Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XVII

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 186-197).


CHAPITRE XVII


Changement survenu dans les dispositions de monsieur le Dauphin. — Nomination du baron de Damas comme gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux. — Ordonnances de juin 1828 contre les jésuites. — Voyage du Roi en Alsace. — Quadrilles chez madame la duchesse de Berry. — La petite Mademoiselle. — Son éducation.

J’arrive à des circonstances d’une haute importance par leur résultat : je ne puis les expliquer car je ne les comprends pas, quoiqu’elles se soient passées sous mes yeux. Peut-être quelqu’un révèlera-t-il un jour des motifs plus occultes aux faits que je vais rapporter : je dirai ceux que j’ai pu deviner.

On a vu combien monsieur le Dauphin avait été sage pendant le ministère de monsieur de Villèle. On a vu la confiance qu’il accordait aux personnes de la couleur du nouveau ministère, notamment à monsieur de Martignac qui l’avait précédemment accompagné pendant la campagne d’Espagne. Pourtant, à peine cette nouvelle administration, formée sous ses auspices, fut-elle nommée qu’il sembla lui retirer son soutien et s’éloigna sensiblement de ses conseillers habituels.

Monsieur Pasquier et surtout monsieur Portal, appelés jusqu’alors fréquemment à des conférences intimes avec le prince, cessèrent tout à coup d’être mandés, et les notes qu’il réclamait sans cesse de leur zèle pour éclairer ses opinions ne leur furent plus demandées. Cela se comprendrait s’il avait accordé sa confiance au nouveau cabinet, mais il ne l’obtint pas.

Monsieur le Dauphin avait fait la faute de vouloir être nommé lui-même ministre à portefeuille. Au lieu de conserver simplement du crédit au ministère de la guerre où il faisait tout ce qu’il voulait, il avait désiré être ostensiblement chargé du personnel, avoir des bureaux et un travail à porter au conseil.

La jalousie d’attributions s’empara de lui, et bientôt il eut contre « ses collègues » des petites passions de rivalité, soigneusement entretenues par les agents subalternes de son ministère.

D’un autre côté, tous les officiers qui n’obtenaient pas immédiatement ce qu’ils désiraient, au lieu de pouvoir crier contre le ministre en se réclamant des bontés du prince, devaient s’en prendre directement à monsieur le Dauphin, et il perdait la popularité qu’il avait acquise dans l’armée.

Ces résultats avaient été prévus par les anciens conseillers de monsieur le Dauphin. Ils avaient cherché à le dissuader de cette fantaisie administrative, et probablement son refroidissement, à leur égard tenait à cette circonstance. J’ai déjà dit avec quelle répugnance il vit entrer monsieur de La Ferronnays au conseil où il siégeait. Je tiens de celui-ci que, pendant tout le temps de son ministère, il ne lui adressa pas une seule fois la parole, mais ils eurent souvent des prises au conseil : la plus vive fut au sujet du duc de Wellington.

Monsieur le Dauphin voulait qu’on adoptât une mesure recommandée par le duc et que monsieur de La Ferronnays désapprouvait parce que, disait le prince, « le duc de Wellington est attaché à notre famille, il nous aime et ne peut vouloir que ce qui nous est utile ».

Monsieur de La Ferronnays, justement irrité de ce que semblaient indiquer ces paroles, répondit chaudement que le duc de Wellington était ministre anglais, qu’il ne devait voir les affaires que sous le point de vue anglais, et que c’est au conseil du roi de France, composé de français, de peser les propositions et de décider si elles étaient dans l’intérêt de la France, sans s’arrêter aux affections personnelles qui, certainement, n’influençaient en rien le cabinet britannique. Il pulvérisa les arguments du duc dont monsieur de Polignac s’était rendu l’organe, ramena le Roi à son opinion et emporta la question malgré monsieur le Dauphin.

Cette discussion eut lieu à la fin de l’année. Mais d’autres circonstances avaient déjà aigri l’esprit du prince. Une des premières fut ce qui se passa pour le remplacement du duc de Rivière. Le Roi voulait que la place de gouverneur fût uniquement à sa nomination. Le conseil demanda à être consulté. La prétention du Roi fut appuyée par les ultras, celle des ministres par le pays tout entier.

