Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/4

1792

Je me rendis de grand matin à Paris, et fus loger à l’hôtel de…, près le Palais-Royal. Je savais que le marquis de Lespinay, mon voisin de campagne et mon ami, y était. Ma voiture n’étant pas en état de me mener plus loin, il me fallait ou en changer ou la faire raccommoder. J’avais heureusement l’adresse du sellier qui me l’avait vendue, il y avait huit ans. Il vint l’examiner et me dit qu’il la mettrait en état d’aller où je comptais me fixer, mais qu’il fallait qu’elle fût chez lui. Mon embarras fut alors bien grand. Je ne pouvais ôter l’argent sans me confier à un domestique à qui je ne pouvais prendre confiance. Après bien des incertitudes, je me décidai à ne rien dire et de donner tout au hasard. Mon parti fut bon, car ma voiture me revint sans que l’on eût découvert la cachette.

Je louai des chevaux pour sortir de Paris.

Pendant mon séjour, je fis connaissance avec la comtesse de La Fare, ma belle-sœur, qui avait une place à la cour ; elle me plut, mais je la vis si peu de temps que je ne pus alors lui accorder toute l’amitié que j’ai eue pour elle depuis.

Durant mon séjour à Paris, que d’idées tristes me procura la vue de la famille royale ! Que j’aurais désiré de la voir éloignée de cette capitale, où les plus fougueux patriotes régnaient véritablement en la place de leur maître, qui n’avait plus à cette époque que le titre de roi, mais sans aucun pouvoir de faire le bien ni d’empêcher le mal qui se faisait !

Je partis de Paris le 4 ou le 5 de janvier 1792. Mon voyage, jusqu’à Condé, fut sans être inquiétée. Mais, rendue à cette place forte, ma voiture fut menée à l’hôtel de ville, et là le Maire me fit signifier de me rendre à son audience. Ma voiture fut aussitôt entourée de la populace. Je trouvai le Maire avec plusieurs de ses adjoints ou conseillers. Il me demanda avec un ton brusque mes passeports. Je lui dis que je n’en avais pas, attendu que lorsque j’étais partie de Nantes, il avait paru un décret qui permettait de voyager sans cette précaution. Il me répondit que ce n’était pas vrai. « Les papiers-nouvelles trompent donc, Monsieur, car je suis sûre de l’avoir vu. – Vous ne partirez pas d’ici, Madame, que vous n’ayiez vos papiers… Où allez-vous ? – À Bruxelles. » Je vis alors qu’il y avait nécessité de tromper cet homme, et j’ajoutai : « Je suis la veuve d’un négociant de Nantes ; les affaires de sa succession me forcent de me rendre promptement dans cette ville pour me concerter avec les correspondants de feu mon mari, et ce serait me porter un grave préjudice que d’arrêter ma marche. » (Comme j’étais en grand deuil de mon père, ce conte avait une apparence de vérité ; mais il resta inflexible.) Lui seul parlait. Enfin un jeune homme, d’une figure douce et intéressante, prit ma défense. Il eut le courage de parler pour moi, et y mit tant de chaleur qu’après une longue discussion le Maire dit avec colère : « Vous le voulez, Monsieur ; eh bien, je vais la laisser passer, mais vous répondrez des événements, et je vais le consigner dans le procès-verbal. – Je me charge de tout, répondit le jeune homme. » Mon passeport me fut donné sous le nom de veuve Prevost. J’avoue que j’eus un moment, une vive inquiétude. Si je n’avais pas trouvé un si bon avocat, comment m’en serais-je tirée, si j’avais été obligée de rester à Condé jusqu’à l’arrivée de mes papiers, et d’après mon conte, il aurait fallu me les procurer suivant ce que j’avais dit que j’étais. J’attendis encore longtemps sur la place mes chevaux, et cette populace, toujours plus nombreuse, m’inquiétait. Enfin je crus partir. Quel fut mon étonnement, lorsque je vis que l’on me faisait entrer dans une petite cour et que ma voiture avait été suivie par deux fusiliers ! La peur entra dans mon âme ; je me crus perdue. Les deux fusiliers donnèrent l’ordre de fouiller ma voiture, au cas que j’eusse de l’argent et effets en contravention des ordonnances. On me demanda mes clefs ; un homme monta sur la voiture pour enlever la vache. Il ne le pouvait tout seul ; il eut beau demander de l’aide, personne ne répondait. Alors cet homme en descendit en disant : « Je ne puis le faire seul, que Madame parte ! » Je me rappelai que j’avais glissé un écu de six francs dans la main de l’homme qui m’avait conduit à l’hôtel de ville, que je revis le même homme lorsque j’entrai dans cette petite cour, que ce fut lui qui me demanda mes clefs, en me disant assez bas : « N’ayez pas peur, tout ira bien. »

