Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome IV/VIII/Chapitre I

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iv
Fragments.
p. 5-98).

UNE SEMAINE DE JUILLET


(Juillet 1830.)

Vous m’engagez à écrire mes souvenirs des mémorables journées de Juillet 1830 avant qu’ils soient effacés de ma mémoire ; peut-être avez-vous raison.

Je n’y ai joué aucun rôle, je n’ai été agitée par aucune passion. Je pense pouvoir être fort impartiale. Je dirai seulement ce que j’ai vu et su par moi-même.

J’ai quelquefois regretté de n’avoir pas écrit les événements du mois de mars 1814. Alors, comme [en] 1830, je me suis trouvée spectateur bien placé par mes rapports avec plusieurs des acteurs de ces grands drames.

Mais, en 1814, soit que je fusse plus jeune, soit que cela tînt aux opinions où j’avais été élevée, j’avais bien plus d’enthousiasme et d’esprit de parti qu’en 1830, et, par ma position, je n’étais en contact qu’avec les vainqueurs. En 1830, au contraire, je me suis trouvée au milieu des deux partis, portée de situation pour les uns, de raisonnement pour les autres et d’affection pour tous deux.

Une chose m’a beaucoup frappée dans ces événements, c’est que, pendant les trois premiers jours, en 1814 comme en 1830, les bons sentiments, la loyauté, le désintéressement, l’amour du pays, ont dominé, et que, dès le quatrième, les mauvaises passions, l’ambition, les intérêts personnels se sont emparés des événements et ont réussi, en vingt-quatre heures, à gâter tout ce qui jusque-là avait été de nature à faire battre les cœurs haut placés.

L’égoïsme de quelques individus a extrait du poison de la générosité des masses. C’est la seule similitude admissible entre ces deux catastrophes. Ni les acteurs, ni les scènes, ni les résultats ne se sont ressemblés dans cette chute si rapide de deux gouvernements suicidés.


(26 juillet.)

Le lundi 26 juillet 1830, je me trouvais seule de ma famille à Paris où je faisais arranger un logement dans la rue d’Anjou. Je parlais à des ouvriers, lorsque, sur les premières heures, on vint me dire que le duc de Raguse était dans mon cabinet.

Je ne le voyais jamais le matin ; cependant, comme il était établi à Saint-Cloud, cela ne m’inspira aucun étonnement. « Eh bien, me dit-il, on nous fait de belle besogne ! » Je crus à une plaisanterie sur les grogneries qu’il pouvait m’avoir entendu faire aux ouvriers. Je répondis en riant, et nous échangeâmes quelques phrases sans nous comprendre. Mais, bientôt, je reconnus mon erreur. Il avait la physionomie altérée. Il me dit ces folles ordonnances. Il me rapporta comment la nouvelle lui en était parvenue, à dix heures, par un de ses aides de camp qui avait rencontré, dans la cour de Saint-Cloud, un officier arrivant de Paris et exprimant une joie extravagante.

Étonné, mais incrédule, le maréchal avait envoyé chercher le Moniteur à l’état-major, on ne l’y avait pas reçu, puis chez le premier maître d’hôtel, il n’y était pas arrivé. Enfin il avait écrit au duc de Duras pour lui demander le sien. J’ai vu la réponse. Elle portait qu’un seul exemplaire du Moniteur était arrivé à Saint-Cloud ; le Roi l’avait reçu et envoyé, sans l’ouvrir, à madame la duchesse de Berry.

Le maréchal avait ensuite appris que cette princesse avait rapporté ce fatal Moniteur au Roi lorsqu’il montait en voiture, s’était presque mise à ses genoux, lui avait baisé les mains en disant : « Enfin vous régnez ! mon fils vous devra sa couronne, sa mère vous en remercie. » Le Roi l’avait embrassée fort tendrement, avait mis la gazette dans sa poche et était parti pour Rambouillet sans dire un mot aux autres.

À Saint-Cloud, on ne savait ce qui se passait que par les survenants de Paris. Le maréchal, fort en peine, était venu chez lui rue de Surène, avait fait demander le Moniteur à monsieur de Fagel, le ministre de Hollande, son voisin, et il venait d’en achever la lecture lorsqu’il accourut chez moi. (J’entre dans ces détails parce qu’il est curieux de voir l’incurie avec laquelle on laissait dans l’ignorance l’homme destiné in petto à soutenir le coup d’État.)

Après ce récit, il ajouta : « Ils sont perdus. Ils ne connaissent ni le pays, ni le temps. Ils vivent en dehors du monde et du siècle. Partout ils portent leur atmosphère avec eux, on ne peut les éclairer, ni même le tenter ; c’est sans ressource !

— Mais vous êtes perdu aussi, monsieur le maréchal ! Vous allez vous trouver horriblement compromis dans tout ceci. Vous perdez par là votre seule explication pour 1814. Vous compreniez, dites-vous, qu’il fallait vous sacrifier pour obtenir au pays des institutions libérales ! Où sont-elles maintenant ? »

Le maréchal soupira profondément : « Sans doute ma position est fâcheuse, reprit-il ; mais, tout en me désolant de ce qui arrive, en regrettant surtout avec le bien si facile à faire les maux qui vont tomber sur nous, je suis personnellement plus tranquille depuis la lecture du Moniteur. Certes, je ne me mêlerai de rien à moins d’y être forcé par mon service militaire. Or la résistance sera toute constitutionnelle et morale ; on refusera l’impôt… le gouvernement croulera si le ministère n’est pas chassé, et je n’ose l’espérer. Mais, en admettant même qu’une résistance ouverte appelât l’intervention des troupes, ce ne serait jamais qu’à l’époque des élections ; elles sont fixées au 3 septembre ; mon service finit le 31 août. Dès le lendemain, j’aurai fait vingt postes sur la route d’Italie et j’y resterai au moins tout l’hiver. Je ne veux pas me retrouver une seconde fois dans une situation où les devoirs sont complexes. N’ayez donc aucun souci particulier pour moi ; il n’y en a que trop à prendre de ce qui se passe ! »

Nous continuâmes à nous lamenter, à craindre, à nous effrayer, à prévoir les malheurs du pays ; mais assurément nos prévoyances étaient bien loin encore de la réalité. Il me quitta en promettant de venir passer le samedi suivant à ma campagne. Je ne l’ai pas revu depuis.

Je pensais bien à ce moment qu’il n’aurait pas dû retourner à Saint-Cloud ; j’entrevoyais une belle et noble lettre à écrire en rappelant les événements de 1814. Mais il n’était pas assez indépendant de fortune pour que j’eusse osé la lui conseiller, lors même que ma liaison avec lui eût été aussi intime que l’absence et le malheur l’ont rendue depuis. D’ailleurs, ces choses-là, pour être bien faites, doivent être spontanées.

Je sortis selon mon habitude et je fus très frappée de l’aspect des physionomies : elles portaient une curiosité sombre. Les gens qui se connaissaient s’arrêtaient pour se parler. Les autres s’interrogeaient de l’œil en passant. Si un visage calme se rencontrait, on se disait : « Celui-là ne sait rien encore. »

Cela est si vrai que, lorsque, le lendemain, tout le monde a su, tout le monde s’est regardé, et tout le monde s’est entendu. Il n’y a pas eu de conspiration.

C’est même dans cette unanimité d’indignation qu’il faut chercher la cause de l’extraordinaire magnanimité de ce peuple soulevé. Il reconnaissait partout des complices et en voyait même dans ces soldats qui tiraient sur lui. Mais n’anticipons pas sur les événements ; ils vont assez vite.

Le soir, je vis quelques personnes, dans l’opposition au ministère Polignac, mais attachées à la Restauration. Toutes étaient désolées. On se perdait en conjectures. On croyait à de grandes résistances, mais constitutionnelles. Les lettres closes ayant été envoyées aux députés ; ils arrivaient de moment en moment. Cet appel était-il la suite de l’impéritie accoutumée, ou bien les rassemblait-on dans des intentions hostiles et pour sévir contre eux ? Il y avait matière à deviser, et nous n’y manquâmes point.

L’ambassadeur de Russie, le plus irrité, le plus véhément de nous tous, nous raconta avoir rencontré le comte Appony, sortant du cabinet du prince de Polignac, très satisfait, et allant expédier à Vienne un courrier porteur de ces bonnes nouvelles.

Pozzo ne partageait ni cette confiance ni cette joie. Il était entré à son tour dans le cabinet où il avait trouvé le ministre, calme et enchanté de lui-même, répétant qu’il était plus constitutionnel que personne, si ce n’était le Roi ; tout irait à merveille, il ne comprenait pas même d’où pouvait naître l’inquiétude et il avait fini par dire : « Soyez tranquille, monsieur l’ambassadeur, la France est préparée à accepter tout ce que le Roi voudra et à l’en bénir. »

Dans la soirée, on jeta quelques pierres à la voiture vide du ministre ; son cocher fut légèrement atteint, mais elle rentra à l’hôtel dont on ferma la porte cochère. Le groupe qui la poursuivait se dispersa ; sans doute monsieur de Polignac triompha et crut l’orage dissipé. Nous nous séparâmes fort tard et bien tristes.

Si je voulais raconter tout ce qui est venu ensuite à ma connaissance et les détails appris depuis, il y aurait bien long à dire, mais je m’attache à écrire uniquement ce que j’ai vu, ou entendu moi-même, et dans le temps[1].


(27 juillet.)

Le mardi vingt-sept, j’appris, par une trentaine d’ouvriers de diverses professions, qui travaillaient chez moi et venaient de différents quartiers, l’agitation répandue dans la ville. J’en trouvai beaucoup parmi eux, mais fondée sur des raisonnements si sages que j’en fus surprise.

Je ne puis m’empêcher de consigner ici une remarque faite à cette époque. J’avais arrangé une maison en 1819 et employé les mêmes sortes d’ouvriers qu’en 1830 ; mais, dans ces dix années, il s’était établi une telle différence dans les façons, les habitudes, le costume, le langage de ces hommes, qu’ils ne paraissaient plus appartenir à la même classe. J’étais déjà très frappée de leur intelligence, de leur politesse sans obséquiosité, de leur manière prompte et scientifique de prendre leurs mesures, de leurs connaissances chimiques sur les effets des ingrédients qu’ils employaient. Je le fus encore bien davantage de leurs raisonnements sur le danger de ces fatales ordonnances. Ils en apercevaient toute la portée aussi bien que les résultats.

Si ceux qui nous gouvernaient avaient eu la moitié autant de prévoyance et de prudence, le Charles x serait encore bien paisiblement aux Tuileries.

Sans doute une population ainsi faite était impossible à exploiter au profit d’une caste privilégiée ; mais, si on avait voulu entrer dans le véritable intérêt du pays, elle se serait montrée facile autant que sage ; et on aurait trouvé secours et assistance dans le bon sens des masses contre l’effervescence de quelques brouillons. Malheureusement, le Roi et la nation se tenaient mutuellement pour incompatibles.

Les récits qu’on m’avait faits ne m’avaient cependant pas suffisamment alarmée pour me décider à rester chez moi. À quatre heures, je montai en voiture avec le projet d’aller chez des marchands de la rue Saint-Denis.

Un de mes gens prétendit qu’il y avait du bruit de ce côté. Je me décidai à utiliser ma sortie en allant faire ma visite à Neuilly. J’étais depuis peu de semaines en grand deuil de mon mari et, avant de retourner à la campagne, je voulais aller remercier des bontés que les princesses m’avaient témoignées à cette occasion.

Madame la duchesse d’Orléans se promenait dans le parc ; je n’avais rien d’assez intéressant à lui dire pour l’y suivre.

Je trouvai Mademoiselle chez elle, désolée des ordonnances, très inquiète de l’effervescence populaire dont je lui parlai, et fort impatientée surtout de la crainte que le nom de son frère fût compromis. Elle me dit ces propres paroles : « Sans ces deux cérémonies de la messe du Saint-Esprit et de l’ouverture des Chambres où il nous fallait assister et la misérable attrape qu’on nous a faite, nous serions partis samedi pour Eu et en dehors de toute cette bagarre. Quand j’y pense, je suis prête à m’en arracher les cheveux. »

Si son intention était de me mystifier, elle y a parfaitement réussi ; car, encore à l’heure qu’il est, je suis persuadée de sa bonne foi. Elle admettait que les ordonnances devaient amener des catastrophes ; mais, comme tout le monde, elle prévoyait la résistance dans une classe qui ne la proclame pas à coups de pierres ; Le refus de l’impôt, l’impossibilité de gouverner contre une opposition générale, manifestée par tous les moyens légaux, lui semblait le danger de la situation où le Roi venait de s’engager. Nous en causâmes longuement ; mais il ne fut point question du remède que Neuilly pouvait éventuellement fournir à une position devenue si critique.

De chez Mademoiselle, je passai chez madame de Montjoie. Je la trouvai aussi fort agitée, fort inquiète et désespérée qu’on ne fût pas à Eu. Cela me parut tout à fait l’impression de la maison.

Je m’avançai davantage avec elle, et nous parlâmes des chances possibles que tant de fautes pouvaient amener. Elle me répéta ce qu’elle m’avait mille fois dit : Monsieur le duc d’Orléans était le plus fidèle sujet du Roi en France, mais il ne le suivrait plus à l’étranger.

Il nous fallait bien admettre l’impossibilité que son nom ne fut pas mis en avant, dans de pareilles conjonctures, même à son insu et malgré lui. Vingt fois depuis un an j’avais entendu dire, en parlant du Roi et de ses ministres, « Ils travaillent à faire le lit des Orléans. »

Elle me raconta à ce sujet ce qui s’était passé le mercredi précédent. Monsieur le duc d’Orléans, étant fort enrhumé et se plaçant sur le perron à la sortie d’un grand dîner, avait mis son chapeau. Il en avait fait une façon d’excuse. Monsieur de Sémonville avait répondu tout haut :

« Nous vous le passons, Monseigneur, en attendant la couronne.

« — Jamais, monsieur de Sémonville, à moins qu’elle ne m’arrive de droit.

« — Ce sera de droit, Monseigneur ; elle sera par terre ; la France la ramassera et vous forcera à la porter. »

« Concevez-vous monsieur de Sémonville ? ajouta madame de Montjoie, de tenir de pareils propos, Je les ai entendus ; dix personnes ont pu les entendre comme moi.

— Je comprends, répondis-je, qu’il croit la partie perdue encore bien plus que nous.

— Mon Dieu, si le Roi voulait, pourtant, il y a encore de grandes ressources.

— Oui, mais, hélas ! il ne voudra pas.

— Mais qu’arrivera-t-il alors ?

— Qui peut le prévoir ? beaucoup de malheurs sans doute !

— Et pensez donc s’il y a une guerre civile ! et monsieur le duc de Chartres qui sert dans l’armée ! que fera-t-il ? C’est à tourner la tête ! »

Notre causerie se prolongea. Madame la duchesse d’Orléans ne rentrait pas ; l’heure avançait. Je chargeai madame de Montjoie de mes hommages respectueux et je revins à Paris.

Rien n’y annonçait, dans le quartier que je traversai, le tumulte de la soirée. Peut-être les rues étaient-elles moins populeuses que de coutume. Il y avait eu, me dit-on, du bruit à la porte Saint-Martin, et des groupes dans divers autres quartiers. Nous étions si persuadés que ce n’était pas là le genre de résistance à craindre que j’y attachai peu d’importance.

Aucun des ouvriers travaillant chez moi n’était revenu depuis l’heure du dîner. Un carrossier, un maréchal, un serrurier, logeant vis-à-vis de chez moi, étaient également privés de leurs ouvriers depuis trois heures. C’est la première chose qui me donna à penser.

Bientôt, chaque quart d’heure amena des révélations sur les événements si graves dont un avenir bien prochain était gros. Les mêmes personnes, qui s’étaient réunies la veille chez moi, arrivèrent successivement, et toutes apportaient des nouvelles prenant un caractère de plus en plus alarmant.

J’appris que le duc de Raguse était établi aux Tuileries. Vers les six heures, traversant un groupe en tilbury, il avait couru quelques risques sur les boulevards. Il y avait eu des barricades faites. À la vérité, elles avaient été détruites par la garde, mais le peuple n’en paraissait que plus animé. On disait même quelques coups de fusil tirés de part et d’autre.

Monsieur Pasquier alla aux nouvelles chez madame de Girardin où il y avait toujours assez de monde.

L’ambassadeur de Russie arriva. Un de ses secrétaires avait vu, sur la place de la Bourse, un homme mort autour duquel on haranguait. L’ambassadeur lui-même aurait pu servir d’orateur. Il s’anima et nous fit un morceau sur le droit imprescriptible des nations de s’opposer au renversement de leurs institutions et de châtier les rois parjures. Il s’étonna qu’on trouvât un seul homme à opposer à l’insurrection, lorsque la légalité était si évidemment de son côté, blâma le maréchal Marmont de chercher à la combattre, et fut d’une véhémence qui nous frappa tous.

Nous nous la sommes souvent rappelée depuis, en lui entendant tenir un langage si différent, et accuser le duc de Raguse comme coupable pour n’avoir pas, dès ce mardi où il n’y avait encore que de l’agitation et quelques groupes, mitraillé les habitants de Paris.

Monsieur Pasquier avait trouvé le ménage Girardin seul, la femme fort abattue et fort triste, le mari fort tranchant et fort jactant, disant qu’il fallait en finir avec toute cette canaille, imposer silence aux mécontents en leur inspirant la terreur, et gouverner par le sabre. C’était un petit moment d’effervescence à subir ; il n’aurait pas de suite, etc. Cependant, il confirma la nouvelle que la gendarmerie avait chargé ; il y avait eu quelques personnes tuées et blessées. Une barricade, formée avec un omnibus et quelques charrettes renversées à l’entrée de la rue de l’Échelle, avait été faite par le peuple et détruite par la garde. Le sang avait coulé à la place du Palais-Royal. Monsieur de Girardin en espérait les plus heureuses conséquences.

Nous apprenions, en même temps, que la place Louis XV, la place Vendôme et le Carrousel étaient remplis par l’artillerie canons en tête, mèches allumées. Cela ne m’effraya pas beaucoup. J’avais souvent entendu dire au maréchal que, dans les effervescences populaires, il fallait faire un grand développement de force pour frapper les imaginations et être dispensé d’user de rigueur.

Nous nous séparâmes sur les minuit, après avoir reçu le rapport de deux hommes envoyés, l’un à la place de Grève, l’autre à la porte Saint-Denis. Tout était tranquille. Sans doute nous étions très préoccupés, mais personne, je crois, ne s’attendait à la journée du lendemain.


(28 Juillet.)

Le mercredi, en entrant chez moi, on me dit qu’aucun de mes ouvriers n’avait paru ; il en était de même chez tous les voisins. Ne croyant pourtant pas la situation assez grave pour changer mes projets et devant retourner à la campagne le lendemain, je voulus aller chez mes banquiers, messieurs Mallet, où j’avais affaire.

Je me décidai à sortir tout de suite, pensant bien que, s’il devait y avoir du bruit, ce serait plus tard. Je fis mettre mes chevaux et, sur les dix heures, je montai en voiture. J’allais dans la rue du Mont-Blanc. J’avertis mon cocher de passer par les rues, au lieu de prendre les boulevards, et de tourner bride s’il voyait des rassemblements. Je ne laissai pourtant pas d’être fort effrayée.

Depuis le milieu de la rue des Mathurins, et dans toutes les rues transversales, les lanternes étaient coupées et gisaient fracassées sur le pavé. À chaque porte, il y avait un groupe de femmes et d’enfants portant la terreur sur leur visage. Les insignes royaux qui décoraient la boutique de Despilly, le marchand de papier, avaient été arrachés et jetés par terre.

Le portier de messieurs Mallet fit quelques difficultés pour ouvrir la porte cochère ; enfin il s’y décida ; ma voiture entra et il la ferma avec une précipitation qui ne calma pas mon inquiétude. Je montai au bureau où ces messieurs furent fort étonnés de me voir ; ils m’engagèrent à rentrer chez moi et à ne plus en sortir.

Pendant que je signais quelques papiers essentiels, ils me racontèrent que, vers six heures du matin, des groupes assez considérables s’étaient portés sur les boutiques des armuriers, les avaient pillées sans qu’on pût s’y opposer. Partout on avait brisé les lanternes et renversé les armes royales des boutiques où elles étaient placées. À la vérité, les propriétaires n’avaient fait aucune résistance et avaient même aidé.