Monsieur le Dauphin prit vivement parti pour son père. Il n’admettait pas qu’il ne pût exercer, dans le choix du gouverneur de son petit-fils, l’indépendance acquise de droit à tout chef de famille. Avec son peu de grâce accoutumée, il dit qu’on ne pouvait la lui refuser sans insolence.

Les ministres insistèrent cependant, et le Roi s’engagea à ne faire aucun choix sans qu’ils en fussent informés. Ils se mirent en quête de trouver une personne convenable. Le duc de Mortemart fut tâté. Mais, tandis qu’on négociait avec lui, le Roi fit prévenir ses ministres individuellement, à dix heures du soir, que la nomination du baron de Damas paraîtrait le lendemain au Moniteur.

C’était là ce qu’il appelait ne point faire un choix sans les en informer. Ils avaient compris différemment ses paroles, car, le bruit de cette nomination ayant circulé dans la camarilla, je sais que monsieur de Martignac en avait été averti par monsieur de Glandevès et qu’il lui avait répondu que cela était impossible parce que le conseil n’y consentirait jamais.

La niche du Roi eut un plein succès. Les ministres, n’ayant ni le temps de se réunir, ni celui de se concerter et d’adresser au Roi leurs remontrances en commun, aucun d’eux n’osa prendre sur lui d’arrêter la presse du Moniteur et la nomination y fut insérée. Le cabinet protesta ; mais son crédit reçut, dès lors, une atteinte dont il ne se releva plus.

Monsieur de Damas représentait la Congrégation incarnée. Il fut évident, pour tous, qu’il y avait au château une faction dont le crédit l’emportait sur celui des ministres et qui possédait la confiance du Roi. Monsieur le Dauphin détestait la Congrégation ; il faisait peu d’état de la personne de monsieur de Damas et aurait dû être contraire à sa nomination ; mais il s’était mis dans la tête que le choix du gouvernement de monsieur le duc de Bordeaux appartenait exclusivement au Roi et qu’en le lui refusant on le dépouillait du droit civil appartenant même à un particulier.

Un de ses aides de camp s’étant un jour, à déjeuner chez lui, aventuré à dire que l’éducation d’un enfant, dont la naissance avait été un événement national, devait être considérée comme une question gouvernementale, le prince entra dans une fureur dont lui-même fut promptement honteux, au point d’en faire excuse. Toutefois, il sentit plus tard combien ce choix de monsieur de Damas faisait un mauvais effet dans le pays et cela l’engagea à prêter les mains aux ordonnances qu’on fulmina contre les Jésuites et les petits séminaires.

Je n’entrerai pas dans le détail de ces grands événements. Quand j’entrevois l’histoire, ce n’est jamais que par le côté du commérage et de son rapport avec les individus que j’ai connus ; mais, comme j’aurai probablement à revenir sur ces ordonnances, dites de Juin, il m’a fallu les noter, ainsi que la part sincère que monsieur le Dauphin avait prise à leur rédaction.

Le Roi les garda quinze jours avant de les signer ; elles furent soumises à l’inspection de ses directeurs spirituels. Les chefs des jésuites les consentirent ; ils comprirent qu’en voulant résister dans ce moment ils seraient brisés, et ils crurent plus habile de plier, sûrs de trouver l’assistance du Roi quand les circonstances leur paraîtraient propices à se redresser.

Le Roi signa donc, en sûreté de conscience et nanti de toutes les autorisations de ses conseillers occultes, mais avec un chagrin profond dont nous retrouverons souvent les traces.

Quant à monsieur le Dauphin, ce fut son dernier acte de sagesse. Depuis ce moment, il ne cessa de s’éloigner de plus en plus des idées qu’il avait professées jusque-là. L’élection du général Clausel, comme député, acheva de le jeter dans les rangs des ultras. Il n’avait pu pardonner à cet officier l’expulsion de madame la duchesse d’Angoulême de Bordeaux, pendant les Cent-Jours, et il conçut de sa nomination un excès de déplaisance qui tenait de la monomanie.

