Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome IV/VIII/Avant-propos

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iv
Fragments.
p. 1-3).


AVANT-PROPOS


Cette huitième partie a été écrite avant les sept précédentes, et lorsque je ne pensais nullement à me créer une distraction de ce genre. Ayant conduit mon récit jusqu’à l’époque de la révolution de 1830, j’ai voulu lire ces cahiers afin d’en tirer le sujet d’un dernier chapitre ; mais, après réflexion, je me suis décidée à les laisser tels qu’ils sont.

Je ne m’aveugle pas sur leurs défauts. Si je n’ai pas suffisamment de talent pour les éviter, j’ai assez d’intelligence pour les sentir. Le style est lâche ; il y a des longueurs infinies.

Mais je ne réussirais probablement pas à corriger ce qui tient à l’ignorance du métier d’écrire et je craindrais de faire perdre à cette narration un mérite (qu’on me passe ce mot ambitieux) que je ne puis m’empêcher de lui reconnaître, c’est de m’avoir reportée aux événements et si vivement rappelé mes impressions du moment que j’ai pour ainsi dire revécu les journées de Juillet avec toutes leurs craintes, toutes leurs anxiétés, mais aussi toutes leurs espérances, toutes leurs illusions.

La relation d’aussi grandes scènes doit, je crois, porter principalement le caractère de la sincérité, et souvent un futile détail d’intérieur donne ce cachet d’actualité qu’il me semble y reconnaître.

En cherchant à émonder cette narration de ce qui me paraît maintenant inutile, je ne serais pas sûre d’avoir la main assez habile pour ne pas retrancher précisément ce qui lui donne le coloris de la vérité. D’ailleurs, les événements sont trop importants par eux-mêmes pour laisser le loisir de chercher autre chose qu’un historien fidèle.

D’autre part, je craindrais, en remaniant ces pages, de ne plus montrer les journées de Juillet sous l’aspect où elles se présentaient à l’époque même. Nous éprouvons aujourd’hui les difficultés inhérentes à une révolution dirigée contre l’état social tout entier. Nous sommes assourdis par les sifflements des serpents qui en sont nés. J’aurais peine à ne pas chercher sous les pavés de Paris la fange dans laquelle ils sont éclos, et je ne serais pas alors le chroniqueur exact des impressions fournies par ces premiers moments. Dans tout le cours de ces récits, j’ai cherché à me garer de présenter les événements tels que la suite les a fait juger et à les montrer sous l’aspect où on les envisageait dans le moment même.

Je veux garder la même impartialité pour la révolution de Juillet.

Là, se termine ma tâche.

Jusqu’ici, j’ai raconté ce que j’ai aperçu du parterre. Depuis 1830, je me suis trouvée placée dans les coulisses ; et la multitude des fils qui se sont remués devant moi me permettrait difficilement de faire un choix, plus difficilement de conserver l’impartialité à laquelle je prétends.

La sincérité prendrait parfois le caractère de la révélation. On peut raconter ce qu’on a vu ou deviné, voire même ce qu’on vous a dit, jamais ce qu’on vous a confié. Je m’arrête donc à l’époque de juillet 1830.

Peut-être l’habitude que j’ai prise de griffonner me portera-t-elle à jeter sur le papier quelques notes sur des faits particuliers ; mais ce n’est pas mon intention en ce moment.


(Mars 1837.)