Il était question de rétablir de fait la garde nationale pour protéger les personnes et les propriétés. Messieurs Mallet avaient déjà été à leur mairie à cet effet. Ils allaient y retourner, et ils espéraient qu’avant la fin de la matinée une garde nationale improvisée serait en activité dans tous les quartiers, non dans le but d’assister la troupe, mais pour protéger les gens tranquilles et s’opposer à un pillage que les événements de la matinée présentaient comme imminent.

Je rentrai plus effrayée que je n’étais partie. Je retrouvai ma rue parfaitement calme ; seulement, par mesure de précaution, les habitants descendaient les lanternes, les serraient et effaçaient les armes royales là où elles se trouvaient.

On me remit un billet de monsieur Pasquier. Il s’informait si j’avais quelque moyen de communiquer avec le duc de Raguse et m’engageait à lui faire savoir que des gens bien instruits pensaient que la résistance militaire, opposée à un mouvement si général, amènerait des catastrophes effroyables, quel qu’en fût le résultat. On connaissait ses lumières et son cœur et l’on pensait que le plus beau rôle pour lui était de se placer comme médiateur, en annonçant à Saint-Cloud les difficultés (plus réelles que peut-être lui-même ne le savait) dont il se trouvait entouré, et en y conseillant des concessions qui pourraient encore tout sauver, si on se hâtait de les proclamer.

J’ai su depuis que ce billet avait été le résultat d’une conférence, tenue chez monsieur Pasquier, et dans laquelle monsieur Hyde de Neuville avait cherché à le décider à se rendre à Saint-Cloud pour éclairer le Roi sur sa position. Monsieur Pasquier avait représenté qu’il n’était nullement propre à cette mission ; il ne pouvait obtenir du Roi de l’écouter favorablement, ne possédant pas sa confiance.

Monsieur Hyde se trouvait dans la même situation. Enfin l’abbé de Montesquiou, mieux vu à Saint-Cloud que ces messieurs, consentit à s’y rendre[2], et c’était pour appuyer les paroles dont il était porteur qu’on désirait une démarche du maréchal. Il en avait pris l’initiative depuis plusieurs heures, mais on l’ignorait.

J’envoyai tout de suite chez le duc de Raguse savoir si on était en communication avec lui. Tous ses gens se trouvaient aux Tuileries.

Je reçus un nouveau billet de monsieur Pasquier ; il m’autorisait à envoyer le premier au maréchal. Je l’enveloppai dans quelques lignes écrites à la hâte. Je ne savais comment les faire parvenir. Mon médecin se trouvait là et, voyant mon anxiété, il se chargea de remettre la lettre en main propre.

Il y réussit, car, peu de temps après, je vis entrer dans ma chambre monsieur de La Rue, aide de camp du maréchal. Il l’envoyait me dire qu’il était trop tard. Toutes les propositions de conciliation avaient été vainement tentées ; les ordres de Saint-Cloud étaient impératifs, il ne lui restait plus qu’à agir militairement. D’ailleurs, l’affaire était trop engagée ; il fallait avant tout triompher de l’insurrection.

Monsieur de La Rue ajouta qu’il venait de porter l’ordre de marche aux colonnes : elles devaient s’avancer en balayant tout devant elles, et probablement j’entendrais gronder le canon sous moins d’une demi-heure.

« Dieu nous en garde ! m’écriai-je. J’ignore quel en serait le résultat pour la monarchie ; mais, si elle réchappe d’une pareille crise, elle sera forcée de sacrifier tous ceux qui auront mitraillé la population parisienne dans une cause si odieuse à la nation ! »

Je lui fis la peinture de la position du maréchal, de son impopularité dans le pays, où les calomnies inventées en 1814 avaient encore cours, du peu d’affection que lui portait la Cour, de la méfiance qu’il inspirait aux partis ultra et jésuitique, enfin de la disposition où serait tout le monde à l’offrir en holocauste. « Si le maréchal, ajoutai-je, fait tirer un seul coup de canon, qu’il se fasse tuer, car sa vie ne sera plus qu’une série de malheurs ! »

J’étais fort animée et je parvins à persuader La Rue. Il devenait de plus en plus soucieux et me répondait toujours par cette exclamation :

« Mais que faire ! on tire sur nous ; l’affaire est engagée ; il faut bien commencer par la vider et mettre ces gens-là à la raison ! Et d’ailleurs il n’y a pas moyen de parler au maréchal. Il a été obligé de m’attirer dans l’embrasure d’une fenêtre pour me donner le message que je vous apporte, et il a eu toute la difficulté possible à trouver un moment pour lire votre lettre.

— Pourquoi donc cela ?

— Mais les ministres sont aux Tuileries, chez lui. Monsieur de Polignac et son monde l’entourent et le gardent tellement à vue qu’en étant nominativement le chef de tout il n’a pas la permission de dire une parole, ou de faire un geste, sans les voir contrôler.

— Tâchez pourtant de lui faire comprendre combien il se sacrifie inutilement. Parlez-lui surtout des dangers du pays auquel il est si dévoué.

— J’essaierai de lui rapporter vos paroles, car les miennes n’auraient aucune influence. Il est accoutumé à nous commander et non pas à nous écouter, et les conseils ne peuvent lui arriver utilement par notre bouche. Au reste, votre message n’est pas le seul dont je suis chargé. J’ai rencontré Fabvier à votre porte. Arrivé ce matin même de Lyon, il trouve les affaires bien différentes de ce qu’il les croyait ; il vient de parcourir la ville et de se recorder avec ses amis : « Jusqu’à présent, m’a-t-il dit, ils ne se sont mêlés de rien ; mais, d’ici à une heure, chaque groupe aura à sa tête un chef intelligent, un officier capable et on s’en apercevra. Il ne faut pas s’y tromper, m’a-t-il dit, le peuple est sérieusement au jeu ; le mouvement, pour être spontané, n’en est que plus violent et, ce qui le fera réussir, c’est de n’être le résultat d’aucune conspiration. »

La Rue, comme de raison, avait répondu à son ancien camarade :

« Nous serons prêts à bien recevoir ceux qui nous attaqueraient, et nous aurons sur eux l’avantage de faire notre devoir.

— Devoir tant que tu voudras, mais dis au maréchal que, s’il laisse engager la partie sérieusement, il peut la tenir pour perdue. La troupe ne peut rien dans une ville contre une population unanime et exaspérée. Il y a encore un peu d’hésitation à commencer, mais, si une fois on se sent tout à fait compromis, ce sera sans ressource. »

Sans attacher par trop d’importance à un langage que Fabvier dans sa position devait tenir, j’engageai pourtant monsieur de La Rue à répéter ses paroles au maréchal devant les personnes dont il était obsédé, afin d’avertir que les insurgés seraient dirigés militairement. Ils le furent, en effet, et bien habilement.

Tout de suite après le départ de monsieur de La Rue, je fis prévenir monsieur Pasquier de la réponse peu satisfaisante qui m’était parvenue ; puis je me pris à ruminer sur ce que La Rue m’avait dit du peu d’état qu’obtiendraient des paroles passant par sa bouche.

Je savais que nul plus que monsieur Arago n’avait crédit sur l’esprit du maréchal ; je lui écrivis pour l’engager à se rendre tout de suite à l’état-major et à y user de son influence pour sauver le pays, le trône et son ami de la ruine prochaine dont ils étaient, menacés. Je fis monter un homme à cheval pour se rendre par les boulevards extérieurs à l’Observatoire.

À peine était-il parti que j’entendis le premier coup de canon. Je ne puis peindre l’effet qu’il produisit sur moi ; je jetai un cri et, cachant ma tête dans mes mains, je restai immobile pendant quelques minutes.

Tous nos soins devenaient superflus ; le sort en était jeté, le pays, le trône, les individus, tout était en jeu ! Il n’y avait plus qu’à attendre, en tremblant, le résultat de si funestes chances.

Je passais tout mon temps à la fenêtre. Bientôt je vis arriver une patrouille de soldats. En débusquant dans la rue, ils commencèrent par y tirer une douzaine de coups de fusil quoique tout y fût complètement pacifique. Le comte Karoly, sortant de chez moi, pensa être atteint d’une balle qui vint frapper la borne de la porte.

Il n’y eut pas d’accident dans la rue d’Anjou, mais un voiturier, tournant tranquillement sa charrette, fut tué dans la rue de Surène. Cette inutile démonstration anima vivement les gens de mon quartier.

Jusque-là, ils stationnaient silencieusement à leurs portes et à leurs fenêtres. À dater de ce moment, les maisons furent abandonnées ; on se forma en groupes dans la rue et tout ce qui était valide se prépara à la défense. Ce fut le signal de l’hostilité. Cette imprudente patrouille se réunit bientôt à un corps plus considérable dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et nous entendîmes une fusillade fort vive et assez longue, dont voici le motif.

Ainsi que je l’avais appris chez messieurs Mallet, les citoyens les plus considérables s’étaient portés à leur mairie dans l’idée de rétablir une espèce de garde nationale provisoire, protectrice des citoyens tranquilles, mais ne prétendant pas soutenir le régime des ordonnances.

Le pouvoir, mal instruit, ou plus mal inspiré, avait envoyé partout des troupes pour expulser violemment ces personnes des mairies. Elles s’y étaient défendues, et ces attaques simultanées sur douze points de la capitale avaient achevé d’exaspérer une population que le bruit des décharges n’animait déjà que trop.

Cet épisode fini, je vis arriver, frisant les murs, Chavernac, mon médecin. Il venait me dire que ma lettre avait été remise par lui à un aide de camp du maréchal (Je le savais, puisque la réponse m’était parvenue. Il était rentré chez lui,) et me raconta qu’un rassemblement considérable de gens du peuple, ayant à sa tête un homme vêtu ou plutôt dévêtu comme eux, était venu frap¬ per à sa porte. Il était descendu leur parler.

Le chef lui avait demandé très poliment s’il avait des armes à leur prêter. Il avait répondu négativement, la maison n’étant habitée que par lui et des femmes. On lui avait fait beaucoup d’excuses de l’avoir dérangé. Pour n’être pas en reste de civilité, il avait, de son côté, témoigné le regret de n’avoir pas d’armes à offrir à ces messieurs.

« Ah ! monsieur, nous en sommes bien sûrs. Quel français ne s’associe pas, au moins de cœur, à notre noble cause ?»

Chavernac vit ce même groupe aller frapper à la porte suivante où on lui donna deux grands pistolets et quelques balles. Il possédait déjà une douzaine de fusils et autant de pistolets recueillis probablement de la même façon. Au reste, ces collectes eurent lieu dans presque tous les quartiers de Paris ; et, ce qui est aussi singulier que la douceur avec laquelle les refus étaient accueillis, huit jours après, la presque totalité de ces armes, dont beaucoup étaient de prix, avaient été rapportées à leur propriétaire.

Vers cette heure, ou même avant, on distribua une petite feuille du journal Le Temps ; elle racontait les événements et excitait à résister à la troupe en promettant la victoire. Elle ne fut pas sans influence.

Mon homme me rapporta la réponse d’Arago ; il allait se rendre à l’état-major, sans en espérer grand succès mais pour n’avoir rien à se reprocher et comme français et comme ami.

Le bruit du canon semblait se ralentir. Tout à coup il reprit plus vivement et évidemment de plusieurs côtés. Les fusillades recommencèrent aussi, mais elles s’étaient éloignées de nous. Les portes se remeublèrent de femmes, d’enfants et d’un petit nombre d’hommes ; plusieurs étaient réinstallés à la mairie que la troupe avait été forcée d’évacuer après l’avoir occupée un moment.

Je vis alors passer un homme portant un panier couvert comme les marchands de gâteaux. Il distribuait des cartouches ; tout le monde en acceptait, tout le monde les cachait. Il semblait n’y avoir qu’une pensée, qu’une volonté, qu’une action dans toute cette grande ville.

Déjà il était évident que Fabvier avait eu raison. Des chefs intelligents conduisaient les masses populaires.

Voici la tactique suivie ; elle a été trop générale pour n’être pas combinée.

Un groupe fort nombreux se formait devant les colonnes de la garde ou de la ligne : ceux qui se trouvaient avoir des armes parmi eux se mettaient en tête et tiraient sur la troupe. Celle-ci ripostait : si quelques-uns des gens armés étaient mis hors de combat, il s’en trouvait d’autres tout prêts à s’emparer de leurs fusils et de leurs munitions.

Après quelques coups échangés, une partie du groupe courait se placer en avant. Les autres se précipitaient dans les portes cochères qui s’ouvraient toutes pour eux, montaient aux fenêtres, tiraient sur la colonne pendant qu’elle passait, puis redescendaient dans la rue et établissaient une barricade derrière elle, y laissaient un petit nombre de gardiens ou la confiaient aux habitants des environs et allaient par les rues latérales rejoindre en courant le groupe primitif qui s’augmentait de plus en plus, et recommençaient cent pas plus loin à arrêter la colonne en renouvelant la même manœuvre ; si bien que les troupes, qui avaient tant de peine à avancer, se trouvaient dans l’impossibilité de rétrograder. Elles n’ont pu regagner l’état-major qu’au milieu de la nuit et en faisant de longs détours.

Vers le milieu de la journée, les munitions étaient devenues communes ; on s’était emparé par ruse d’un magasin à poudre, gardé seulement par deux vétérans. Des charrettes la transportaient dans les rues et très ostensiblement dans le centre de la ville ; les femmes s’occupaient à faire des cartouches sur leurs portes. De notre côté, on se bornait à les recevoir.

J’entendis un homme crier à son voisin par sa fenêtre, en lui montrant deux cartouches : « Quand j’en aurai six, je partirai. » Un instant après, je le vis dans la rue son fusil sur l’épaule. Il fut rejoint par le voisin ; après un colloque fort court, celui-ci rentra chez lui, en ressortit avec un sabre et un long pistolet et suivit la même route. Ces gens étaient des pères de famille rangés et tranquilles ; mais je ne puis assez le répéter, car c’est l’explication de tout ce qui s’est passé dans ces journées, la population entière était électrisée, Tout le monde prenait une part active aux événements et quelques-uns avec une énergie, un courage, un dévouement inouïs.

À la descente de la porte Saint-Martin, un des passages les plus disputés, il se livra une véritable bataille. Un monsieur se trouvait sans armes à côté d’un homme du peuple portant un fusil dont il ne savait pas se servir : « Prêtez-moi votre fusil, mon ami ?

— Volontiers, monsieur, appuyez-le sur mon épaule ; cela vous sera plus commode. »

Un coup, deux coups furent tirés à la grande admiration du prêteur d’armes. Enfin la personne qui tirait s’aperçut qu’il lui faisait un rempart de son corps et lui vit attirer un de ses camarades près de lui pour le masquer tout à fait.

« Ah ! cela, mes amis, écartez-vous un peu, s’il vous plaît ; vous me faites jouer un rôle ridicule.

— Eh ! mon Dieu, monsieur, qu’est-ce que cela fait que nous soyons tués ? Nous ne savons pas tirer, nous, vous voyez bien ; mais vous, c’est très différent ! »

Cette histoire me fut racontée dès le lendemain, chez l’ambassadeur de Russie qui trouvait cela admirable.

Revenons au mercredi. Les rues étaient peu sûres, on ne communiquait guère ; cependant je vis deux ou trois fois dans la journée monsieur Pasquier, le duc et la duchesse de Rauzan qui, ainsi que monsieur de Lafayette, logeaient dans la maison contiguë à la mienne. Nous nous instruisions mutuellement de tout ce que nous apprenions ; c’était pour la plupart de vagues on-dit. Le canon demeurait toujours le plus explicite des rapports qui nous parvenaient,

Vers la chute du jour, le bruit du tocsin, par toutes les cloches de Paris, vint se joindre à celui de l’artillerie ; il nous parut encore beaucoup plus effrayant et plus lugubre.

Il faisait un clair de lune magnifique, une chaleur assommante, pas un souffle d’air. Les bruits ordinaires d’une grande ville étaient suspendus ; le son sinistrement monotone du tocsin, les décharges continuelles de coups de fusils et fréquentes de coups de canon les avaient remplacés. De temps en temps, des lueurs rouges, s’élevant au-dessus des toits, signalaient quelque incendie et ajoutaient encore à la terreur à laquelle on était en proie.

Je vis, au clair de la lune, un grand drapeau noir arboré sur le haut de la Madeleine ; je ne sais dans quel moment on l’y avait placé, mais il répondait parfaitement à nos impressions.

Je passai toute la soirée à errer dans la cour, dans les escaliers, aux fenêtres donnant sur la rue, recueillant les propos des voisins rapportés par mes gens, et tous de plus en plus alarmants : la moitié de Paris était brûlée, le duc de Raguse était mortellement blessé, le général Talon tué ; il ne restait pas un seul lancier, la rivière était rouge de sang versé, etc., etc.

Sur les onze heures, le feu se calma. Une demi-heure après le tocsin cessa, et un silence des plus solennels s’établit partout. Il était si imposant que je me surpris, moi-même, parlant à voix basse à un de mes gens qui, de son propre mouvement, s’offrit à aller à la découverte. Deux autres, poussés d’une ardeur belliqueuse, étaient allés à la bataille ; ceux-là n’étaient pas rentrés. Le dernier émissaire, actif et intelligent, revint me dire avant minuit, que, soldats et peuple, tout se reposait mais restait sous les armes.

La crise n’était rien moins que finie. On recommencerait à se battre plus vivement le lendemain matin si toutefois les troupes restaient fidèles, car on lui avait assuré que deux régiments avaient déjà passé du côté du peuple.

Quoique peu tranquillisée par ce rapport, je me décidai à me jeter quelques heures sur mon lit sans espérer y trouver beaucoup de repos.


(29 juillet.)

Le jeudi 29, à six heures, le calme durait encore ; mon maître d’hôtel, sorti à quatre, avait couru la ville. Il n’avait vu aucune troupe, mais beaucoup de barricades gardées par des gens armés ayant passé la nuit. Elles servaient de centre de réunion à ceux qui venaient les rejoindre.

Partout on obéissait aux élèves de l’École polytechnique : ils portaient seuls un uniforme et s’étaient emparés de l’autorité. Il en avait vu un arrivant à la place de la Bourse, monté debout sur le devant d’une charrette à deux chevaux, son épée à la main, l’agitant devant lui en répétant constamment : « Éloignez-vous, c’est de la poudre ; éloignez-vous, il y a du danger. »

Cette poudre, tout bonnement jetée dans la charrette, fut distribuée à des gens, hommes et femmes, assis sur les marches de la Bourse où une fabrication de cartouches s’était établie. D’autres personnes, également empressées, allaient les distribuer dans les barricades, et tous les voisins y portaient des vivres et des rafraîchissements.

Les blessés trouvaient partout des asiles et des soins, et les morts servaient à exciter l’enthousiasme. Il faut ajouter cependant, à l’honneur de la population parisienne, qu’animée de cet esprit de résistance comme un seul homme et mettant en commun tous ses moyens pour vaincre la troupe, elle n’avait aucune animosité contre le soldat. On lui prodiguait des soins s’il était blessé, mais, tant qu’il avait l’arme au bras, on le voyait périr sans lui donner le moindre regret.

L’homme qui rentrait me confirma le rapport de la veille au soir sur l’imminence du combat qui allait recommencer. Il avait rencontré un palefrenier à moi. Vainement il avait voulu le ramener : il s’était déjà battu et voulait continuer. Un autre était revenu panser ses chevaux et se préparait à repartir. Je le fis rester cependant ; je pensais sérieusement à quitter Paris.

Prévoyant des difficultés à franchir les barrières, j’écrivis un billet bien triste au duc de Raguse, en lui demandant un laissez-passer, et je donnai les ordres pour mon départ. Je voulais aller rejoindre ma famille à Pontchartrain.

J’écrivis aussi à monsieur Pasquier pour lui dire adieu et lui demander s’il avait des commissions. Pendant que je faisais mes préparatifs, on vint m’apprendre le retour de madame de Rauzan, partie depuis une demi-heure. Sa voiture avait été arrêtée de tous les côtés par des barricades impossibles à franchir et à éviter.

On me rapporta la réponse du maréchal ; c’était un laissez-passer contresigné par monsieur de Choiseul. Le maréchal l’avait remis lui-même à mon homme qu’il connaissait en lui disant : « Louis, voilà ce que demande madame de Boigne, mais dites-lui de ne se point presser ; tout sera fini d’ici à peu d’heures, j’espère, comme elle le souhaite, et je pense pouvoir aller chez elle dans la journée. »

Pauvre homme, il était bien dans l’erreur ! Je donnai connaissance de ce message à monsieur Pasquier ; il m’engagea fort à ne pas essayer de sortir de Paris. J’étais combattue par la crainte d’inquiéter mes parents. J’hésitais encore lorsque le feu recommença (il pouvait être huit heures du matin) et, au même moment, des coups de pioches retentirent dans ma rue.

