Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/III/Chapitre VII

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 262-280).


CHAPITRE vii


Esprit des émigrés rentrés. — L’Empereur et le roi de Rome. — Les idéalistes. — Monsieur de Chateaubriand. — Les Madames. — La duchesse de Lévis. — La duchesse de Duras. — La duchesse de Châtillon. — Le comte et la comtesse de Ségur.

Je ne puis jamais me rappeler sans honte les vœux antinationaux que nous formions et la coupable joie avec laquelle l’esprit de parti nous faisait accueillir les revers de nos armées. J’ai lu depuis le portrait que Machiavel fait des Fuori inciti, et c’est la rougeur sur le front que j’ai dû en avouer la ressemblance. Les émigrés de tous les temps et de tous les pays devraient en faire leur manuel ; ce miroir les ferait reculer devant leur propre image. Sans doute, nos sentiments n’étaient pas communs à la majorité du pays, mais je crois que les masses étaient devenues profondément indifférentes aux succès militaires.

Lorsque le canon nous annonçait le gain de quelque brillante bataille, un petit nombre de personnes s’en affligeait, un nombre un peu plus grand s’en réjouissait, mais la population y restait presque insensible. Elle était rassasiée de gloire et elle savait que de nouveaux succès entraînaient de nouveaux efforts. Une bataille gagnée était l’annonce d’une conscription, et la prise de Vienne n’était que l’avant-coureur d’une marche sur Varsovie ou sur Presbourg. D’ailleurs, on avait peu de foi à l’exactitude des bulletins, et leur apparition n’excitait guère d’enthousiasme. L’Empereur était toujours accueilli beaucoup plus froidement à Paris que dans toutes les autres villes.

Pour rendre hommage à la vérité, je dois dire cependant que, le jour où le vingt-sixième coup de canon annonça que l’Impératrice était accouchée d’un garçon, il y eut dans toute la ville un long cri de joie qui partit comme par un mouvement électrique. Tout le monde s’était mis aux fenêtres ou sur les portes ; pour compter les vingt-cinq premiers, le silence était grand, le vingt-sixième amena une explosion. C’était le complément du bonheur de l’Empereur, et on aime toujours ce qui est complet. Je ne voudrais pas répondre que les plus opposants n’aient pas ressenti en ce moment un peu d’émotion.

Nous inventâmes une fable sur la naissance de cet enfant qu’on voulut croire supposé. Cela n’avait pas le sens commun. L’Empereur l’aimait passionnément et, dès que le petit roi put distinguer quelqu’un, il préféra son père à tout. Peut-être l’amour paternel l’aurait porté à être plus avare du sang des hommes.

J’ai entendu raconter à monsieur de Fontanes qu’un jour où il assistait au déjeuner de l’Empereur, le roi de Rome jouait autour de la table ; son père le suivait des yeux avec une vive tendresse, l’enfant fit une chute, se blessa légèrement, il y eut grand émoi. Le calme se rétablit, l’Empereur tomba dans une sombre rêverie, puis l’exprimant tout haut sans s’adresser directement à personne :

« J’ai vu, dit-il, le même boulet de canon en emporter vingt d’une file. »

Et il reprit avec monsieur de Fontanes l’affaire dont sa pensée venait d’être distraite par des réflexions dont on suit facilement le cours. Au reste, les mécomptes commençaient pour lui et contribuèrent peut-être à ces retours philanthropiques.

Je n’en finirais pas si je voulais raconter tous les on-dit sur l’Empereur mais, comme ils ne m’arrivaient qu’à travers le prisme de l’opposition, je m’en méfie moi-même. Si ce prisme montrait pourtant les objets sous de fausses couleurs, du moins il les grandissait, car j’ai été étonnée de trouver combien les hommes, qui semblaient à nos yeux devoir être aussi grands que les actions auxquelles Napoléon les employait, se sont trouvés médiocres et petits quand il a cessé de les soutenir. Un de ses plus grands talents était de découvrir de son regard d’aigle la spécialité de chacun, de l’y appliquer et, par là, d’en tirer tout le parti possible.