Depuis cette époque, on ne retrouva plus en lui une seule lueur de ce bon sens sur lequel la France avait fondé des espérances pendant plusieurs années. Ce changement, qui bientôt fut connu de tout le monde, et l’éducation qu’on donnait à monsieur le duc de Bordeaux ameutèrent les passions contre la branche aînée et préparèrent la chute qui s’effectua en trois jours parce que toutes les racines étaient sapées, une à une, depuis plusieurs mois.

J’ai réuni ce que je sais des motifs qui ont agi sur l’esprit de monsieur le Dauphin. Peut-être y en a-t-il que j’ignore. Quelques personnes ont cru que Nompère de Champagny, un de ses aides de camp, jeune homme distingué et congréganiste zélé qui sembla suivre les impressions de son prince, les avait influencées.

Peut-être aussi, les exigences toujours croissantes du parti libéral lui firent-elles croire qu’il renfermait un élément démagogique qu’il fallait prendre la peine d’exterminer pour n’en être pas victime, et parvint-on à lui persuader que le système des concessions ne servait qu’à le renforcer. J’ignore le fond de ses pensées, mais les résultats ne furent que trop évidents.

Le conseil militaire que monsieur le Dauphin présidait avait repris ses séances et, chaque jour, le maréchal Marmont nous répétait à quel point il y soutenait des thèses surannées et des prétentions insensées. Je me rappelais les éloges des années précédentes et j’avoue que j’accusais la mobilité du maréchal de ce changement de langage ; mais malheureusement, il ne fut pas seul à faire des remarques si fatales à notre tranquillité, et tous les rapports militaient à montrer monsieur le Dauphin enrôlé parmi les plus violents réactionnaires.

J’insiste sur cette circonstance, dont peut-être l’histoire fera peu d’état, parce qu’à mon sens c’est ce qui a éloigné toutes les espérances, exaspéré les esprits et poussé aux excès de part et d’autre.

Le Roi fit un voyage en Alsace dans l’été de 1828. Il y fut reçu merveilleusement, ce qui le charma. Tous les discours qui lui furent adressés vantaient surtout les ordonnances contre l’établissement des jésuites. Monsieur de Martignac prit la peine de le faire remarquer à chaque fois. Le Roi en conçut un peu plus de dégoût pour son ministre et n’attribua qu’à l’amour porté à sa personne les démonstrations des habitants du pays qu’il traversait en triomphe.

Quelques petits souverains allemands vinrent lui faire leur cour à Strasbourg ; il se crut pour le moins Louis XIV.

Le ministère se traînait péniblement : il avait à combattre l’opposition de gauche et l’opposition de droite, composée des ultras, des congréganistes, des courtisans et, au fond, du Roi. Peut-être se serait-il soutenu, malgré ces obstacles, si tout ce qui désirait l’ordre, la tranquillité et le maintien des institutions s’était franchement appliqué à lui donner appui ; mais chacun voulait un peu plus ou un peu moins, blâmait, attaquait.

Le parti constitutionnel est essentiellement ergoteur. Il est composé d’individualités plus occupées à prouver leur capacité personnelle qu’à appuyer leurs chefs et, moyennant cela, on ne saurait moins gouvernementales. De sorte qu’en dernier résultat, le ministère n’étant complètement soutenu par aucun parti, peut-être faut-il s’étonner qu’il ait pu durer aussi longtemps. À la vérité, personne n’avait compris que sa chute entraînerait celle de la monarchie, car je crois que cette pensée aurait rallié bien du monde autour de lui.

Il était pourtant évident, pour les gens sages, que le ministère Martignac était de la couleur des ministères Richelieu, les seuls qui pussent faire vivre la Restauration, qu’il déplaisait mortellement au Roi et que, pour le soutenir contre l’influence de la couronne, ce n’était pas trop de toutes celles des Chambres.

Si tous les députés qui désiraient son maintien l’avaient hautement supporté, peut-être aurait-il pu retirer le vaisseau de l’État des écueils où monsieur de Villèle l’avait laissé engager. Mais ces regrets sont loin de nous. Seulement faut-il constater que nul n’est exempt de reproches, et que tout le monde a péché en contribuant à une catastrophe que bien peu appelaient de leurs vœux.

Pendant qu’on jouait ainsi la couronne à pair ou non, les plaisirs de la capitale n’en étaient pas moins vifs, et le carnaval de 1829 fut très brillant.

