Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/III/Chapitre V

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 236-250).


CHAPITRE v


Plaisirs à Coppet. — Exil de Mathieu de Montmorency et de madame Récamier. — Madame de Chevreuse. — Sa conduite à la Cour impériale. — Son exil. — Sa mort. — Madame de Balbi. — Le comte de Romanzow. — Bal à l’occasion du mariage du grand-duc de Bade. — Costume de l’Empereur. — Singulière conversation. — Formes de la Cour impériale. — Bal à l’occasion de la naissance du roi de Rome. — L’impératrice Marie-Louise. — L’Empereur veut être gracieux.

J’ai toujours reproché à madame de Staël d’avoir entraîné ses amis dans ces malheurs de l’exil qu’elle sentait si vivement.

Pendant l’été de 1808, Coppet avait été très brillant ; le prince Auguste de Prusse y avait fait un long séjour. Il était fort amoureux de madame Récamier. Plusieurs étrangers et encore plus de Français s’étaient groupés autour de la brillante et spirituelle opposition de madame de Staël. Cette société, en se séparant, avait été répandre dans toute l’Europe les mots et les pensées dont elle stigmatisait le gouvernement impérial. Le prince Auguste les avait rapportés en Prusse où l’on était fort disposé à les accueillir. On s’était donné rendez-vous à Coppet pour l’été suivant. L’Empereur, informé de ce qui s’y passait, avait éprouvé une recrudescence de colère contre madame de Staël et décidé que ces réunions ne se renouvelleraient pas.

Il annonça ses intentions assez hautement pour que les amis de madame de Staël en fussent prévenus, entre autres madame Récamier et Mathieu de Montmorency. Tous deux m’en parlèrent ; nous convînmes que, même dans l’intérêt de madame de Staël, il fallait laisser passer cette bourrasque, s’abstenir d’aller à Coppet et faire oublier l’été précédent par la tranquillité de celui qui commençait.

Mathieu et madame Récamier écrivirent une lettre en commun dans ce sens qu’ils confièrent à monsieur de Châteauvieux, car dans ce temps on n’aurait pas osé écrire ainsi par la poste. La colère de madame de Staël n’eut pas la même prudence ; elle chargea le courrier le plus prochain d’une réponse pleine de douleur et de reproches, elle finissait par cette phrase :

« Jusqu’à présent, je ne connaissais que les roses de l’exil ; il était réservé aux personnes que j’aime le plus de m’en faire apercevoir les épines, ou plutôt de me plonger un poignard dans le cœur en me prouvant que je ne leur suis plus qu’un objet d’effroi et de repoussement. »

Madame Récamier et monsieur de Montmorency n’hésitèrent pas ; ils partirent. Mathieu précéda de douze heures à Coppet l’ordre d’exil qui l’envoyait à Valence.

Madame Récamier n’était pas encore arrivée ; Auguste de Staël courut à sa rencontre, la trouva dans le Jura, l’engagea à rétrograder dans l’espoir que l’ordre, ne l’ayant pas trouvée à Coppet, serait peut-être révoqué. Elle reprit la route de Paris accompagnée d’une jeune cousine qu’elle élevait depuis plusieurs années et dont le père occupait un petit emploi à Dijon. En y arrivant, elle le trouva à la porte de l’auberge ; il lui expliqua en quelques mots que, plein de reconnaissance pour ses anciennes bontés, il ne pouvait, sans se compromettre, laisser sa fille auprès d’une personne exilée et la lui enleva. Madame Récamier continua sa route seule ; elle arriva chez elle, à Paris, à minuit. Monsieur Récamier frémit de la voir :

« Mon Dieu, que faites-vous ici ? vous devriez être à Châlons, remontez vite en voiture.

— Je ne puis, j’ai passé deux nuits, je meurs de fatigue.

— Allons, reposez-vous bien ; je vais demander les chevaux de poste pour cinq heures du matin. »

Madame Récamier partit, en effet ; elle alla chez madame de Catelan qui lui prodigua toutes les consolations de l’amitié et l’accompagna à Châlons avec un dévouement on peut dire héroïque ; car on voit quel effroi la qualification d’exilé inspirait aux âmes communes.

