Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/3

1791

Votre père partit dès les premiers jours de septembre 1791, et sa résolution fut si prompte que je ne pus l’accompagner. Ce qui occasionna ce brusque départ fut qu’un gentilhomme, passant par Chantonnay pour émigrer, rencontra mon cocher et lui dit : « Votre maître est sans doute parti ? – Non, lui répondit-il, et je n’ai pas ouï dire qu’il y songeait. – Eh bien, dites-lui de ma part que je me croyais le dernier, et qu’il ne convient pas que votre maître ne se trouve pas à la réunion des gentilshommes français qui vont joindre nos princes. » Le cocher rendit compte de sa commission, et aussitôt les préparatifs de voyage furent faits, et comme votre père craignait d’arriver trop tard, il me laissa pour mettre ordre à ses affaires, et il partit le surlendemain en poste, prenant avec lui un gentilhomme peu fortuné.

Sans doute que le parti révolutionnaire, qui voulait l’émigration de la noblesse pour s’emparer de ses biens, avait fait circuler ces bruits de rassemblement auprès des princes, bien sûr que l’honneur en ferait partir beaucoup. De plus, leur crainte était qu’elle ne combattit à l’intérieur, et ces révolutionnaires craignaient avec raison la bravoure de la noblesse. Il est bien démontré aujourd’hui que c’était un piège qu’on lui tendait et auquel malheureusement on est tombé. Car quelle eut été la force de cette armée vendéenne, si tous les gentilshommes émigrés s’y étaient réunis !

Peu de jours après le départ de mon mari, j’eus la triste nouvelle de la mort de mon père. Je n’étais pas seule alors chez moi. Deux grands-vicaires de l’évêque de Luçon, M. l’abbé de Rieussec et M. l’abbé Villoing restèrent avec moi pour me donner quelques consolations. Le premier était un homme de beaucoup d’esprit, excellent prédicateur, et sa fin a été la suite de ses principes. Passé en France avec l’évêque de Dol pour l’expédition de Quiberon, il finit à côté de son évêque ; il pouvait se sauver, mais il ne le voulut pas, et jusqu’à son dernier moment, il donna les secours spirituels à ses amis, braves royalistes qui périrent pour leur Dieu et leur Roi. L’abbé Villoing était d’un caractère fort gai, même burlesque ; malgré mon extrême douleur, il trouvait le moyen de m’arracher un rire involontaire.

Ma santé se détraquait absolument. La Révolution marchait avec une impétuosité effrayante. Chaque jour de courrier apportait les plus sinistres nouvelles ; des attaques de nerfs en étaient la suite. Les braves paysans de la Boutetière et de Saint-Mars annonçaient la résolution de s’insurger ; ils trouvaient tout ce qui se faisait injuste, et ils me disaient : « Le terrage que nous payons à notre seigneur, vient d’une cession de terrain, et si on ne nous l’avait pas donné, vous auriez de belles et bonnes métairies à la place. » Des paysans qui raisonnent ainsi ne pouvaient approuver notre spoliation. Le curé de ma paroisse ayant refusé de faire le serment, fut remplacé par un prêtre irlandais. Aussitôt, je fis arranger mon orangerie en chapelle, et ayant eu la permission de l’évêque de Luçon, elle fut bénie par l’abbé de Rieussec.

Pour rendre la cérémonie plus imposante, si c’était possible, je réunis au château de la Boutetière les seigneurs voisins de ma terre, et nous étions une réunion de quinze à vingt maîtres. Mon curé jureur, voulant m’effrayer, m’envoya la mère de mon chirurgien pour me dire que, si on disait la messe chez moi, il me dénoncerait. Cette pauvre femme, qui m’était très attachée, employa tous les moyens pour me détourner de mon projet. Je lui dis de faire savoir à l’intrus que je ne craignais pas ses menaces, qu’un décret de l’Assemblée était pour moi ; puisque la liberté des cultes était décrétée, je pouvais exercer le mien partout où il me plairait ; le sien n’étant pas le mien, je ne pouvais aller à la paroisse. Cette réponse ferme l’intimida et il me laissa tranquille. Chaque dimanche et fête, j’avais toujours un grand-vicaire pour me dire la messe.