Les seules personnes contre lesquelles il eût une répugnance invincible, c’étaient les véritables libéraux, ceux qu’il appelait les idéalistes. Quand une fois un homme était affublé par lui de ce sobriquet, il n’y avait plus à en revenir ; il l’aurait volontiers envoyé à Charenton et le regardait comme un fléau social. Hélas ! nous forcera-t-on à convenir que le génie gouvernemental de Bonaparte l’inspirait juste et que ces esprits rêveurs du bonheur des nations, fort respectables sans doute, ne sont point applicables, qu’ils ne servent qu’à exciter les passions de la multitude en les flattant et à amener la désorganisation de la société ? Je ne le pensais pas alors, et la répugnance de l’Empereur pour les idéalistes, dont j’aurais volontiers fait mes oracles, me paraissait un grand tort.

Au nombre de ces idéalistes, il rangeait monsieur de Chateaubriand. C’était une erreur. Monsieur de Chateaubriand n’a aucune faiblesse pour le genre humain ; il ne s’est jamais occupé que de lui-même et de se faire un piédestal d’où il puisse dominer sur son siècle. Cette place était difficile à prendre à côté de Napoléon, mais il y a incessamment travaillé. Ses mémoires révéleront au monde à quel point, avec quelle persévérance et quel espoir de succès. Il y a réussi en ce sens qu’il s’est toujours fait une petite atmosphère à part dont il a été le soleil. Dès qu’il en sort, il est saisi de l’air extérieur d’une façon si pénible qu’il devient d’une maussaderie insupportable ; mais, tant qu’il y reste plongé, on ne saurait être meilleur, plus aimable et distribuer ses rayons avec plus de grâce. J’ai un véritable goût pour le Chateaubriand de cette situation, l’autre est odieux.

S’il s’était borné à être auteur, ainsi que sa nature si éminemment artiste l’y poussait, à part quelques amertumes nées des critiques de ses ouvrages, on n’aurait connu de lui que ses bonnes et aimables tendances. Mais l’ambition d’être un homme d’État l’a entraîné dans d’autres régions où ses prétentions mal accueillies ont développé en lui une foule de mauvaises passions et jeté sur son style des flots de bile qui rendront la plupart de ses écrits inlisibles lorsque le temps lui aura préparé des lecteurs impartiaux.

Monsieur de Chateaubriand a éminemment le tact des dispositions du moment. Il devine l’instinct du public et le caresse si bien qu’écrivain de parti il a pourtant réussi à être populaire. Il lui est fort égal pour cela de changer du tout au tout, d’encenser ce qu’il a honni, de honnir ce qu’il a encensé. Il a deux ou trois principes qu’il habille selon les circonstances, de façon à les rendre presque méconnaissables, mais avec lesquels il se tire de toutes les difficultés et prétend être toujours profondément conséquent. Cela lui est d’autant plus facile que son esprit, qui va jusqu’au génie, n’est gêné par aucune de ces considérations morales qui pourraient arrêter. Il n’a foi en rien au monde qu’en son talent, mais aussi c’est un autel devant lequel il est dans une prosternation perpétuelle. En parlant de la Restauration et de la révolution de 1830, si je conduis ces notes jusque-là, j’aurai souvent occasion de le trouver sur mon chemin.

Pendant l’Empire, il ne m’apparaissait que comme un homme de génie et de conscience, persécuté parce qu’il se refusait à encenser le despotisme, et pour avoir donné sa démission de ministre en Valais à l’occasion de la mort du duc d’Enghien.

Le Génie du Christianisme, l’Itinéraire à Jérusalem, le poème des Martyrs, récemment publiés, justifiaient notre admiration. Je trouvais bien l’enthousiasme de quelques dames un peu exagéré, mais pourtant je m’y associais jusqu’à un certain point. Je me rappelle une lecture des Abencérages faite chez madame de Ségur. Il lisait de la voix la plus touchante et la plus émue, avec cette foi qu’il a pour tout ce qui émane de lui. Il entrait dans les sentiments de ses personnages au point que les larmes tombaient sur le papier ; nous avions partagé cette vive impression et j’étais véritablement sous le charme. La lecture finie on apporta du thé :

« Monsieur de Chateaubriand voulez-vous du thé ?

— Je vous en demanderai. »

Aussitôt un écho se répandit dans le salon :

« Ma chère il veut du thé.

— Il va prendre du thé.

— Donnez-lui du thé.