Ceci se passait aux premiers jours de janvier, et la nuit commençait à venir lorsque je partis de Condé. J’avais une poste et demie pour passer la frontière. À une demi-lieue de la ville j’entrai dans une forêt. Je me voyais seule, n’ayant qu’un enfant de quinze ans pour postillon et mon domestique qui, au cas d’attaque, se serait mis des attaquants ; la conduite qu’il a tenue depuis ne me permet pas d’en douter(6). Cette forêt me parut bien longue à parcourir. Mes enfants, ma femme de chambre étaient en prières ; pour moi j’étais à observer le chemin. J’arrivai enfin à Lens (petite ville du Brabant), à une très bonne auberge. Je ne pourrais vous rendre, mes enfants, la satisfaction que j’éprouvai en me voyant, ainsi que vous, hors de cette malheureuse France, qui ne devait plus être pour nous qu’une cruelle patrie, qui nous rejetterait de son sein, en nous dépouillant de toutes nos propriétés.

Je me rendis à Bruxelles, où était votre père. Il logeait dans un hôtel avec beaucoup de gentilshommes de sa connaissance et de la mienne. Je louai un logement par mois. Mais peu de temps après, je reçus une lettre de mon frère, l’évêque de Nancy(7),qui me disait qu’il m’avait loué un appartement à Trèves, et m’engageait à y venir promptement. Il était fort cher, je me déterminai à quitter Bruxelles et à mettre mon fils à l’Académie anglaise de Liège, qui avait une grande réputation et qui était tenue par des ex-Jésuites(6).

Nous nous arrêtâmes donc à Liège, et la veille où nous devions mettre l’enfant au collège, il passa la nuit dans les sanglots, et cela me fit tant de peine, ainsi qu’à son père, que nous fûmes au moment de changer de résolution. Mais le désir de lui faire donner une bonne éducation eut le dessus sur une tendresse qui aurait été mal placée, et il entra dans son collège, et le lendemain nous prîmes la route de Trèves.