À cette époque, on me faisait dire de partout d’ôter mes bancs, qui étaient dans le chœur des paroisses dont mon mari était seigneur, de faire couvrir les armoiries qui étaient au fronton de la façade du château. À toutes ces représentations, je répondais : « Je n’en ferai rien, tout restera à sa place. » Et il est de fait que les bancs n’ont jamais été ôtés et que les armoiries n’ont été plâtrées que longtemps après mon départ. Une femme de mes amies m’écrivait à Trèves quelques mois après : « Je ne sais comment vous avez fait ; quoique absente, on vous craint ; tout est resté en place chez vous ; et moi, malgré ma condescendance, je suis tourmentée en tous sens. Je regrette de n’avoir pas montré autant de fermeté que vous. »

Rendue à la fin de novembre 1791, toujours souffrante, mais n’étant pas encore décidée à émigrer, je le fus bientôt, d’après la visite d’un homme qui avait été notre homme d’affaires. Il me dit qu’il avait assisté à une assemblée de notables de onze paroisses, qu’on s’y était décidé à présenter une pétition au nom de tous les habitants, qu’on y demandait formellement à continuer de payer aux seigneurs tous les anciens droits sans exception ; que, sous le prétexte de vouloir alléger le peuple, on remplacerait bientôt leurs charges par d’autres, qu’on voyait bien que l’on aurait à payer beaucoup plus à cette nation que ce qu’ils payaient à leurs seigneurs ; que, lorsque l’année était mauvaise, le seigneur en supportait comme eux la perte, mais qu’avec la nation il faudrait toujours payer, qu’enfin, si l’on ne consentait pas à leurs demandes, on se lèverait en masse pour repousser, par la force, l’oppression.

Jugeant une guerre civile possible, j’écrivis à mon mari et je lui mandais : « Si je n’avais qu’à souffrir des injustices de cette odieuse Assemblée, dite Constituante, je resterais ; mais je vois que sous peu une guerre civile éclatera. Je me trouverai au milieu du choc des opinions dans le foyer de la guerre. Je ne me sens pas le courage d’en être spectatrice. Je pars donc très incessamment avec mes enfants pour vous rejoindre. »

Le parti pris, j’arrangeai mes affaires de finance, et cela fut bientôt fait. N’ayant pu changer la totalité de l’argent que j’avais en écus, je ne savais trop comment l’emporter. L’abbé de Brosse(4), précepteur de mon fils, imagina une cachette dans ma voiture, qu’il fit faire par le nommé Souchard, mon charpentier, dont la fidélité m’était connue. Il a péri depuis dans la guerre de Vendée, avec le rang d’officier, et fut fusillé à Noirmoutier auprès du général d’Elbée, qu’il n’avait jamais voulu quitter. Sa veuve existe encore dans un petit village dépendant de la terre de Saint-Mars.

Mes préparatifs faits, je pris le jour du 19 décembre 1791. Je fus coucher le 19 au château de Ponsay, pour faire mes adieux à M. de Ponsay et à sa famille, pour qui j’avais le plus sincère attachement, et je partis le lendemain avec mes chevaux, pour essayer mes forces, car j’étais si souffrante que je craignais de ne pouvoir soutenir une longue route. Je m’éloignai donc de la Boutetière, mais avec l’espérance que ce ne serait qu’une absence d’une année.

Qui pouvait prévoir que ce ne serait qu’au bout de onze ans que je reviendrais, et qu’au lieu de retrouver un château bâti depuis peu car nous n’en jouissions que depuis trois ans, des propriétés, je ne retrouverais plus que les bâtiments en cendre, les terres vendues, les promenades d’agrément, faites à grands frais, arrachées et où la charrue avait passé. Je m’arrête ; il ne faut pas anticiper sur les événements.

Je fus, la première journée, coucher à Montaigu, et accueillie par le chevalier de Chabot, parent et ami de mon mari et aussi le mien. Je trouvai chez lui la réunion la plus nombreuse composée des familles nobles de cette ville, et il y en avait beaucoup. Les dames me trouvèrent bien courageuse. J’étais alors la première femme qui eût pris le parti d’émigrer. Plusieurs ont suivi mon exemple ; mais pas assez, car beaucoup d’entre elles ont été victimes de la Révolution ; plusieurs massacrées et d’autres guillotinées.

