Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque/Lettre

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 495-505).

LETTRE.
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Lettre de M. l’abbé de Caluso, destinée à servir de complément à ces Mémoires, avec le récit de la mort de l’auteur.


À LA TRÈS-ILLUSTRE COMTESSE D’ALBANY.


« Très-illustre et honorée comtesse,

» Pour répondre à la faveur que vous avez daigné me faire, de me donner à lire le manuscrit où notre incomparable ami avait entrepris de raconter sa propre vie, je dois en dire mon sentiment, et je le fais la plume à la main, parce que de vive voix, avec beaucoup plus de mots, je pourrais dire beaucoup moins de choses. Je connaissais assez l’humeur et le génie de cet homme unique, pour ne pas douter que s’il y a une grande difficulté à parler de soi longuement, sans tomber dans le mensonge, le ridicule ou l’ennui, il les vaincrait à sa manière ; mais il a surpassé mon attente par sa franchise aimable et sa sublime simplicité. Rien de plus heureux que ce style dont le naturel a un certain air de négligence, et je ne sache pas d’image plus merveilleuse, mieux ressemblante et plus fidèle que celle qu’il a laissée de lui ; c’est un portrait qui vit et qui parle. Il s’y fait voir grand, comme il était, singulier, extrême, tarit par ses dispositions naturelles que par l’ardeur qu’il apportait à toute chose qui ne lui paraissait pas indigne de sa généreuse passion. Que si pour cela même il donnait souvent dans l’excès, on remarquera aisément que chez lui l’excès procédait toujours de quelque sentiment louable, de l’amitié, par exemple, dans les endroits où il parle de moi.

C’est pourquoi à tous les motifs que nous avions déjà de nous plaindre que la mort nous l’ait si tôt ravi, il faut ajouter le regret de compter ces mémoires parmi tant de productions demeurées inachevées, et qui auraient eu besoin d’être plus ou moins retouchées ; il n’y aurait pas manqué s’il fût arrivé à sa soixantième année, époque à laquelle il se proposait de reprendre son œuvre, de la perfectionner ou de la brûler. Mais il ne l’aurait pas brûlée, pas plus que nous n’aurions le cœur de le faire, aujourd’hui, heureux de posséder de lui un portrait si ressemblant, le plus sûr document et le seul qui témoigne de tant de faits et de particularités de sa vie.

Je ne puis cependant, madame la comtesse, que vous louer de la sollicitude jalouse dont vous entourez ces mémoires, et vous approuver de vouloir seulement les communiquer à quelques amis intimes et discrets, qui pourront y puiser des notes pour composer l’histoire de ce grand homme. Pour moi, je n’ose l’entreprendre, et c’est à mon grand regret ; mais tous ne peuvent toute chose, et je dois me borner à noter ici, comme je le pourrai, ce qui me semble nécessaire pour compléter, pour justifier le récit incomplet de notre ami. Ses dernières lignes sont du 14 mai 1803. J’emprunterai la suite à ce que vous m’en avez écrit, madame la comtesse, vous qui ayant toujours non seulement les yeux et les oreilles, mais le cœur et l’esprit attentifs à tout ce qui le regardait, n’ayez hélas ! conservé de sa fin qu’une trop présente image.

