Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre XVI

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 293-301).


CHAPITRE xvi


Mort de madame de Staël. — Effet de son ouvrage sur la Révolution. — Je retourne à Londres. — Agents du parti ultra. — Présentation de la note secrète. — Le Roi ôte le commandement des gardes nationales à Monsieur. — Fureur de Jules de Polignac. — Conspiration du bord de l’eau. — Congrès d’Aix-la-Chapelle. — Le duc de Richelieu obtient la libération du territoire.

J’ai négligé de parler dans le temps de la mort de madame de Staël. Elle avait eu lieu, pendant un de mes séjours en Angleterre, à la suite d’une longue maladie qu’elle avait traînée le plus tard possible dans ce monde de Paris qu’elle appréciait si vivement. Elle y faisait peine à voir au commencement des soirées. Elle arrivait épuisée par la souffrance mais, au bout de quelque temps, l’esprit prenait complètement le dessus de l’instinct, et elle était aussi brillante que jamais, comme si elle voulait témoigner jusqu’au bout de cette inimitable supériorité qui l’a laissée sans pareille.

La dernière fois que je la vis, c’était le matin ; je partais le lendemain. Depuis quelques jours, elle ne quittait plus son sofa ; les taches livides dont son visage, ses bras, ses mains étaient couverts n’annonçaient que trop la décomposition du sang. Je sentais la pénible impression d’un adieu éternel et sa conversation ne roulait que sur des projets d’avenir. Elle était occupée de chercher une maison où sa fille, la duchesse de Broglie, grosse et prête d’accoucher, serait mieux logée.

Elle faisait des plans de vie pour l’hiver suivant. Elle voulait rester plus souvent chez elle, donner des dîners fréquents. Elle désignait par avance des habitués. Cherchait-elle à s’étourdir elle-même ? Je ne sais ; mais le contraste de cet aspect si plein de mort et de ces paroles si pleines de vie était déchirant ; j’en sortis navrée.

Il y avait une trop grande différence d’âge et assurément de mérite entre nous pour que je puisse me vanter d’une liaison proprement dite avec madame de Staël, mais elle était extrêmement bonne pour moi et j’en étais très flattée. Le mouvement qu’elle mettait dans la société était précisément du genre qui me plaisait le plus, parce qu’il s’accordait parfaitement avec mes goûts de paresse.

C’était sans se lever de dessus son sofa que madame de Staël animait tout un cercle ; et cette activité de l’esprit m’est aussi agréable que celle du corps me paraît assommante. Quand il me faut aller chercher mon plaisir à grands frais, je cours toujours risque de le perdre en chemin.

Sans être pour moi une peine de cœur, la mort de madame de Staël me fut donc un chagrin. Le désespoir de ses enfants fut extrême. Ils l’aimaient passionnément et la révélation faite sur son lit de douleur et dont j’ai déjà parlé n’affaiblit ni leur sentiment ni leurs regrets.

Auguste de Staël se rendit l’éditeur d’un ouvrage auquel elle travaillait et qui parut au printemps de 1818. Il produisit un effet dont les résultats n’ont pas été sans importance. Pendant l’Empire, la Révolution de 1793 et ceux qui y avaient pris part étaient honnis. La Restauration ne les avait pas réhabilités et personne ne réclamait le dangereux honneur d’avoir travaillé à renverser le trône de Louis XVI. On aurait vainement cherché en France un homme qui voulût se reconnaître ouvrier en cette œuvre. Les régicides mêmes s’en défendaient ; une circonstance fortuite les avait poussés dans ce précipice, et, somme toute, le petit chat (peut-être encore parce qu’il ne savait pas s’en expliquer) se trouvait le seul coupable.

Le livre de madame de Staël changea tout à coup cette disposition, en osant parler honorablement de la Révolution et des révolutionnaires. La première, elle distingua les principes des actes, les espérances trompées des honnêtes gens des crimes atroces qui souillèrent ces jours néfastes et ensevelirent sous le sang toutes les améliorations dont ils avaient cru doter la patrie. Enfin elle releva tellement le nom de révolutionnaire que, d’une cruelle injure qu’il avait été jusque-là, il devint presque un titre de gloire. L’opposition ne le repoussa plus. Les libéraux se reconnurent successeurs des révolutionnaires et firent remonter leur filiation jusqu’à 1789.

Messieurs de Lafayette, d’Argenson, de Thiard, de Chauvelin, de Girardin, etc., formèrent les anneaux de cette chaîne. Les Lameth, quoique réclamant le nom de patriotes de 89, et repoussés par les émigrés et la Restauration, ne s’étaient pas ralliés à l’opposition antiroyaliste. Ils demeuraient libéraux assez modérés, après avoir servi à l’Empereur avec bien moins de zèle que ceux dont je viens de citer les noms.