Je mis la tête à la fenêtre et je vis deux ou trois hommes commençant à enlever des pavés dans la rue du faubourg Saint-Honoré. Ils furent bientôt au nombre de vingt-cinq à trente, puis de cinquante. En moins d’un quart d’heure, il y eut une double barricade fort haute dans la rue du Faubourg qui fut immédiatement accompagnée d’une transversale dans la rue d’Anjou. La même précaution fut prise simultanément à la croisée de la rue de Surène et probablement dans tout le quartier. Bientôt on abattit les arbres de l’allée de Marigny pour faire des estacades à la place Beauveau.

J’ai vu faire ces barricades sous mes yeux, et je puis affirmer, qu’excepté le zèle et l’empressement avec lequel on travaillait, rien ne témoignait une effervescence extraordinaire. C’étaient, pour la plupart, les habitants de la rue qui les élevaient. Pas de cris, pas de rixes, beaucoup de tranquillité et d’activité.

L’œuvre accomplie, quelques hommes armés restaient pour la garder, les autres s’éloignant. Je ne vis aucun chef dirigeant ; tout semblait se faire d’inspiration. On avait ménagé de chaque côté de la barricade un très petit passage pour les piétons ; l’usage en était libre à chacun, personne n’y mettait empêchement. Je parle des barricades que j’ai vu établir ; plusieurs étaient autrement faites et incommodes à franchir.

Il n’y avait plus moyen de songer à partir ; j’en fus soulagée. Rien n’est plus difficile dans de pareilles circonstances que de prendre une décision.

Ma femme de chambre m’amena une madame Garche, marchande de la rue du Bac. Cette femme avait marié sa fille dans le quartier de la Halle. Elle avait appris, le mercredi matin, que la jeune femme souffrait pour accoucher et même était en danger.

Deux fois elle s’était mise en route pour l’aller trouver ; elle n’avait pu passer aucun pont ; on se battait sur tous. Enfin, vers les minuit, elle était parvenue jusqu’au Carrousel. On avait voulu la renvoyer ; cependant elle s’était glissée le long des murs. Arrivée à un endroit ouvert, où la lune donnait en plein, elle fut aperçue. Un officier voulut la faire retourner. Elle le suppliait de la laisser passer, lorsqu’elle entendit ordonner en jurant de la chasser. « C’est le maréchal, dit l’officier, allez, allez vite. » Inspirée par son courage de mère, cette pauvre femme courut droit au maréchal. Elle lui conta sa position ; il se retourna à un aide de camp et lui dit : « Allez donc dire aux guichets qu’on ne laisse passer personne » ; puis, se tournant vers madame Garche, « Venez, madame, donnez-moi le bras ». Il la conduisit jusqu’au dernier poste ; en la quittant, il ajouta : « Hâtez-vous, jetez-vous tout de suite dans les plus petites rues et n’en sortez pas, Dieu protège les bonnes mères ! » En effet, elle était arrivée heureusement chez sa fille ; elle l’avait trouvée accouchée et bien.

En cherchant à regagner le faubourg Saint-Germain par le pont d’Iéna, elle s’était arrêtée chez ma femme de chambre, son amie. Elle parlait du maréchal les larmes aux yeux, et, au milieu de tant de gens qui blasphémaient son nom, il était doux pour ses amis de l’entendre ainsi bénir.

Au reste, on juge bien différemment les mêmes actions selon le point de vue où l’on se trouve placé. Monsieur de Rauzan avait été de grand matin à l’état-major chercher aussi un laissez-passer dont, comme on l’a déjà vu, il n’avait pu profiter. Il avait, me dit-il, assisté à une espèce de conseil de ministres, si une réunion où tout le monde était admis méritait ce titre.

Le maréchal était absent : il fallait son autorisation pour un parti à prendre ; monsieur de Rauzan alla le chercher dans la rue de Rohan ; il le vit se mettre en travers devant des canons pour les empêcher de tirer sur un groupe où, parmi un très petit nombre de gens armés, il voyait des femmes et des enfants.

Monsieur de Rauzan trouvait cela une grande puérilité. Il aurait, je crois, volontiers dit une lâcheté, s’il avait trouvé un auditoire plus bénévole. Il était désolé d’avoir été arrêté dans son départ. Sa visite aux Tuileries ne lui avait pas inspiré une grande sécurité, malgré la jactance de monsieur de Polignac dont, il faut lui rendre cette justice, il était encore plus révolté que de l’humanité du maréchal.

Le feu sembla se ralentir. Monsieur Pasquier vint chez moi. Il m’expliqua le message du maréchal. Les ministres étaient partis pour Saint-Cloud, et on avait lu sur la place Vendôme une déclaration portant la suspension des hostilités et le retrait des ordonnances. (Cela s’est nié depuis, mais il y a certainement eu une proclamation faite par le général de Wall sur la place Vendôme). On pouvait enfin espérer la solution de cette affreuse crise.

Un instant après, Arago arriva avec son fils. Il avait, me dit-il, fait de vains efforts pour parvenir jusqu’aux Tuileries, les hostilités ayant recommencé du côté du Louvre et du faubourg Saint-Germain. Au reste, il ne pensait pas avoir plus de succès auprès du maréchal que la veille. Il avait épuisé tous les arguments, mais il s’obstinait à ne voir que sa position militaire ; il lui avait dit :

« Mon ami, j’ai sacrifié une fois le soldat au citoyen ; cette fois, je veux sacrifier le citoyen au soldat. Cela ne me réussira peut-être pas mieux ; mais j’ai trop souffert de la première situation, tout en me rendant justice sur les motifs qui m’ont conduit, pour m’y exposer de nouveau. Voulez-vous qu’on puisse dire : On trouve toujours Marmont quand il s’agit de trahir ? »

Et il portait ses mains sur son front avec désespoir : « Suis-je assez malheureux de me trouver une seconde fois dans une position où les devoirs se combattent si cruellement ! »

Au reste, Arago me confirma le rapport de monsieur de La Rue sur l’obsession des gens dont le duc de Raguse était entouré, et sur la difficulté de l’entretenir un moment. Il me raconta l’absurde propos de monsieur de Polignac et l’air niais avec lequel il avait répondu : « Eh bien ! on tirerait aussi sur la troupe si elle se réunissait au peuple. »

De mon côté, je lui rapportai le message du maréchal, et je lui appris qu’il n’avait obtenu aucune réponse de Saint-Cloud à la démarche faite la veille par les commissaires.

« Si le maréchal, reprit Arago, n’a pas de nouvelles de Saint-Cloud, je suis moi, en revanche, plus avancé que lui. Monsieur le Dauphin m’a expédié un courrier porteur d’un billet de sa main.

— Vraiment ! et que vous dit-il ?

— Il me demande le degré exact du thermomètre dans la journée d’hier. »

Les bras tombent à pareille révélation ! Pour ne pas la traiter de fable, il faut savoir que, dans leur intérieur, les princes de la famille royale s’occupaient extrêmement de l’état du ciel, non dans l’intérêt de la science, mais dans celui de la chasse. L’usage était établi entre eux de se faire part chaque jour de leurs observations ; et le plus ou moins d’exactitude de leur thermomètre et de leur baromètre était devenu une sorte de préoccupation, surtout pour monsieur le Dauphin. Or, dans leur existence si éminemment princière, rien ne dérangeait ces niaiseries habituelles, devenues une sorte d’étiquette.

L’homme que j’avais envoyé le matin à l’état-major s’était muni pour revenir d’une carte à l’aide de laquelle il prétendait pouvoir y retourner. Nous remarquâmes, en effet, qu’elle portait la permission de circuler pour le service de monsieur le maréchal.

Arago se mit à écrire une lettre où il lui disait la ville entière soulevée, la population de toutes les classes en pleine insurrection, les réunions politiques s’organisant. Il avait connaissance de beaucoup de gens y prenant part ; on lui avait déjà fait des propositions ; il était question d’un gouvernement provisoire ; la cocarde tricolore était décidée ; le Roi ne conservait de chance qu’en l’adoptant et en proclamant l’abandon du système absolutiste qui allait amener une guerre civile dont il serait incontestablement victime.

Pour lui, duc de Raguse, il y avait encore un beau rôle de médiateur à jouer, mais pas un instant à perdre. La retraite des ministres l’ayant laissé seul maître à Paris, il fallait proclamer l’amnistie sur ce qui s’était passé, faire des conditions au Roi et le sauver malgré lui en mettant les troupes en position de passer du côté où l’on céderait aux véritables besoins du pays.

J’ajoutai quelques mots à cette lettre d’Arago, et je la remis à mon homme en lui recommandant de ne pas s’exposer.

À peine était-il parti que le bruit des fusillades recommença. Il augmenta en se rapprochant. Nous en entendîmes une très vive dans la direction de la place Louis XV. Nous nous précipitâmes à la fenêtre ; nous vîmes courir dans la rue du faubourg Saint-Honoré. Un peloton de soldats se présenta devant la barricade, et fut obligé de retourner. La fusillade se fit entendre dans les Champs-Élysées. Il y eut un temps d’arrêt à la hauteur de l’avenue de Marigny ; plusieurs décharges consécutives y furent faites. Puis le bruit du feu s’éloigna encore ; tout cela ne dura pas dix minutes. Nous ne comprenions rien à cette manœuvre.

Mon messager, dont je commençais à être fort inquiète, revint. Il rapportait notre lettre. Il était parvenu assez facilement à l’état-major. Il avait trouvé les appartements déserts et pénétré jusque dans la chambre du maréchal, toutes les portes étant ouvertes, sans trouver personne à qui parler. S’approchant de la fenêtre, il avait vu les grilles de la cour fermées et les troupes passant en toute hâte sous le pavillon de l’horloge. Le peuple était maître du Carrousel. En redescendant, il avait rencontré monsieur de Glandevès, qu’il connaissait, entrant précipitamment dans un escalier souterrain qui communique sous le guichet avec le palais ; il lui avait demandé où il trouverait le maréchal. Monsieur de Glandevès avait l’air fort agité et fort pressé ; il lui avait répondu : « Le maréchal doit être dans le jardin des Tuileries ; mais il n’y a aucun moyen d’arriver à lui, et je vous conseille de vous en aller le plus vite que vous pourrez. » Profitant de cet avis, il était revenu sans chercher davantage à remplir sa commission ; il n’en savait pas plus long.

Nous ne tardâmes pas à apprendre la prise du Louvre, l’abandon des Tuileries, l’évacuation entière de Paris, après un moment d’arrêt à la barrière de l’Étoile, et la marche de toutes les troupes sur Saint-Cloud.

À peine cette nouvelle fut-elle répandue qu’elle fit sur la population l’effet le plus marqué. Il semblait un vase bouillonnant qu’on écarte du feu ; tout s’apaisa en un clin d’œil. J’ignore quelles passions s’agitaient dans l’âme de quelques factieux et s’exhalaient peut-être aux environs de l’Hôtel de Ville, mais le reste de la ville reprit une attitude très calme.

La seule autorité reconnue était celle des élèves de l’École polytechnique ; ils s’étaient distribué tous les postes. En outre de la bravoure qu’ils avaient montrée dans les combats de la veille et du matin, ils devaient leur importance à ce que seuls ils portaient un uniforme. Les défenseurs des barricades les appelaient : « Mon petit général », et leur obéissaient d’autant plus implicitement que le genre de leurs connaissances était aussi fort utile à la prompte construction de ces barricades. Ils aidaient à les faire et à les défendre.

Au surplus, c’est une circonstance assez remarquable que la considération accordée par le peuple, à cette époque, aux personnes qui semblaient appartenir aux classes plus élevées de la société. Tout homme ayant un habit, et voulant se mêler à un groupe, commandait sans difficulté les gens en veste.

Je me sers mal à propos du mot en vestes ; le costume adopté était un pantalon de toile et une chemise avec les manches retroussées. Il faisait, à vrai dire, une chaleur étouffante. Souvent ces légers vêtements et les bras même portaient des traces du combat. Les figures étaient noircies par la poudre et pourtant n’avaient rien d’effrayant ; elles annonçaient le calme de la défense et la conscience du bon droit. Une fois la chaleur du combat passée, c’était une ville de frères.

Monsieur Arago me quitta. Je reçus quelques visites. La circulation se rétablissait pour les piétons. Monsieur de Salvandy arrivait d’Essonnes ; il y avait été la veille au soir. Sur toute la route, on s’était précipité au-devant de lui pour demander des nouvelles. La population des campagnes partageait les sentiments et la confiance de celle de Paris. On s’adressait à lui (un passant inconnu, ne doutant pas qu’il ne formât des vœux pour le succès des efforts parisiens) ; partout il avait vu les hommes se préparant à y joindre les leurs.

À Essonnes, la garde nationale, s’étant emparée de la poudrière, au risque de tous les dangers d’une pareille entreprise avait rempli un grand bateau de poudre et le conduisit sur la rivière, couvert de banderolles tricolores, aux cris de « Vive la Charte » et aux acclamations de toutes les populations riveraines.

Cependant, on ne pouvait se persuader que la Cour tînt la partie pour perdue. Nous pensions que, renforcé par des troupes fraîches, on ferait une nouvelle tentative sur Paris, probablement la nuit suivante.

Je me décidai à sortir sur les trois heures. Monsieur de Salvandy me donna le bras. Il ne doutait pas d’une attaque pour la nuit. J’étais logée dans un des endroits les plus exposés si on rentrait par où on était sorti ; je ne voulais pas effrayer chez moi en chargeant mes gens de cette commission, et j’allai moi-même chez madame de Jumilhac, dans la rue Neuve-des-Mathurins, prévenir son portier de m’ouvrir si je venais frapper la nuit.

Au retour, je visitai le boulevard, encombré d’arbres abattus et de tout ce qu’on avait pu se procurer dans le voisinage, pour construire des barricades. Celles-là étaient fort incommodes à franchir : il fallait escalader les unes, ramper sous les autres. Mais partout les gens qui les gardaient, offraient une assistance également obligeante et gaie, appelant le plus propre d’entre eux pour ne pas salir les vêtements des dames : pas un propos grossier ; jamais la politesse et l’urbanité n’ont mieux régné dans Paris. Un instinct secret semblait avertir que le moindre choc pouvait amener une explosion. Au reste, la pensée d’une opposition aux événements qui se passaient ne venait à personne.

Je parvins à la rue de Rivoli. Il y avait à peine trois heures qu’on s’y battait avec fureur. Les grilles du jardin des Tuileries étaient fermées et gardées par des sentinelles portant le costume que j’ai décrit. Je vis dans la rue une barricade s’élevant très haut et composée des chaises du jardin.

Au moment où je passai, une assez grande quantité de dames avaient en partie dérangé cette barricade. Elles s’étaient emparées de quelques chaises et là, bien mises, bien parées, avec des chapeaux élégants à plumes ou à fleurs, elles étaient tranquillement assises, à l’ombre de leurs ombrelles et de la barricade, comme elles l’auraient été sous les arbres des Tuileries. Au reste, ce spectacle curieux s’est continué jusqu’au dimanche où le jardin a été remis en possession de ses sièges.

J’entrai chez l’ambassadeur de Russie ; je ne l’avais pas vu depuis l’avant-veille. Je le trouvai fort troublé ; il avait eu sous les yeux la débandade des troupes et me la raconta en détail. Il était aussi surpris qu’indigné de n’avoir reçu aucune communication de monsieur de Polignac dans de telles conjonctures. Il l’était beaucoup aussi des joies de lord Stuart, l’ambassadeur d’Angleterre ; elles étaient poussées jusqu’à l’indécence.

Pozzo croyait, lui aussi, à la probabilité d’une attaque sur Paris, et s’inquiétait fort de la position de son hôtel. Du reste, il n’y avait aucun parti pris dans son esprit ; il était alarmé, troublé, effrayé, et se disait malade pour expliquer sa contenance.

Je rentrai chez moi. J’envoyai acheter quelques jambons, un sac de riz et un sac de farine. Je m’attendais que ces objets auraient augmenté de prix ; ils n’avaient pas varié, tant la sécurité était grande.

J’allai chez madame de Rauzan. Sa belle-sœur, madame de La Bédoyère, y était au désespoir. La pauvre femme pensait peut-être au sang si inutilement versé, il y avait quinze ans, pour arriver à un pareil résultat. Elle se tordait les mains.

C’est la seule personne véritablement affligée que j’aie vue dans ce moment. J’exprimai devant elle l’espèce de sentiment d’enthousiasme pour ce peuple si grand, si brave, si magnanime, que j’avais conçu pendant ma promenade, et je lui fis horreur. Je la consolai un peu en parlant du danger, présumé de tout le monde, que nous courions d’être attaqués pendant la nuit.

Monsieur de Rauzan hocha la tête. À l’état-major, le même matin, il avait entendu le général Vincent répondre à monsieur de Polignac, qui excitait à faire marcher des colonnes dans la ville comme la veille, que cent mille hommes ne seraient pas en possibilité de traverser Paris dans l’état de défense et d’exaltation où il se trouvait.

La pauvre madame de La Bédoyère fut obligée de se contenter de l’espoir, donné par un certain monsieur Denis Benoit, qu’on réussirait du moins à affamer la capitale. Cette pensée augmenta pourtant son très vif désir d’en sortir. Tous ses sentiments se trouvaient assurément bien éloignés des miens, et pourtant ils étaient si profondément vrais, si sincèrement passionnés que, ni dans le moment, ni par le souvenir, ils ne m’ont causé la moindre irritation contre elle.

Madame de Rauzan se tourmentait pour son père, le duc de Duras. Il était de service à Saint-Cloud ; elle n’en avait pas entendu parler depuis le lundi où il était venu lui apprendre, avec des transports de joie, les ordonnances et qu’enfin le Roi régnait. C’était l’expression adoptée au château.

Nous convînmes de continuer à nous communiquer tout ce que nous apprendrions de part et d’autre. En effet, soit chez elle, soit chez moi, nous nous retrouvions dix fois dans la journée.

Placée à ma fenêtre, je vis un vieux chanteur des rues arrivant par la rue de Surène. Il s’arrêta à la barricade de la rue du faubourg Saint-Honoré, où il y avait une cinquantaine d’hommes réunis, et là, tout en ayant l’air de les aider à assujétir les pavés, qui se dérangeaient sans cesse par les passages auxquels personne ne s’opposait, il entonna, avec une très belle voix et une prononciation fort nette, une chanson, en cinq couplets, en l’honneur de Napoléon ii, dont le refrain, autant que je puis m’en souvenir, était : « Sans le faire oublier, le fils vaudra le père. »

Cela ne fit pas la plus légère sensation. À peine si on l’écouta. Sa chanson finie, il franchit la barricade, et s’en alla plus loin chercher un autre auditoire que, probablement, il trouva également inattentif.

J’ai déjà beaucoup parlé de cette barricade, et j’en parlerai encore. D’une fenêtre, où je me tenais habituellement, je voyais et j’entendais tout ce qui s’y passait. Ce point était devenu un centre ; les voisins s’y réunissaient autour des vingt-cinq ou trente hommes de garde. Ceux-ci n’en ont bougé que lorsqu’ils ont été relevés par un élève de l’École polytechnique et remplacés par d’autres, après vingt-huit heures de faction pendant lesquelles les gens du quartier avaient soin de leur porter à manger et à boire.

J’ai pris simplement l’engagement de dire ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles ; j’entre donc sans scrupule dans tous ces détails. D’ailleurs, ce qui se passait sur ce petit théâtre se renouvelait à l’embranchement de chaque rue dans la ville, et peut donner une idée assez exacte de la situation générale.

J’affirme positivement que, pendant toute cette journée et celles qui l’ont suivie, je n’ai recueilli d’autres cris que celui de : Vive la Charte, et personne ne m’a rapporté en avoir entendu un autre. Il faut faire une grande différence entre l’esprit qui régnait véritablement dans la ville et celui qui pouvait éclater aux entours de l’Hôtel de Ville. Là, des meneurs factieux appelaient une révolution ; partout ailleurs on voulait seulement éloigner les gens qui prétendaient établir l’absolutisme. On aurait, ce jeudi-là, traîné le roi Charles x en triomphe s’il avait rappelé ses ordonnances et changé son ministère. Aurait-il pu régner après une telle concession ? C’est une question que je ne puis ni discuter, ni résoudre ; je prétends seulement conclure que la Charte établie répondait aux vœux de tous en ce moment.

