princesse de Reuss. Elle m’accueillit avec le plus vif intérêt, me promit de parler au prince pour moi ; qu’elle ne me dissimulait pas que je trouverais bien des difficultés à vaincre ; que sa régence venait tout récemment de lui arracher l’ordre de ne plus recevoir d’émigrés, qu’elle ferait pour moi tout ce qui lui serait possible. Dans le même moment entra le prince. Après avoir fait les premiers compliments, je lui dis que je venais à Offenbach pour me mettre avec ma famille sous sa protection, que j’avais lieu d’espérer qu’il m’accorderait la permission de venir dans sa ville, connaissant tout l’intérêt qu’il portait aux Français malheureux : « Ah ! me dit-il, je ne puis suivre les mouvements de mon cœur ; il y a quatre jours que j’ai été contraint de signer un ordre qui est contre vous, et je ne suis pas le maître d’y faire des exceptions. Croyez, Madame, que mon cœur saigne d’être obligé de vous donner un refus. » Il sortit ; je restai encore quelques moments avec la princesse de Reuss, qui me promit de nouveau de parler pour moi. Je fus chez la princesse d’Ysembourg, qui me reçut de la manière la plus aimable et qui finit par me dire : « Venez toujours, vous vous établirez à l’auberge, on ne peut s’y opposer et nous verrons aux moyens à prendre pour obtenir de vous fixer ici. » Je retournai à Francfort et le lendemain je vins à Offenbach avec ma famille. Je renouvelai la demande d’y rester, mais sans succès ; la régence du prince était inflexible. Le prince et la princesse me dirent : « Cherchez une demeure dans la principauté ; la défense n’est que pour la ville, et nous vous promettons notre protection pour n’être pas inquiétés ailleurs. Vous pouvez rester à votre auberge tout le temps de vos recherches. » On m’indiqua plusieurs villages. J’envoyai Saint-Jean partout, mais nulle part il ne put trouver un logement. Nous étions six et il fallait plus d’une chambre.

Enfin on nous parla d’une petite ville nommée Seligenstadt à quatre lieues de là, dépendante de l’électorat de Mayence. Saint-Jean y fut aussitôt et il revint avec l’assurance que nous y serions reçus et y avait vu un logement. Notre dépense à l’auberge ne pouvait qu’être forte, malgré que nous nous réduisions au simple nécessaire. Décidés donc à aller à Seligenstadt, nous fûmes faire nos adieux au prince et à la princesse. Ils parurent affectés de notre départ, ainsi que la bonne, l’intéressante princesse de Reuss. On aurait bien désiré que nous puissions rester dans la principauté. On me dit que je serais bien mal où je voulais aller. Je louai un chariot pour nous y transporter. Lorsque je voulus payer mon hôte, il me dit que je ne devais rien et ne voulut jamais me dire qui avait payé notre dépense. Je le devinai et je fus trouver la princesse de Reuss. Je lui fis mes remerciements, et en même temps je l’assurai fortement que mes moyens me permettaient encore de m’acquitter et que je lui demandais en grâce de donner la permission au maître de l’auberge de me faire connaître le mémoire de ma dépense. Elle ne le voulut jamais, et elle me dit : « Eh bien ! Madame, mon désir aurait été de vous recevoir, mais mon mari malade, un logement peu spacieux m’en ont empêchée. Croyez, Madame, que je fais des vœux sincères pour voir effectuer la fin de vos malheurs. » Je me retirai pénétrée de reconnaissance et le souvenir de cette charmante princesse restera à jamais dans mon cœur.

Nous voilà donc rendus dans cette petite ville de Seligenstadt. Notre logement nous coûtait encore assez cher. Une très petite chambre, où nous couchions, mon mari et moi, faisait notre salon, un cabinet pour mes filles et ce qu’on appelle un bouge pour Louis et Saint-Jean. Depuis quatre à cinq mois, nous n’avions plus que lui pour domestique. Il faisait notre cuisine et elle était facile à faire. Notre bouilli, un plat de légumes ou un rôti composaient notre ordinaire.

Mon fils avait depuis longtemps un mal aux yeux qui m’inquiétait. On me dit qu’à la foire de Francfort il se rendrait un célèbre oculiste. Je menai l’enfant. Nous trouvâmes facilement des places dans une voiture qui se rendait à Francfort. Après avoir vu l’oculiste, il me rassura, me donna une consultation à suivre. N’ayant plus besoin de rester à Francfort, qui est très cher pendant la foire, je me rendis dans une auberge dans un faubourg, où l’on me dit que je trouverais une voiture de retour. Je n’en trouvai pas. Je fus à pied jusqu’à Offenbach, mais pas plus là qu’à Francfort. Enfin je fis mes cinq lieues dans un chemin de sable ; il faisait très chaud, j’arrivai excédée de fatigue, je restai au lit vingt-quatre heures sans pouvoir me remuer.