Le comte Alfieri s’occupait donc alors de mener à bonne fin ses comédies, et par forme de distraction et d’amusement, il songeait aussi quelquefois au dessin, à la devise, à l’exécution de ce collier de l’ordre d’Homère, dont il voulait se créer chevalier ; mais la goutte, qui se faisait toujours sentir dans les changemens de saisons, lui était survenue dès le mois d’avril, cette fois plus fâcheuse que de coutume, le trouvant épuisé par son obstination à l'étude, et dénué de cette sève, de cette vigueur salutaire qui l’eussent repoussée et reléguée dans quelque parties extérieures de son corps. Pour la dompter, ou du moins pour l’affaiblir, considérant d’ailleurs que depuis plus d’un an sa digestion devenait sur la fin difficile et laborieuse, il se mit dans la tête qu’il n’avait pas de meilleur parti à prendre que de retrancher encore de sa nourriture, que déjà il avait réduite à fort peu de chose. Il pensait qu’en cessant de nourrir la goutte, il la forcerait à se retirer, et que d’un autre côté son estomac toujours vide, laissant à son esprit toute sa lucidité, lui permettrait de poursuivre ses opiniâtres études. Vainement, madame la comtesse, votre amitié daignait l’avertir, l’importunait même et le pressait de manger davantage, car il maigrissait à vue d’œil, et il était clair qu’il lui fallait plus de nourriture. Mais lui, ferme dans son dessein, persévèra tout l’été dans cette abstinence excessive, et dans son ardeur à s’occuper de ses comédies ; il y travaillait chaque jour plusieurs heures, dans la crainte que la mort ne le surprît avant qu’il n’eût achevé de les perfectionner, ce qui ne l’empêcha pas de consacrer aussi, chaque jour, beaucoup de temps aux livres des autres, pour acquérir de nouvelles connaissances. Ainsi travaillant à se détruire avec des efforts d’autant plus désespérés qu’il se sentait défaillir, dégoûté de tout ce qui n’était pas l’étude, la seule douceur désormais permise à sa vie lasse et chancelante, il arriva au 3 octobre. Ce jour-là, s’étant levé en apparence mieux portant et plus gai qu’il n’avait coutume depuis long-temps, il sortit après son étude habituelle du matin, pour se promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelque pas, qu’il se sentit pris d’un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, descendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d’entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura quelques heures, et baissa sur le soir. Quoiqu’il fût d’abord tourmenté d’une envie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et le lendemain, non seulement il s’habilla, mais il sortit de son appartement, et descendit à la salle à manger pour dîner ; cependant il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s’être rasé, il voulait sortir pour prendre l’air ; mais la pluie ne le permit pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon. Mais dans la nuit du 5 au 6, il fut repris de très-vives douleurs d’entrailles. Le docteur ordonna des sinapismes aux pieds ; mais au moment où ils commençaient à opérer, le malade s’en débarrassa, dans la crainte que la plaie venant à se former, il ne fût pendant plusieurs jours empêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter. Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains, et des vésicatoires aux jambes. Mais le malade n’en voulut pas non plus, toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de l’opium qui calma les douleurs, et lui fit passer une nuit assez tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit ; ce repos que lui donnait l’opium n’était pas sans quelque mélange d’hallucinations importunes ; il avait la tête pesante, et quoique éveillé, il retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus vivement empreintes dans son esprit. Il se rappelait alors ses études et ses travaux de trente années, et ce qui l’étonnait davantage, un bon nombre de vers grecs du commencement d’Hésiode, qu’il n’avait lus qu’une fois, lui revenaient à la mémoire... Vous étiez assise près de lui, madame la comtesse, et c’est à vous qu’il le disait. Toutefois il ne semblait pas croire que la mort avec laquelle il s’était depuis long-temps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins,madame, il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l’ayez quitté que le matin, à six heures, lorsqu’il s’obstina, contre l’avis des médecins, à prendre de l’huile et de la magnésie. Ce remède ne pouvait que lui nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures, on s’aperçut qu’il était en danger, et quand on vous rappela près de lui, madame, vous le trouvâtes qui respirait avec peine et à demi suffoqué. Néanmoins, s’étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s’approcher du lit et de s’y appuyer ; un moment après sa vue s’obscurcit, ses yeux se fermèrent, et il expira. On n’avait négligé ni les devoirs ni les consolations de la religion ; mais on ne croyait pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu’il fût nécessaire de se hâter, et le confesseur qu’on avait mandé n’arriva pas à temps. Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente, que très-souvent il y revenait dans ses discours. C’est ainsi que le samedi 8 octobre 1803, au matin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.