Je reviens à mon récit. J’entendis bientôt de grands cris ; ils paraissaient de joie, mais tout effrayait alors. En montant sur une terrasse, je parvins à découvrir un énorme drapeau tricolore arboré sur le sommet de l’église, non encore achevée, de la Madeleine ; il remplaçait le drapeau noir qui y flottait la veille.

Depuis, j’ai vu une planche sur laquelle était grossièrement écrit : « Vive Napoléon ii ». Elle y est restée plusieurs jours et en a été ôtée, comme elle y avait été placée, sans que cela fît aucune sensation.

Il pouvait être sept heures environ lorsque de nouveaux cris, mais poussés dans la rue, me rappelèrent à la fenêtre. Je vis un groupe nombreux occupé à abaisser les barricades devant un homme et son cheval, l’un et l’autre couverts de poussière, haletants de chaud et de fatigue.

« Où loge le général Lafayette ? criait-il.

— Ici, ici, répétaient cinquante voix.

— J’arrive de Rouen…, je devance mes camarades… Ils vont arriver… voilà la lettre pour le général.

— C’est ici, c’est ici. »

Il apprit à la porte de la maison que le général logeait à l’état-major de la garde nationale, mais qu’il le trouverait plus sûrement à l’Hôtel de Ville.

« À l’Hôtel de Ville ! », cria-t-on de toutes parts ; et ce courrier en veste, avec sa bruyante escorte, se remit en route traversant toute la ville et racontant sa mission à chaque barricade. Peut-être est-il arrivé plusieurs de ces courriers.

Je ne sais à qui il faut attribuer l’invention de cette jonglerie ; elle réussit parfaitement. Au bout de cinq minutes, tout le monde dans le faubourg Saint-Honoré avait la certitude que Rouen s’était insurgé, avait pendu son préfet, expulsé sa garnison et que sa garde nationale et sa population arrivaient immédiatement au secours des parisiens. Il semblait déjà voir les têtes de colonne. De tout cela il n’y avait pas un mot de vrai, mais les gens les mieux informés y ont cru, en partie, pendant vingt-quatre heures.

L’histoire du préfet pendu m’a toujours fait penser que cette ruse avait été inventée, par des gens assez compromis pour désirer voir le peuple se porter à des excès qui le rendissent irréconciliable avec Saint-Cloud.

Un pareil exemple ne s’offre pas par hasard à une multitude qu’on devait supposer bien préparée à toute espèce de cruautés par l’enivrement de la poudre et de la victoire. Si cet horrible plan fut conçu, il échoua ; heureusement, elle n’en commit aucune.

Je me sers à dessein de l’expression d’enivrement de la poudre. Celui du vin n’était pas à craindre, car, dans cette semaine héroïque (on ne peut lui refuser ce nom), il n’y a pas eu un verre de vin débité dans aucun cabaret ; et l’ivrogne le plus reconnu n’aurait pas voulu s’exposer à en boire. C’était bien assez de la chaleur, du soleil et des événements pour exalter les têtes.

Je vis revenir beaucoup de soldats de la garde. Les uns, soi-disant déguisés, avec une blouse sous laquelle passait leur chaussure militaire et portant encore la moustache, les autres tout bonnement en uniforme, mais sans armes. Tous étaient arrêtés à ma barricade, mais pour y recevoir des poignées de main. Il n’y avait plus la moindre hostilité contre eux ; aussi n’en témoignaient-ils aucune de leur côté.

Je me rappelle avoir entendu un défenseur des barricades demander à un de ces soldats :

« Croyez-vous que nous serons attaqués cette nuit ?

— Non, je ne crois pas que nous le soyons répondit-il.

On ne peut faire plus complètement cause commune ; et les interlocuteurs de ce singulier colloque n’en semblaient nullement étonnés.

Vers la fin du jour, j’entendis une voix bien connue demander si j’y étais. Je me précipitai sur l’escalier au-devant de monsieur de Glandevès, gouverneur des Tuileries. Mon homme l’avait vu le matin, au moment où le château avait été envahi ; j’en étais fort inquiète, et j’éprouvai une grande joie à le voir. Nous nous embrassâmes avec de vrais transports. Il me raconta qu’il avait encore trouvé son appartement libre.

La présence d’esprit de son cuisinier, qui avait adopté bien vite le costume de rigueur et un fusil sur l’épaule, s’étais mis en sentinelle devant sa porte et en avait refusé l’entrée avec ces seuls mots : « J’ai ma consigne, on ne passe pas », lui avait laissé le temps d’ôter son uniforme, de prendre son argent et ses papiers. Deux fourriers du palais, en chemise à manches retroussées, en pantalon et le fusil sur l’épaule, l’avaient escorté jusque dans la rue Saint-Honoré, d’où il avait gagné la maison de sa sœur dans la rue Royale. Il comptait s’y tenir caché, mais, voyant tout si tranquille, il avait essayé de venir chez moi. Il y était arrivé à travers les barricades et les politesses de leurs gardiens.

Il me raconta toutes les folies de ce malheureux Polignac pendant ces journées, sa confiance béate et niaise, et, en même temps, sa disposition à la cruauté et à l’arbitraire, son mécontentement contre le maréchal de ce qu’il se refusait à faire retenir, comme otages, les députés venus en députation chez lui, le mercredi matin. Il s’en était expliqué avec une extrême amertume à monsieur de Glandevès, en disant qu’une telle conduite, si elle n’était pas celle d’un traître, était au moins d’une inconcevable faiblesse.

Monsieur de Glandevès ayant répondu qu’il comprenait très bien le scrupule du maréchal, monsieur de Polignac reprit : « Cela n’est pas étonnant quand on vient de serrer la main à monsieur Casimir Périer !

— Oui, monsieur, je lui ai serré la main, je m’en fais honneur, et je serai le premier à le dire au Roi.

— Le premier, non, » répliqua monsieur de Polignac en s’éloignant pour aller raconter à un autre comment le refus du duc de Raguse était d’autant moins justifiable que, l’ordre d’arrêter ces messieurs étant donné d’avance, on devait reconnaître le doigt de Dieu dans leur présence aux Tuileries. Il les y avait amenés tout exprès pour subir leur sort ; mais il y avait de certains hommes qui ne voulaient pas reconnaître les voies de la Providence…

Ce discours se tenait à un séïde de la veille. Monsieur de Polignac ne savait pas qu’ils sont rarement ceux du lendemain, ou plutôt il ne croyait pas en être au lendemain. Cependant ses paroles furent répétées sur-le-champ avec indignation.

Monsieur de Glandevès me raconta aussi le désespoir de ce pauvre maréchal, et la façon dont il était entouré et dominé par les ministres qui ne lui laissaient aucune initiative, tout en n’ayant rien préparé. À chaque instant, il lui arrivait des officiers :

« Monsieur le maréchal, la troupe manque de pain.

— Monsieur le maréchal, il n’y a pas de marmite pour faire la soupe.

— Monsieur le maréchal, les munitions vont manquer.

— Monsieur le maréchal, les soldats périssent de soif, etc., etc. »

Pour remédier à ce dernier grief, le maréchal supplia qu’on donnât du vin des caves du Roi pour soutenir la troupe, sans pouvoir l’obtenir. Ce fut Glandevès qui fit apporter deux pièces de son vin pour désaltérer et alimenter un peu les soldats qui se trouvaient dans la cour du palais. Notez bien que ces pauvres soldats ne pouvaient rien se procurer par eux-mêmes, car pas une boutique n’aurait été ouverte pour eux.

Voici comment monsieur de Glandevès me raconta l’événement du matin. Après une tournée faite avec le maréchal aux postes environnant les Tuileries, pendant qu’ils attendaient bien anxieusement les réponses aux messages portées à Saint-Cloud par messieurs de Sémonville et d’Argout, ils rentrèrent à l’état-major.

Le maréchal lui dit : « Glandevès, faites-moi donner à manger ; je n’ai rien pris depuis hier, je n’en puis plus.

— Venez chez moi, tout y est prêt, ce sera plus vite fait. » Les ministres y avaient déjeuné avant leur départ pour Saint-Cloud. Le maréchal était monté chez lui. À peine assis à table, ils avaient entendu quelques coups de fusil du côté du Louvre, puis davantage. Monsieur de Glandevès s’était écrié :

« Maréchal, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Oh ! de ce côté-là, cela ne peut pas inquiéter… Ah ! mon Dieu ! cette réponse n’arrivera donc pas ! »

Cependant, au bout d’une minute, le maréchal avait repris : « Cela augmente, il faut aller y voir. » Ils étaient redescendus à l’état-major ; le maréchal avait saisi son chapeau, et courut rejoindre ses chevaux placés devant les écuries du Roi. Pendant ce court trajet, monsieur de Glandevès lui avait dit :

« Maréchal, si vous vous en allez, vous me ferez donner un cheval de dragon ; je ne veux pas rester ici tout seul.

— Êtes-vous fou ? Il faut bien attendre ici la réponse de Saint-Cloud. »

En disant ces paroles, le maréchal montait à cheval. À peine en selle, il avait aperçu la colonne des Suisses fuyant à toutes jambes à travers le Carrousel ; il n’avait exprimé son sentiment que par un jurement énergique, et était parti au galop pour tâcher vainement d’arrêter les Suisses.

À peine quelques secondes s’étaient écoulées que monsieur de Glandevès avait vu le maréchal, avec une poignée de monde, travaillant à faire fermer les grilles de la cour, et toutes les troupes, y compris l’artillerie, filant au grand galop à travers le palais. Sous le pavillon de l’Horloge, le peuple poursuivant les soldats avait débouché par la rue du Louvre ; il occupait déjà les appartements du Roi où il était entré par la galerie des tableaux.

Le pauvre Glandevès, se trouvant seul de sa bande en grand uniforme au milieu du Carrousel, courut de toutes ses forces pour regagner le petit escalier de l’état-major. On tira sur lui, mais sans l’atteindre. C’était dans le moment où il entrait dans le passage souterrain qui conduit de l’état-major au palais que mon valet de chambre l’avait aperçu et lui avait parlé. On comprend, du reste, qu’il eût l’air fort troublé.

Il m’apprit aussi qu’Alexandre de Laborde faisait partie d’un gouvernement provisoire réuni à l’Hôtel de Ville, et me demanda si j’étais en mesure d’obtenir de lui une permission de passer les barricades pour se rendre à Saint-Cloud. Je me mis tout de suite à écrire un billet à monsieur de Laborde que j’envoyai chez lui.

Quelques personnes vinrent me voir dans la soirée, et eurent grande joie à trouver chez moi monsieur de Glandevès dont on était inquiet. L’ambassadeur de Russie me fit dire qu’il était encore trop souffrant pour sortir.

Monsieur Pasquier nous apprit le retour de monsieur de Sémonville et la présence de monsieur d’Argout à l’Hôtel de Ville où il avait annoncé la prochaine arrivée du duc de Mortemart, nommé président du conseil et chargé de former un ministère, où entraient le général Gérard et monsieur Casimir Périer.

Monsieur de Vitrolles, revenu avec messieurs de Sémonville et d’Argout, avait fort conseillé cette décision ; on pouvait donc espérer qu’elle était sincèrement adoptée à Saint-Cloud. Monsieur de Glandevès, plus avant dans cet intérieur qu’aucun de nous, témoignait du doute sur cette sincérité. Je me rappelle ses propres paroles : « C’est une médecine qu’on ne prendra qu’en attendant que la peur soit passée. » C’était beaucoup de gagner du temps, en pareille situation, et nous nous en réjouissions fort.

Glandevès nous raconta encore que, la veille au soir, le mercredi, le Roi avait fait sa partie de whist avec les fenêtres ouvertes. Le bruit du canon et des feux de file se faisait entendre distinctement. À chaque explosion, le Roi donnait une légère chiquenaude sur le tapis de la table, comme lorsqu’on veut faire enlever la poussière. Au reste, il n’y avait point d’autre signe de participation donnée à ce qui se passait. La partie allait son train comme de coutume, et aucun courtisan n’osait faire la moindre réflexion. Charles x avait évidemment, à l’ordre, évité d’adresser la parole aux personnes arrivant de Paris ; et l’étiquette était tellement établie que, malgré qu’on eût formé, avant l’ordre, une espèce de complot pour lui faire dire la vérité par monsieur de La Bourdonnaye et le général Vincent, témoins oculaires des événements, ni l’un ni l’autre, ni aucun de ceux qui devaient les assister n’avait osé prendre l’initiative.

La partie et la soirée terminées comme à l’ordinaire, le général Vincent était revenu aux Tuileries, indigné du spectacle auquel il venait d’assister, bien ennuyé de son métier d’écuyer et étouffant du besoin de conter ce qu’il avait vu à Glandevès qui, lui-même, ne pouvait s’en taire. Dans de pareils moments, on pèse peu ses mots et la vérité échappe même aux courtisans.

Le fait est que le Roi, livré à des idées mystiques et encouragé par la correspondance de monsieur de Polignac, était persuadé que tout allait le mieux du monde et ne voulait pas se laisser détourner de la route qu’il croyait très pieusement lui être tracée par la sainte Vierge[3]

L’étiquette n’était pas toujours également rigoureuse. Au milieu de toutes les bonnes raisons que je fournissais le mercredi matin à monsieur de La Rue pour empêcher le maréchal de faire tirer sur le peuple, je me rappelle avoir mis en première ligne le service éminent qu’il rendrait au Roi et à la famille royale.

« Ce ne serait pas au moins leur avis, me répondit-il, car, hier soir, lorsque le maréchal, au lieu de retourner à Saint-Cloud, y a fait dire que, malgré tous les groupes dissipés et le calme rétabli, il croyait devoir profiter de la permission donnée par le Roi de passer la nuit à Paris, on a fait entrer l’officier chargé du message. Le Roi jouait au whist avec madame la duchesse de Berry ; la commission faite, la princesse a demandé :

« Les troupes ont-elles tiré ? — Oui, madame, — De bon cœur ? — Oui, madame. — Il faut que je vous embrasse pour cette bonne nouvelle. » Et elle a quitté la table. Le Roi a dit, en souriant : « Allons ! allons, asseyez-vous, pas d’enfantillage. »

Je reviens à la soirée du jeudi. Nous attendions vainement des nouvelles de l’arrivée de monsieur de Mortemart. Nous sûmes enfin, à onze heures, qu’il n’était pas encore arrivé.

Comme on se corrige malaisément de prétendre trouver quelque chose de logique dans les événements, nous cherchâmes à nous expliquer ce retard. Chacun donnait son idée la plus probable. Mon avis était que, beaucoup de troupes fraîches étant arrivées, on s’était décidé à tenter une nouvelle attaque sur Paris.

Vers minuit, je me retrouvai seule, plus inquiète et plus effrayée que jamais. Je recommandai à tout mon monde de se tenir prêt à vider les lieux au premier appel, et je me jetai tout habillée sur mon lit.

J’avais souvent entendu dire au maréchal (nous ignorions qu’il ne commandait plus) que le meilleur moment pour attaquer était un peu avant le point du jour, et j’attendais le lever du soleil comme le signal de notre salut.

Jamais nuit aussi courte ne me sembla aussi longue. Vers les trois heures du matin un bruit de mousquetterie se fit entendre. (J’ai su le lendemain que deux fortes patrouilles s’étaient rencontrées, sans se reconnaître, à la barrière de Clichy.) Je crus que c’était là le commencement de l’attaque. Je me jetai à bas de mon lit ; je sonnai ; j’assemblai mes gens. C’est le moment où j’ai ressenti l’effroi le plus profond pendant toutes ces aventureuses journées. Cependant le feu avait cessé. Nous écoutâmes avec une grande anxiété. Le silence le plus complet régnait dans la ville.

De temps en temps, un coup de fusil isolé faisait résonner les échos ; mais ils venaient de tous les points, et n’indiquaient pas une attaque. Enfin le soleil se leva brillant et radieux ; je respirai et j’allai courtiser le sommeil, mais bien vainement. Je me suis très bien portée à cette époque ; mais j’ai été douze fois vingt-quatre heures sans fermer les yeux une minute, tant l’excitation du moment était grande. Nous étions tous sous une influence électrique.


(30 juillet.)

Le vendredi 30 juillet, si fertile en grands événements à l’Hôtel de Ville, au Luxembourg, au Palais-Bourbon, à Saint-Cloud, à Neuilly, me laisse moins de souvenirs à relater que les autres jours. Cela est naturel. Le théâtre n’était plus dans la rue, découvert à tous les yeux, et les acteurs se trouvaient trop occupés de leurs rôles pour avoir le temps d’en rendre compte.

Je reçus le matin la réponse de monsieur de Laborde à mon billet de la veille. Il me mandait l’avoir reçu à minuit, au retour de l’Hôtel de Ville où le duc de Mortemart avait été attendu jusqu’à cette heure. Il y retournait à six dans la même intention, mais il ajoutait : « Je crains que, ce matin, il ne soit trop tard pour le succès de sa mission. »

Il me promettait un laissez-passer pour monsieur de Glandevès auquel, en effet, monsieur Casimir Périer en expédia un de très bonne heure.

Je dois noter que, ce vendredi, tous les ouvriers qui travaillaient chez moi revinrent à leur ouvrage, le plus tranquillement du monde. Plusieurs avaient pris une part active aux combats des deux jours précédents, et racontaient ce qui s’était passé autour d’eux avec la plus héroïque simplicité. Je vis aussi rouvrir les ateliers dans mon voisinage.

Cependant les défenseurs des barricades restaient à leurs postes ; on les voyait passer le fusil sur l’épaule et un pain sous le bras. Quelques-uns, voulant afficher un air plus militaire, plaçaient leur morceau de pain au bout de leur baïonnette, mais tous étaient également pacifiques et polis.

Je fus rappelée à la fenêtre que je venais de quitter par le bruit du tambour. Alors tout faisait émoi, aussi portes et fenêtres furent occupées et garnies de monde en un instant. Nous vîmes s’avancer, à pas lents et précédée d’un tambour, une troupe de gens armés faisant escorte à un brancard garni de matelas sur lequel était couché un homme en attitude de Tancrède d’Opéra. Il faisait signe de la main pour apaiser les cris que personne ne se disposait à pousser en son honneur. En passant sous ma fenêtre, ce modeste personnage leva la tête, et je reconnus la vilaine figure de monsieur Benjamin Constant. Je ne puis exprimer l’impression que me causa cette vue. Les jours de grandeur et d’héroïsme me semblaient passés ; la fausseté et l’intrigue allaient s’emparer du dénouement. Cet instinct ne m’a pas trompée.

Revenons à ces premières journées. Je me plais d’autant plus à m’y arrêter que celles qui leur ont succédé ont moins permis de leur rendre pleine justice.

En me quittant la veille au soir, Arago avait été arrêté par des ouvriers qui l’engagèrent à travailler avec eux à une barricade. Il avait trouvé prudent de s’y prêter de bonne grâce, tout en ayant bonne envie de s’en aller. Un des travailleurs raconta qu’il était là depuis dix-huit heures sans boire ni manger, qu’il avait grand’faim et pas un sol. Arago crut l’occasion excellente ; il tira un écu de sa poche ; l’ouvrier tendit la main, mais un de ses camarades l’arrêta :

« Tu vas accepter cela ? Tu te déshonores ». L’autre retira sa main en remerciant très poliment et disant à Arago : « Vous voyez bien, monsieur, que cela ne se peut pas. »

Il s’était alors engagé une discussion entre eux, où monsieur Arago avait voulu leur prouver qu’étant plus riche qu’eux il était raisonnable de le laisser contribuer de son argent, aussi bien que de son bras, à la cause commune.

Cette considération commençait à ébranler même le donneur d’avis, et Arago reproduisit l’écu ; mais il leur proposa d’aller le boire, et cela gâta son affaire.

« Comment, boire ! vous êtes peut-être un ennemi qui veut nous faire boire ! Ah bien oui ! boire ! nous avons besoin de toute notre tête. Qui sait si nous ne serons pas attaqués cette nuit ? Camarade, nous avons faim et soif, mais c’est rien que ça, nous mangerons demain. Empochez votre argent, monsieur, et tenez ! ramassez ce pavé. »

La confiance n’était pas si bien établie qu’Arago osât répliquer ; il se mit silencieusement à sa tâche. Bientôt arriva un élève de l’École polytechnique inspectant le travail. Il témoigna de grands égards à son professeur, le consultant sur les ordres qu’il donnait. Le héros du pavé les écoutait avec attention, puis s’adressant à l’élève :

« Mon petit général, ce monsieur est donc des nôtres ?

— Certainement, mon ami.

— Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de nous donner ce que vous nous offriez ; nous boirons à votre santé de bon cœur, car nous avons fièrement soif. »

Une personne de la société, monsieur de Bastard, vit un ouvrier, en faction à l’une des grilles des Tuileries, prêt à s’évanouir ; il lui dit qu’on avait oublié de le relever, il était là depuis vingt heures et se sentait exténué.