Je crois que cet ouvrage posthume de madame de Staël a été un funeste présent fait au pays et n’a pas laissé de contribuer à réhabiliter cet esprit révolutionnaire dans lequel la jeunesse s’est retrempée depuis et dont nous voyons les funestes effets. Dès que le livre de madame de Staël en eut donné l’exemple, les hymnes à la gloire de 1789 ne tarirent plus. Il y a bien peu d’esprits assez justes pour savoir n’extraire que le bon grain au milieu de cette sanglante ivraie. Aussi avons-nous vu depuis encenser jusqu’au nom de Robespierre.

Le troisième volume est presque entièrement écrit par Benjamin Constant ; la différence de style et surtout de pensée s’y fait remarquer. Il est plus amèrement républicain ; les goûts aristocratiques qui percent toujours à travers le plébéisme de madame de Staël ne s’y retrouvent pas.

Une fièvre maligne, dont je pensai mourir, me retint plusieurs semaines dans ma chambre. Je n’en sortis que pour soigner ma belle-sœur qui fit une fausse couche de quatre mois et demi et ne laissa pas de nous donner de l’inquiétude pour elle et beaucoup de regrets pour le petit garçon que nous perdîmes. Aussitôt qu’elle fut rétablie, je retournai à Londres.

L’affaire des liquidations, fixée enfin à seize millions pour les réclamations particulières, avait fort occupé mon père. Il avait sans cesse vu renaître les difficultés, qu’il croyait vaincues, sans pouvoir comprendre ce qui y donnait lieu. Une triste découverte expliqua ces retards.

La loyauté de monsieur de Richelieu avait dû se résigner aux roueries inhérentes aux nécessités gouvernementales. Il s’était apprivoisé depuis mon aventure au sujet du docteur Marshall. Le cabinet noir lui apporta les preuves les plus flagrantes de la façon dont monsieur Dudon, commissaire de la liquidation, vendait les intérêts de la France aux étrangers, à beaux deniers comptants.

Des lettres interceptées, écrites à Berlin, et lues à la poste de Paris, en faisaient foi. Le duc de Richelieu chassa monsieur Dudon honteusement ; mais, ne pouvant publier la nature des révélations qui justifiaient sa démarche, il se fit de monsieur Dudon un ennemi insolent. Devenu, immédiatement, royaliste de la plus étroite observance, monsieur Dudon se donna pour victime de la pureté de ses opinions et n’a pas laissé d’être incommode par la suite.

Dès qu’il eut été remplacé par monsieur Mounier, les affaires marchèrent. L’intégrité de celui-ci débrouilla ce que l’autre avait volontairement embrouillé. Les liquidations furent promptement réglées et la conclusion fut un succès pour le gouvernement. C’est à cette occasion que s’est formée la liaison intime du duc de Richelieu avec monsieur Mounier.

À mesure que les affaires d’argent s’aplanissaient, l’espoir de notre émancipation se rapprochait et les fureurs du parti ultra s’exaspéraient dans la même proportion. Sa niaiserie était égale à son intolérance.

Je me souviens qu’avant de quitter Paris j’entendais déblatérer contre le gouvernement qui exigeait des capitalistes français 66 d’un emprunt nouveau, tandis qu’il n’avait pu obtenir que 54 l’année précédente de messieurs Baring et Cie ; faisant crime au ministère que le crédit public se fût, en quelques mois, élevé de 12 pour 100 sous son administration ! Il faut avoir vécu dans les temps de passion pour croire à de pareilles sottises.

Nous vîmes arriver successivement à Londres plusieurs envoyés de Monsieur, les Crussol, les Fitz-James, les La Ferronnays, les de Bruges, etc. Mon père était très bien instruit de leur mission ; les ministres anglais en étaient indignés. Le duc de Wellington signalait d’avance la fausseté de leurs rapports. Tous venaient représenter la France sous l’aspect le plus sinistre et le plus dangereux pour le monde et réclamaient la prolongation de l’occupation étrangère.

Le duc de Fitz-James força tellement la mesure que lord Castlereagh lui dit :

« Si ce tableau était exact, il faudrait sur-le-champ rappeler nos troupes, former un cordon autour de la France et la laisser se dévorer intérieurement. Heureusement, monsieur le duc, nous avons des renseignements moins effrayants à opposer aux vôtres. »

L’expression de ces messieurs, en parlant de mon père, était que c’était dommage mais qu’il avait passé à l’ennemi. Quel bonheur pour la monarchie, si elle avait été exclusivement entourée de pareils ennemis ! Monsieur de Richelieu, selon eux, avait eu de bonnes intentions mais il était perverti.

Quant aux autres ministres, c’étaient des gueux et des scélérats : messieurs Decazes, Lainé, Pasquier, Molé, Corvetto ; il n’y avait rémission pour personne. À mesure que la libération de la patrie approchait, l’anxiété du parti redoublait. Je crois que c’est à cette époque que parut le Conservateur. Cette publication hebdomadaire avait pour rédacteur principal monsieur de Chateaubriand, mais tous les coryphées parmi les ultras y déposaient leur bilieuse éloquence. Cet organe a fait bien du mal au trône.

