Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XVI

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 172-185).


CHAPITRE XVI


Bataille de Navarin. — Élections de 1827. — Société aide-toi Dieu t’aidera. — Intrigues du parti ultra. — Chute de monsieur de Villèle. — Séjour de dom Miguel à Paris. — Le ministère Martignac. — Désappointement de monsieur de Chateaubriand. — Il accepte l’ambassade de Rome. — Nouvelle intrigue de monsieur de Polignac. — Jeu bizarre de la nature.

Je n’ai point parlé de l’affaire grecque sous le rapport historique parce que je ne m’élève pas jusque-là, mais je ne puis la passer sous silence dans ses effets de salon. Il s’était établi que tout ce qui faisait opposition à la Cour était philhellène et que le gouvernement, quoique protégeant ostensiblement les grecs, leur était contraire. La Congrégation aimait mille fois mieux les turcs que ces hérétiques de grecs car, du moins, les premiers prêchaient l’absolutisme.

Le gain de la bataille de Navarin ne fit donc pas grand plaisir aux Tuileries, quoiqu’on n’osât pas l’accueillir tout à fait aussi mal qu’à Londres.

Je ne puis m’empêcher de signaler, à ce sujet, jusqu’où l’instinct patriotique est poussé en Angleterre. On y croyait l’émancipation des colonies espagnoles utile aux intérêts du commerce britannique, et on craignait que celle des grecs ne fût un accroissement d’importance pour la Russie. Les feuilles publiques, les réunions, les bancs des deux Chambres retentissaient des cruautés, des vexations, des intolérances exercées contre les américains espagnols, que tout le monde sait avoir été les colonies les plus paternellement traitées qui aient jamais existé.

Mais, en revanche, par cette espèce de franc-maçonnerie qui conduit toujours les anglais lorsqu’il s’agit des intérêts spéciaux de la vieille Angleterre, les massacres de Parga, d’Hydra, de Chio, toutes ces dames chrétiennes enlevées à leur famille et vendues sur les marchés de Smyrne n’arrachaient pas un cri à un seul organe de la presse. Pas un soupir n’a été poussé d’aucun banc de l’opposition ; et, malgré la vanité nationale si facilement exaltée par les succès maritimes, le ministère dans le discours de la Couronne se crut obligé de qualifier d’inopportune (untoward) la victoire de Navarin.

Chez nous, l’impression était bien différente ; et, puisqu’enfin cette victoire inopportune comblait de joie une grande partie du pays, monsieur de Villèle voulut profiter de la popularité qui en rejaillirait sur le gouvernement pour exécuter le parti arrêté de la dissolution de la Chambre des députés. Elle fut annoncée et les élections fixées à l’époque la plus rapprochée possible. Il espérait, par là, éviter les manœuvres des personnes qui lui étaient hostiles dans les deux oppositions. Car, il faut lui rendre justice, lui aussi était déjà juste milieu et avait pour ennemis actifs tous les exagérés du parti ultra.

La censure tombait de droit devant les élections. Je ne me souviens plus à quelle époque elle avait été rétablie. Elle était tellement impopulaire que les personnes, honorables d’ailleurs, auxquelles on avait imposé le métier de censeur se trouvèrent honnies de tout le monde. De plus, on n’y gagnait pas grand’chose ; jamais l’axiome italien fatta la legge trovato l’inganno ne fut plus complètement justifié.

Une société de gens de lettres politiques, à la tête de laquelle figurait monsieur de Chateaubriand, trouvait le moyen de faire publier et circuler des brochures suffisamment volumineuses et assez irrégulièrement distribuées pour échapper à la censure établie contre les journaux et les écrits périodiques. Il en pleuvait autour de nous et on se les arrachait.

Monsieur de Salvady se distingua dans cette guerre de plume, et monsieur Guizot y tint une place importante, mais c’est plus particulièrement dans l’organisation des manœuvres électorales qu’il prit la première.