Au positif pourtant, cet exil si redouté se bornait à l’exclusion du séjour de Paris et d’un rayon de quarante lieues à la ronde. Dans le premier moment, on désignait un lieu spécial, mais cela s’adoucissait bientôt, et, hors Paris et ses environs, l’Empire entier était ouvert. Mais le prestige de la puissance impériale était si grand qu’ayant eu le malheur de lui déplaire on était exposé partout à des vexations journalières.

Le sort de madame de Staël fut encore aggravé ; non seulement elle fut exilée à Coppet même, mais il fallait une permission expresse du préfet pour aller l’y voir. C’est à cause de ces nouvelles difficultés que, sous prétexte, de santé, elle obtenait quelquefois l’autorisation de faire de petits séjours à Genève et que je l’y ai trouvée ainsi que je l’ai raconté plus haut.

Madame Récamier fut à Châlons, puis à Lyon, puis enfin elle alla en Italie où elle était encore à la chute de l’Empire.

L’exil me ramène naturellement à parler d’une de ses victimes. La jeune, jolie et extravagante madame de Chevreuse. J’ai déjà dit qu’elle tenait une place tout à part dans ce qu’on appelait alors la société de l’ancien régime. L’Empereur n’admettait aucune notabilité qui n’émanât pas de lui et, quoique le duc de Luynes fût sénateur et rendit de grands hommages au chef de l’État, l’attitude indépendante de sa belle-fille fut remarquée et déplut. Nommée dame de l’impératrice, elle refusa ; l’Empereur insista ; elle fut mandée chez lui ; il combattit moitié sérieusement, moitié en riant, toutes les excuses qu’elle lui présenta. Toutefois, il alla jusqu’à la menacer de rendre sa famille responsable de ses caprices. Elle pouvait consulter les murs de Dampierre, ils lui diraient qu’ils n’appartenaient aux Luynes que par la confiscation ; il serait prudent, selon lui, de ne pas oublier le précédent.

Madame de Chevreuse se vit forcée à accepter. On ne peut nier qu’à la suite de cette contrainte l’Empereur ne fût tout à fait gracieux pour elle ; il mettait une sorte de coquetterie à chercher à la gagner. Quant à elle, elle était, en revanche, parfaitement maussade, même pour lui, mais surtout pour l’impératrice Joséphine et pour ses compagnes qu’elle accablait de son dédain. Non qu’il n’y en eût d’aussi grandes dames qu’elle, mais parce qu’elle les soupçonnait d’avoir moins de répugnance à leur position de dames du palais. Elle ne faisait son service qu’à la dernière extrémité, après avoir épuisé tous les prétextes. Elle ne paraissait jamais au château quand elle pouvait s’en dispenser ; tranchons le mot, elle était fort impertinente.

Tant que le duc de Luynes vécut, il maintint une sorte de convenance autour de lui ; mais, après sa mort, madame de Chevreuse, qui dominait entièrement sa belle-mère et son mari, fit mille extravagances. Je me rappelle, entre autres, qu’un jour de grande soirée à l’hôtel de Luynes, elle établit la partie de monsieur de Talleyrand vis-à-vis d’un buste de Louis XVI placé sur une console et entouré de candélabres et d’une multitude de vases remplis de lis formant comme un autel. Elle nous menait tous voir cet arrangement avec une joie de pensionnaire. Quoique je fusse presque aussi vive qu’elle dans mes opinions, cependant ces niches me paraissaient puériles et dangereuses, je le lui dis :

« Que voulez-vous ! le « petit misérable » (c’est ainsi qu’elle appelait toujours le grand Napoléon) me victime, je me venge comme je peux. »

Elle réussit à se faire prendre en haine par toute la Cour ; l’Empereur la défendait encore. Lorsque les vieux souverains d’Espagne arrivèrent en France, après les événements de Madrid, on leur donna dans le premier moment un service d’honneur. Madame de Chevreuse eut ordre de se rendre auprès de la reine Charlotte ; elle refusa par écrit, disant que c’était bien assez d’être esclave et qu’elle ne voulait pas être geôlière. La dame d’honneur, madame de La Rochefoucauld, à laquelle cette réponse était adressée, la porta à l’Empereur, et l’ordre d’exil en fut la conséquence.