« Il faut aller vous restaurer !

— Mais qui gardera mon poste ?

— Moi.

— Vous, monsieur, ah ! vous êtes bien bon ; tenez ! voilà mon fusil.

— C’est bon, voilà cent sous pour payer votre dîner.

— C’est trop, monsieur. »

Au bout d’un quart d’heure, l’ouvrier vint reprendre son poste, rapportant trois livres dix sous, son dîner n’ayant coûté que trente sous.

On ne tarirait pas si on voulait rapporter tous les traits de ce genre. Dans plusieurs quartiers de la ville, on était entré dans les maisons pour tirer par les fenêtres ; on avait trouvé des couverts mis, des effets précieux non serrés ; nulle part, au milieu de tout ce désordre, il ne s’était commis le plus petit vol. Cependant, il y a eu une espèce de pillage dans les appartements du second aux Tuileries. Il n’est pas impossible qu’il ait eu lieu, après coup, par les subalternes du château. Ils en ont été soupçonnés par les personnes qui habitaient ces appartements.

Dans le premier moment, le scrupule allait si loin que les matelas, pris à l’archevêché, ont été sur-le-champ, ainsi que l’argenterie, portés processionnellement à l’Hôtel-Dieu.

Un autre caractère de cette époque, sur lequel on ne peut trop insister, c’est sa tolérance. Je sortis dans cette matinée, donnant le bras à monsieur de Salvandy ; ni l’un ni l’autre nous ne portions rien de tricolore. Beaucoup de gens, et surtout les plus hostiles à ce qui se passait, en étaient bariolés.

Des femmes, stationnant de préférence près des barricades, portaient des cocardes tricolores dans des paniers devant elles et en offraient aux passants comme aux jours ordinaires des bouquets. Seulement, elles avaient remplacé la phrase banale de : « Fleurissez votre dame », par celle de : « Voyez, voyez, monsieur, décorez votre dame. »

Monsieur de Salvandy les repoussa constamment, avec l’apparence de l’humeur, sans que cela produisit plus d’effet que s’il avait refusé un bouquet de muguet.

J’allai chez l’ambassadeur de Russie ; il avait fait bien du chemin depuis la veille. Outré de l’oubli où on laissait le corps diplomatique à Saint-Cloud, il proclamait hautement l’impossibilité de rentrer dans une capitale qu’on venait d’ensanglanter. Selon lui, la démarche de monsieur de Mortemart était oiseuse ; elle ne pouvait pas réussir, il était trop tard. La lâcheté était égale à l’incapacité ; il fallait se tourner du côté des Orléans. Il n’y avait de salut que là, tout le monde devait se rattacher à eux, etc… Il y avait plusieurs personnes dans le salon où se tenaient ces discours, je crois même le baron de Werther ; je ne voudrais pourtant pas l’affirmer.

Je ne me rappelle pas au juste l’heure, mais la matinée devait être assez avançée lorsqu’en rentrant chez moi je trouvais Arago qui m’attendait. Depuis sa visite du matin, il avait appris qu’on travaillait vivement pour la république. Il venait, disait-il, de soutenir thèse contre cet insensé projet.

Les chances du ministère Mortemart devenaient impossibles ; mais il fallait se hâter de prendre un parti si on ne voulait pas tomber dans les désordres d’une anarchie complète. Il avait rendez-vous le soir avec des meneurs ; il tâcherait de les arraisonner. Il répondait encore des élèves de l’École polytechnique pour quelques heures, mais seulement pour quelques heures ! Je ne pouvais rien faire de ces tristes révélations, hors m’en tourmenter.

Toutefois, quoique Arago ne dit que la vérité, ces dispositions fâcheuses, je dois le répéter, étaient étrangères à la masse de la population soulevée et agissante.

En voici encore une preuve entre mille. Je désirais beaucoup faire parvenir une lettre à ma famille alors à Pontchartrain. J’imaginai de l’adresser à mon père, et de charger le porteur de la montrer, en disant que c’était pour convoquer un pair de France.

Il se présenta à la barrière que personne ne franchissait, à cinq heures du matin le vendredi, et non seulement elle lui fut aussitôt ouverte, mais on lui donna une espèce de passeport pour traverser les endroits se trouvant déjà libérés c’est ainsi que cela s’appelait, en spécifiant sa mission. Je suis bien fâchée de n’avoir pas gardé ce papier. À cette époque, il ne me parut qu’un chiffon bien sale, et il l’était, en effet.

Je reçus vers cette heure un billet de monsieur de Chateaubriand. Il me mandait avoir été en route pour venir chez moi lorsque son ovation populaire l’avait arrêté. Il n’avait pas encore inventé d’en faire un triomphe national et était plutôt embarrassé de ces cris poussés par quelques polissons des rues. On l’avait mené au Luxembourg. Il avait été outré d’y trouver plusieurs pairs rassemblés sans qu’on eût songé à l’appeler, et, rentré chez lui, il avait écrit à Charles x pour lui demander à aller le trouver et à se mettre à sa disposition.

J’étais chez madame de Rauzan lorsque nous entendîmes un grand bruit dans sa cour. Elle fut bientôt remplie par un flot de populace traînant une charrette comble de paille, sur laquelle était mollement couchée une pièce de canon dont le peuple souverain venait faire un hommage civique à son héros Lafayette. On renvoya toute cette foule à l’état-major de la garde nationale, rue du Mont-Blanc. Elle ne commit aucun excès ; mais elle était laide à voir, ses cris étaient effrayants, de hideuses femmes y étaient mêlées. Ce n’étaient déjà plus mes amis des barricades.

La pauvre madame de La Bédoyère pensa mourir d’effroi. Il n’y avait pourtant aucun danger ; ce n’étaient que des cris de joie et de triomphe, mais de nature à inspirer un grand dégoût.

Comme je sortais de table, on m’apporta une lettre pour convoquer mon père à se rendre au Luxembourg, où le président du conseil, duc de Mortemart, attendait messieurs les pairs. Monsieur Pasquier passa chez moi en s’y rendant ; il était fort en peine de la santé de monsieur de Mortemart.

Je lui racontai les dispositions de Pozzo et les confidences d’Arago. Je n’en tirai pas grand’chose. Il me parut fort sérieux, convint qu’on avait perdu beaucoup de temps, mais que cependant il y avait encore des ressources si on voulait profiter de l’étonnement où étaient les deux partis, l’un d’être battu et l’autre d’être vainqueur, pour établir quelque chose de raisonnable qui ralliât les masses, car elles ne demandaient que repos et sécurité. Il resta peu d’instants ; les communications n’étaient pas faciles, on ne circulait qu’à pied, et beaucoup de temps, si précieux ces jours-là, se trouvait matériellement employé par des courses indispensables.

Je fus fort surprise de voir entrer chez moi monsieur de Glandevès, parti le matin pour Saint-Cloud avec l’intention d’y rester. Il était blessé jusqu’au fond du cœur de la façon dont il y avait été accueilli. Peut-être la poignée de main donnée à Casimir Périer avait-elle été dénoncée. Toujours est-il que le Roi l’avait très mal reçu et, quoiqu’il fût une espèce de favori, avait affecté de ne lui pas parler.

Après avoir vainement attendu un moment opportun, il finit par solliciter une audience, Le Roi se plaça dans une embrasure de fenêtre. Il voulut entreprendre de lui parler de la situation de Paris ; mais le Roi s’obstina à lui répondre à assez haute voix pour que le baron de Damas et deux ou trois autres affidés de la Congrégation, qui étaient dans la chambre, entendissent ses paroles. Alors monsieur de Glandevès lui dit :

« Je vois que le Roi ne veut pas m’écouter ; je me bornerai donc à lui demander ses ordres sur ce que je dois devenir.

— Retournez à vos Tuileries.

— Le Roi oublie qu’ils sont envahis ; le drapeau tricolore y flotte.

— Il est pourtant impossible de vous loger ici.

— En ce cas, Sire, je partirai pour Paris.

— Vous ferez très bien.

— Le Roi n’a pas d’autre ordre à me donner ?

— Non, pas moi, mais voyez mon fils ; bonjour, Glandevès. »

Monsieur de Glandevès se rendit chez monsieur le Dauphin.

« Monseigneur, le Roi m’envoie savoir si monseigneur a quelque ordre à me donner pour Paris où je retourne.

— Moi, non, quel ordre aurais-je à vous donner ? vous n’êtes pas de mon armée. »

Et, là-dessus, il lui tourna le dos. Voilà comment a été congédié, le trente, un des plus fidèles serviteurs de la monarchie. Il en était navré.

Il avait entendu monsieur de Polignac répondant à madame de Gontaut, qui l’accablait de reproches : « Ayez donc de la foi, ayez donc de la foi, elle vous manque à tous, » et tenir aussi ce propos qu’il a répété plusieurs fois : « Si mon épée ne s’était pas brisée entre mes mains, j’établissais la Charte sur une base inébranlable. » Cette phrase ne s’expliquait pas mieux que sa conduite ; il avait, au reste, l’air parfaitement serein.

En revanche, le pauvre duc de Raguse était désespéré de tout ce qui s’était passé à Paris, accablé de tout ce qu’il voyait à Saint-Cloud, quoique sa scène avec monsieur le Dauphin n’eût pas encore eu lieu.

Pozzo vint chez moi. Monsieur de Glandevès lui raconta les détails de sa visite à Saint-Cloud, et il en revint à son antienne du matin et de la veille : ces gens-là étaient perdus, finis ; Neuilly présentait la seule ressource qui pouvait sauver le pays. Je lui parlai de l’état de monsieur de Mortemart : « C’est un brave et excellent homme, me dit-il ; fut-il en pleine santé, il n’est pas de force dans ces conjonctures. D’ailleurs, personne ne le serait avec ces gens-là. »

Pozzo me quitta de bonne heure. Plusieurs personnes passèrent dans mon salon ; j’ai oublié quelles elles étaient. Monsieur Pasquier arriva tard ; il avait vu monsieur de Mortemart dans son lit très souffrant d’un violent accès de fièvre. Rien de ce qui s’était passé à l’Hôtel de Ville, ni à la Chambre des députés, n’était favorable à sa mission.

Le petit nombre de pairs, réunis au Luxembourg, s’y seraient volontiers ralliés ; mais ils sentaient combien ils auraient peu d’influence dans ces circonstances. La république, dont personne ne voulait, devenait imminente si on ne prenait promptement un parti, et, sous un nom ou sous un autre, ce parti ne pouvait venir que de Neuilly.

On savait vaguement que des démarches avaient été faites de ce côté. Enfin, à près de minuit, monsieur de Fréville vint nous apprendre l’arrivée de monsieur le duc d’Orléans au Palais-Royal. Un gouvernement provisoire était décidé. Le prince en serait le chef ; les ministres étaient désignés et le général Sébastiani nommé ministre des affaires étrangères.

Je m’écriai combien c’était un choix fatal. Je connaissais l’aversion de Pozzo pour lui et l’intensité de ces haines corses. Il suffirait de ce nom pour le rendre aussi hostile à monsieur le duc d’Orléans qu’il lui était favorable jusqu’à présent. Son influence sur le corps diplomatique, dont il disposait en grande partie, préparait un obstacle énorme. Tout le monde le reconnut, en signalant l’importance d’en avertir au Palais-Royal. On m’engagea à en prévenir ; mais il était minuit et les nominations devaient, disait-on, être connues le lendemain matin !

Ici a commencé l’espèce de petit rôle politique que j’ai pu jouer dans ces grands événements. Il n’était ni prévu, ni préparé, et il n’a duré qu’un jour. Le parti carliste en a eu révélation et m’en a su plus mauvais gré qu’il n’était juste. J’y ai été entraînée, sans préméditation, par la force des choses, mais, peut-être ai-je, en effet, facilité, dans les premiers moments, l’établissement de la nouvelle royauté, pour laquelle l’ambassadeur de Russie s’est déclaré ouvertement. J’aurais gardé un silence éternel sur toute cette transaction, si lui-même n’en avait parlé le premier.


(31 juillet.)

Le samedi 31 juillet, au point du jour et après y avoir bien réfléchi toute la nuit, je me décidai à écrire à madame de Montjoie. Je lui rappelai le propos de monsieur de Sémonville, notre causerie du mardi ; il était étrange de voir ce qui, le mardi, était un simple commérage entre deux femmes, devenu, dès le vendredi, de l’histoire.

Je lui demandai ensuite si on savait assez au Palais-Royal la profonde aversion de Pozzo pour le général Sébastiani, et à quel point sa nomination aliénerait infailliblement l’ambassadeur qui était dans les meilleures dispositions. J’ajoutai que, si je savais une heure où je ne gênerais pas, je serais bien tentée d’affronter les barricades et d’aller reprendre ma conversation du mardi.

J’envoyai ce billet au Palais-Royal. On me rapporta pour réponse que tout le monde était à Neuilly, mais mon billet allait y être porté. Je crus que monsieur de Fréville s’était trompé en nous disant, la veille au soir, monsieur le duc d’Orléans arrivé au Palais-Royal. Il y était pourtant ; mais rien n’était encore décidé et on gardait le secret sur sa présence.

Je reçus une lettre de ma mère ; elle m’était apportée par le régisseur de Pontchartrain, Moreau. Il avait laissé son cabriolet en dehors des barrières et se faisait fort de m’emmener, si je voulais y consentir.

Ma mère m’en sollicitait. Elle voyait déjà un de ses enfants assiégé et affamé par l’autre et se reportait au temps de la Henriade, avec toute la vivacité de son imagination. Ces malheurs semblaient d’autant moins présumables cependant que Moreau m’annonça l’abandon de Saint-Cloud.

Le Roi se retirait ; la route de Versailles était couverte de troupes, ayant l’air consterné et semant des déserteurs par groupes de tous les côtés. J’allai porter cette nouvelle à monsieur Pasquier. Je trouvai chez lui le duc de Broglie. Il savait déjà la retraite sur Rambouillet ; l’un et l’autre m’engagèrent fort à rester à Paris, comme dans le lieu où il pouvait y avoir le plus de sécurité.

Monsieur de Broglie y avait appelé sa femme et ses enfants. J’étais facile à persuader, car je prenais trop d’intérêt aux événements pour souhaiter m’éloigner. Je retournai donc chez moi pour écrire à ma mère et lui expliquer mes objections à partir, et surtout à suivre la route, encombrée d’obstacles, sur laquelle Moreau offrait de me conduire.

En passant, j’entrai chez madame de Rauzan. Elle était informée du départ ; son père lui avait fait dire, par un de ses gens, que la Cour allait passer quelques jours à Trianon. Elle m’avait apprit la scène qui avait eu lieu entre monsieur le Dauphin et le duc de Raguse et même avec exagération.

Nous échangeâmes nos craintes sur la disposition où pourrait être le maréchal, après un pareil éclat, de quitter la Cour et de revenir à Paris sans calculer les dangers personnels qu’il y courait. Cette circonstance fut cause qu’en écrivant à ma mère je la priai de tâcher de faire savoir au maréchal la position ou il se trouvait dans Paris et de lui faire parvenir de l’argent pour s’éloigner, dans le cas où il se séparerait du Roi, s’il s’en trouvait dépourvu.

En effet, ce même Moreau, qui était venu me chercher à Paris, alla le lendemain de Pontchartrain à Rambouillet, parvint jusqu’au maréchal, lui porta de l’argent et lui offrit de l’emmener par les bois jusqu’au pavillon qu’il habitait où il aurait pu être très bien caché. Le maréchal hésita, puis se décida à rester. L’autre parti lui aurait-il mieux tourné ? Je ne le pense pas. Il lui valait mieux accomplir son sort et rester à son poste ; mais j’ignorais alors si ce poste était tenable.

Tandis que j’écrivais à ma mère, il m’arrivait visite sur visite. Tout le monde était au désespoir, car rien ne se décidait, rien ne se publiait.

Les mêmes gens, qui depuis ont dit, soutenu, imprimé que monsieur le duc d’Orléans était tellement nécessaire qu’il pouvait se faire prier longtemps et n’accepter qu’aux conditions les plus avantageuses, s’alarmaient, se désolaient alors de chaque heure de retard et s’impatientaient hautement de ce qu’il ne se jetait pas tout à travers le mouvement. « Qu’il commence par s’emparer du pouvoir, disaient-ils, on s’expliquera plus tard, » C’était l’opinion la plus générale : je conviens l’avoir partagée. L’anarchie nous arrivait de tous les côtés et me semblait le pire des maux.

Arago survint tout bouleversé. Ses efforts étaient dépassés. Il quittait une réunion de jeunes gens qui se disposaient à proclamer la république. Puis vint la duchesse de Rauzan apportant la même nouvelle. Moreau aussi l’avait recueillie dans la rue et en faisait un nouvel argument pour m’emmener. Cependant je résistai, et je l’expédiai avec ma réponse. Dans ce moment, je reçus celle de madame de Montjoie : « Votre billet, me disait-elle, ne m’est parvenu qu’à dix heures ; il est déjà sous les yeux de monsieur le duc d’Orléans. Venez, venez, très chère ; on vous attend ici avec la plus vive et la plus tendre impatience. »

Je voulus questionner le messager ; il était reparti. Le billet était daté de Neuilly, dix heures et demie. Comment y aller ? Toute circulation, en voiture, était impossible.

Arago et madame de Rauzan me pressèrent également de m’y rendre, de peindre l’état des choses et de hâter un dénouement. Après quelques instants d’hésitation, je me décidai à me mettre en route à pied. Arago me donnait le bras.

Je dis à madame de Rauzan, qui m’aidait à nouer mon chapeau tant elle était pressée de m’expédier : « Soyez-moi témoin que je ne vais pas à Neuilly comme orléaniste, mais comme bonne française, voulant la tranquillité du pays. » Elle me souhaita tout succès et me répondit que ma mission était une œuvre de charité.

Arrivés à la place Beauvau, nous entendîmes lire la proclamation manuscrite du lieutenant général du royaume, celle qui disait : « La Charte sera une vérité. » L’homme qui la publiait s’arrêtait, de cent pas en cent pas, pour renouveler cette lecture,

Les groupes se formaient autour de lui. Voici les faits dont j’ai été témoin. On l’écoutait avec une grande anxiété ; elle ne produisait ni joie ni enthousiasme, mais un extrême soulagement. Chacun retournait très calmement à ses affaires, comme ayant reçu une solution satisfaisante à une question dont il était vivement inquiet, et respirant plus librement. Cette impression m’a paru tout à fait générale ; mais, il ne faut pas l’oublier, je parle seulement de ce que j’ai vu. Il est possible que, dans d’autres quartiers, elle ait été toute différente.

Il me faut encore m’arrêter en route, pour raconter une circonstance dont j’ai été témoin. Je ne me la rappelle jamais sans émotion.

Nous suivions péniblement la rue du Roule, ayant à gravir les barricades aussi bien que la montagne.

Nous fûmes atteints par un groupe, en tête duquel marchait un élève de l’École polytechnique sortant à peine de l’enfance. Il tenait son épée à la main et, en l’agitant, répétait d’une voix grave et sonore : « Place aux braves. » Toutes les barricades s’abaissaient, en un clin d’œil, pour laisser passer une patrouille armée, au milieu de laquelle était porté un blessé sur une civière. Ce cortège nous eut bientôt dépassés. Cependant nous hâtâmes le pas pour profiter de la route qui s’ouvrait devant lui, et qui se refermait aussitôt. Près d’arriver à l’hôpital Beaujon, il s’arrêta ; il y eut un moment d’hésitation et quelques paroles échangées. La civière fut posée à terre ; le jeune élève qui, par l’élévation du terrain, si rapide en cet endroit, se trouvait dominer toute la scène, allongea son bras et son épée, et, de cette belle voix, si grave et si sonore que j’avais déjà remarquée, dit avec l’expression la plus pénétrée : « Paix aux braves ! » Tout ce qui était dans la rue, y compris l’escorte populaire qui formait le cortège, s’agenouilla. Après un instant de recueillement, la civière fut relevée et le convoi retourna sur ses pas. Il faut ajouter que l’uniforme et le bonnet, posés sur la civière, indiquaient clairement le blessé, qui venait d’expirer en se rendant à l’hôpital, comme étant un grenadier de la garde royale. Je ne pense jamais à cette scène sans éprouver un véritable attendrissement.

Un de mes motifs, pour aller à Neuilly, était de ménager au duc de Raguse la protection spéciale des princesses, s’il se trouvait dans une position aventureuse, à la suite de ce qui s’était passé à Saint-Cloud. Nous convînmes, Arago et moi, que tous deux nous parlerions de lui. Il devait rapporter les conversations qu’il avait eues avec lui à l’Académie et aux Tuileries.