— Il demande du thé ! »

Et dix dames se mirent en mouvement pour servir l’Idole. C’était la première fois que j’assistais à pareil spectacle et il me sembla si ridicule que je me promis de n’y jamais jouer de rôle. Aussi, quoique j’aie été dans des relations assez constantes avec monsieur de Chateaubriand, je n’ai point été enrôlée dans la compagnie de ses madames, comme les appelait madame de Chateaubriand, et ne suis jamais arrivée à l’intimité, car il n’y admet que les véritables adoratrices.

Lorsqu’en 1812 nous quittâmes Beauregard pour nous installer à Châtenay, monsieur et madame de Chateaubriand étaient établis à la Vallée-aux-Loups, à dix minutes de chez moi. L’habitation créée par lui était charmante et il l’aimait extrêmement. Nous voisinions beaucoup ; nous le trouvions souvent écrivant sur le coin d’une table du salon avec une plume à moitié écrasée, entrant difficilement dans le goulot d’une mauvaise fiole qui contenait son encre. Il faisait un cri de joie en nous voyant passer devant sa fenêtre, fourrait ses papiers sous le coussin d’une vieille bergère qui lui servait de portefeuille et de secrétaire et, d’un bond, arrivait au-devant de nous avec la gaieté d’un écolier émancipé de classe.

Il était alors parfaitement aimable. Je n’en dirai pas autant de madame de Chateaubriand ; elle a beaucoup d’esprit, mais elle l’emploie à extraire de tout de l’aigre et de l’amer. Elle a été bien nuisible à son mari, en l’excitant sans cesse à l’irritation et en lui rendant son intérieur insupportable. Il a toujours eu de grands égards pour elle sans pouvoir obtenir la paix du coin du feu.

J’ai dit qu’elle avait de l’esprit, cela est incontestable. Cependant (et il faut l’avoir vu pour se le persuader) son orgueil bourgeois est blessé de la réputation littéraire de monsieur de Chateaubriand ; il lui semble que c’est déroger ; et, pendant la Restauration, elle voulait, avec la plus extravagante passion, des titres et des places de Cour pour compenser ces vulgaires succès. Elle affichait hautement la prétention de n’avoir jamais lu une ligne de ce que son mari avait fait publier ; mais, comme elle lui dit sans cesse qu’un pays qui a la gloire de le posséder et qui ne se fait pas gouverner par lui est un pays maudit et qu’elle le lui prouve par certains passages de l’Apocalypse dont elle a fait l’étude la plus approfondie, il lui pardonne le dédain pour son mérite en faveur du dévouement à ses prétentions.

Ce que ce ménage a englouti d’argent, sans avoir jamais eu l’apparence d’un état, serait une nouvelle preuve entre mille des inconvénients du désordre. Au reste, monsieur de Chateaubriand convient lui-même que rien ne lui paraît insipide comme de vivre d’un revenu régulier quel qu’il soit.

Il veut toucher des capitaux, les gaspiller, sentir la pénurie, avoir des dettes, se faire nommer ambassadeur, dissiper en fantaisies les appointements destinés à défrayer sa maison, quitter sa place et se trouver plus gêné, plus endetté que jamais, abandonner une situation où il a vingt-cinq chevaux dans son écurie et avoir le plaisir de refuser une invitation à dîner sous prétexte qu’il n’a pas de quoi payer un fiacre pour l’y mener, enfin éprouver des sensations variées pour se désennuyer, car, au bout du compte, c’est là le but et le grand secret de sa vie.

Malgré ce chaos d’existence auquel monsieur de Chateaubriand associe, sans ressentir le moindre scrupule, les personnes qui lui sont dévouées, il est d’un commerce agréable et facile. Hormis qu’il bouleverse votre vie, il est disposé à la rendre fort douce. De temps en temps même, il lui prend des velléités de faire des sacrifices aux personnes qui l’aiment, mais c’est trop contre sa nature pour qu’il y tienne longtemps.

Ainsi, après s’être laissé suivre à Rome par madame de Beaumont, quoique cela l’importunât, il l’y a tracassée et elle y est morte presque isolée. Ainsi, après avoir changé toute sa vie, s’être jeté dans le monde pour y faire rentrer madame de Z…, il l’a vue devenir folle sans lui donner un soupir. Ainsi il a à peine consenti à tracer un article bien froid dans une gazette pour honorer les cendres de madame de Duras qui, pendant douze ans, n’avait vécu que pour lui.