...Il a été enseveli où le furent avant lui tant de personnes célèbres, à Sainte-Croix, près de l’autel du Saint-Esprit, sous une simple pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait élever Mme  la comtesse d’Albany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canovay a mis la main, et l’œuvre d’un si grand sculpteur ne peut être qu’une œuvre grande. J’ai essayé d’exprimer dans les sonnets qu’on va lire les sentimens que j’ai apportés sur la tombe de notre ami :
I.

« Ô cœur, encore palpitant de ta blessure, yeux désireux de voir, mais dont le regard est depuis long-temps noyé de larmes, voici le marbre que vous cherchez et les simples caractères où cependant se cache une grande gloire.

» Ici repose Alfieri. Hélas !.....quel grand homme ! que son amitié me fut douce ! que de foi j’avais mise en lui ! Quel chant funèbre j’espérais de lui, lorsque viendrait le jour où, avant lui, je reposerais dans la tombe !

» Moi, vieux, épuisé, désormais sans voix sur le Pinde, où, peu connu, et des derniers, j’osai, durant quelques jours, aspirer à la gloire,

» Moi, vieillard inutile, je survis à une telle douleur. Oh ! mort cruelle, qui m’as oublié pour frapper d’abord là où il y avait tant à regretter !


II.

» Elle est humble, elle est étroite la pierre qui tient maintenant ses os enfermés sous la terre, et qui, sur elle, porte son grand nom ; mais le Tibre enverra ici les beaux marbres que vainement on chercherait ailleurs.

» Et un monument sera élevé. De toutes parts on viendra l’admirer, avec plus de justice qu’on ne fait, sur les rives du Nil, les tombes fastueuses des rois de l’Egypte.

» Déjà j’entends bénir le ciseau du grand Canova, et son art, et vous aussi, ô princesse auguste, qui, pour cette œuvre, avez choisi cette main souveraine, afin que par vous fussent dignement honorés les restes de celui qui vous rapporta tout entier l’honneur de ses écrits ; et cependant vous pleurez comme si vous aviez trop peu fait encore pour votre gloire.


III.


» Là, dans l’âge futur, viendront en pieux pèlerins les plus nobles amans ; car les siècles craindront d’ensevelir dans l’ombre autant que les tragiques scènes d’Alfieri, ces chants plus humbles,

» Dans lesquels le monde apprendra, madame, vos rares qualités et les aventures de ce généreux amour, par où autrefois vous viviez dans une double vie, par où désormais ce n’est plus votre vie, c’est votre douleur qui se continue, et lui reste fidèle.

» Et quelqu’un dira : Laquelle entre les plus célèbres peut, à l’égal de celle-ci, marcher fière de l’amant passionné, du poète illustre, du poète sublime, qui lui consacra son génie ?

» Et quel esclave de l’amour posséda, espéra jamais un objet, non seulement plus accompli, mais doué d’un mérite plus éclatant et plus vrai ? »


Je pourrais dire plus encore pour montrer quel homme ce fut, et quelle perte nous avons faite, ainsi que l’Italie. Mais le respect et la pitié me commandent de retenir mes larmes, de peur d’en faire couler de plus douloureuses ; mieux vaut encore, madame, que je sèche les vôtres, en vous rappelant que, dans ses écrits immortels, son génie du moins nous est resté avec la vive image de sa grande âme, profondément empreinte à chaque page de ses œuvres. C’est ce qui doit encore affaiblir nos regrets, s’il n’a pu achever cette histoire de sa vie, dont la seconde partie n’est qu’une première esquisse écrite à la hâte, chargée de notes et de renvois ; d’où il suit qu’il est assez mal aisé d’y mettre chaque chose en son lieu et de la lire couramment.