Nous arrivâmes enfin à Neuilly. Madame de Dolomieu m’attendait dans la cour. Je n’en pouvais plus ; il faisait une chaleur assommante. Elle me mena chez madame de Montjoie pour me reposer un instant. Mais Mademoiselle y arriva aussitôt ; elle m’emmena dans son cabinet, après avoir échangé quelques mots de politesse avec Arago. Elle était dans un état d’excitation visible, mais pourtant calme et avec l’air très résolu. Elle me montra un billet de son frère, écrit au crayon ; il était à peu près en ces termes : « Il n’y a pas à hésiter ; il ne faut pas aliéner Pozzo. Sébastiani ne sera pas nommé. Tachez de le faire savoir. » Je me chargeai volontiers de cette commission.

On ignorait encore à Neuilly la proclamation que j’avais entendu lire en chemin. Je me rappelais assez exactement les termes et je les rapportai à Mademoiselle. Dès l’intitulé : « Proclamation du Lieutenant général », elle m’arrêta :

« Du Lieutenant général ? vous vous trompez, ma chère.

— Non, Mademoiselle ; je l’ai entendu trois ou quatre fois et j’en suis sûre.

— Il comptait ne prendre que le titre de commandant de Paris.

— Il aura été entraîné par le vœu général. Il faut qu’il puisse commander hors Paris, comme dans son enceinte ; il n’y a qu’une pensée là-dessus » (et, à cette époque, cela était parfaitement exact). Je citai à Mademoiselle toutes les personnes que j’avais vues la veille, et le jour même : depuis madame de Rauzan et sa coterie jusqu’aux défenseurs des barricades, tous réclamaient l’intervention de monsieur le duc d’Orléans.

Mademoiselle l’admettait complètement nécessaire ; mais, selon elle, une seule démarche était indispensable et le devoir y était clair. Il fallait se jeter à travers les combattants pour arrêter l’effusion du sang, conjurer la guerre civile, faire poser les armes et rétablir partout l’ordre et la tranquillité.

Elle en était si persuadée que, lorsque la veille on était venu chercher son frère, en assurant les esprits disposés à lui laisser jouer le rôle de pacificateur, voyant que son absence y apportait un retard matériel, elle avait offert de se rendre à Paris, si elle pouvait y être de la moindre utilité au rétablissement de la sécurité publique. Elle pensait, et c’était l’avis de son frère, qu’il n’y avait pas à hésiter sur cette première démarche, mais qu’il fallait s’emparer du pouvoir au titre le plus modeste, de façon à n’effaroucher personne. Par là on se trouverait en mesure d’agir suivant les circonstances, et les partis, pris à tête reposée, valaient toujours mieux que ceux improvisés dans des moments d’une si vive agitation.

Nous causâmes de tout ce qui passait à Paris et à Saint-Cloud. Elle savait le départ et la marche sur Rambouillet, quoique Trianon fût le lieu officiellement désigné. Elle savait aussi la scène faite par monsieur le Dauphin au duc de Raguse. Je ne sais si ces nouvelles étaient venues directement à Neuilly, ou avaient passé par Paris.

Pendant que nous causions, madame de Dolomieu vint me chercher de la part de madame la duchesse d’Orléans.

« Allez vite chez ma sœur, me dit Mademoiselle, et tâchez de la remonter un peu ; elle est dans un état terrible. »

Je suivis madame de Dolomieu jusque chez la princesse où j’entrai seule. Elle était dans sa chambre à coucher, en robe de chambre et en papillotes, assise dans un grand fauteuil, le dos tourné au jour, la princesse Louise, à genoux devant elle, la tête appuyée sur un bras du fauteuil : toutes deux étaient en larmes. Madame la duchesse d’Orléans me tendit la main et, m’attirant à elle, s’appuya sur moi et se mit à sangloter. La jeune princesse se leva et sortit ; je pris sa place.

Sa mère continua à se tenir serrée contre moi en répétant à travers ses pleurs : « Oh ! quelle catastrophe ! quelle catastrophe !… et nous aurions pu être à Eu ! »

Je parvins à la calmer un peu. Je lui parlai du vœu si généralement exprimé, du beau rôle que monsieur le duc d’Orléans avait à jouer, de la manière dont il était désiré par tout le monde (je le croyais et, de plus, cela était vrai, je dois le redire encore), du bon effet de la proclamation. Je la lui répétai.

Elle ne s’arrêta pas au titre, mais elle fut frappée de l’expression : La Charte sera une vérité. Elle l’approuva. Elle me parla de son mari, de la pureté de ses intentions avec l’adoration qu’elle lui porte. Je me hasardai à lui dire :

« Eh bien ! madame, la France serait-elle donc si malheureuse de se trouver entre de pareilles mains, si notre Guillaume iii s’appelait Philippe vii ?

— Dieu garde ! Dieu garde ! ma chère, ils l’appelleraient usurpateur, » et elle recommença à sangloter.

« Sans doute, madame, on l’appellerait ursurpateur, et on aurait raison, mais, si on l’appelait conspirateur, on aurait tort. Il n’y a que cela de répréhensible dans l’usurpation, et les contemporains même l’en disculperaient.

— Oh oui ! assurément, il n’a pas conspiré ! Qui le sait mieux que le Roi ? Avec quelle bonne foi, quelle conscience ne lui a-t-il pas toujours parlé ! Il n’y a pas encore un mois, à Rosny, ils ont eu ensemble une conversation de plus d’une heure et demie, et, en la terminant, il a dit à mon mari : « Croyez bien que j’envisage ma position tout à fait comme vous ; hors la Charte, point de salut, j’en suis bien persuadé et je vous donne ma parole que rien ne me décidera à en sortir »… Et puis il fait ces ordonnances ! »

Une des premières paroles de madame la duchesse d’Orléans avait été pour me demander si j’avais entendu parler de madame la Dauphine. Elle y revint de nouveau lorsqu’elle se fut un peu calmée. La sachant en route pour revenir à Saint-Cloud, elle en était très inquiète.

Depuis le dimanche précédent, où monsieur le duc d’Orléans avait été faire sa cour au Roi, il n’y avait eu aucune communication officielle entre Saint-Cloud et Neuilly. On y avait appris le coup d’État par le Moniteur du lundi.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, on leur avait fait parvenir un billet anonyme, portant que les ordres étaient donnés pour faire marcher un corps de troupes sur Neuilly, enlever monsieur le duc d’Orléans et l’emmener à Saint-Cloud, afin de l’y retenir comme une espèce d’otage. Sur cet avis, le prince était monté à cheval, et avait passé toute la journée éloigné de Neuilly.

Madame la duchesse d’Orléans était tellement préoccupée de cette idée d’appel à Saint-Cloud que, lorsque, la veille, le jeune Gérard était venu de l’Hôtel de Ville pour solliciter monsieur le duc d’Orléans de se rendre à Paris, elle l’avait reçu, l’avait pris pour monsieur de Champagny, l’aide de camp de monsieur le Dauphin, et lui avait répondu en conséquence. Ils avaient joué pendant deux minutes aux propos interrompus.

Elle me raconta comment, aussitôt que monsieur le duc d’Orléans avait su qu’on réclamait sa présence pour arrêter le désordre, il ne s’était pas permis d’hésiter. Il lui avait dit : « Amélie, tu sais si j’ai craint ce moment ; je ne le prévoyais que trop ! Mais le voilà arrivé. La route du devoir est claire ; il faut la suivre et sauver le pays, car lui seul est dans le bon droit. »

Elle lui avait répondu : « Va, mon ami ; je n’ai pas d’inquiétude, tu feras toujours ce qu’il y aura de mieux », et puis la pauvre femme se remettait à pleurer de plus bel : « Ah ! ma chère amie, notre bonheur est fini ; j’ai été trop heureuse », et, joignant les mains : « Mon Dieu, j’espère n’en avoir pas été ingrate, j’en ai bien joui, mais je vous en ai bien remercié ! » Et puis encore, et encore, et toujours des larmes.

Je l’engageai à se laisser moins abattre. Monsieur le duc d’Orléans, lui représentai-je, aurait besoin de toute sa fermeté ; rien ne serait plus propre à la lui faire perdre que ce désespoir de la personne qu’il chérissait le plus au monde. Elle me répondit qu’elle le sentait bien ; elle s’abandonnait ainsi devant moi, mais elle présenterait une autre contenance lorsqu’il le faudrait : la gloire et le bonheur de son mari avaient toujours été les premiers intérêts de sa vie et elle ne leur manquerait pas. Je la pressai beaucoup de se rendre à Paris :

« Montez en voiture, madame, avec tous vos enfants, vos voitures de gala, vos grandes livrées ; les barricades s’abaisseront devant elles. Le peuple flatté de cette confiance vous accueillera avec transport ; vous arriverez au Palais-Royal au milieu des acclamations ; il n’y a pas à hésiter.

— Si mon mari me le prescrit, j’irai certainement comme vous le dites. Mais, ma chère, cela me répugnera beaucoup ; cela aura l’air d’une espèce de triomphe… de nargue… vous entendez, pour les autres. J’aimerais bien mieux arriver au Palais-Royal où je veux aller rejoindre mon mari le plus tôt possible, sans que cela fasse aucun effet.

— Je comprends la délicatesse de Madame, mais je ne crois pas ce moment destiné aux nuances. Tout ce qui consacre la popularité des Orléans et prouve combien le pays les réclame me semble utile à son salut. »

Madame la duchesse d’Orléans, avec sa bonté accoutumée, s’était fort préoccupée de ma fatigue et de l’extrême chaleur que j’avais eue en venant à Neuilly. Elle m’avait fait préparer une voiture pour retourner jusqu’à la barrière. On vint avertir qu’elle était prête.

La princesse voulait encore me retenir ; mais je lui fis comprendre combien il pouvait être essentiel que je visse Pozzo le plus tôt possible. Elle me fit promettre de revenir le lendemain, soit à Neuilly, soit au Palais-Royal où elle espérait être, et je sortis.

Je trouvai un valet de chambre de Mademoiselle qui m’attendait pour me ramener chez elle. Elle me demanda comment j’avais laissé sa belle sœur ; je lui répondis : « Un peu plus calme, mais bien affectée. »

Il me fut évident que les deux princesses, malgré leur intimité habituelle, ne s’entendaient pas dans ce moment.

Je répétai à Mademoiselle ce que j’avais osé conseiller à madame la duchesse d’Orléans sur son entrée dans Paris. Je ne lui trouvai pas, j’en dois convenir, les mêmes genres de répugnances ; mais c’était une démarche trop importante, me dit-elle, pour en prendre l’initiative sans l’ordre de son frère.

Cela était vrai, mais, si la demande avait été faite, il ne fallait qu’une heure pour avoir la réponse ; pendant ce temps on aurait préparé les voitures ; et l’arrivée de sa famille, portée sur les bras du peuple, comme cela serait arrivé infailliblement, aurait fourni un excellent argument à monsieur le duc d’Orléans contre un petit noyau de factieux auquel on donnait trop d’importance, parce que lui seul parlait et se montrait.

Le sort en décida autrement. Les princesses arrivèrent au Palais-Royal à minuit, à pied, ayant été en omnibus aussi loin que les barricades le permettaient, et sans être reconnues. Je ne puis m’empêcher de regretter encore qu’on n’ait pas, ce jour-là, préféré la marche indiquée par mon zèle.

Quoique dans ma conversation avec Mademoiselle nous n’eussions pas été au delà du Lieutenant général et qu’avec sa belle-sœur j’eusse prononcé le mot de Philippe vii, je n’en partais pas moins persuadée que Mademoiselle désirait vivement voir la couronne de France sur le front de son frère, tandis que madame la duchesse d’Orléans envisageait cet avenir avec répugnance et terreur.

C’est peut-être le moment de dire mes rapports avec les deux princesses d’Orléans, et comment je comprends leur caractère.

La tourmente révolutionnaire ayant jeté mes parents à Naples, j’étais souvent appelée auprès des filles de la Reine. Mon âge se trouvait plus rapproché de celui de madame Amélie ; c’était avec elle que je jouais le plus souvent. Elle me distinguait de ses autres petites compagnes. Ceci se passait en 1794 et 1795.

À son arrivée en France, vingt ans après, madame la duchesse d’Orléans n’avait pas oublié cette camaraderie d’enfance. Elle donnait un caractère particulier aux relations qui s’établirent entre nous. J’eus occasion de les cultiver pendant le temps où, mon père étant ambassadeur en Angleterre, la famille d’Orléans vivait dans une sorte d’exil aux environs de Londres.

Ceci explique comment, sans être commensale du Palais-Royal, j’y étais souvent plus avant dans les confidences des chagrins et des contrariétés de la famille que les personnes dont les habitudes pouvaient sembler plus intimes.

Je ne saurais assez exprimer la profonde vénération et le tendre dévouement que j’éprouve pour madame la duchesse d’Orléans. Adorée par son mari, par ses enfants, par tout ce qui l’entoure, le degré d’affection, de vénération qu’elle inspire est en proportion des occasions qu’on a de l’approcher. La tendre délicatesse de son cœur n’altère ni l’élévation de ses sentiments, ni la force de son caractère. Elle sait merveilleusement allier la mère de famille à la princesse ; et, quoiqu’elle traite tout le monde avec les apparences d’une bienveillance qui lui est naturelle, cependant c’est avec des nuances si habilement marquées que chacun peut reconnaître sa place sur un plan différent.

À l’époque dont je parle, madame la duchesse d’Orléans, quoique extrêmement considérée dans le conseil de famille où régnait l’accord le plus parfait, s’était persuadé à elle-même n’entendre rien aux affaires et pensait que Mademoiselle, par la rectitude de ses idées et la force de son esprit, était beaucoup mieux appelée à s’en occuper. Aussi se mettait-elle volontairement sous la tutelle de sa belle-sœur dans tout ce qui semblait affaire ou parti politique à prendre. Peut-être aussi cette attitude tenait-elle à cette délicatesse de cœur qui, même à son insu, dirige toutes ses actions.

La Cour, surtout sous Louis xviii (car Charles x traitait mieux les Orléans), cherchait à établir une grande distinction entre madame la duchesse d’Orléans, son mari et sa sœur. On lui aurait volontiers fait une place à part si elle avait voulu l’accepter. Or, comme toutes les contrariétés et les manifestations, qui se trouvaient sur le chemin des heureux habitants du Palais-Royal, tenaient à cette inimitié de la branche régnante, madame la duchesse d’Orléans se croyait doublement obligée de faire cause commune et d’adopter, sans réflexion, les décisions de Mademoiselle. De là, venait l’habitude de se laisser conduire par elle et de ne jamais chercher à combattre l’influence qu’elle pouvait avoir sur son frère, objet de leur commune adoration. Je ne crois pas ce scrupule de madame la duchesse d’Orléans demeuré à la reine des Français.

Il n’y a eu aucun refroidissement entre les deux princesses, mais elles n’ont pas toujours été unanimes sur des questions importantes. La Reine parfois a exprimé, défendu et soutenu ses opinions avec chaleur, en cherchant à user de son crédit sur l’esprit du Roi.

Jamais sentiment n’a été plus passionné que celui de madame la duchesse d’Orléans pour son mari. La ferme persuasion où elle est que tout ce qu’il décide est toujours : « Wisest, discreetest, best », a été pour elle un motif de grande consolation dans la mer orageuse où les circonstances l’ont poussée. Elle y est entrée dans une extrême répugnance. Elle a prié, bien sincèrement, que ce calice s’éloignât d’elle, mais, une fois ce parti pris, elle l’a accepté complètement.

On a spéculé sur ses regrets ; les partis se sont trompés ; et, six semaines après la matinée dont je viens de parler, elle me disait : « Maintenant que cette couronne d’épines est sur notre front, nous ne devons plus la quitter qu’avec la vie, et nous nous y ferons tuer s’il le faut. » Cette énergie calme ne l’empêche pas de s’identifier avec toute la vivacité la plus délicate, la plus exquise aux chagrins des autres, de les apprécier et d’y compatir. L’indulgence est le fond où elle puise constamment, le fard dont elle embellit les vertus les plus solides qu’une femme et une reine puisse posséder.

On croira peut-être que je trace un panégyrique ; ce serait à mon insu. Je la représente telle que je la vois.

Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent de 1816 à 1817. J’ai toujours rendu hommage à son cœur et à son esprit, sans jamais avoir eu pour elle ce qui peut s’appeler de l’attrait. Cependant ses qualités sont à elle ; ses inconvénients sont nés des circonstances où elle a été placée.

Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de dissimulation qui se puisse rencontrer : voilà ce qui lui a fait tant d’ennemis. Les premiers épanchements de sa jeunesse ont été accueillis par la malveillance. Il lui en est resté de l’amertume ; voilà ce qui lui en a mérité.

Son père était charmant pour elle. Élevée par madame de Genlis, dans des idées plus que révolutionnaires, elle l’avait vue s’avancer graduellement dans une carrière si fatalement parcourue sans en être effrayée. Elle était trop jeune pour en juger par elle-même alors et elle n’a jamais voulu consentir depuis à reconnaître que ce fut celle du crime, du crime sans excuse. On a prétendu le lui faire proclamer. Tout le temps de son séjour auprès de madame la princesse de Conti a été employé à obtenir d’elle une démarche où elle abandonnerait la mémoire de son père. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s’était fait une vertu de la résistance. Le résultat en a été de passer les années de son adolescence dans la solitude de sa chambre.

Les émigrés, formant la société de madame la princesse de Conti, refusaient de se trouver avec elle, et, de son côté, elle ne voulait faire aucune concession. Sa tante, qui avait beaucoup d’esprit, lui témoignait de l’affection, ne la violentait pas, ne la blâmait même pas, mais n’avait pas le courage de la soutenir contre l’esprit de parti.

Plus tard, elle espéra trouver auprès de sa mère une entière sympathie, et elle arriva en Espagne toute pleine d’illusions filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva madame la duchesse d’Orléans placée dans une situation si fausse que le séjour de Barcelone lui devint bientôt insupportable. Elle dut écrire à ses frères que sa position n’y était pas convenable. On voit combien tous les sentiments de sa jeunesse, tous ceux qui font ordinairement la gloire et le bonheur des filles ont été froissés. Avec ces données, on peut, je crois, comprendre à la fois les qualités et les défauts de Mademoiselle.

Elle est franche, parce qu’elle s’est accoutumée à ne point cacher ses impressions, sans s’inquiéter si elles étaient opportunes ou devaient plaire aux autres. Elle n’est pourtant pas expansive, parce qu’elle a été repoussée par tout ce qui aurait dû, dans sa première jeunesse, développer les facultés aimantes de son cœur.

Aussi ce cœur s’est-il donné, avec la passion la plus vive et la plus exclusive, à son frère, le premier qui lui eût fait goûter les douceurs de l’intimité, le seul en qui elle puisse trouver entière sympathie pour la grande croix qui pèse sur son cœur bien plus que sur son front. La vie et la mort de leur père sera toujours un lien plus puissant entre eux que peut-être ils ne se l’avouent à eux-mêmes ; et, sur ce point, tous les deux, si faciles en général, ils sont susceptibles et même rancuneux à l’excès. Jamais ils n’ont su être à leur aise avec la famille royale, surtout avec madame la Dauphine qui, de son côté, les a constamment traités avec une répulsion marquée.

Mademoiselle a conservé beaucoup d’amertume contre la noblesse et les émigrés qui ont abreuvé sa jeunesse de dégoûts, comme classes. Son excellent cœur leur pardonnerait à tous, pris individuellement ; mais, là encore, les formes sont contre elle et prennent l’apparence d’une sorte de vengeance.

Cette disposition l’a poussée à chercher ses appuis parmi les gens professant les mêmes répugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense, qu’ils s’arrêtaient au même point qu’elle, et a désiré voir le pouvoir entre leurs mains. Elle a travaillé à le leur remettre. Les Laffitte, les Barrot, les Dupont n’ont pas eu de plus chaud partisan dans les commencements ; et la ténacité de son caractère, la volonté de parti pris en elle de ne point abondonner les gens que les circonstances semblaient accuser et de leur toujours supposer de bonnes intentions les lui a fait soutenir à un point qui, pendant un temps, a beaucoup nui à son influence sur l’esprit du Roi. Elle l’a senti, elle en a souffert ; mais elle n’a pas changé. C’est ainsi qu’elle est faite.

On l’accuse d’être peu généreuse ; il y a du vrai et du faux. Jusqu’à la mort de sa mère, Mademoiselle ne possédait rien et vivait au dépens de son frère ; la parcimonie était alors une vertu.