Je pourrais ajouter bien des noms à cette liste, car Monsieur de Chateaubriand a toujours eu la plus grande facilité à se laisser adorer sans se mettre en peine des chagrins qu’il doit causer. De toutes ses amies, celle qui a tenu le plus de place dans son cœur est, je crois, madame C…, de X…, devenue duchesse de Z… L’histoire de cette pauvre femme se rattache aux mœurs qui existaient avant la Révolution et que, dans les derniers temps, on aurait voulu nous faire regretter.

Mademoiselle de Y…, aussi charmante et aussi accomplie qu’on puisse imaginer une jeune personne, épousa en 1790, grâce à l’immense fortune à laquelle elle était destinée, C… de X…, fils aîné du prince de ***. Sans avoir la distinction d’esprit de sa femme, il n’en manquait pas, était parfaitement beau et encore plus à la mode. Le nouveau ménage fit sensation lors de sa présentation aux Tuileries, malgré la gravité des événements à cette époque.

Bientôt les orages révolutionnaires les séparèrent, Monsieur de X… émigra ; sa femme, grosse, resta dans sa famille dont incessamment elle partagea les malheurs. Elle l’accompagna dans les prisons où elle fut l’ange tutélaire de ses parents, entre autres de la vieille maréchale de Z…, la grand’mère de son mari. Elle la servit comme une fille et comme une servante jusqu’au jour où l’échafaud l’arracha à ses soins. Elle vit périr son propre père et consola sa mère, enfin elle réunit sur sa tête l’admiration et la vénération de toutes les personnes renfermées avec elle.

Dès que les prisons s’ouvrirent, son premier vœu fut d’aller rejoindre son jeune mari pour lequel elle ressentait l’amour le plus tendre. Quitter la France n’était pas chose facile ; cependant, à force de courage et d’intelligence, elle parvint à se faire jeter par un bateau sur la plage d’Angleterre. Sa fille, confiée à un patron américain, l’y avait précédée de quelques heures. Ayant cette enfant dans ses bras, elle vint heurter à la porte de son mari.

C… de X…, était alors attaché par l’empire de la mode au char de madame Fitz-Herbert. Elle avait au moins quarante-cinq ans, mais le plaisir d’être le rival du prince de Galles, qui n’en dissimulait pas son mécontentement, la parait de tous les charmes aux yeux de monsieur de X…, et il vit arriver sa gracieuse compagne avec une vive impatience. Sous prétexte d’économie, il s’empressa de la conduire dans une petite chaumière au nord de l’Angleterre. Elle ne s’en plaignit pas tant qu’il l’habita avec elle. Mais bientôt des affaires l’appelèrent à Londres ; ses séjours y devinrent fréquents, s’y prolongèrent, enfin il s’y établit.

Il était intimement lié avec monsieur du L… de V…, jeune homme beaucoup moins beau, mais infiniment plus aimable et plus agréable que monsieur de X… Il lui montrait, en se plaignant de l’ennui qu’elles lui causaient, les lettres tendres et tristes de sa jeune femme. Monsieur du L… lui reprochait l’abandon où il la laissait, ajoutant qu’il mériterait bien qu’il lui arrivât malheur :

« Tu appelles cela malheur ; le plus beau jour de ma vie serait celui où je me verrais débarrassé de ses doléances. »

Monsieur du L… finit par offrir à C… de X… de chercher à le délivrer de l’amour de sa femme. Ce dévouement fut accepté avec transport. Les deux amis se rendirent ensemble à la chaumière ; peu de jours après C… de X… partit laissant monsieur du L… passer tout seul auprès d’une femme de vingt ans, triste et délaissée, les longues journées de l’hiver.

Elle était aussi aimable que jolie, pleine de talents et d’esprit. Monsieur du L…, qui avait déjà la tête montée par ses lettres, en devint passionnément amoureux et n’eut pas de peine à jouer le rôle auquel il s’était engagé. Il avertit soigneusement le mari de ses progrès et, au bout de plusieurs mois, de son succès. Celui-ci annonça alors le projet d’une visite aux deux solitaires. Madame de X…, réveillée du doux rêve où elle s’abandonnait par la pensée de voir arriver l’époux qu’elle avait offensé, se livra à une douleur immodérée. Monsieur du L… essaya vainement de la calmer ; enfin il se décida à lui raconter le pacte immoral à l’aide duquel il avait réussi et lui apporta en preuve sa correspondance.