Il semblerait qu’après avoir tout fait pour le provoquer, madame de Chevreuse dût le supporter avec courage. Mais il en fut tout autrement : le premier moment d’exaltation passé, elle en fut accablée. Et il n’y a pas de démarche, de protestation, de supplique qu’elle n’ait essayées pour rentrer en grâce. À mesure que ses espérances diminuaient, sa santé s’altérait et elle a fini par mourir de chagrin la troisième année de son exil. Elle avait successivement habité Luynes, Lyon, Grenoble, portant partout avec elle cette humeur capricieuse qui a fait le malheur de sa vie.

Sans être son amie, j’avais des relations assez intimes avec elle. Me sachant en Savoie pendant son séjour à Grenoble, elle m’écrivit combien elle regrettait que les difficultés qui entouraient les déplacements d’une personne exilée l’empêchassent de me venir voir. Je lui répondis que j’irais à Grenoble. En effet, je pris cette route qui me faisait faire quarante lieues de plus en quittant Chambéry. Je prévins madame de Chevreuse du jour de mon arrivée ; la vieille duchesse de Luynes m’attendait à mon auberge. Madame de Chevreuse était tellement malade qu’il lui était impossible de me venir voir, ni même de me recevoir, mais ma visite lui ferait grande joie le lendemain matin.

Une heure après, étant à la fenêtre, je vis passer dans une calèche, très parée, couverte de rouge et je crois de blanc, une espèce de fantôme qui me parut celui de madame de Chevreuse. Je demandai au valet d’auberge qui c’était, il me dit :

« C’est madame de Chevreuse qui se rend au spectacle ; elle y va tous les jours. »

Je trouvai son procédé envers moi étrange ; toutefois, elle était trop malheureuse pour que je voulusse le lui témoigner. Le lendemain, la pauvre madame de Luynes vint me dire que madame de Chevreuse n’avait pas dormi, qu’elle reposait en ce moment, mais qu’elle me verrait sûrement le soir ; je lui exprimai mes regrets de ne pouvoir prolonger mon séjour, je demandai mes chevaux et je partis. Le fait était que madame de Chevreuse répugnait à montrer son effroyable changement à une personne qui ne l’avait pas revue depuis les temps de sa brillante prospérité.

En outre de l’exil, madame de Chevreuse avait un chagrin qui avait empoisonné sa vie. Elle était horriblement rousse ; elle était persuadée que personne ne s’en doutait, et c’était une constante préoccupation, tellement que, deux heures avant sa mort, ses cheveux ayant un peu crû pendant sa dernière maladie, elle se fit raser et ordonna qu’on jetât les cheveux au feu devant elle pour qu’il n’en restât aucune trace.

Ses enfants ayant l’indiscrétion d’avoir des cheveux d’un rouge ardent, elle les avait pris en horreur et ne pouvait les envisager. Avec une quantité de travers qui venaient d’un grain de folie héréditaire, cultivée par la gâterie de madame de Luynes, madame de Chevreuse avait des qualités, le cœur très haut placé, et des locutions originales, sans être prétentieuses, pour dire des choses communes de la vie qui la rendaient toujours piquante et souvent fort aimable quand elle le voulait.

C’est la seule personne qui ait été forcée d’entrer à la Cour impériale. Aussi celles qui avaient envie d’y arriver ne manquaient pas de la citer pour prouver que ce sort était inévitable. Rien pourtant n’était si facile en se tenant sur la réserve. Les exils aussi, à part deux ou trois, occasionnés par des vengeances particulières, ne tombaient que sur des personnes d’une hostilité criarde et tracassière qui devenaient incontinent souples et suppliantes.

Madame de Balbi a fait exception à cette règle. Exilée de Paris par une méprise évidente, elle n’a jamais voulu permettre qu’on fit la plus petite démarche pour l’expliquer, ni pour demander grâce. Elle est allée tranquillement s’établir à Montauban, y a vécu dans la meilleure intelligence avec les autorités, évitant par là les tracasseries qu’elles auraient pu lui susciter, et y est restée jusqu’à la Restauration, avec autant de calme que de dignité, ayant moins souffert de l’exil que les personnes qui s’agitaient pour le faire finir.

On m’a bien souvent demandé dans ce temps-là :

« Comment n’êtes-vous pas exilée ?

— Mais c’est que je ne cours pas après, répondais-je, et que je n’en ai pas peur. »

En effet, ma maison était une de celles où on parlait le plus librement ; je voyais beaucoup de monde de toutes les couleurs, j’étais polie pour tous. Mes opinions étaient connues, mais pas aigrement professées. Et, surtout, nous n’intriguions pas avec des conspirateurs subalternes, agents soldés de trouble et de désordre, pour lesquels mon père avait un mépris qu’il m’avait communiqué.