Nous comptions passer par Aix, Cologne et Coblentz ; mais notre conducteur, sans nous en prévenir, prit la route la plus courte et nous fit passer dans les Ardennes, où il n’y avait que des chemins de traverse. Le temps était affreux : un froid rigoureux, verglas ; les chevaux ne pouvaient aller ; les chemins étaient dangereux. À un endroit où nous allions passer, j’en vis un dont nous ne pouvions nous tirer ; je voulus descendre avec vous. Votre père s’y opposa, et au même instant la voiture versa avec fracas. Il fallut casser la glace de devant pour nous en tirer. Ma pauvre Henriette était étouffée sous ma femme de chambre, si Saint-Jean, valet de chambre de votre père, n’avait pas mis la plus grande activité. La petite avait dit plusieurs fois : « Maman, j’étouffe », et depuis elle ne parlait plus. On tira de la voiture ma femme de chambre par les jambes. Que je fus heureuse en voyant respirer encore Henriette ! Dehors tous de la voiture, j’aperçus à un demi-quart de lieue un hameau. Je dis à ma femme de chambre d’y conduire tout de suite Henriette, pour lui faire prendre quelque chose et je voulus rester avec Alexandrine et votre père, jusqu’à ce que la voiture fût relevée. Le cocher et les deux domestiques se mirent à l’ouvrage. Pendant ce temps, Alexandrine se désolait de voir partir sa sœur sans elle, et par une extrême bonté, je pris le parti de l’y conduire. Le verglas rendait le chemin très glissant. Pour faire passer Alexandrine dans les endroits moins glissants, je montai sur une élévation formée par un petit rocher ; je glissai et je tombai assise. La douleur fut si vive que je me trouvai mal. Quand on me releva de la place, je m’aperçus que je m’étais démis le coccyx et que mes reins ne pouvaient plus me soutenir. Il fallut cependant me rendre à ce hameau, me trouvant mal à chaque instant. Une seule maison pouvait nous recevoir, mais sans lit. Une seule chambre avec cheminée, qui était celle de toute la maison, me fut donnée. Je demandai en vain un matelas pour m’y étendre ; on ne pouvait m’en donner ; il n’y en avait pas un dans la pauvre maison. Saint-Jean fut dans toutes les maisons du village et m’en procura un avec bien de la peine et en le payant fort cher. Ce n’était pas tout : il fallait faire souper tout notre monde. Mes enfants criaient à la faim. Il n’y avait rien, absolument rien que du gros pain bien noir, bien mal cuit. Il se trouva enfin du café, et ayant fait acheter du lait, il fallut bien se contenter de cette ressource. Pour moi, couchée sur mon grabat, j’attendais avec patience un chirurgien que mon mari avait envoyé chercher. Il était douteux qu’il puisse venir, vu l’effroyable temps qu’il faisait. Enfin il vint à pied, n’ayant pu risquer de venir à cheval. Il nous dit qu’il avait refusé d’aller dans la journée où il avait été appelé, à cause du temps et du danger qu’il y avait à mettre le pied dehors, mais, lorsqu’on lui avait dit que c’était pour une dame française, qu’il n’avait pas balancé, qu’avant la Révolution il était attaché à un régiment français comme chirurgien-major et qu’il s’était retiré, ne pouvant plus servir dans un pays aussi bouleversé. Après lui avoir fait prendre la seule chose que nous pouvions lui offrir (c’était du café), il examina les résultats de ma chute. Le choc avait été si fort que l’os s’était absolument déboîté. Après un peu de peine, il parvint à rétablir tout à sa place. Il resta une partie de la nuit auprès de moi, et de grand matin il vint me voir, m’engagea à partir. Je ne me croyais pas en état. Alors pour s’en assurer, il me prit les deux mains, m’attira à lui doucement jusqu’à ce que je fusse sur mon séant. Alors, dans cette position, n’éprouvant que de la douleur, mais sans me trouver mal, il m’assura qu’il n’y avait plus aucun danger à craindre, qu’il me fallait vite abandonner un pays qui était sans ressources, me demanda de lui faire savoir de mes nouvelles à Trèves, fit attacher une grosse corde à chaque côté de ma voiture, afin d’empêcher qu’elle ne versât, en la retenant fortement du côté opposé à celui où elle pencherait. Cette précaution ne fut pas inutile. Saint-Jean montait un cheval à son maître ; il se portait en avant et nous attendait où son secours nous était nécessaire.

Nous fûmes dîner à Marche-en-Famine, pays bien nommé par la détresse où l’on s’y trouve en tout genre. La nuit nous surprit dans ce pays de loups. Saint-Jean était en avant pour nous faire préparer à souper et des lits. Il était tombé une si grande quantité de neige dans l’après-dîner que le chemin ne se distinguait plus des terres. Nous n’avions d’autre clarté que la blancheur de la neige. Le cocher fit aller la voiture dans un fossé. Il eut beau faire, il ne pouvait s’en tirer. Enfin il descendit et vint nous annoncer qu’il ne pouvait aller plus loin, qu’il allait dételer ses chevaux et aller à la découverte pour avoir des aides. Que faire dans cette cruelle position ? Passer la nuit dans une voiture toute ouverte, les glaces en ayant été cassées. Il fallait s’attendre à y mourir de froid ou bien à y être attaqués par les loups, qui sont très nombreux dans cette partie. Les voleurs pouvaient aussi venir nous assassiner pour s’emparer de nos effets. Mon mari ne me croyait pas en état de marcher et n’osait me proposer de quitter la voiture. Je ne suis pas plus brave qu’une autre femme, mais, dans les circonstances vraiment dangereuses, j’ai le courage d’un lion et la résignation la plus entière. Je dis donc à mon mari : « Il faut marcher. – Mais le pourrez-vous ? – Je souffrirai sans doute, mais n’importe. Je prendrai votre bras, ma femme de chambre prendra Henriette, et Alexandrine sera portée par Gervais. Il vaut mieux tout risquer en se sauvant que d’attendre une mort certaine, si nous passons la nuit auprès de cette forêt que nous venons de passer. »