Madame de X… avait encore à cette époque l’âme noble et pure ; elle se sentit révoltée d’avoir été trahie d’une façon si odieuse, elle resta anéantie sous cette horrible révélation. Dès le lendemain, elle prit avec son enfant la route de Yarmouth, annonçant qu’elle retournait chercher un asile dans les bras de sa mère. Son mari fut enchanté d’en être débarrassé. Monsieur du L… courut après elle, la rattrapa avant qu’elle fût embarquée, l’apaisa, l’accompagna et obtint son pardon. Mais l’illusion de l’amour était détruite pour elle. Monsieur du L… a été puni de sa coupable transaction par un sentiment vrai et passionné qui, depuis lors, a fait le malheur de sa vie.

Madame de X…, l’imagination salie et le cœur froissé par la conduite de deux hommes qu’elle avait aimés, arriva à Paris au moment des saturnales du Directoire et n’y prit qu’une part trop active. Elle-même a pris la peine de la rédiger en ce peu de mots :

« Je suis bien malheureuse ; aussitôt que j’en aime un, il s’en trouve un autre qui me plaît davantage. » Ses choix furent aussi honteux par leur qualité que par leur nombre. Elle était tombée dans un tel désordre que son attachement pour monsieur de Chateaubriand fut presque une réhabilitation.

Cette liaison était dans toute sa vivacité lorsque monsieur de Chateaubriand partit pour la Terre Sainte ; les deux amants se donnèrent rendez-vous à la fontaine des Lions de l’Alhambra. Madame de X…, n’avait garde de manquer une entrevue si romanesque. Elle s’y trouva au jour indiqué. Pendant l’absence de monsieur de Chateaubriand, elle avait laissé tromper ses inquiétudes par les soins assidus du colonel L… Tandis qu’elle attendait le pèlerin de Jérusalem à Grenade, elle y apprit la mort du colonel. De sorte que, lorsque monsieur de Chateaubriand arriva, préparant des excuses pour son retard et des hymnes sur l’exactitude de sa bien-aimée, il trouva une femme en longs habits de deuil et pleurant avec un extrême désespoir la mort d’un rival heureux en son absence. Tout le voyage en Espagne se passa de cette façon, monsieur de Chateaubriand mêlant le rôle de consolateur à celui d’adorateur.

Il place à cette époque son refroidissement pour madame de X… Toutefois, leur liaison dura encore longtemps.

La publication de l’Itinéraire donna un nouveau lustre au talent populaire de monsieur de Chateaubriand et augmenta le désir que plusieurs personnes avaient de le voir. Il en profita pour replacer madame de X… dans une meilleure situation. Il établit que, par elle seule, on arriverait à lui et fit trêve à sa sauvagerie. Il faut lui en tenir compte, car c’était uniquement dans l’intérêt de madame de X… On lui rendit des soins pour attirer monsieur de Chateaubriand. Comme elle était charmante dès qu’on se mettait en rapport avec elle, elle plaisait par son propre mérite.

Elle fut un instant dans l’intimité d’une coterie, composée de mesdames de Duras, de Bérenger, de Lévis, etc. Mais, bientôt, elle-même s’en ennuya ; elle s’en retira volontairement et rentra dans l’intérieur de son cabinet où des occupations sérieuses se mêlaient à des talents de premier ordre pour employer son temps. Elle vécut de cette sorte jusqu’à la Restauration. Nous la vîmes, à cette époque, se précipiter dans le tourbillon du monde ; couverte d’atours couleur de roses, elle dansa à un grand bal. Son mari, qui n’avait jamais cessé de la voir, négocia une réconciliation avec elle. Elle prit le titre de duchesse de Z…

On lui proposa un appartement à l’hôtel de X… ; on parlait même d’une grossesse qui donnait l’espoir d’un frère à sa fille mariée depuis plusieurs années. Chacun remarquait les manières bizarres de madame de Z… Les Cents-Jours arrivèrent ; la terreur s’empara d’elle, son étrangeté augmenta. On chercha pendant quelques mois à la dissimuler, il fallut enfin la reconnaître et la séquestrer. À l’époque où j’écris, elle est depuis vingt ans renfermée et n’a jamais recouvré la raison. Tel a été le sort d’une des personnes les plus heureusement douées que la nature ait jamais formées. Je ne puis m’empêcher de croire qu’elle valait mieux que la vie qu’elle a menée.