Les jeunes princes d’Orléans grandissaient et le Palais-Royal s’égayait. Aux concerts et aux dîners, avaient succédé des spectacles, des bals et des quadrilles. Madame la duchesse de Berry en profitait pour sa part et donnait, à son tour, de très belles fêtes. Les plus brillantes et les plus agréables se passaient dans l’appartement de ses enfants, sous le nom de la duchesse de Gontaut, ce qui dispensait des invitations d’étiquette et permettait de faire un choix parmi ce qu’il y avait de plus à la mode. Il y eut des bals déguisés où la magnificence de quelques costumes éblouissait les yeux, mais qui pourtant en masse n’offraient pas un joli spectacle. Madame la duchesse de Berry pensa qu’en laissant la liberté de se costumer, sans en imposer la nécessité, elle réussirait mieux et elle eut un plein succès.

Le goût du moyen âge commençait à se développer. Elle conçut l’idée de représenter la cour de François II. Tout ce qui était jeune, élégant ou très courtisan, put s’enrôler dans cette troupe pour laquelle on composa des marches, des évolutions et des danses ; le reste des invités, en costumes ordinaires, servait de spectateurs. Monsieur le duc de Chartres, représentant François II, attirait tous les regards.

C’était son premier début ; on admirait sa charmante figure et sa bonne grâce. Les personnes, admises aux répétitions, vantaient également ses manières polies et la finesse du tact qui dirigeait toutes ses actions. Le maître de ballet avait fait préparer un trône où il devait s’asseoir au-dessus de la reine, représentée par madame la duchesse de Berry. Monsieur le duc de Chartres refusa de l’occuper et y plaça madame de Podenas qui faisait le rôle de Catherine de Médicis. Cette petite circonstance eut un succès inouï aux Tuileries. Madame la Dauphine la racontait complaisamment comme une chose de très bon goût de la part de Chartres.

Y avait-il déjà un instinct qui annonçait que ce trône des Tuileries serait mis à sa portée ? Pour cette fois, il ne paraît pas disposé au bon goût d’y renoncer.

On nous raconta que madame la Dauphine avait fort blâmé le choix du rôle de Marie Stuart dont madame la duchesse de Berry s’était chargée. Peut-être n’était-il pas tout à fait convenable de représenter une reine décapitée dans le palais de Marie-Antoinette, mais madame la duchesse de Berry n’y voyait pas si loin : le Roi ne défendit pas le quadrille, et la princesse, selon son usage, ne tint nul compte de la désapprobation de sa belle-sœur.

Celle-ci avait assisté, en costume et couverte de pierreries, au bal déguisé, mais ne parut pas à celui du quadrille, sans faire valoir aucun prétexte de santé. Cependant, elle avait prêté ses diamants à la dame qui représentait la reine Marguerite d’Écosse qu’on avait supposée à la cour de sa fille pour ouvrir les rangs du quadrille à quelques dames anglaises qui désiraient en faire partie.

En général, les femmes étaient bien mises et fort à leur avantage. Les hommes, à très peu d’exception près, avaient l’air de masques du boulevard. Monsieur le duc de Chartres portait merveilleusement un magnifique costume, et le petit duc de Richelieu était mieux que je ne l’ai jamais vu avant ni depuis.

Quant à la reine de la fête, madame la duchesse de Berry, elle était abominable. Elle s’était fait arranger les cheveux d’un ébouriffage, peut-être très classique, mais horriblement mal seyant, et s’était affublée d’une longue veste d’hermine, avec le poil en dessus, qui lui donnait l’air d’un chien noyé. La chaleur de ce costume lui avait rougi la figure, le col et les épaules, qui ordinairement étaient très blancs, et jamais on n’a pris des soins plus heureusement réussis pour se rendre effroyable.