Nous voilà en marche, abandonnant notre argent, nos effets les plus précieux. Mon mari se munit de ses deux pistolets de poche. Notre marche était accélérée par une lumière éloignée, que de temps en temps nous apercevions. Après avoir fait un demi-quart de lieue, non pas sans quelques cris échappés par la douleur, nous nous trouvâmes tout à coup arrêtés par un gros ruisseau, tout glacé. Comment le passer ? Je ne pouvais m’y hasarder. Dans cette anxiété le bruit d’un cheval se fit entendre. Quel bonheur ! c’était Saint-Jean qui venait à notre rencontre. Il venait d’une maison peu éloignée dans un fond, ce n’était pas celle que la lumière nous indiquait. Saint-Jean repassa le ruisseau et me porta de l’autre côté ; il en fit de même de mes enfants, aida mon mari, et nous voilà avec un moment de tranquillité, pensant que nous allions trouver un toit hospitalier. Nous y arrivâmes tard ; quelle fut notre surprise d’y voir deux jeunes gentilshommes du Nivernais, officiers de cavalerie, qui sortaient de France avec leurs chevaux ! Un souper avait été préparé pour eux et nous en prîmes notre part. Pour les lits, le seul de la maison était celui du maître ; il me le céda. La paille fut la ressource de mes enfants et de mes domestiques. Le lit était dur comme une planche ; je ne pus dormir et le lendemain je m’aperçus que j’étais couverte de poux, heureusement j’avais de quoi changer et je me défis de cette vermine. L’endroit s’appelait Trompe-Souris, il aurait mieux été appelé Trompe-les-Hommes ; car le pays était affreux, désert par conséquent et sans aucune ressource. Nous en voulions bien au cocher de nous avoir fait passer dans cette route, qui n’en était au fait pas une praticable en voiture, surtout au milieu de l’hiver. À quoi auraient servi nos plaintes ? il fallut se taire. On nous faisait espérer de rejoindre la grande route qui mène à Luxembourg, dans le milieu du jour. Ce fut vrai. Il n’y avait plus alors de peine que pour les chevaux, à cause du verglas et du grésil qui tombait à chaque instant.

Nous eûmes encore une couchée détestable, et le lendemain de bonne heure nous traversâmes la forteresse de Luxembourg, qui ne peut être prise que par la famine ; ce qui a été démontré par la belle défense du maréchal de Bender, qui, depuis longtemps manquant de tout, fut obligé de se rendre aux Français, les Autrichiens n’ayant rien fait pour en faire lever le siège.