Jules de Polignac arriva le dernier en Angleterre ; il était porteur de la fameuse note secrète, œuvre avouée et reconnue de Monsieur, quoique monsieur de Vitrolles l’eut rédigée.

Jamais action plus antipatriotique n’a été conseillée à un prince ; jamais prince héritier d’une couronne n’en a fait une plus coupable. Les cabinets étrangers l’accueillirent avec mépris, et le roi Louis XVIII en conçut une telle fureur contre son frère que cela lui donna du courage pour lui ôter le commandement des gardes nationales du royaume.

Depuis longtemps les ministres sollicitaient du Roi de rendre au ministère de l’intérieur l’organisation des gardes nationales et de les remettre sous ses ordres ; le Roi en reconnaissait la nécessité mais reculait effrayé des cris qu’allait pousser Monsieur.

Il avait été, dès 1814, nommé commandant général des gardes nationaux de France. Il avait formé un état-major à son image. Des inspecteurs généraux allaient chaque trimestre faire des tournées et s’occupaient des dispositions des officiers qui tous étaient nommés par Monsieur et à sa dévotion. La plupart étaient membres de la Congrégation. Leur correspondance avec Jules de Polignac, premier inspecteur général, était journalière et sa police s’exerçait avec activité et passion.

C’était un État dans l’État, un gouvernement dans le gouvernement, une armée dans l’armée. Ce qu’à juste titre on a nommé le gouvernement occulte était alors à son apogée. L’ordonnance qui ôtait le commandement à Monsieur enlevait au parti une grande portion de son pouvoir en le privant d’une force armée aussi énorme dont il pouvait disposer et qui ne recevait d’ordres que de lui.

Jules de Polignac en apprit la nouvelle (car cela avait été tenu fort secret) par ma mère qui lui donna le Moniteur à lire. Malgré sa retenue habituelle, il fut assez peu maître de lui pour prononcer quelques mots, trouvés si coupables par ma mère qu’elle lui dit vouloir aller aussitôt les rapporter à mon père pour qu’il en donnât avis au Roi. Averti de son imprudence, il chercha à les tourner en plaisanterie ; mais ne pouvant réussir à faire prendre le change à ma mère, il eut recours à des supplications, qui allèrent jusqu’aux larmes et aux génuflexions, et obtint enfin la parole qu’elle ne répéterait pas un propos qu’il assurait n’avoir pas l’importance qu’elle voulait y donner.

Je n’ai jamais su précisément les mots. Seulement le nom de monsieur de Villèle y était mêlé et j’ai eu lieu de croire que la conspiration, dite du bord de l’eau, dont la réalité n’est révoquée en doute par aucune des personnes instruites des affaires à cette époque, cette conspiration, qui avait pour but de faire régner Charles x avant que le Ciel eût disposé de Louis xviii, n’était que le commentaire des paroles échappées à la colère de Jules.

Je n’entre pas dans plus de détails sur cet événement, quoique la plupart des acteurs parmi les conspirateurs, aussi bien que parmi ceux qu’ils devaient attaquer, fussent des personnes avec lesquelles nos relations étaient intimes ; mais j’étais absente lors de la découverte, et le projet remontait si haut que le ministère et le Roi ne voulurent pas aller jusqu’à la source. On se borna à l’éventer sans donner aucune suite aux recherches.

Le Roi en conçut un mortel chagrin et ne laissa pas ignorer à son frère qu’il en était instruit. Je ne sais pas si monsieur le duc de Berry était dans le secret ; j’espère que non. Quant à monsieur le duc d’Angoulême, le parti s’en cachait avec plus de soin que d’aucune autre personne.

Quoique la sagesse du gouvernement eût assoupi le bruit de cette affaire, le parti ultra se trouva un peu gêné par cette découverte. Il était en position de garder des mesures avec le pouvoir ; il devint, ou du moins chercha à paraître, plus modéré pendant quelque temps.

Cela ne l’empêcha pas d’avoir au Congrès d’Aix-la-Chapelle des agents occupés à déjouer auprès des étrangers les négociations du duc de Richelieu. Elles réussirent cependant et il eut la gloire et le bonheur de signer le traité qui délivrait son pays d’une garnison étrangère. Sans doute c’était encore à titre onéreux, mais la France pouvait payer les charges qu’elle acceptait ; ce qu’elle ne pouvait plus supporter, c’était l’humiliation de n’être pas maîtresse chez elle.

Le respect et la confiance qu’inspirait le caractère loyal de monsieur de Richelieu entrèrent pour beaucoup dans le succès de cette négociation qui nous combla de joie.

Je me rappelle que, le jour où la signature du traité fut apprise à Londres, tout le corps diplomatique et les ministres anglais accoururent chez mon père lui faire compliment et partager notre satisfaction. Les hommages pour le duc de Richelieu étaient dans toutes les bouches ; chacun avait un trait particulier à citer de son honorable habileté.