Le corps diplomatique venait beaucoup chez moi, le comte Tolstoï et le comte de Nesselrode y passaient leur vie, ainsi que les Semffts et le comte de Metternich. Mais, lorsqu’ils furent remplacés par messieurs les princes de Schwarzenberg, de Kourakin, etc., ce nouveau corps diplomatique s’éloigna d’une façon marquée de l’opposition et se donna exclusivement à la Cour impériale.

Les formes obséquieuses des étrangers pour les nouvelles grandeurs faisaient notre risée. Je me rappelle que le vieux comte de Romanzow, chancelier de Russie, s’excusant un soir d’arriver tard chez moi, me dit qu’il avait été retenu parce que monseigneur l’archichancelier lui avait fait l’honneur de le nommer pour faire sa partie. Pour nous qui n’avions jamais imaginé d’appeler cet homme autrement que Cambacérès, tout court, ce langage était on ne peut plus étrange. Mais cela s’établissait petit à petit et, si l’Empire avait duré quelques années de plus, nous l’aurions adopté à notre tour, ainsi que nous l’avions déjà fait pour la famille impériale.

Mes relations les plus directes avec la Cour étaient par Fanny Dillon. L’Empereur avait pris l’engagement de la marier. Elle ne lui laissait pas oublier cette promesse ; la façon naïve dont elle la lui rappelait l’amusait. Cependant, il la faisait languir terriblement. Les mariages de mesdemoiselles de Beauharnais et de Tascher avec le grand-duc de Bade et le prince régnant d’Aremberg avaient fort exalté ses prétentions. Elle avait pourtant daigné se résigner à épouser le prince Alphonse Pignatelli, cadet de la maison d’Egmont. Je ne sais si ce mariage se serait accompli, mais la mort enleva le prétendu. Depuis, l’impératrice Joséphine lui parla successivement du prince Aldobrandini qu’on ferait roi de Portugal, du duc de Medina-Sidonia ; elle eut un moment d’inquiétude au sujet du prince de Neufchâtel. Enfin, pendant le printemps de 1808, elle m’avait entretenue de la crainte d’être forcée à épouser le prince Bernard de Saxe-Cobourg qu’elle trouvait un peu trop tudesque.

Au milieu de l’été, sa sœur, madame de Fitz-James, expira dans mes bras, d’une longue maladie, suite des chagrins que son mari lui avait causés. Il s’avisa de la regretter amèrement et sincèrement, je crois, lorsqu’il n’était plus temps de la sauver. Sa dernière parole fut pour me recommander sa mère ; je l’emmenai à Beauregard avec Fanny. Ce même jour, l’Impératrice arrivait de Marsac ; malgré son deuil, Fanny alla le surlendemain à Saint-Cloud. Elle en revint désespérée ; l’Impératrice lui avait nommé le général Bertrand comme l’époux que l’Empereur lui destinait.

La chute était grande et elle en sentait la profondeur. Elle était toute en larmes lorsque l’Empereur entra chez l’Impératrice. Elle osa lui reprocher de l’avoir trompée dans ses espérances et, s’animant par degré, elle arriva à lui dire :

« Quoi, Sire, Bertrand ! Bertrand ! singe du Pape en son vivant ! »

Ce mot scella son sort ; l’Empereur lui dit sèchement :

« Assez, Fanny », et sortit de l’appartement.

L’Impératrice s’engagea à tâcher de le ramener à d’autres idées ; elle-même trouvait Bertrand trop peu important pour épouser une parente qu’elle protégeait spécialement. Elle lui promit une réponse pour la fin de la semaine. La pauvre Fanny passa l’intervalle dans les larmes. Elle retourna à Saint-Cloud, se disant décidée à refuser le Bertrand, coûte que coûte ; sa mère l’y encourageait fort. Elle revint l’ayant accepté, et toute réconciliée avec son sort.

L’Impératrice lui avait montré de grandes places en perspective et le nom de Bertrand caché sous un duché. Le soir, elle n’était plus occupée qu’à chercher le titre qui sonnerait le mieux à l’oreille et que pourtant elle n’a jamais obtenu. J’ai toujours pensé que c’était une taquinerie de l’Empereur en souvenance du singe du Pape.