Sans ce fatal voyage d’Angleterre qui l’a rendue toute blessée, toute désillusionnée aux désordres de Paris pendant le temps du Directoire, peut-être n’aurait-elle pas suivi une aussi mauvaise voie. J’ai lieu de penser que son mari a plus d’une fois regretté sa propre conduite, et le sacrifice qu’il avait fait à ce faux dieu de la galanterie qui régnait encore à l’époque où il est entré dans le monde. Il n’a pu se dissimuler qu’il était le premier auteur des torts de sa femme. Monsieur de Chateaubriand avait certainement conçu la pensée de la relever à ses propres yeux et à ceux du monde. Mais il est incapable de s’occuper avec persévérance du sort d’un autre ; il est trop absorbé par la préoccupation de lui-même.

C’est lorsque madame de X… rentra dans sa retraite que se forma décidément le corps des madames. Les principales étaient les duchesses de Duras, de Lévis, et madame de Bérenger ; le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé. Ces trois dames avaient chacune leur heure ; monsieur de Chateaubriand était reçu à huis clos, et Dieu sait quelle vie on lui faisait quand il donnait à l’une d’elles quelques-unes des minutes destinées à l’autre.

Elles étaient tellement enorgueillies de leur succès que leur portier avait ordre de tenir leur porte close en avertissant que c’était l’heure de monsieur de Chateaubriand, et on assure que la consigne était souvent prolongée pour se donner meilleur air. Ces dames se faisaient entre elles des scènes qui servaient à divertir la galerie ; mais, chaque soir, toutes reprenaient leur bonne humeur et s’en allaient faire la cour la plus assidue à madame de Chateaubriand qu’elles comblaient de soins et de prévenances.

Un jour où elle était un peu enrhumée, elle prétendait avoir reçu cinq bouillons pectoraux dans la même matinée, accompagnés des plus charmants billets dont elle faisait l’exhibition en se moquant de ces dames très drôlement, mais, au fond, sans aucun mécontentement, car ces hommages de fort grandes dames ne lui déplaisaient pas.

On dit que madame de Lévis obtint des succès assez complets ; madame de Duras en périssait de jalousie ; madame de Bérenger en prit son parti en s’entourant d’autres illustrations. Les madames du second ordre ne portaient pas leurs prétentions si haut. Les personnes admises à la familiarité de madame de Lévis la trouvaient aimable et jolie : elle était laide et maussade vue à une distance que je ne me suis jamais sentie tentée de franchir.

Madame de Duras était fille de monsieur de Kersaint, le conventionnel. Sa mère et elle avaient passé dans leur habitation de la Martinique les années de la tourmente révolutionnaire. En amenant à Londres une grande fille de vingt-deux ans, point jolie, madame de Kersaint trouva son mariage à peu près convenu d’avance avec le duc de Duras, réduit à un état de pénurie qui le mettait dans la dépendance, assez durement imposée, du prince de Poix son oncle. La fortune de mademoiselle de Kersaint, sans être très considérable, se trouvait fort à la convenance de monsieur de Duras. À peine débarquée il l’épousa, et elle l’adora pendant longtemps.

Monsieur de Duras était premier gentilhomme de la chambre du Roi ; le service se faisait par années et, pendant les commencements de l’émigration, les titulaires ne manquaient pas de se rendre à leur poste. Monsieur de Duras avait déjà fait son service une fois près de Louis XVIII ; son année revenait peu de temps après son mariage. Monsieur de Duras partit de Londres, avec sa femme, pour se rendre à Mitau. Arrivé à Hambourg, il y reçut un avis officiel portant que le Roi consentait à recevoir monsieur de Duras au droit de sa charge, malgré son mariage, mais que la fille d’un conventionnel ne pouvait s’attendre à être admise auprès de madame la duchesse d’Angoulême. Madame de Duras était formellement exclue de Mitau. Malgré quelques ridicules, monsieur de Duras est homme d’honneur : il n’hésita pas à reconduire sa femme à Londres et à y rester auprès d’elle.