Toutefois, il ne faut pas craindre que l’on veuille chercher le mot pour rire au style du comte Alfieri. Si j’ai hasardé ici une manière d’apologie, ce n’est pas la diction, c’est le fond des choses qui semblerait en avoir besoin. Alfieri, dans ses mémoires, s’est montré tel qu’il était ; et pour peu que l’on n’apporte à cette lecture aucune passion envieuse, on n’en rapportera jamais qu’une idée vraie de l’auteur. Mais en plus d’un endroit, l’âpreté dédaigneuse du ton pourra blesser quelques esprits. Si ce dédain ne se sentait dans aucun autre ouvrage d’Alfieri, il suffirait, comme je l’ai dit, et c’est ce que vous faites, madame la comtesse, de ne communiquer qu’à des amis sûrs ce manuscrit de ses mémoires. Mais puisque les sentimens qui sont de nature à lui aliéner beaucoup de gens ont déjà été remarqués de tout le monde dans les ouvrages qu’il a publiés, comme d’ailleurs l’éclat de sa gloire suffirait au besoin pour le rendre en butte au fiel amer de l’envie, et que ces papiers enfin, si bien gardés qu’on les suppose, peuvent tomber en des mains peu bienveillantes, il ne sera pas mal de répandre ici à l’avance un peu de contre-poison.

Je dis donc qu’il y a deux manières de mériter la louange : on peut être grand, on peut être irréprochable. De ces deux qualités, la dernière, dans ce misérable bas monde, est rarement l’apanage de la médiocrité même, et on ne l’exige pas de ce qui est grand. Or, c’est au grand que tendait toujours Alfieri, et parmi les plus nobles passions que l’amour de la gloire allumait dans ce grand cœur, il y avait deux choses qu’il ne séparait pas dans son culte, la patrie et la liberté civile. Il est vrai que dans une monarchie, le philosophe qui n’exerce aucun emploi est plus libre que le monarque lui-même ; je n’ai jamais, pour mon compte, désiré une autre liberté ni dédaigné les devoirs d’un sujet fidèle. Mais s’il plaît aux souverains de se faire appeler les maîtres de tous leurs sujets, faut-il s’étonner que l’un d’eux se mette en tête qu’il ne peut y avoir de liberté civile là où un seul a droit de vouloir ? C’était là l’illusion d’Alfieri ; il brûlait du désir de voir sa patrie libre, et cet amour passant de la partie au tout, se changeait en un violent amour de la liberté italienne, qui devait un jour, c’était son espoir, glorieusement renaître ; et alors ne voyant plus d’obstacle que dans l’ascendant de la France, il s’abandonnait contre les Français à une haine politique, dans laquelle il voyait le salut de l’Italie, si elle pouvait devenir universelle. Il voulait aussi, par là, se séparer de ces infâmes qui, après avoir paru comme lui animés d’un zèle ardent pour la liberté, avaient rendu sa cause odieuse par leurs abominables scélératesses. Pour qui juge sans passion, il est clair qu’il ne devait point parler d’une manière si générale, sans distinction des bons ou des méchans, et le philosophe de sang-froid ajoutera que rien n’est moins raisonnable que d’envelopper ainsi toute une nation dans sa haine. Mais il faut voir dans Alfîeri un amant passionné, qui ne saurait être juste envers les adversaires de son idole, un Démosthènes italien, qui n’a que des paroles enflammées pour opposer aux forces supérieures des Macédoniens. Ce n’est pas là une apologie, et je ne sais même pas s’il en a besoin pour conserver ce nom de grand. Je ne demande qu’un peu d’indulgence pour des écarts qui prennent leur source dans l’excès d’un sentiment aussi recommandable que peut l’être l’amour de la patrie.

Je vous prie, madame la comtesse, de faire de cette lettre tel usage qu’il vous plaira, d’y voir au moins un témoignage de ma bonne volonté, d’agréer, avec votre bienveillance ordinaire, le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Votre très-humble serviteur, de tout mon cœur,

Thomaso Valperga-Caluso.

Florence, 21 juillet 1801.

FIN.