L’entrevue eut lieu à Beauregard ; madame Dillon ne voulut pas y assister et j’en eus la charge. Jamais une fiancée plus maussade, plus mal attifée ne s’est présentée à un futur époux. Le général n’en fut pas rebuté ; et, un mois, jour pour jour, après la mort de madame de Fitz-James, madame Dillon accompagnait son autre fille à l’autel avec une répugnance qu’elle ne cherchait pas à dissimuler. Le mariage civil eut lieu chez moi, à Paris, et la noce à Saint-Leu, chez la reine de Hollande. J’y fus invitée, mais je trouvai un prétexte pour m’en dispenser.

Il faut rendre justice à Bertrand ; c’était un homme fort borné, mais très honnête. Il a été bon mari et bon gendre ; nous avons toujours conservé les meilleurs rapports ensemble. On dit qu’il avait de la capacité dans son arme. L’Empereur était bon juge et le distinguait, mais je crois que son vrai mérite était un dévouement aveugle et sans bornes d’aucune espèce.

Les courses de Fanny Dillon à Saint-Cloud se faisaient avec mes chevaux et mes gens. Un jour, où un fourrier du palais les faisait ranger, mon cocher lui dit :

« Mon Dieu, je me mettrai où vous voudrez, je n’y tiens pas, nous ne venons jamais ici pour notre compte. »

Dans notre sot esprit de parti, cette impertinence nous charma.

Elle me rappelle un propos d’une sentinelle, tenu quelques années après, dans un moment où la Cour impériale était encombrée de souverains. Le fonctionnaire, s’adressant à un cocher de remise arrêté dans la cour des Tuileries, lui cria :

« Holà, ôte-toi ! Si ton maître n’est pas roi, tu ne peux pas stationner là. »

L’Empereur n’avait pas répugnance à cette histoire, car, parmi ces rois qu’on traitait ainsi, il y en avait de vrais.

J’ai souvent vu l’empereur Napoléon au spectacle et passer en voiture, mais seulement deux fois dans un appartement.

La ville de Paris donna un bal à l’occasion du mariage de la princesse de Bade. L’Empereur voulut le rendre, et des billets pour un bal aux Tuileries furent adressés à beaucoup de personnes non présentées. Nous fûmes quelques jeunes femmes à en recevoir sans avoir assisté à celui de l’Hôtel de Ville. Conseil tenu, nous convînmes devoir nous y rendre.

On dansait dans la galerie de Diane et dans la salle des Maréchaux. Le public y était parqué suivant la couleur des billets ; le mien me fixa dans la galerie de Diane. On ne circulait pas ; la Cour se transporta successivement d’une pièce dans l’autre. L’Impératrice, les princesses, leurs dames, leurs chambellans, tout cela très paré, entra à la suite de l’Empereur et vint se placer sur une estrade préparée d’avance. Après avoir regardé danser une espèce de ballet, l’Empereur en descendit seul et fit la tournée de la salle, s’adressant exclusivement aux femmes. Il portait son costume impérial (auquel il a promptement renoncé), la veste, la culotte en satin blanc, les souliers blancs à rosettes d’or, un habit de velours rouge fait droit à la François Ier et brodé en or sur toutes les coutures, le glaive, éclatant de diamants, par-dessus l’habit ; des ordres, des plaques, aussi en diamants, et une toque avec des plumes tout autour relevée par une ganse de diamants. Ce costume pouvait être beau dessiné, mais, pour lui qui était petit, gros et emprunté dans ses mouvements, il était disgracieux. Peut-être y avait-il prévention ; l’Empereur me parut affreux, il avait l’air du roi de carreau.

Je me trouvais placée entre deux femmes que je ne connaissais pas. Il demanda son nom à la première, elle lui répondit qu’elle était la fille à Foacier.

« Ah ! » fit-il, et il passa.

Selon son usage, il me demanda aussi mon nom ; je le lui dis :

« Vous habitez à Beauregard ?

— Oui, Sire.

— C’est un beau lieu, votre mari y fait beaucoup travailler, c’est un service qu’il rend au pays et je lui en sais gré ; j’ai de la reconnaissance pour tous les gens qui emploient les ouvriers. Il a été au service anglais ? »

Je trouvai plus court de répondre que oui, mais il reprit :

« C’est-à-dire pas tout à fait. Il est savoyard, n’est-ce pas ?