La petite Mademoiselle assistait à cette fête et s’en allait, de banquette en banquette, recueillant des suffrages d’admiration pour monsieur le duc de Chartres. La sienne paraissait très exaltée, et elle affichait pour lui une passion que ses dix années, point encore achevées, rendaient gracieuse. Cette jeune princesse promettait d’être fort accomplie, plutôt que jolie. Je n’ai pas eu l’honneur de l’approcher familièrement ; mais je la voyais quelquefois chez madame de Gontaut, et elle me paraissait très gentille. Elle comblait madame la duchesse d’Orléans de caresses et répétait souvent : « J’aime bien ma tante ; elle est bien bonne et puis elle est la mère de mon cousin Chartres. » Elle ne manquait jamais d’offrir ce cousin pour modèle à monsieur le duc de Bordeaux qu’elle régentait avec toute la supériorité de l’âge et de l’esprit.

Toute petite, elle s’intéressait déjà aux événements publics et savait très bien faire des politesses marquées à un homme politique, sans en être spécialement avertie. Madame de Gontaut, ayant compris que l’enfance d’une princesse ne doit pas être soumise à la même nullité d’impression que celle d’une particulière, encourageait à causer de toutes choses devant Mademoiselle qui n’avait pas tardé à y prendre intérêt. Il fallait d’ailleurs occuper une imagination très active, et surtout éclairer une disposition orgueilleuse qui n’était plus propre au temps où nous vivons.

Madame de Gontaut m’a raconté que, le lendemain du jour où monsieur le duc de Bordeaux fut séparé de sa sœur pour passer à l’éducation des hommes, elle conduisit, selon son usage quotidien, la petite princesse chez le Roi. Lorsqu’elles traversèrent la salle des gardes du corps, ils ne prirent pas les armes. Mademoiselle s’arrêtât tout court, avec étonnement et l’air fort mécontent. Lorsqu’elle sortit, plus tard dans la matinée, sa voiture se trouva sans escorte.

Le lendemain, la sentinelle qui ne savait pas encore la consigne appela aux armes en la voyant arriver ; elle s’arrêta, lui fit la révérence, et lui dit : « Je vous remercie, mais vous vous trompez, ce n’est que moi. » Elle refusa de faire sa promenade accoutumée.

Madame de Gontaut vit bien que c’était pour ne pas sortir sans escorte. Elle l’examinait attentivement, ne disait rien. Mademoiselle commençait à s’ennuyer de sa réclusion ; elle demanda à sa gouvernante s’il ne serait pas possible de sortir avec son frère, ajoutant qu’il serait bien plus amusant d’aller à Bagatelle avec lui que de se promener de son côté.

Madame de Gontaut lui répondit froidement : « Consultez-vous pendant une demi-heure, et, si, au bout de ce temps, vous venez me dire que c’est pour vous amuser à Bagatelle que vous désirez y aller avec monsieur le duc de Bordeaux, je me charge d’arranger la promenade. » Peu de minutes après, la jeune princesse, en larmes, vint avouer à Amie chérie, comme elle l’appelait, l’orgueilleuse faiblesse de son jeune cœur et le désespoir où elle était d’avoir tout à coup découvert que Bordeaux était tout et qu’elle n’était rien.

Il ne fut pas très difficile à une femme d’esprit comme madame de Gontaut de faire comprendre à une enfant d’une rare intelligence la petitesse de ce genre de prétention, et, peu de temps après, Mademoiselle tenait à récompense d’aller à pied, donnant le bras à madame de Gontaut et suivie à distance d’un valet de pied en habit gris, se promener, seule avec elle, dans les rues de Paris.

J’ai cité cette circonstance pour montrer combien le sang princier parle de bonne heure, et comme il est naturel qu’en vieillissant l’étiquette lui paraisse nécessaire à son existence.

Au reste, madame de Gontaut s’était vantée en affirmant qu’elle arrangerait la promenade à Bagatelle. Le baron de Damas, dans sa sapience, avait décidé de séparer les deux enfants. Il craignait pour monsieur le duc de Bordeaux l’habitude de vivre avec les femmes, et, dans son bigotisme, à mon sens bien immoralement indécent, avait commencé par défendre au jeune prince de huit ans d’embrasser sa sœur qui en avait neuf.

Tout le reste de l’éducation était également éclairé, et, hormis les exercices de gymnastique qu’il lui faisait faire comme s’il était destiné à débuter chez Franconi, le pauvre petit prince était élevé comme un moine et s’ennuyait à périr. La connaissance que le public acquérait de la culture qu’on donnait au souverain futur achevait de l’aliéner de celui qui régnait.