Mon frère, à qui j’avais écrit mon départ de Bruxelles, avait fait préparer mon logement, et en y arrivant j’y trouvai bon feu, et bientôt il vint me rejoindre. Depuis longtemps je ne l’avais pas vu. Que j’eus de plaisir en l’embrassant, de lui présenter mon mari et mes deux petites filles, qui étaient intéressantes par leur extérieur et dont l’intelligence était très avancée ! D’aimer leur bon oncle fut l’effet d’un instant, et leurs caresses enfantines et leurs saillies plurent infiniment à mon frère. La fatigue, plus que cela, les douleurs que je ressentais de mon accident me forcèrent de garder la chambre à peu près trois semaines. J’eus la visite des amis de mon frère : Mgr le cardinal de Montmorency, l’archevêque de Narbonne, l’évêque de Verdun et de Toul. Je me liai avec la famille de Brochant, dont le chef était conseiller au Parlement de Paris. J’avais en face de moi une jeune femme, nommée Mme Du Montet, bien intéressante sous tous les rapports et par les plus cruels malheurs. Elle me fut présentée par l’archevêque de Narbonne, et elle m’inspira le plus vif intérêt. Je la voyais tous les jours. Elle était dans le grand deuil d’un mari massacré presque sous ses yeux, et elle ne dut son salut qu’en lui persuadant qu’il s’était sauvé et qu’il fallait aller le rejoindre. Elle partit à pied, ayant un enfant au sein et l’autre porté par un fidèle nègre. Elle ne sut son malheur qu’à Lyon. Alors elle songea à quitter la France ; elle vint à Trèves. Mon amitié pour elle, sa vive tendresse pour moi ne se sont jamais démenties ; et longtemps après notre séparation forcée par les événements qui suivirent, en se rendant en Russie, où elle était appelée par la bienveillance de la grande Catherine, elle se détourna de son chemin pour venir me voir à Coblentz et elle passa un jour avec moi.

Peu de temps après mon arrivée à Trèves, j’eus le chagrin de perdre ma femme de chambre. Elle n’avait dans le fait qu’une attaque de nerfs. Le médecin français que je fis appeler crut à une pleurésie. Il la saigna malgré moi ; il la ressaigna encore le matin, et l’on peut dire qu’elle mourut assassinée par ce médecin. Elle me fit verser des larmes. C’était une très bonne fille et d’une grande beauté. Il fallut la remplacer. Il s’en présenta une, allemande, extrêmement laide. Mon mari et mon frère me dirent, après l’avoir vue : « Elle est affreuse. » Mon frère appuyait fortement sur cela. Alors Alexandrine lui dit : « Hé, qu’est-ce que cela vous fait, mon oncle ? Ce n’est pas pour vous que maman la prendra ; il suffit qu’elle ait de bonnes qualités. »

Le baron Du Montet, premier président au parlement de Nancy, était établi à Luxembourg. Il vint à Trèves voir mon frère. Il me présenta son fils, qui avait tout au plus quinze ans. Après avoir salué le père, je lui dis : « Quel dommage qu’une si charmante figure ne soit pas une fille ! – N’ayez pas de regrets, sa sœur est également belle. – À la bonne heure, lui dis-je. » Ce jeune homme avait l’uniforme d’officier autrichien. Qui m’aurait dit alors qu’il deviendrait mon gendre et qu’il ferait le bonheur de cette petite Alexandrine, âgée alors de six à sept ans ?

La colonie de Trèves était extrêmement nombreuse. Je fis toutes les visites que l’honnêteté prescrivait, et ensuite je me bornai à la société de mon frère. Le cardinal de Montmorency venait tous les soirs à sept heures. Il était très méthodique. Il devait rentrer à telle heure chez lui, et pour ne pas y manquer, dans toutes les maisons qu’il allait, ne devant y passer qu’une demi-heure, pour ne pas manquer d’une minute, il tirait sa montre à chaque instant. Mes filles l’amusaient beaucoup. Alexandrine, hardie comme un page, grimpait sur ses genoux, jouait avec ses ordres, et lui ayant demandé ce que c’était que le crachat de l’ordre du Saint-Esprit, il baissa la tête pour lui répondre. Alors cette petite lui donna un bon coup sur le nez en lui disant : « Attrapé, Son Éminence. » Cette espièglerie plut infiniment au cardinal. Il ne trouvait pas d’enfants plus aimables que les miens. J’allais souvent voir la duchesse de Laval, sa nièce. Je tenais mon ménage en commun avec mon frère, et cela se passa ainsi jusqu’à la saison des eaux, où je me décidai à aller à Bertricht, pour y prendre des bains, dont les eaux savonneuses étaient renommées pour les nerfs.