— Oui, Sire.

— Mais vous, vous êtes française, tout à fait française ; nous vous réclamons, vous n’êtes pas de ces droits auxquels on renonce facilement. »

Je m’inclinai.

« Quel âge avez-vous ? »

Je le lui dis.

« Et franche par-dessus le marché ! vous avez l’air bien plus jeune. »

Je m’inclinai encore ; il s’éloigna d’un demi-pas, puis revenant à moi, parlant plus bas et d’un ton de confidence :

« Vous n’avez pas d’enfants ? Je sais bien que ce n’est pas votre faute, mais arrangez-vous pour en avoir, croyez-moi, pensez-y, je vous donne un bon conseil ! »

Je restai confondue ; il me regarda un instant, en souriant assez gracieusement, et passa à ma voisine.

« Votre nom ?

La fille à Foacier.

— Encore une fille à Foacier ! » et il continua sa promenade.

Je ne puis exprimer l’excès de dédain aristocratique avec lequel cet : Encore une fille à Foacier, sortit des lèvres impériales. Le nom qui, non plus que les personnes, ne s’est jamais représenté à moi depuis, est resté gravé dans mon souvenir avec l’inflexion de cette voix que j’entendais pour la première et la dernière fois.

Après avoir fait sa tournée, l’Empereur se rapprocha de l’Impératrice et toute la troupe dorée s’en alla sans se mêler le moins du monde à la plèbe. À neuf heures du soir, tout était fini ; les invités pouvaient rester et danser, mais la Cour était retirée. Je suivis son exemple, singulièrement frappée des façons impériales. J’avais vu d’autres monarques, mais aucun traitant aussi cavalièrement le public.

Plusieurs années après, j’assistai comme beyeuse à un bal donné à l’occasion du baptême du roi de Rome. Je crois que c’est la dernière fête impériale. Elle avait lieu aux Tuileries dans la salle du spectacle. La Cour y assistait seule ; les personnes non présentées obtenaient des billets pour les loges. Nous y étions allées une douzaine de femmes de l’opposition et nous étions forcées de convenir que le coup d’œil était magnifique. C’était la seule fois que j’aie vu une fête où les hommes fussent en habit à la française. Les uniformes étaient proscrits ; nos vieux militaires avaient l’air emprunté, mais les jeunes, et surtout monsieur de Flahaut, rivalisaient de bonne grâce avec Archambault de Périgord. Les femmes étaient élégamment et magnifiquement parées.

L’Empereur, suivi de son cortège, traversa la salle en arrivant, pour se rendre à l’estrade qui occupe le fond. Il marchait le premier et tellement vite que tout le monde, sans excepter l’Impératrice, était obligé de courir presque pour le suivre. Cela nuisait à la dignité et à la grâce, mais ce frou-frou, ce pas de course, avaient quelque chose de conquérant qui lui seyait. Cela avait grande façon dans un autre genre.

Il paraissait bien le maître de toutes ces magnificences. Il n’était plus affublé de son costume impérial ; un simple uniforme, que lui seul portait au milieu des habits habillés, le rendait encore plus remarquable et parlait plus à l’imagination que ne l’auraient pu faire toutes les broderies du monde. Il voulut être gracieux et obligeant, et me parut infiniment mieux qu’à l’autre bal. L’impératrice Marie-Louise était un beau brin de femme, assez fraîche, mais un peu trop rouge. Malgré sa parure et ses pierreries, elle avait l’air très commun et était dénuée de toute physionomie. On exécuta un quadrille dansé par les princesses et les dames de la Cour dont plusieurs étaient de nos amies. Je vis là la princesse Borghèse qui me parut la plus ravissante beauté que j’eusse jamais envisagée ; à toutes ses perfections elle joignait l’aspect aussi candide, l’air aussi virginal qu’on puisse le désirer à la jeune fille la plus pure. Si on en croit la chronique, personne n’en eut jamais moins le droit.

L’Empereur aimait assez que les femmes qu’il voulait attirer à sa Cour eussent occasion d’en voir les pompes. Il jetait des coups d’œil obligeants sur les loges ; il resta longtemps sous la nôtre, évidemment avec intention. Au reste, il avait déjà trop de notre monde pour devoir se soucier beaucoup de ce qui restait en dehors.