La précaution, si évidente, de presser les élections excita une grande animadversion. Quand le gouvernement veut attraper les masses, il faut que ce soit assez délicatement pour que tout le monde ne s’en aperçoive pas à la fois et que l’impression des uns soit usée avant que les autres se trouvent avertis ; mais, quand le piège est assez grossier pour être vu de tous en même temps, on peut être assuré de créer, à l’instant même, une énorme difficulté.

Comme par un mouvement électrique, il se forma, dans chaque arrondissement, une réunion protectrice des droits électoraux. Les fraudes, employées aux dernières élections par l’administration de monsieur de Villèle et sur le renouvellement desquelles il comptait bien, devinrent impraticables.

Les associations, composées de grands propriétaires, de gens de lettres, d’avocats, d’hommes politiques, déployèrent la plus grande et la plus intelligente activité. En restant toujours dans une complète légalité, elles se formèrent en comités correspondant entre eux et surtout avec le comité central siégeant à Paris, d’où monsieur Guizot dirigeait toute cette organisation.

C’est là le berceau de cette société : Aide-toi, Dieu t’aidera qui n’a pas laissé de jouer un rôle dans la chute de la monarchie et a fini par devenir un repaire de factieux. C’est le sort des instruments fondés par les oppositions qu’ils échappent promptement aux mains qui les ont créés pour tomber dans de plus dangereuses.

Pendant que les esprits s’échauffaient au foyer électoral, on livrait au parti prêtre la nomination de soixante seize pairs. Ils furent choisis, presque exclusivement, parmi les congréganistes les plus zélés.

Tout le monde a vu la liste faite chez monsieur de Rivière, colportée par monsieur de Rougé, corrigée par les affidés et imposée à monsieur de Villèle qui l’aurait voulue autrement composée mais adoptait l’idée d’une nomination assez nombreuse pour dénaturer l’esprit de la majorité dans la Chambre haute.

Or, c’était là ce qui révoltait le pays ; car la sagesse de la pairie venait de le protéger contre les invasions du despotisme clérical ; et, dans ce moment même, il profitait de la clause habilement introduite dans la loi du jury sur la rectification des listes électorales pour échapper aux fraudes commises en 1824.

Cette Chambre était donc fort populaire, et la violence qu’on lui faisait exaspéra l’opinion publique qui s’était accoutumée à y chercher protection bien au delà de ce que monsieur de Villèle avait prévu.

Je me rappelle à ce sujet un dialogue qui me fut répété à l’instant même par un témoin auriculaire. Le président du conseil, descendant l’escalier du ministère de la marine, rencontra le sous-préfet de Saint-Denis qui le montait :

« Eh bien, monsieur le sous-préfet, vous répondez de votre élection.

— Non, monseigneur.

— Comment, vous aviez dit à monsieur de Corbière que vous en étiez sûr.

— Oui, monseigneur, mais c’était avant la nomination des pairs.

— Allons donc, mon ami, vous vous moquez de moi, qu’est-ce qu’une création de pairs peut faire à vos marchands de gadoue ? Ayez une bonne élection. C’est toujours la faute de l’administration quand elles sont mauvaises, souvenez-vous-en ! »

Le sous-préfet haussa les épaules, quand le ministre se fut éloigné, et acheva lentement de monter le degré, comme un homme très peu persuadé par l’éloquence élégante de son principal.

Beaucoup d’électeurs partagèrent les préventions de ceux de Saint-Denis et, stimulés, excités par le zèle des comités que j’ai signalés, nommèrent un assez grand nombre de députés hostiles au ministère pour que la majorité fût au moins douteuse.

Dans la disposition assez naturelle de rejeter sur d’autres le tort des actions qui tournent à mal, monsieur de Villèle ne put se retenir d’accuser la Congrégation et d’en témoigner beaucoup d’humeur contre elle. Il chercha à se rallier le petit noyau d’ultras aristocratiques qui était resté en dehors de la ligue jésuitique, mais il fut repoussé.