Quelque temps avant, la colonie eut des inquiétudes. Les Français menaçaient Trèves, et plusieurs familles d’émigrés s’éloignèrent par peur. Comme Bertricht était extrêmement à l’écart, je jugeai que cette position était rassurante. Elle était resserrée entre deux montagnes à pic. Pour y arriver, il fallait descendre pendant une lieue et sans pouvoir s’apercevoir qu’il puisse y avoir aucune habitation. Les maisons étaient adossées à une montagne. Une rivière non navigable, toute remplie de grosses pierres, ne faisait apercevoir que par son cours qu’on pouvait sortir de cet endroit sauvage. Beaucoup de Français y vinrent. Je fis connaissance avec la comtesse et la vicomtesse de Chavagnac, sœurs et belles-sœurs en même temps. Il y vint le prince héréditaire de Neuwied, qui était tombé dans un état de démence par suite de débauche. Il avait eu, à ce que disait son gouverneur, un esprit brillant. Il n’était pas méchant. Ce qui étonnait tout le monde, c’est que, sachant plusieurs langues, jamais il ne parlait que celle propre aux personnes à qui il s’adressait. Il inspirait de la pitié. C’était un grand exemple pour les jeunes gens qui se livrent à toutes leurs passions.

À la fin de juin, l’horizon en politique s’éclaircit. On vit avec certitude, par le mouvement des troupes prussiennes et la direction qu’elles prenaient vers la France, que le roi de Prusse allait prêter son secours au malheureux Louis XVI. Les émigrés, en état de porter les armes, songèrent à se rallier à un corps de combattants, et bientôt Bertricht devint désert. À une lieue de là, dans une plaine, l’armée prussienne devait y camper ; nous nous rendîmes pour la voir arriver. Ah ! qu’elle était belle cette armée ! quel beau coup d’œil ! Plusieurs généraux nous invitèrent à entrer dans leurs tentes. Ils parlaient avec assurance de leurs succès à venir et faisaient entrer facilement dans nos cœurs la douce espérance de voir nos maux finir, les factieux punis et l’auguste maison régnante rétablie dans tous ses droits. Qui aurait pu douter un instant du succès ? Ils nous dirent que l’armée était forte de 70,000, en tout 80,000 avec sa suite. La cavalerie n’était pas encore arrivée. Elle vint passer près de Bertricht le surlendemain, ayant les jeunes princes de Prusse, fils du roi à leur tête. Même admiration pour la cavalerie que pour l’infanterie.

Mon mari voulant aussi être de l’armée des Princes, il fallut songer à regagner Trèves. Je fis venir une voiture ; mon mari partit à cheval avec son valet de chambre et avant nous. Je donnai au président de Lamore une place dans ma voiture. Nous n’étions qu’à dix lieues de Trèves, et nous devions y arriver de très bonne heure ; mais cela ne fut pas ainsi. Nous trouvâmes l’armée prussienne campée à cinq lieues de Trèves ; nous ne pouvions passer que là. Rendue au premier poste, l’officier de garde vint me demander nos passeports. Je n’en avais pas, parce qu’en partant de Trèves, cela n’était pas nécessaire et que je n’avais nullement pensé que je pourrais en avoir besoin. L’officier me dit poliment qu’il allait me mener au corps de garde, jusqu’à ce que j’eusse fait voir les papiers, surtout pour M. de Lamore. Enfin toutes les raisons furent données et prières faites pour laisser passer ma voiture. À la fin, il y consentit, en m’ajoutant : « Vous ne passerez pas ailleurs, je vous en avertis. » C’était M. de Lamore qui donnait le plus d’ombrage. Au second poste, mêmes difficultés, mêmes négociations. Enfin au troisième et dernier poste, j’eus affaire à un officier qui ne savait pas un mot de français. Ma femme de chambre était heureusement allemande ; elle répétait fidèlement ce que je lui disais, et elle y mit tant de pathétique que l’officier en fut attendri et nous laissa partir. Cela prit beaucoup de temps, et je n’arrivai à Trèves qu’à minuit, mourant de faim et de fatigue. Mon mari m’attendait chez ma jeune amie, Mme Du Montet. C’est chez elle où je fus descendre, ne connaissant pas le logement qu’on avait arrêté. Mon mari me croyait perdue et il se trouva bien heureux en me voyant. Pour lui, il était arrivé de très bonne heure, ayant évité le camp prussien, et il ne pouvait prévoir ce qui nous avait fait rester si longtemps en route. La ville était pleine de l’armée des Princes, tant infanterie que cavalerie. Le roi de Prusse vint la passer en revue, accompagné de Mgr le comte d’Artois. Je fus voir cette revue dans la voiture de la marquise de Bartillat. J’eus le bonheur de voir notre prince. L’espérance du succès brillait dans ses yeux, et chaque combattant se livrait à ce doux présage. D’après ce que l’on me dit et qu’on regardait comme certain, la noblesse était au nombre de 20,000 hommes, toute armée et montée à ses propres frais. Plusieurs d’entre eux, cadets de famille, avaient vendu leur métairie pour émigrer et fournir aux frais de leur armement. C’était le véritable esprit de la chevalerie qui les animait, et jamais entreprise ne le fut sous de meilleurs auspices. Le roi de Prusse vint à Trèves, en visita les principaux monuments (c’est une ville très ancienne). Son armée fila vers la France, lui de même, ainsi que les Princes et leur armée[[#ancrage {{{1}}}|{{{1}}}]].