Depuis qu’elle jouit d’un revenu considérable, elle dépense honorablement ; elle emploie des artistes, elle fait travailler dans ses terres. Elle fait énormément de charités ; mais elle n’a pas les habitudes de la magnificence et ne sait pas dépenser royalement, même lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une princesse. Mais aussi, au commencement de la nouvelle royauté, lorsqu’il fut d’abord question de fixer la liste civile, le baron Louis étant venu lui demander si elle se contenterait d’y être portée pour un million, elle se récria, comme s’il lui faisait injure, en protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par delà, à tous ses vœux.

Mademoiselle porte à ses neveux une affection que j’avais crue complètement maternelle jusqu’à la mort du petit duc de Penthièvre. Il avait sept ans et était presque en imbécillité.

Madame la duchesse d’Orléans fut au désespoir de cette perte. Mademoiselle ne feint jamais un sentiment ; elle était peinée du chagrin de sa belle-sœur, mais tenait et disait la mort de cet enfant une délivrance pour tous.

C’est la seule nuance que j’aie observée dans la tendresse des deux sœurs pour les enfants. Peut-être même y a-t-il plus de faiblesse dans l’affection de Mademoiselle, quoiqu’elle s’associe tout à fait à l’excellente éducation qu’on leur donne.

Personne au monde, je crois, n’a plus complètement l’esprit d’affaires que Mademoiselle. Elle découvre avec perspicacité le nœud de la difficulté, s’y attache, écarte nettement toutes les circonlocutions, n’admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le réduit à venir se battre, en champ clos, sur le point même. On comprend combien ces formes ont dû paraître désagréables dans des circonstances où presque tout le monde aurait voulu ne s’expliquer et ne s’engager qu’à peu près.

Cette disposition de l’esprit de Mademoiselle serait une qualité inappréciable si elle était à la tête des affaires, mais c’est un véritable inconvénient située comme elle l’est. Son rôle aurait dû être tout de nuance, et elle ne sait employer que les couleurs tranchantes.

Cela lui a fait personnellement beaucoup d’ennemis. Il en est rejailli quelque chose sur son frère dont on la croyait l’interprète. Elle s’en est aperçue, et le désir de ne point nuire à ce frère tant aimé a gêné ses discours et ses actions ; si bien qu’une personne, dont la franchise va jusqu’à la rudesse, a acquis la réputation d’une extrême fausseté et qu’en poussant l’indulgence au delà des bornes ordinaires elle passe pour haineuse.

Pendant le jugement des ministres de Charles x, je me rappelle qu’un soir, où l’on était fort inquiet, le maréchal Gérard, qui n’a jamais manqué une lâcheté, établissait le danger qu’il y aurait pour le Roi de chercher à sauver monsieur de Polignac, Mademoiselle lui répondit d’un ton que je n’oublierai jamais : « Eh bien, maréchal, s’il le faut, nous y périrons. » Sa figure, ordinairement commune, était belle en ce moment.

Je lui dois la justice qu’elle sait écouter la vérité, même lorsqu’elle lui déplaît, non seulement avec patience, mais avec l’apparence de la reconnaissance. Je ne la lui ai pas épargnée dans maintes circonstances et, quoique nous n’ayons peut-être pas ce qu’on appelle du goût l’une pour l’autre, elle ne m’en a que mieux traitée.

Je reviens au 1er  août. Mademoiselle me chargea de ramener madame de Valence et ses petites filles. Nous montâmes toutes quatre avec monsieur Arago dans la voiture qui m’attendait. Je m’étais assurée la protection spéciale des princesses pour le duc de Raguse, dans le cas où il se trouverait en avoir besoin, et Arago avait raconté sa visite à l’état-major, dans tous ses détails, à madame de Montjoie chez laquelle il était resté pendant mes visites aux deux belles-sœurs.

Arrivés à la barrière, je me séparai de mes compagnes et je me rendis directement chez Pozzo.

Il avait du monde dans son grand salon ; je le fis demander. Il vint au-devant de moi dans la pièce qui précède. Je lui dis : « J’arrive de Neuilly, et je suis chargée de vous remercier de votre bon vouloir dont on est fort reconnaissant. »

Je trouvai un homme tout changé de la veille, empêtré, froid, guindé. Il me répondit : « Certainement ils ont bien raison ; vous savez combien je leur suis attaché, mais la situation est bien délicate… le Roi est à Rambouillet… Il s’y établit… Mes collègues pensent convenable d’aller rejoindre le souverain auprès duquel nous sommes accrédités… Cela est au moins fort spécieux, cependant nous n’avons pas été appelés… Cependant je ne sais que faire… Je ne sais que leur conseiller. »

Je ne me laissai pas trop effaroucher par ce changement, car je l’avais prévu ; mais je m’attendais, j’en conviens, à plus de façons dans le retour. Je répondis :

« Vous ferez, j’en suis bien sûre, ce qu’il y aura de plus sage et de plus utile. À propos, je voulais vous dire aussi que Sébastiani ne sera pas ministre. J’en ai la certitude. »

Il me regarda un instant fixement : « À eux, à la vie et à la mort, » s’écria-t-il ; et, me prenant les deux mains, il m’entraîna dans le petit salon à gauche : « Asseyons-nous. Ils veulent régner, n’est-ce pas ?

— Ils disent que non.

— Ils ont tort. Il n’y a que cela de raisonnable ; il n’y a que cela de possible. Ils le veulent au fond et, s’ils ne le veulent pas aujourd’hui, ils le voudront demain, parce que c’est une nécessité. Il nous faut donc agir dans ce sens. »

J’avoue que, tout en m’attendant à un retour, cette prompte péripétie m’avait suffoquée. Aussi en ai-je été tellement frappée que je suis sûre de n’avoir ni ôté ni ajouté une syllabe à ces premières paroles.

Il entra ensuite dans quelques détails sur la manière dont il s’y prendrait pour faire avorter la sotte pensée, venue à quelques-uns de ses collègues, de se rendre à Rambouillet. La question ne lui semblait plus ni délicate ni embarrassante ; il était revenu à tous ses arguments de la veille contre la branche aînée et en faveur de celle d’Orléans. Il était impossible d’être plus clair et plus logique. Après beaucoup de considérations générales, il me donna des instructions de détail sur la meilleure conduite à tenir vis-à-vis du corps diplomatique.

Je lui demandai s’il me permettait de dire que ces conseils venaient de lui. Non seulement il me permettait, mais il m’en priait, aussi bien que d’y ajouter les expressions de son plus entier dévouement. Il me répéta encore plusieurs fois : « Ils doivent régner et en proclamer hautement la volonté. »

Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Il attendait ses collègues pour décider du parti à prendre. Fallait-il rester à Paris ou se rendre à Rambouillet ? Sans doute, ils durent trouver une grande différence entre cette conférence et les conversations du matin.

Si l’incurie qui a accompagné toutes les démarches de la Cour n’avait pas fait négliger de prévenir le corps diplomatique en quittant Saint-Cloud, il est bien probable, d’après les dispositions où j’avais trouvé Pozzo, que l’avis de ceux qui voulaient rejoindre le Roi aurait prévalu et que le départ aurait été décidé avant mon retour de Neuilly.

Mais, depuis le lundi où monsieur de Polignac avait déclaré, dans une si pleine confiance, la France préparée à subir toutes les volontés du Roi, il n’avait pris la peine de communiquer, sur quoi que ce soit, avec aucun des ambassadeurs, pas même avec ses plus affidés, comme messieurs d’Appony et de Sales qui approuvaient pleinement les ordonnances. Au reste, l’espèce de honte où ils étaient d’être tombés dans cette erreur leur fit renoncer plus facilement au projet du départ. Ils l’avaient formé avec le Nonce. Castelcicala hésitait. Sir Charles Stuart s’y opposait. Pozzo, en entraînant monsieur de Werther, trancha la question de ce côté. Mais l’argument le plus concluant à faire valoir dans leurs idées diplomatiques porta sur ce qu’ils n’avaient pas été appelés par Charles x. L’habileté consiste à parler à chacun le langage qu’il convient.

Aussitôt mon arrivée chez moi, j’écrivis le résultat de ma conversation avec l’ambassadeur de Russie, et je l’expédiai tout de suite à Neuilly.

Pendant mon absence, il était venu plusieurs personnes chez moi, entre autres madame Récamier. Elle m’avait attendu longtemps et avait fini par laisser sur ma table un petit billet où elle me témoignait un grand regret de ne m’avoir pas trouvée et un vif désir de causer avec moi d’une personne qu’elle voyait, à regret, bien irritée.

Je compris facilement qu’il s’agissait de monsieur de Chateaubriand. Précisément, il en avait été question le matin dans ma conversation avec Mademoiselle, et nous étions convenues qu’il serait bien désirable de le rallier aux intérêts du pays. Je le connaissais trop pour le croire un auxiliaire fort utile, mais je le savais un adversaire formidable.

Monsieur de Chateaubriand est un homme qu’on n’acquiert qu’en se mettant complètement sous sa tutelle, et encore s’ennuierait-il bientôt de conduire dans une route facile. Il appellerait cela suivre une ornière et voudrait se créer des obstacles, pour avoir l’amusement de les franchir.

J’étais par trop fatiguée pour songer à aller chez madame Récamier où je ne pouvais arriver qu’à pied. Je remis au lendemain à m’occuper de son billet. D’ailleurs, il était plus de six heures ; la matinée était achevée.

Je vis assez de monde dans la soirée. On me fit beaucoup de récits contradictoires sur ce qui s’était passé à l’Hôtel de Ville et à la Chambre ; j’en conserve un faible souvenir. Je me rappelle seulement qu’Alexandre de Laborde nous arriva dans des transports de joie qui nous révoltèrent et nous impatientèrent.

L’impression des gens avec lesquels je vivais était grave et triste : nous voyions, dans ce qui se passait, un résultat nécessaire des fautes commises ; mais ce résultat nous apparaissait comme une fatalité sur laquelle on devait gémir tout en s’évertuant pour éviter qu’elle ne devint une calamité plus grande en jetant le pays dans l’anarchie.

Personne n’était plus attristé ni plus effrayé que monsieur Pasquier ; je lui dois cette justice. J’avouerai, avec la même franchise, que ses craintes me semblaient un peu exagérées. Appuyée sur ma Glorious Revolution de 1688, le chemin me paraissait devoir être plus facile qu’il ne s’est trouvé.


(1er  août.)

Le dimanche 1er  août, madame de Montjoie entra dans ma chambre à sept heures du matin. Elle me dit que Mademoiselle voulait causer avec Pozzo : s’il consentait à venir au Palais-Royal, il pourrait y entrer par une porte très éloignée du palais ; si cependant il y avait objection, Mademoiselle offrait de venir le rencontrer chez moi ; si le premier arrangement lui convenait, il sortirait avec moi, ayant l’air de me donner le bras pour nous promener aux Tuileries. Nous gagnerions la rue Saint-Honoré. Madame de Montjoie nous attendrait dans une boutique voisine de la porte où nous devions entrer et nous conduirait par les détours de l’intérieur. Quelle que fût la décision de Pozzo, je promis d’être de ma personne fidèle au rendez-vous.

J’écrivis à l’ambassadeur de venir tout de suite chez moi. Je lui racontai la visite de madame de Montjoie. Il serait enchanté, me répondit-il, de voir Mademoiselle et de causer avec elle ; il y tenait même beaucoup. Mais il ajouta : « Il est impossible, dans l’état où l’on se trouve au Palais-Royal, avec le désordre, le mouvement qui y régnent, que je ne sois pas rencontré et reconnu par quelqu’un. Le mystère même apporté à cette conférence y donnerait plus d’importance et disposerait à la publier. Je craindrais surtout ces indiscrétions, dans la pensée qu’elles pourraient neutraliser mes efforts et me rendre moins utile. Je ne puis avoir d’influence sur le corps diplomatique qu’autant que je semblerai impartial dans la question et faisant cause commune avec mes collègues. »

Ainsi donc, acceptant la seconde proposition de Mademoiselle, il me chargea de mille excuses pour elle et de la prier de trouver bon que le rendez-vous eût lieu chez moi. Nous convînmes d’un message insignifiant pour lui indiquer que la princesse l’y attendait.

Je fis prier monsieur Pasquier de venir me voir ; je lui racontai ce qui se passait et lui demandai si, dans le cas où Mademoiselle le souhaiterait, il lui conviendrait de causer avec elle. Il me dit n’y avoir aucune objection et même être bien aise qu’une occasion s’offrît, aussi naturellement, de lui exposer quelques-unes de ses idées et de les faire parvenir si directement à monsieur le duc d’Orléans.

Ces préliminaires convenus, je me mis en route à l’heure fixée ; et, puisque je me suis faite l’historienne des rues, il n’est peut-être pas inutile de remarquer l’aspect qu’elles présentaient.

Il y avait beaucoup de mouvement. On rencontrait un grand nombre de patrouilles armées régulièrement, quoique vêtues seulement d’un pantalon et d’une chemise comme les jours précédents, et presque toutes conduites par quelqu’un en uniforme.

Des ordonnances à cheval portaient des ordres en grande hâte. Tout cela entremêlé d’enfants, de femmes bien vêtues, circulant librement et, leur livre de prières à la main, se rendant aux églises où les offices se célébraient, et dont les portes s’étaient ouvertes précisément comme de coutume.

Tout le monde avait l’air effaré, curieux, pressé, mais pourtant calme et rassuré. Enfin, sauf les tranchées dans les rues et l’étrange costume des troupes, on aurait pu se croire dans la matinée d’un beau dimanche où la population se disposait à assister à quelque représentation extraordinaire qui, sans trop l’agiter, augmentait son activité accoutumée. La ville avait l’aspect d’un jour de fête où la circulation des voitures est interdite.

Je trouvai madame de Montjoie au rendez-vous, et, après un véritable voyage dans le palais, en passant par les combles, nous arrivâmes chez Mademoiselle. Elle était dans sa petite galerie ; son cabinet, que je traversai pour y arriver, était encore jonché des vitres et des glaces brisées dans les journées précédentes. Les marques des balles se faisaient voir aussi dans les boiseries.

À peine étais-je arrivée et lui expliquais-je le message de Pozzo, que madame la duchesse d’Orléans entra toute troublée :

« Ma sœur, voilà un tel (un valet de chambre de madame la duchesse de Berry dont j’ai oublié le nom) qui vient prendre mes commissions pour la duchesse de Berry, que dois-je dire ? Je ne peux pas refuser de le voir.

— Dites des politesses insignifiantes ; il n’y a pas besoin d’entrer en aucun détail par un tel messager, mais n’écrivez-pas. »

Madame la duchesse d’Orléans sortit. Mademoiselle courut encore après elle jusque dans la pièce suivante :

« Surtout, ma sœur, n’écrivez pas.

— Non, non, je vous le promets. »

Mademoiselle revint à moi en souriant : « Ma pauvre sœur est si troublée, me dit-elle, qu’elle n’est pas en état de mesurer ses paroles, et il ne faut s’engager d’aucun côté. »

Nous reprîmes le fil de notre discours. Mademoiselle reconnut qu’en effet il valait mieux qu’elle vînt chez moi. Elle allait s’y rendre ; je l’accompagnerais seule, mais il me faudrait attendre. Son frère était sorti et elle ne partirait qu’après son retour.

Madame la duchesse d’Orléans revint une seconde fois :

« Ma sœur, ma sœur, voilà Sébastiani ! il est furieux, vous savez.

— Soyez tranquille, je vais le faire venir ici. Furieux ou non, il faut bien qu’il se soumette à cette nécessité ; je me charge de lui parler. »

Elle sonna pour donner l’ordre de faire entrer le général Sébastiani chez elle. Je sortis avec madame la duchesse d’Orléans par l’intérieur.

Je ne saurais peindre la scène de désordre que présentait alors le Palais-Royal. On avait profité du séjour de la famille à Neuilly pour entreprendre d’assez grandes réparations dans plusieurs pièces. Les parquets étaient enlevés ; on marchait sur les lambourdes au milieu du plâtre. Dans d’autres, les peintres étaient établis avec leur attirail. Tout était démeublé ; on heurtait des tapissiers portant leurs échelles, des valets replaçant des sièges.

À travers ce désordre circulaient des gens de toute nature. On mangeait dans toutes les pièces. Tout le monde entrait comme dans la rue ; et la garde de ce Palais, portant le costume dont j’ai déjà parlé, formait une singulière disparate avec les lieux, si ce n’est avec la société.

Il n’y avait pas moyen de causer dans un pareil brouhaha. Madame la duchesse d’Orléans trouva seulement le temps de me dire, pendant notre retraite à travers les cabinets de Mademoiselle, qu’elle était plus tranquille sur madame la Dauphine. Elle avait rencontré monsieur le duc de Chartres, dans la nuit précédente, près de Fontainebleau ; et, comme on n’en avait pas d’autre nouvelle, c’était la preuve qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Elle devait avoir rejoint sa famille.

C’était une grande inquiétude de moins pour madame la duchesse d’Orléans. Elle aime tendrement madame la Dauphine ; et, dans toutes les tristes circonstances qui se sont succédé, c’est toujours des malheurs et des impressions de cette princesse que j’ai vu la Reine s’inquiéter et se désoler.

On me montra, plus tard dans cette matinée, une lettre interceptée de madame la Dauphine écrite à son mari. J’ai conservé le souvenir d’une phrase qui me frappa extrêmement. Après avoir rendu compte, en termes fort amers, de la scène du théâtre de Dijon dont elle sortait, des cris insolents qu’on y avait poussés, elle ajoutait : « Ils avaient bonne envie de m’insulter personnellement ; mais je leur ai fait cet air qu’on me connaît, et ils n’ont osé. »

Ainsi cet air qu’on lui connaît, et que nous regardions comme une espèce de fatalité, elle le faisait. Certes, je ne rappelle pas ces paroles dans un sentiment hostile contre une princesse que je vénère, et dont les malheurs, selon l’expression de monsieur de Chateaubriand, sont une dignité, mais seulement comme une nouvelle preuve de l’ignorance où était la branche aînée du siècle et du pays.

Cet air, dont elle prétendait tirer du respect, ne produisait que de l’aigreur et du mécontentement. Dans cette lettre, il n’était pas question des ordonnances, il paraissait qu’elle en avait déjà parlé : « Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit hier. Ce qui est fait est fait ; mais je ne respirerai que quand nous serons réunis. »

Je retourne au Palais-Royal. On était censé se tenir dans le salon dit des Batailles où une espèce de repas en ambigu était en permanence ; mais, de fait, on était constamment dans la pièce qui servait de communication à tous les appartements et dont le grand balcon donne sur la cour.

Chaque cri, chaque coup de tambour, chaque bruit, et ils étaient fréquents, y rappelait. Madame la duchesse d’Orléans cherchait évidemment à vaincre l’agitation de l’âme par celle du corps ; elle ne tenait pas en place. Après l’avoir suivie pendant quelque temps, j’y renonçai, excédée par la fatigue, et m’assis dans un coin où madame de Dolomieu, aussi lasse que moi, vint me rejoindre.

Nous y restâmes jusqu’au moment où les acclamations, dans la place, nous annoncèrent l’approche de monsieur le duc d’Orléans. Mademoiselle nous suivit à ce signal, suivie par le général Sébastiani. Il avait l’air fort grognon, et, en passant à côté de moi, me jeta un regard où je vis qu’il me savait l’intermédiaire d’une négociation qui lui était aussi désagréable.

Tout le monde se plaça sur le grand balcon pour voir arriver monsieur le duc d’Orléans. Lui et son cheval étaient littéralement portés par les flots du peuple. Je sais bien que cet enthousiasme ne signifie rien pour le lendemain ; mais, sans y attacher autrement d’importance, on doit constater qu’il y en avait beaucoup pour lui, là et dans ce moment. Sa pauvre femme en fut fort attendrie ; ce lui fut une douce compensation à ce qu’elle souffrait d’ailleurs.

Monsieur le duc d’Orléans, se débarrassant enfin de cette foule, rentra dans le Palais, où elle n’était guère plus choisie, et parvint dans la salle où nous étions.

Il s’y arrêta un moment, embrassa ses plus jeunes enfants arrivés de Neuilly depuis qu’il était sorti, parla au général Sébastiani, me dit quelques paroles obligeantes en me prenant la main, et rentra dans son cabinet particulier suivi de sa femme et de sa sœur. Celle-ci n’y demeura pas fort longtemps. En en sortant, elle me prit sous le bras et me dit : « Venez, je suis prête à partir. » Nous regagnâmes son appartement.