Madame de Duras se sentit fort ulcérée. J’ai toujours pensé qu’elle avait puisé dans cette insulte l’indépendance de sentiment qui a honoré son caractère dans la suite. Après un séjour de quelques années en Angleterre, le ménage Duras revint en France où il ramena deux petites filles, les seuls enfants qu’il ait eus.

Madame de Duras s’aperçut enfin de la supériorité qu’elle avait sur son mari et le lui fit sentir avec une franchise qui amena des dissensions. Au temps de sa passion, innocente autant qu’extravagante pour monsieur de Chateaubriand, elle cherchait une distraction à ses ennuis domestiques. Madame de Duras n’avait dans sa jeunesse aucun agrément, mais elle avait beaucoup d’esprit, le cœur haut placé et une véritable distinction de caractère. Plus le théâtre où elle a été placée s’est élevé, plus sa valeur réelle a été révélée. Je l’avais devinée depuis longtemps.

Madame de Bérenger avait épousé, étant mademoiselle de Lannois, le duc de Châtillon-Montmorency que ce beau nom fit périr misérablement. Il était à Yarmouth, prêt à s’embarquer sur un paquebot ; le vent changea, il dut attendre. Le capitaine de la frégate la Blanche, apprenant qu’un duc de Montmorency était à l’auberge, lui offrit un passage sur sa frégate. Elle allait porter l’argent des subsides à Hambourg ; la Blanche se perdit corps et biens à l’entrée de l’Elbe ; le duc de Châtillon fut noyé. Sa veuve jouit quelque temps de sa liberté. Pour faire une fin, elle épousa le moins aimable de ses adorateurs, Raymond de Bérenger. Elle avait un esprit sérieux et fort distingué, mais pas assez supérieur pour se mettre au niveau des simples mortels. J’en avais grand’peur.

Au nombre des adoratrices de monsieur de Chateaubriand se trouvait, mais sans prétention sur son cœur, madame Octave de Ségur.

Quoique ce soit un peu anticiper sur les événements, son histoire est si romanesque que je veux la raconter.

Mademoiselle d’Aguesseau épousa par amour son cousin germain, Octave de Ségur. Pendant le temps du Directoire, le jeune ménage jouit d’un bonheur complet. Vivant chez leurs parents, ils fournissaient à leurs dépenses personnelles en traduisant des romans anglais. Ils avaient déjà trois garçons dont l’éducation commençait à les occuper, lorsque Octave fut nommé sous-préfet par le Premier Consul. Sa femme le suivit à Soissons.

Le comte de Ségur, leur père, se rallia au gouvernement devenu impérial ; il fut nommé grand maître des cérémonies, et madame Octave dame du palais de l’impératrice Joséphine. Dès lors le bonheur intérieur fut troublé ; les longues absences forcées par le service de madame de Ségur développèrent dans Octave la jalousie que son cœur passionné recélait à son insu. Étienne de Choiseul devint, fort à tort assure-t-on, l’objet de son inquiétude. Il était, comme Orosmane, « cruellement blessé, mais trop fier pour se plaindre ».

Madame Octave suivit l’Impératrice à Plombières ; son mari obtint un congé pour aller passer quelques jours auprès d’elle. Il arriva le soir ; il faisait un clair de lune magnifique. Madame Octave ne l’attendait pas ; elle était dehors, son mari la suivit. Elle se promenait avec Étienne de Choiseul. Il ne se découvrit pas, quitta Plombières sans avoir parlé à personne et ne retourna pas à Soissons. On le chercha partout vainement ; on ne put en avoir aucune nouvelle. Au bout d’un an, madame Octave reçut par la poste un billet timbré de Boulogne et portant ces mots :

« Je pars, chère Félicité, je vais affronté un élément moins agité que ce cœur qui ne battra jamais que pour vous. »

Ce billet était fermé par un cachet qu’elle lui avait donné et qui portait : Friendship, esteem and eternal love.