Il ne resta plus à Trèves que les femmes ou les impotents. Mme de Bartillat me donna un appartement chez elle. Elle avait perdu, il y avait trois mois, son mari ; elle ne pouvait se consoler de sa perte ; ma société journalière lui était nécessaire. Elle était extrêmement aimable, pleine d’esprit, un peu romanesque et capricieuse, mais qu’il fallait lui passer pour ses autres bonnes qualités. Je la trouvais souvent livrée à toute sa douleur et enfoncée dans la lecture des tombeaux d’Hervey. Je ne brusquais pas ses idées noires ; j’avais l’air de m’y livrer aussi. Mais peu à peu je l’amenais à un autre sujet, et souvent je réussissais assez bien pour lui donner l’oubli de ses maux et lui faire partager quelques moments de gaieté. Une fois, en revenant de la promenade, où notre entretien n’avait roulé que sur la perte qu’elle avait faite, en poussant un profond soupir, elle me dit : « Quels regrets doivent donner quinze ans de bonheur ! – Ah, lui dis-je, Madame, pouvez-vous murmurer contre une providence qui vous a accordé ce quelle a refusé à tant d’autres ? Qui peut se vanter, comme vous, d’avoir été sans interruption heureuse pendant quinze ans ? Combien qui n’ont jamais connu le bonheur, et combien d’autres qui ne l’ont aperçu que comme l’éclair qui sillonne la nue ? Résignez-vous donc, Madame. » Elle ne dormait pas, étant tourmentée par les punaises. J’entrai un matin dans sa chambre ; elle était encore au lit. Je la trouvai très agitée. « Qu’avez-vous donc ? – Je ne peux dormir, les punaises me dévorent. – Mais pourquoi ne changez-vous pas de lit ? – Je ne le veux pas, il faut qu’elles me tuent. » Je ne pus m’empêcher de rire, et je lui dis : « Le supplice en sera trop long ; croyez-moi, trouvez une meilleure idée. » Cela la fit rire et elle prit le parti de se défaire de ces vilaines bêtes.