Il se retourna alors vers les royalistes constitutionnels qui, depuis trois ans, dirigeaient la conduite de la Chambre des pairs, mais ils étaient trop irrités par la mesure qui venait de frapper cette assemblée pour se rallier à celui qui l’avait signée.

Ces démarches du président du conseil ne purent être assez secrètes pour que la Congrégation n’en eût pas connaissance, et sa perte fut jurée. On fit venir monsieur de Polignac d’Angleterre, et le duc de Rivière acheva de décider le Roi au renvoi de monsieur de Villèle. Ces messieurs ne doutaient pas que le moment de leur triomphe ne fût arrivé.

Toutefois, monsieur de Villèle qui redoutait le crédit de Jules de Polignac, l’avait, à l’aide de ses propres dépêches et de la conduite qu’il tenait dans toutes les affaires, tellement discrédité dans l’esprit du Roi, tellement montré inepte, incapable, niais, que le monarque hésita et enfin recula devant l’idée de former un ministère portant cette couleur.

Malgré la profession de foi constitutionnelle que monsieur de Polignac vint faire à la tribune de la Chambre des pairs où, dans le discours le plus ridicule, il prévint la France que ses enfants apprenaient à lire dans la Charte, malgré les soins qu’il se donna pour se rapprocher des hommes que j’appellerai de la patrie parce que c’est à eux qu’elle a eu recours dans toutes les crises, il échoua et la chute de la monarchie fut ajournée.

Le ministère Martignac fut nommé sous le patronage de monsieur le Dauphin. Monsieur de Polignac retourna furieux à son poste de Londres, sans renoncer aux intrigues ourdies par la coterie dévote. Le pauvre duc de Rivière, plus loyal et déjà malade, fut tellement affecté du mauvais succès de ses efforts et d’avoir efficacement travaillé à un résultat qui lui paraissait l’abomination de la désolation que son mal s’aggrava. Il mourut, peu de semaines après, en se reprochant amèrement la part qu’il avait prise à la chute de monsieur de Villèle.

C’est au plus fort de cette tourmente ministérielle que dom Miguel, déjà connu pour ses violences envers sa famille, repassa par Paris en quittant Vienne pour aller à Lisbonne gouverner au nom de sa fiancée, la petite reine doña Maria.

Réconcilié avec dom Pedro et reconnu par les puissances européennes comme mari de la reine du Portugal, il fut accueilli à notre Cour avec les honneurs qu’on lui avait refusés à son premier passage où il n’avait laissé d’autre souvenir que celui d’une scène faite à l’ambassadeur du Roi son père, le marquis de Marialva, pour en obtenir de l’argent. Elle avait été accompagné de formes si menaçantes que le pauvre marquis avait dû fuir et appeler au secours contre le forcené qui le poursuivait le couteau à la main. Déjà valétudinaire, il ne s’était pas relevé d’une si chaude alarme. Quoique ce genre d’illustration fût peu attrayant, il m’avait inspiré la curiosité de voir dom Miguel qu’on prétendait réformé par les bonnes inspirations de monsieur de Metternich.

On donna un spectacle aux Tuileries à son occasion et j’en profitai avec empressement.

Au lieu du tyran, à physionomie sombre, que je m’attendais à trouver, je vis arriver, avec notre famille royale, un jeune homme d’une figure charmante, ayant l’air noble, distingué, le sourire doux, le regard calme et brillant, le geste gracieux. Placé entre madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry, il s’entretint avec elles d’un air d’aisance intelligente. En un mot, il ne ressemblait, en aucune façon, à la bête farouche que j’allais chercher à ce spectacle.

Le dimanche suivant, il y eut assemblée chez madame la duchesse de Berry ; j’y fus invitée. Dom Miguel s’y montra également prince gracieux et homme de bonne compagnie. Il parlait à presque toutes les femmes. La curiosité nous amenait autour de lui, et nous faisions cercle dans un moment où un de ses aides de camp lui nomma un portugais, je crois, qui demandait à lui être présenté. Il tourna sur lui-même, comme sur un pivot, lança en s’éloignant un regard qui nous fit toutes reculer. Le tigre était retrouvé. Je ne puis exprimer comment, dans l’espace de moins d’une seconde, les beaux traits de son visage s’étaient subitement déformés et avaient produit un aspect hideux. Il fut quelque temps à reprendre sa beauté. L’aide de camp resta comme transfixé à la place où il avait prononcé des paroles si mal accueillies.