Philippe de Ségur partit immédiatement pour Boulogne, mais il ne put trouver aucune trace de son frère. Il était pourtant à bord d’une des péniches où Philippe le cherchait, mais il jouait si parfaitement son rôle de soldat qu’aucun de ses camarades ne soupçonna son travestissement. Il suivit la grande armée en Allemagne ; plusieurs années s’écoulèrent ; un second billet fut remis chez madame de Ségur, il portait seulement les paroles gravées sur le cachet, écrites de la main d’Octave.

Ce fut le seul signal de son existence. Après s’être désespérée, madame Octave avait fini par se laisser consoler, par partager même des sentiments vifs qu’elle inspira. Ses trois fils n’en étaient pas moins son premier intérêt ; elle veillait sur eux avec la tendresse la plus éclairée.

Octave, ayant été fait prisonnier et mené dans une petite ville au fond de la Hongrie, n’y apprit que fort tard la nouvelle de la mort d’Étienne de Choiseul, tué à la bataille de Wagram. Il eut alors le désir de revoir sa patrie. Ses démarches pour obtenir sa liberté n’eurent pas un succès assez prompt pour que les événements ne les devançassent pas ; la paix les rendit inutiles, et il revint en France en 1814.

Sa femme fut désolée de ce retour qui rompait une liaison à laquelle elle tenait depuis plusieurs années. Soit qu’Octave en fût averti à son arrivée, soit qu’il se craignît lui-même, il voulut rester avec sa femme sur le pied de la simple amitié, réservant pour ses fils la chaleur de son cœur. Il la traitait avec une politesse grave qui ne se démentait jamais. Madame Octave, piquée au jeu par ces procédés, sentit se rallumer une passion que son mari éprouvait en secret. Elle employa vis-à-vis de lui toutes les ressources de la coquetterie :

« Prenez garde, Félicité, lui disait-il quelquefois, c’est ma vie que vous jouez. »

Enfin, il se laissa séduire et se livra à un sentiment qui avait toujours régné exclusivement dans son cœur. Quelques mois de bonheur le dédommagèrent de longues années de souffrances. Madame Octave suivit son mari et son fils aîné dans la garnison où tous deux servaient dans le même régiment. Malheureusement, il s’y trouvait aussi un jeune officier, camarade du fils, qui l’amena chez sa mère. Octave s’en offusqua, à trop juste titre, il faut l’avouer. Il obtint de changer de régiment, et voulut que madame Octave quittât la garnison. Sous prétexte que son fils y restait, elle voulut y passer l’hiver ; Octave s’y opposa, il y eut une scène assez vive entre eux. Pour la première fois et la seule fois, il lui adressa quelques reproches fondés sur les soins qu’elle avait pris pour le ramener à elle.

Il revint seul à Paris, loua un appartement tel qu’il savait devoir lui convenir le mieux, s’occupa à l’arranger avec les soins les plus conformes à ses goûts. Il l’engagea plusieurs fois à s’y rendre ; elle s’y refusa constamment. Enfin il lui écrivit que, si elle n’était pas à Paris avant six heures tel jour, elle s’en repentirait toute sa vie. Elle n’arriva pas, et, à neuf heures, Octave se précipita dans la Seine. On le retrouva les mains fortement jointes ; il nageait parfaitement, mais, décidé à périr, la volonté l’avait emporté sur l’instinct qui porte à se sauver.

Madame Octave fut abîmée de douleur et de remords ; elle se retira dans un couvent. Je l’ai vue dans sa cellule ; elle y était fort touchante. Les sollicitations de ses fils, qui, malgré leur tendresse excessive pour leur père, lui sont restés tout dévoués, l’ont ramenée dans le monde où elle mène une vie assez retirée. Mais elle y est moins bien encadrée pour l’imagination que dans la cellule de son couvent.

Dans un siècle où il y a si peu de passions désintéressées, celle d’Octave mérite certainement d’être remarquée. Il était d’une figure charmante et très aimable quand il pouvait vaincre la timidité et l’embarras que sa première aventure, déjà bizarre, lui causait toujours. Sa femme, sans être très jolie, était parfaitement séduisante ; elle était aussi très attachante, car, malgré les cruels événements de sa triste vie, elle a conservé des amies dévouées parmi les femmes de la conduite la plus exemplaire.