Nous étions l’une et l’autre dans les plus vives inquiétudes sur l’armée des Princes et celle de Prusse. Les bruits les plus contradictoires circulaient. Cette incertitude ne dura pas longtemps. On apprit les désastres de la campagne, la capitulation du duc de Brunswick, enfin la dislocation de l’armée des Princes, qui avait cependant franchi toutes les difficultés d’une campagne. Elle était rendue à quatre lieues de Châlons ; la terreur s’était répandue sur toute la route jusques à Paris ; les révolutionnaires se croyaient perdus. Les meneurs de l’Assemblée parvinrent à tout arrêter, et cette belle armée, affaiblie par la dysenterie, revint à Trèves sans avoir brûlé une amorce. Nous vîmes arriver plusieurs gentilshommes ; ils étaient si changés qu’il nous était impossible de reconnaître les mêmes hommes que nous avions vu partir, il y avait six semaines, pleins de santé, de courage et d’espérance. Que ne peut produire, au physique comme au moral, un tel malheur ! Nous allions presque tous les jours nous promener en voiture sur la grande route, pour aller à la rencontre de son fils, de son beau-frère, le baron de Bartillat et de mon mari. Un jour nous nous entretenions sur notre sort futur, et l’une et l’autre nous prévoyions que notre cause était perdue. « Avez-vous encore un peu d’argent ? – Oui, me dit-elle. – Et moi aussi ; réunissons nos fonds et montons un commerce. » Cette idée lui plut, mais elle en resta là. L’arrivée de son fils, de son beau-frère, celle de mon mari me forcèrent à chercher un logement.

Mon mari revint malade, exténué par la fatigue. Il eut cependant le bonheur de revenir à cheval. Son fidèle domestique, qui l’avait suivi, avait sauvé ses chevaux et ses effets. Il n’en était pas de même pour beaucoup d’autres, à qui les effets avaient été volés par les Prussiens, et même leurs chevaux. Le repos le rétablit assez promptement. Il vendit assez bien à un officier prussien une jolie jument. Le prix était convenu à 36 louis, mais on ne le paya qu’en frédérics, ce qui fut une véritable friponnerie. Mon mari voulut se plaindre au chef de son corps ; mais on lui conseilla de n’en rien faire ; les émigrés avaient perdu tout leur crédit et on se serait moqué de la plainte de mon mari.

L’ordre vint à tous les émigrés de sortir de Trèves. Le déplacement était coûteux ; nous devions songer à ménager nos fonds. Le curé de Charmes, dans l’évêché de Nancy, qui était à la tête d’une congrégation, de prêtres du diocèse, avait été accueilli par le roi de Prusse avec une bienveillance toute particulière, et s’était mis, lui et sa congrégation sous la protection immédiate du roi. Ayant connaissance des ordres donnés par Sa Majesté, il fut dans son camp, à quelques lieues de Trèves. Il demanda une audience ; elle lui fut accordée sur-le-champ. Le bon roi le reçut avec la plus grande affabilité et lui dit : « Monsieur le curé, on me juge bien mal d’après mon non-succès ; si on savait que j’ai sacrifié, pour ainsi dire, mon honneur et celui de ma brave armée pour sauver votre roi, on me rendrait plus de justice. » Tout en lui disant cela, les larmes lui roulaient dans les yeux. « Ah ! ajouta-t-il, si je m’étais trompé, que de regrets j’aurais ! » Il lui demanda ce qu’il pouvait faire pour lui. « Sire, la permission de rester à Trèves avec mes prêtres. J’oserai demander encore la même grâce pour la sœur de mon évêque et pour plusieurs autres dames. » Tout fut accordé, et le curé de Charmes ne quitta la tente du roi que porteur d’une lettre pour le gouverneur, et qui me valut la liberté de rester à Trèves sans être inquiétée. Le sursis ne dura pas longtemps. Le général Beurnonville se porta sur cette ville dans le mois de novembre. Le danger était imminent, il fallut fuir.

Je partis le même jour que la marquise de Bartillat, et nous arrivâmes ensemble à Coblentz. La route de Trèves à Coblentz est presque toujours côtoyant la montagne ou des montées très fortes, où nous étions obligés de descendre de voiture, et le baron de Bartillat me faisait voir, en militaire, l’impossibilité que les Français puissent venir à Coblentz, si on voulait le défendre. Il suffisait d’un simple détachement de 400 hommes pour arrêter une armée. Tout était ou paraissait être position imprenable. La trahison a aplani toutes les difficultés, car ils y sont venus, malgré la formidable citadelle d’Ehrenbreitstein, mais pas à cette époque. Le général Beurnonville fut battu complètement à deux lieues de Trèves ; il perdit beaucoup de monde et son armée se dispersa. Les émigrés qui n’avaient pu s’en aller eurent encore du répit.