Voilà tous mes rapports avec ce prince ; mais le coup d’œil que j’ai surpris en cette occasion m’a rendu probables les récits de ces folles cruautés : certainement il y avait de l’aliénation dans ce regard.

Ces remarques sur la physionomie me reportent à l’état où je trouvai monsieur de Chateaubriand le lendemain du jour où les noms des nouveaux ministres parurent dans le Moniteur.

Il avait activement travaillé à renverser monsieur de Villèle et il croyait, en satisfaisant sa haine, paver simultanément le chemin qui le ramènerait à cet hôtel des affaires étrangères dont il avait été si brutalement expulsé et où il prétendait rentrer par droit de conquête.

Il pensait être indispensable à la formation d’un ministère constitutionnel. Dans les pourparlers qui avaient précédé la nomination, il s’était toujours placé comme président du conseil et ne discutait que les noms de ses collègues. Il avait choisi monsieur Royer-Collard pour l’intérieur. Cela pouvait être assez habile sous le point de vue parlementaire.

Monsieur Royer-Collard était aussi libéral que le pouvait être un royaliste. Il était de bonne foi dans ces deux sentiments, et cela lui avait valu une énorme majorité de suffrages dans sept collèges électoraux ; mais, sous le rapport gouvernemental, tout ce qui avait fréquenté monsieur Royer-Collard savait combien peu il était homme pratique et quels obstacles il apporterait dans un conseil. Charles x avait donc bien quelque raison de s’opposer à un choix qui cependant aurait été populaire.

Monsieur de Chateaubriand ayant dit que monsieur Royer-Collard lui paraissait indispensable, on feignit de comprendre qu’il n’entrerait pas sans lui dans une combinaison ministérielle. Pendant ce temps, on entourait monsieur de La Ferronnays pour lui faire accepter les affaires étrangères. Il consentit ; et, tandis que messieurs de Chateaubriand et Royer-Collard, se tenant pour indispensables, attendaient, enveloppés dans leur suffisance, qu’on vint solliciter leurs concours, ils lurent dans le Moniteur la formation de ce ministère jugé impossible et composé des gens qu’eux-mêmes désignaient comme de leur parti.

Je ne sais quel fut l’effet sur monsieur Royer-Collard ; mais, pour monsieur de Chateaubriand, il fut si furieux qu’il en pensa étouffer ; il fallut lui mettre un collier de sangsues, et, cela ne suffisant pas, on lui en posa d’autres aux tempes. Le lendemain, la bile était passée dans le sang ; il était vert comme un lézard. Cependant, l’agitation où il était ne lui permettant pas de rester chez lui, je le rencontrai dans une maison où il était venu promener son inquiétude. Les stigmates, laissés par les sangsues, lui permettaient d’attribuer son changement à la maladie.

Je n’ai guère vu de spectacle plus triste que celui de cet homme, à qui on ne peut refuser une capacité peu ordinaire et auquel sa profonde indifférence pour tout ce qui ne blesse pas son amour-propre donne l’air d’une habituelle bonhomie, bouleversé et accablé à ce point par un revers d’ambition. S’il avait pu attaquer le nouveau ministère avec le même acharnement que le dernier, son chagrin aurait été moins poignant ; mais il comprenait bien que toutes ses armes offensives se trouvaient, sinon brisées, au moins bien émoussées, et il se sentait complètement joué.

Hyde de Neuville, que lui-même avait désigné et qui lui devait toute son importance, avait été mandé par lui et traité du haut en bas pour avoir consenti à être nommé ministre de la marine. Il n’avait trouvé grâce qu’en promettant d’entraver les affaires, de manière à rendre promptement nécessaire un remaniement qui ramènerait monsieur de Chateaubriand sur la scène où son ambition l’appelait.