Survint l’embarras de la toilette. Elle avait bien un chapeau de paille, mais sans voile, et le voile était de rigueur pour notre expédition. Le mien étant de grand deuil ; je ne pouvais le lui donner. Elle sonna la seule femme qui l’eût accompagnée de Neuilly, mais elle n’avait aucune clé des armoires. Elle se rappela enfin un chapeau resté à Paris et garni d’une grande blonde ; on l’apporta. Mademoiselle craignait qu’il ne fût trop remarquable. Je l’assurai que les rues étaient remplies de toilettes tout aussi élégantes ; bientôt elle-même en fut frappée et aussi étonnée que je l’avais été les jours précédents.

Nous descendîmes le petit escalier de la tourelle et sortîmes du palais sans qu’elle fût reconnue. Cela n’était pas très difficile, au milieu d’un si grand désordre.

Arrivées dans la rue de Chartres, elle me dit en anglais : « Nous sommes suivies. » Nous l’étions, en effet, mais par mon maître d’hôtel. Je l’avais amené parce que c’était de tous mes gens celui sur la discrétion duquel je comptais le plus. Je la rassurai.

« Alors, me dit-elle, donnons-lui toutes les deux le bras ; cela paraîtra plus simple que de voir deux femmes seules dans ce moment-ci. » Ainsi fut fait et Jules Goulay fut honoré du bras d’une Altesse Royale.

Dans le cas où nous rencontrerions quelqu’un de ma connaissance qui voudrait me parler, je devrais m’arrêter tandis qu’elle continuerait son chemin.

Je lui dis le billet que j’avais reçu au sujet de monsieur de Chateaubriand ; elle me répéta combien on attacherait de prix à concilier sa bienveillance, sans toutefois le mettre dans le cabinet. Si l’ambassade de Rome pouvait lui convenir, on serait tout disposé à la lui voir reprendre.

La veille, monsieur de Glandevès m’avait chargée de parler de lui et de son attachement au Palais-Royal. Je m’étais acquittée de cette commission dès le matin. Apparemment, Mademoiselle en avait parlé à son frère, dans leur court entretien, car je fus formellement chargée de dire à monsieur de Glandevès de reprendre son appartement aux Tuileries et qu’on arrangerait sa position. Je fis le message, et il refusa avec beaucoup de bonnes et respectueuses paroles.

Toute ceci prouve combien on aurait désiré, dans ces premiers moments, suivre les habitudes monarchiques, et que la nécessité, formée par l’activité des uns et la réticence des autres, a seule jeté dans d’autres voies.

Je me sers du mot réticence parce qu’il n’y avait pas encore d’hostilité. Le parti, qui s’est depuis appelé carliste ou légitimiste, n’existait alors nulle part.

Comme nous causions en anglais, l’homme qui nous séparait ne nous gênait aucunement. Je demandai à Mademoiselle s’il lui plaisait de voir monsieur Pasquier ; dans ce cas, je le ferais avertir pendant sa conférence avec l’ambassadeur. Elle me dit qu’elle en serait charmée.

Nous étions entrées dans le jardin des Tuileries, mais il fallut revenir sur nos pas, les grilles du côté de la place Louis xv étaient encore fermées. Nous suivîmes la rue de Rivoli. En approchant de la rue Saint-Florentin, Mademoiselle me fit mettre à côté d’elle à l’intention de la masquer le plus possible : « Je ne veux pas que le vieux homme boiteux m’aperçoive, me dit-elle ; il est si fin ! Il serait capable de me reconnaître de sa fenêtre. Je ne me soucie pas qu’il remarque mon passage, et encore bien moins d’être exposée à lui parler. »

Nous arrivâmes, sans avoir fait aucune rencontre, jusqu’à la rue des Champs-Élysées. Je m’arrêtai pour débiter au portier de l’ambassadeur le message convenu. Mademoiselle poursuivit sa route. Je la rejoignis comme elle entrait chez moi ; je l’y avais à peine installée que Pozzo arriva. Il m’avertit qu’on viendrait le demander pour donner une signature. Je l’introduisis auprès de la princesse et je les laissai. J’écrivis un mot à monsieur Pasquier pour le prévenir qu’il était attendu.

Bientôt survint monsieur de Lobinski, apportant une dépêche à signer. J’allai chercher Pozzo. En faisant ses excuses à Mademoiselle de la quitter, il lui dit : « C’est pour votre service ; je vais signer la dépêche dont je vous rendais compte pour ne pas retarder le départ du courrier. »

Il signa effectivement deux grande lettres et rentra dans la pièce où Mademoiselle l’attendait. Je restai seule avec Lobinski. Il avait apporté une petite écritoire de poche ; je lui fis une plaisanterie sur cette précaution. Il me donna la plume : « Gardez-là, me dit-il, comme une plume d’honneur. Vous l’avez bien méritée. Vous ne savez pas vous-même toute l’étendue du service que vous avez rendu, non seulement à votre pays, mais à l’Europe entière qui vous devra le maintien de la paix. Soyez bien contente de vous-même, madame ; vous avez droit de l’être. »

Je voulus prendre cette allocution solennelle en riant et j’acceptai la plume : « Je parle très sérieusement, reprit-il ; vous ne savez pas la portée de ce que vous avez empêché ; réjouissez-vous-en comme française, je vous en remercie comme russe. »

Ces paroles de Lobinski m’ont fait penser que ces dépêches, si bénévoles pour nous, en remplaçaient d’autres d’une toute autre tendance.

Ce fut aussi l’opinion de monsieur Pasquier, à qui je les rapportai sur-le-champ. Peut-être cependant ne faisaient-elles allusion qu’au projet, formé par le corps diplomatique, de se rendre à Rambouillet et que Pozzo avait déjoué. Je n’en ai pas su davantage. Mes rapports d’intimité avec l’ambassadeur ne me permettaient pas de pousser Lobinski de questions.

Monsieur Pasquier arriva. Nous attendîmes la fin de la conférence avec Pozzo, qui fut fort longue. Aussitôt que je le vis sortir, je menai monsieur Pasquier dans le salon, où il devait le remplacer, et je me retirai. On voit que je n’ai guère été dans tout cela que la mouche du coche.

J’avais remarqué dans ma course du matin que les fiacres commençaient à circuler, quoique difficilement. J’en avais envoyé chercher un, et, lorsque monsieur Pasquier eut quitté Mademoiselle, je lui proposai de s’en servir plutôt que de retourner à pied. Elle y consentit, et nous y montâmes.

Elle me dit avoir été contente de monsieur Pasquier : « On voit, ajouta-t-elle, que c’est un homme accoutumé à envisager les questions sous toutes les faces, et, pour vaincre les obstacles, c’est un grand moyen de les avoir prévus ; mais on voit aussi qu’il est peu pressé de s’engager. Évidemment, il s’est trouvé dans bien des révolutions et il les redoute. Mais, de qui j’ai été enchantée, c’est de notre bon Pozzo. Il est parfait, ma chère madame de Boigne, parfait ; c’est tout à fait un de nous. Il m’a raconté cette dépêche qu’il a été signer ; nous ne l’aurions pas faite autrement ! Il me tarde fort qu’il puisse voir mon frère. J’espère arranger cela pour la nuit prochaine. Au reste, le plus essentiel est déjà accompli : la décision qu’il a fait prendre au corps diplomatique de rester à Paris, et l’expédition de ces bonnes dépêches. »

Nous devisâmes sur ce sujet, et sur plusieurs autres, pendant la route. Elle n’offrit d’autre inconvénient que de nombreux et affreux cahots. Je fis arrêter dans la rue de Valois ; j’accompagnai Mademoiselle par l’escalier de la tourelle, et, une fois que j’eus vu la porte de son appartement fermée sur elle, je regagnai mon fiacre et revins chez moi.

Après avoir fait semblant de dîner, car l’excessive chaleur, la fatigue, l’agitation empêchaient de manger presqu’autant que de dormir, je remontai dans un fiacre pour aller voir madame Récamier. Elle m’attendait, avec impatience, pour m’entretenir de monsieur de Chateaubriand.

Je découvris bientôt qu’il était outré contre Charles x qui n’avait pas répondu à sa lettre, indigné contre les pairs qui ne l’avaient pas choisi pour diriger la Chambre, furieux contre le Lieutenant général, qui n’avait pas déposé entre ses mains le pouvoir auquel les événements l’appelaient. De plus, il était censé malade. C’est sa ressource ordinaire lorsque son ambition reçoit un échec considérable, et peut-être au fond l’impression est-elle assez violente pour que le physique s’en ressente.

Madame Récamier me pressa fort d’aller chez lui chercher à le calmer. Je consentis à l’y accompagner ; et, montant toutes deux dans la voiture qui m’avait amenée, nous arrivâmes à sa petit maison de la rue d’Enfer.

Madame Récamier y était connue. On nous laissa pénétrer sans difficulté jusqu’à son cabinet. Nous frappâmes à la porte ; il nous dit d’entrer. Nous le trouvâmes en robe de chambre et en pantoufles, un madras sur la tête, écrivant à l’angle d’une table.

Cette longue table, tout à fait disproportionnée à la pièce qui a forme de galerie, en tient la plus grande partie et lui donne l’air un peu cabaret. Elle était couverte de beaucoup de livres, de papiers, de quelques restes de mangeaille et de préparatifs de toilette peu élégante.

Monsieur de Chateaubriand nous reçut très bien. Il était évident, cependant, que ce désordre et surtout ce madras le gênaient. C’était à bon droit, car ce mouchoir rouge et vert ne relevait pas sa physionomie assombrie.

Nous le trouvâmes dans une extrême âpreté. Madame Récamier l’amena à me lire le discours qu’il préparait pour la Chambre : il était de la dernière violence. Je me rappelle, entre autres, un passage, inséré depuis dans une de ses brochures, où il représentait monsieur le duc d’Orléans s’avançant vers le trône deux têtes à la main ; tout le reste répondait à cette phrase.

Nous écoutâmes cette lecture dans le plus grand silence et, quand il eut fini, je lui demandai si cette œuvre, dont je reconnaissais la supériorité littéraire, était, à son avis, celle d’un bon citoyen : « Je n’ai pas la prétention d’être un bon citoyen ! » s’il croyait que ce fût le moyen de faire rentrer le Roi aux Tuileries : « Dieu nous en garde ! je serais bien fâché de l’y revoir ! » — « Mais alors, ne serait-il pas plus prudent de se rallier à ce qui se présente comme pouvant arrêter ces calamités anarchiques, si raisonnables à prévoir, dont vous faites la terrifiante peinture ? »

Madame Récamier profita de cette ouverture pour dire que j’avais été au Palais-Royal le matin. Elle se hasarda à ajouter qu’on y attachait un grand prix à son suffrage, à sa coopération. On comprenait les objections qu’il pourrait avoir à prendre une part active au gouvernement, mais on pensait qu’il consentirait peut-être à retourner à Rome.

Il se leva en disant : « Jamais ! » ; et il se mit à se promener à l’autre extrémité de la petite galerie.

Madame Récamier et moi continuâmes à causer, entre nous, des convenances de son séjour à Rome, des services qu’il pouvait y rendre à la religion, du rôle, tout naturel et si utile, que l’auteur du Génie du Christianisme avait à y jouer dans de pareils prédicaments, etc. Il feignait de ne pas nous écouter. Cependant il s’adoucissait, sa marche se ralentissait ; lorsque tout à coup, s’arrêtant devant une planche chargée de livres et se croisant les bras, il s’écria : « Et ces trente volumes, qui me regardent en face, que leur répondrais-je ? Non… non… ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables. Qui les connaît, qui les méprise, qui les hait plus que moi ? » Et alors, décroisant ses bras, appuyant les mains sur les bouts de cette longue table qui nous séparait, il fit une diatribe contre les princes et la Cour. Il laissa tomber sur eux les expressions de cet âpre mépris que sa haine sait enfanter, avec une telle violence que j’en fus presque épouvantée.

Le jour finissait, et, par la situation où il était placé, cette figure, coiffée de ce mouchoir vert et rouge, se trouvait seule éclairée dans la chambre, et avait quelque chose de satanique.

Après cette explosion, il se calma un peu, se rapprocha de nous, et prenant un ton plus tranquille : « Quel français, dit-il, n’a pas éprouvé l’enthousiasme des admirables journées qui viennent de s’écouler ? Et sans doute ce n’est pas l’homme qui a tant contribué à les amener qui a pu rester froid devant elles. »

Il me fit alors un tableau du plus brillant coloris de cette résistance nationale, et, s’admirant lui-même dans ce récit, il se laissa fléchir par ses propres paroles.

« Je reconnais, dit-il en concluant, qu’il était impossible d’arriver plus noblement au seul résultat possible. Je l’admets. Mais moi, misérable serf attaché à cette glèbe, je ne puis m’affranchir de ce dogme de légitimité que j’ai tant préconisé. On aurait toujours le droit de me rétorquer mes paroles.

« D’ailleurs, tous les efforts de cette héroïque nation seront perdus ; elle n’est comprise par personne. Ce pays, si jeune et si beau, on voudra le donner à guider à des hommes usés, et ils ne travailleront qu’à lui enlever sa virilité !…

« Ou bien on le livrera à ces petits messieurs (c’est le nom qu’il donne spécialement à monsieur de Broglie et à monsieur Guizot, objets de sa détestation particulière), et ils voudront le tailler sur leur patron !

« Non, il faut à la France des hommes tout neufs, courageux, fiers, aventureux, téméraires, comme elle ; se replaçant d’un seul bond à la tête des nations !

« Voyez comme elle-même en a l’instinct ! Qui a-t-elle choisi pour ses chefs lorsqu’elle a été livrée à elle-même ?… des écoliers… des enfants ! Mais des enfants pleins de talents, de verve, d’entraînement, susceptibles d’embraser les imaginations, parce qu’ils sont eux-mêmes sous l’influence de l’enthousiasme !…

« Tout au plus, faudrait-il quelque vieux nautonier pour leur signaler les écueils, non dans l’intention de les arrêter, mais pour stimuler leur audace. »

Le plan de son gouvernement se trouvait suffisamment expliqué par ces paroles. Monsieur de Chateaubriand le dirigeant avec des élèves des écoles et des rédacteurs de journaux pour séides, tel était l’idéal qu’il s’était formé, pour le bonheur et la gloire de la France, dans les rêveries de son mécontentement.

Cependant, il fallait en finir et sortir de l’épique où nous étions tombés. Je lui demandai s’il n’avait aucune réponse pour le Palais-Royal où j’irais le lendemain matin.

Il me dit que non ; sa place était fixée par ses précédents. Ayant depuis longtemps prévu les circonstances actuelles, il avait imprimé d’avance sa profession de foi. Il avait personnellement beaucoup de respect pour la famille d’Orléans. Il appréciait tous les embarras de sa position que, malheureusement, elle ne saurait pas rendre belle, parce qu’elle ne la comprendrait pas et ne voudrait pas l’accepter suffisamment révolutionnaire.

Je le quittai évidemment fort radouci ; et il y a loin du discours qu’il m’avait lu, avec ces deux têtes à la main, à celui qu’il prononça à la Chambre et dans lequel il offrirait une couronne à monsieur le duc d’Orléans s’il en avait une à donner.

J’y retrouvai, en revanche, quelques-uns des sarcasmes amers contre les vaincus qu’il avait fait entrer dans son improvisation du bout de la table et dont l’éloquence, en le charmant, avait commencé à l’adoucir, entre autres l’expression de chasser à coup de fourche.

Dans toute cette longue conversation, qui dura jusqu’à la nuit bien close, j’affirme que pas un mot sur monsieur le duc de Bordeaux ne fut prononcé. J’en entendis parler pour la première fois en rentrant chez moi le soir. Je sais bien qu’à présent tout le monde y a constamment pensé, que tout le monde l’a toujours désiré et voulu ; mais je puis bien assurer que c’était in petto.

L’idée de l’abdication du Roi, et surtout celle de monsieur le Dauphin, ne venait pas au commun des mortels. Quant à moi, je l’avoue de bonne foi, il a fallu me la suggérer ; et encore m’a-t-elle paru bien improbable à voir réaliser. J’ai pourtant la certitude que des tentatives, pour amener à ce but, ont été faites dans cette journée du dimanche. Elles avaient commencé la veille, et ont continué le lendemain. Elles ont trouvé bien plus de résistance à Trianon et à Rambouillet qu’au Palais-Royal.

Je crois savoir, d’une façon positive, que le Lieutenant général, tout en repoussant la responsabilité de l’initiative de la demande, consentait à recevoir l’enfant tout seul. Sa femme l’aurait accueilli avec transport, et lui promettait des soins maternels ; mais la réponse faite à Rambouillet avait été dure jusqu’à l’insulte.

Au reste, cette transaction, n’ayant pas été dans le moment même à ma connaissance personnelle, ne rentre pas dans ce que j’ai vu et entendu, et je ne prétends pas raconter autre chose.

Je ferais un gros volume si je parlais de tout ce que j’ai appris depuis, même avec certitude, sur les détails de ces journées.

Ici se termine la tâche que vous m’avez faite. J’ai été bien souvent encore l’intermédiaire de paroles portées au Palais-Royal, mais de loin en loin, pour des circonstances spéciales et lorsque l’on est venu me trouver. Ces détails, quoique curieux peut-être, pourraient difficilement former un récit de quelque intérêt.

D’ailleurs, si je continuais, il me faudrait parler de la journée du mardi et de la hideuse marche sur Rambouillet. Or je ne veux pas terminer par une impression si pénible. Elle ne se rattache en rien à la noble semaine qui venait de s’écouler.

Alors la France s’est levée comme un seul homme et, s’étant faite géant par l’unité de sa volonté, elle a secoué les pygmées qui prétendaient l’asservir.

Contente de ce résultat, son seul but, elle serait rentrée dans le calme de son fier repos, si une poignée d’ambitieux et quelques centaines de misérables n’avaient continué une agitation factice qui, pour les contemporains, a gâté le magnifique spectacle offert à nos yeux.

La postérité lui rendra, je crois, plus de justice ; et je me trompe fort si ces journées, appelées maintenant par dérision les Glorieuses, n’en conserveront pas le nom dans les siècles à venir.



  1. Il y a pourtant un fait dont j’ai la certitude, il peint tellement le prince de Polignac que je ne puis résister à le citer. Le dimanche soir, les ordonnances étant signées et tandis qu’on imprimait le Moniteur, monsieur de Polignac dans son plus intime intérieur, entouré de gens sur lesquels il pouvait entièrement compter, mit la conversation sur les discours du trône pour l’ouverture des Chambres. Pendant une heure et demie, il en discuta chaque parole, accueillant les objections et les combattant ou les admettant, comme la plus sérieuse chose du monde.

    On ne comprend pas comment, dans de pareilles conjectures, l’homme sur lequel pesait une si grande responsabilité pouvait avoir le sang-froid, ou plutôt la puérilité d’une telle comédie, ni ce qui pouvait l’amuser dans une mystification faite à des gens tout à fait dans sa dépendance.

  2. L’abbé de Montesquiou, arrêté à la barrière, ne parvint pas à Saint-Cloud.
  3. Le comte de Broglie, gouverneur de l’école de Saint-Cyr, arriva dans l’après-midi du mercredi à Saint-Cloud, fort effrayé de ce qu’il avait appris et de ce qu’il avait vu en traversant Versailles. Le Roi l’écouta patiemment et prit la peine de le rassurer longuement. Le voyant enfin se retirer toujours aussi inquiet, il l’arrêta par le bras, et lui dit : « Comte de Broglie, vous êtes homme de foi, vous. Ayez donc confiance, Jules a vu la sainte Vierge encore cette nuit ; elle lui a ordonné de persévérer et promis que ceci se terminerait bien. » Tout dévot qu’était le comte de Broglie, il pensa tomber à la renverse à une pareille confidence.

    J’ai aussi la certitude que, dans les premiers jours de son retour à Paris, le duc de Luxembourg, capitaine des gardes de service à cette époque, a dit que le départ de Rambouillet n’avait été décidé ni par le maréchal Maison ni par monsieur Odilon Barrot, mais par les conseils de Martin, le voyant.

    Le Roi l’avait envoyé consulter par monsieur de La Rochejaquelein. Il arriva au moment où les commissaires sortaient, eut une conférence avec le Roi, et l’ordre du départ fut aussitôt donné.

    Depuis, je crois, monsieur de Luxembourg a nié ce fait ; mais il me fut rapporté par sa sœur au moment où il venait de le lui dire dans tous ses détails. Puisse-t-il avoir ainsi gagné le royaume du ciel ! il a perdu celui de la terre.