Je repartis le lendemain pour Nantes, et fus, comme à Montaigu, reçue chez une ancienne amie, Mme de Gazeau de Châtelière. Ma santé étant meilleure, je repris courage. Je fis encore une journée avec mes chevaux. À Ancenis, je renvoyai mon cocher avec mes chevaux(5), et je pris la poste. J’arrivai de très bonne heure à Angers, chez Mme Du Pin, la veille de Noël ; j’y passai les trois fêtes. J’y vis, pour la première et dernière fois, ma belle-sœur, Bénigne de Saint-Mars, religieuse à l’abbaye noble du Ronceray. Elle jouissait d’un bénéfice de 2,400 livres, que lui avait résigné sa tante, Mme de Sénonnes. J’y vis beaucoup de monde, entr’autres le marquis de Ruillé, député à l’Assemblée nationale. Nous convînmes de partir le même jour pour Paris, afin de nous prêter également assistance, en cas de besoin. Nous ne fîmes pas longtemps route ensemble ; dès le second jour, il ne put venir coucher au même endroit que moi, sa voiture était plus chargée d’effets. Dans la première soirée je lui parlai politique et je lui demandai si son projet n’était pas d’émigrer. Il me dit que non. Je lui fis quelques observations et voulus lui persuader qu’il courait des risques en restant à Paris. Ma prophétie n’a été que trop véritable. Il fut guillotiné tout des premiers et ses grands biens ont été vendus comme s’il avait émigré. Ainsi son séjour en France, sa fin tragique n’ont pu sauver de leur ruine ses malheureux enfants.

À la place de M. de Ruillé, je voyais une voiture qui ne me quittait pas et qui arrivait à chaque relai peu de temps avant moi. Il faisait un temps superbe, un beau clair de lune. Il était dix heures ; je dis à mon domestique, qui courait devant moi, qu’à la première poste je m’arrêterais. Le maître de la voiture vint à ma voiture et m’engagea d’aller coucher à Chartres. Je lui dis que je ne le pouvais ; mes enfants en seraient trop fatigués. Alors il me dit que l’auberge était mauvaise, qu’il n’y avait qu’une chambre à trois qu’il avait retenue pour lui et sa fille, mais qu’il me la céderait ; qu’il allait commander le souper et que nous souperions ensemble. Cet homme avait une mauvaise figure et n’annonçait rien de relevé dans ses manières. Je voulus refuser ses offres sous le prétexte que mes enfants, bien fatigués, ne demandaient que du potage et de dormir. Mais il fallut consentir à son arrangement.

Il fit monter dans ma chambre un coffre énorme en fer, que quatre hommes eurent peine à soulever. En me voyant payer en argent, il témoigna de l’étonnement et m’offrit de me changer mes écus en assignats. Je m’y refusai et j’eus tort : ma route aurait été moins chère. Pendant qu’il fut absent de la chambre, l’hôtesse vint me dire que c’était un des fameux jacobins de l’Assemblée, qu’il avait été envoyé en mission dans les départements pour faire contribuer tous les frères et amis à la réussite de leur infâme complot. J’ai su depuis que c’était un boulanger du Craonnais, et qui avait fait une fortune immense par la Révolution. Le lendemain, avant de partir, il vint me demander de profiter de mon domestique, qui courait en avant de moi, pour se faire retenir des chevaux. « Je le veux, oui, mais à la condition que les premiers qui se trouveront disponibles seront pour moi. » Il fut d’accord sur ce point.

J’avais six chevaux à ma voiture, j’en payais sept, avec celui de mon laquais qui courait. Craignant que l’on m’en fit payer un de plus, je cachais Alexandrine, qui était fort petite, à chaque arrivée au relai. Une fois, le temps lui en parut long, à cette petite, et elle me dit avec un ton très persuasif : « Est-ce que tu ne crois pas, maman, que je ne vaux pas un cheval ? » Cette petite réflexion me fit rire.

Rendue à Rambouillet, les roues de ma voiture demandèrent à être raccommodées. L’ouvrier y mit beaucoup de temps. Mon compagnon de voyage, après m’avoir attendu, prit le parti de partir sans moi ; onc je ne l’ai revu, et je n’en fus pas fâchée, car cette connaissance à Paris eût pu être fâcheuse. Je ne pus aller coucher qu’à Versailles, où j’arrivai fort tard.