Quelque chagrin qu’eût le Roi des choix que la nécessité lui imposait, il fut un peu consolé par la pensée que, du moins, monsieur de Chateaubriand se trouvait exclu. Quoique monsieur de La Ferronnays ne lui fût nullement agréable, il le préférait encore.

De tous les ministres, celui des affaires étrangères se trouve le plus directement en contact avec le souverain. Ses attributions renferment les tracasseries qui font le sujet des conversations intimes et du commérage royal. Il faut une personne qui entende, comprenne et puisse entrer dans leurs plus petites susceptibilités, leurs préférences et leurs répugnances.

Sous ce rapport, monsieur de La Ferronnays était très bien choisi ; mais les princes n’avaient jamais pu lui pardonner sa rupture avec monsieur le duc de Berry, et il en était résulté un levain de mécontentement qui fermentait à chaque occasion.

Monsieur le Dauphin l’éprouvait si vivement que, dès l’instant où monsieur de La Ferronnays dut en faire partie, la faveur qu’il accordait au ministère nouveau subit une sensible altération.

Chacun sentait le besoin de neutraliser monsieur de Chateaubriand. Sans le vouloir pour collègue, on le redoutait comme ennemi, et le Roi ne trouvait aucun prix trop cher pour l’éloigner de ses conseils et de sa présence. On commença, sous prétexte de je ne sais quelle restitution, par lui donner une grosse somme d’argent pour payer ses dettes que, Dieu merci, il a toujours en permanence. Puis, à force de supplications, on obtint de lui de désigner l’ambassade de Rome comme à sa convenance. Elle était occupée par le duc de Laval que monsieur de Chateaubriand professait aimer beaucoup, mais cela ne l’arrêta pas un instant. Monsieur de Laval fut rappelé immédiatement, à sa grande désolation, et nommé à l’ambassade de Vienne où il remplaça le duc de Caraman.

Celui-ci avait été mandé par un courrier qui n’expliquait pas le motif de cet ordre soudain. Il se crut destiné au ministère, se jeta dans une chaise de poste et arriva avec une célérité incroyable. Grande fut sa déconvenue quand il fut averti que toute cette hâte n’avait servi qu’à l’éloigner d’un poste où il se plaisait infiniment.

Monsieur de Chateaubriand se résigna à aller passer quelques mois à Rome, en laissant ses intérêts entre les mains de partisans qu’il croyait disposés à les bien exploiter.

À peine débarrassé de cet incommode candidat, monsieur de La Ferronnays eut à en subir un autre. Monsieur de Polignac revint de Londres et se prit à intriguer autour du Roi. Monsieur de La Ferronnays m’a raconté la façon dont il s’en était expliqué avec lui. Il avait placé son portefeuille sur une table, entre eux, et lui avait dit :

« Le veux-tu ? Prends-le franchement, je n’y tiens pas, et je vais de ce pas le dire au Roi ; mais, si je dois rester ministre, je ne puis ni ne veux souffrir ta présence ici et les intrigues auxquelles elle donne lieu. »

Monsieur de Polignac balbutia quelques méchantes excuses.

« Eh bien, en ce cas-là, reprit monsieur de La Ferronnays, si tu ne prétends pas rester pour être ministre, pars tout de suite pour Londres. »

Jules fut obligé de prendre ce parti, car il n’aurait pu s’arranger avec les collègues de monsieur de La Ferronnays, et le Roi était encore assez sous les impressions que monsieur de Villèle lui avait inculquées de l’incapacité de monsieur de Polignac pour n’oser suivre son goût en le mettant à la tête du conseil.

Par une fausse idée de générosité, monsieur de La Ferronnays, après cette explication, s’appliqua à les détruire, et, sous ce point de vue, il est un peu coupable de la catastrophe dont Jules a été le principal instrument.

Le premier soin du nouveau ministère fut de renvoyer messieurs Franchet et Lavau, directeur de la police générale et préfet de police de Paris, tous deux congréganistes de la plus stricte observance. Le Roi se soumettait à ces mesures indispensables, mais comme un blessé se soumet à l’amputation.

Messieurs de Villèle et de Peyronnet, nommés pairs, se présentèrent fièrement à la Chambre haute à la tête de la phalange qu’ils y avaient fait entrer. Ils s’aperçurent bientôt qu’elle ne leur serait pas longtemps fidèle. Les nouveaux pairs furent promptement modifiés par l’influence de leurs collègues.

On n’entend pas impunément parler raison autour de soi plusieurs heures par semaines, et c’est un des motifs pour lesquels les directeurs congréganistes défendaient à leurs adeptes la fréquentation des personnes qui n’étaient pas dans le giron de la société.

Monsieur de Villèle s’aperçut, assez vite, qu’il n’avait point chance de succès dans ce moment pour n’essayer d’aucune intrigue. Il resta dans une opposition froide, et bientôt s’éloigna tout à fait de Paris. Je ne prétends pas qu’il eût renoncé à tout projet d’ambition, mais il ne croyait pas le terrain favorablement disposé, pour établir ses batteries, et monsieur de Villèle sait attendre.

Je ne veux pas oublier de noter une singularité à laquelle je suis forcé de croire parce que je l’ai vue. En 1828, ou peut-être 27, on m’amena une petite fille de deux ans dont les yeux brillants, d’un bleu azuré, ne présentaient rien de remarquable au premier aperçu ; mais, en l’examinant, avec plus de soin, on voyait que la prunelle était composée de petits filaments, formant des lettres blanches, sur un fond bleu, placées en exergue autour de la pupille. On y lisait : Napoléon Empereur.

Le mot Napoléon était également distinct dans les deux yeux. Les premières lettres de celui Empereur étaient brouillées dans un des yeux et les dernières dans l’autre. La petite était fort jolie et sa vue paraissait bonne.

Sa mère, paysanne de Lorraine, racontait, avec une grande simplicité, le motif auquel elle attribuait ce bizarre jeu de la nature. Un frère, qu’elle aimait tendrement, était tombé à la conscription. En partant, il lui avait donné une pièce neuve de vingt sols, en lui recommandant de la garder pour l’amour de lui. Peu de temps après, elle apprit que son régiment devait passer à trois lieues de son village ; elle y courut pour le voir quelques instants. Au retour, harassée de fatigue et de soif, elle s’arrêta dans un cabaret, à moitié chemin, pour boire un verre de bière. Lorsqu’il fallut payer son écot, elle s’aperçut qu’ayant donné à son frère tout ce qu’elle avait emporté d’argent il ne lui restait que la précieuse pièce de vingt sols qu’elle portait toujours sur elle. Elle voulut obtenir crédit, mais l’hôte fut impitoyable ; elle sacrifia son pauvre trésor, en gémissant, et revint chez elle désolée. Ses larmes ne tarissaient pas. Son mari, le dimanche suivant, alla à la recherche de cette pièce qu’il parvint à se faire rendre. Lorsqu’il la lui rapporta sa joie fut si vive que l’enfant, qu’elle portait dans son sein, tressaillit et elle se sentit pâmer. Je me sers de son expression.

La petite fille portait dans ses yeux la fidèle empreinte de la pièce de vingt sols. Je ne prétends pas faire un traité de physiologie pour rechercher comment une telle chose a pu arriver ; j’affirme seulement que je l’ai vue et que toute fraude était impossible. Le médecin d’un bourg voisin avait entrepris de montrer l’enfant, pour de l’argent, et la mère l’accompagnait. Le gouvernement s’opposa à toute publicité. On ne permit aucune annonce et on abrégea le séjour à Paris.

Je n’en ai plus entendu parler. Si pareil accident était arrivé sous le règne de l’Empereur, les cent bouches de la renommée n’auraient pas suffi à le raconter.