Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre IX

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 77-81).

CHAPITRE IX.

Mariage de ma sœur. — Ma réhabilitation. — Mon premier cheval.

Une circonstance vint m’arracher enfin à cette vie de véritable bête brûle, le mariage de ma sœur Julia avec le comte Hyacinthe de Cumiana. Il se fit le 1er mai 1764, et ce jour est resté gravé dans ma mémoire, parce que j’allai avec toute la noce à dix milles de Turin, dans la magnifique villa de Cumiana, où je passai plus d’un mois le plus joyeusement du monde : chose toute simple, je sortais de prison, et je venais d’y passer tout l’hiver. Mon beau-frère avait obtenu ma liberté, et je fus rétabli à des conditions plus équitables dans le droit inné des naturels du premier appartement de l’Académie. C’est ainsi que je devins l’égal de mes camarades, grâce à plusieurs mois d’une captivité fort dure. A l’occasion de ce mariage, j’avais obtenu, en outre, qu’on me laissât la libre disposition de mon bien, et on ne pouvait désormais me le refuser légalement. J’en usai aussitôt pour acheter mon premier cheval, qui me suivit à la villa de Cumiana. C’était un magnifique sarde, ayant la robe blanche, les formes élégantes et distinguées, surtout la tête, le col et le poitrail. Je l’aimais avec fureur, et je ne puis encore me le rappeler, sans une très-vive émotion. Ma passion pour ce cheval en vint au point de troubler mon repos, et de m’ôter l’appétit et le sommeil, chaque fois qu’il avait la plus légère indisposition ; ce qui arrivait fort souvent, parce qu’il était plein d’ardeur et en même temps délicat. Ajoutez qu’une fois entre mes jambes, ma tendresse pour lui ne m’empêchait pas de le tourmenter, et même de le mal mener lorsqu’il ne voulait pas faire à ma fantaisie. Je trouvai bientôt dans la délicatesse de ce précieux animal un prétexte pour en vouloir un second, et après celui-ci, deux de voiture, puis un de cabriolet, et encore deux de selle : en moins d’un an j’arrivai ainsi jusqu’à huit. Il fallait entendre les cris de mon curateur, le plus serré des hommes ; mais je le laissais chanter tout à son aise. Une fois que j’eus triomphé de l’obstacle que m’opposaient la parcimonie et la lésinésie de ce cher curateur, je donnai bientôt tête baissée dans toute espèce de dépenses, principalement à l’égard de la toilette, comme je crois déjà en avoir dit plus haut quelque chose. Parmi mes camarades les Anglais, il y en avait qui dépensaient beaucoup. Ne voulant pas me laisser surpasser par eux, je cherchais, au contraire, et je réussissais à les surpasser eux-mêmes. Mais, d’un autre côté, les jeunes amis que j’avais hors de l’Académie, et avec qui je vivais beaucoup plus qu’avec les étrangers de l’intérieur, dépendaient encore de leurs parens, et avaient peu d’argent. Comme ils appartenaient aux premières familles de Turin, leur tenue était parfaitement décente, mais leurs dépenses de fantaisie étaient nécessairement très-bornées. A l’égard donc de ces derniers, la vérité veut que je le confesse ingénument, je pratiquais alors une vertu qui m’est naturelle, et dont je ne saurais me défaire.

Je n’ai jamais voulu, jamais je n’ai pu surpasser, en quoi que ce fût, ceux que je voyais ou qui se reconnaissaient inférieurs à moi pour la force du corps, l’esprit, la générosité, le caractère, la fortune. Aussi, chaque fois que je me faisais faire un nouvel habit riche de broderies ou de fourrures, s’il m’arrivait de le mettre dans la matinée pour aller à la cour, ou pour dîner avec ceux de mes camarades de l’Académie qui rivalisaient avec moi pour ces vanités, je m’en dépouillais aussitôt après le dîner, parce que c’était l’heure où les autres venaient chez moi. Je le faisais même soigneusement cacher, pour qu’ils ne le vissent pas ; enfin j’en avais honte avec eux, comme d’un crime. Il me semblait, en effet, que c’en était un, et mon cœur se le reprochait, que de posséder, et plus encore d’étaler avec orgueil, des choses que mes amis et mes égaux n’avaient pas. Et c’est ainsi qu’après avoir eu tant de mal à obtenir de mon curateur qu’il me fît faire une élégante voiture, chose vraiment ridicule, et parfaitement inutile à un jeune garçon de seize ans, dans cette ville microscopique de Turin, je ne m’y montrais presque jamais, parce que mes amis, n’en ayant pas, devaient toujours s’en retourner à pied. Quant à mes nombreux chevaux de selle, j’avais un moyen de me les faire pardonner, c’était de les mettre en commun avec eux, outre qu’ils avaient chacun le leur, entretenu aux frais de leurs parens. Aussi cette branche de luxe me charmait-elle plus que toute autre, et il s’y mêlait moins de regret, parce qu’elle ne pouvait en rien offenser mes amis.

Lorsque j’examine sans passion, et avec l’amour de la vérité, ces premiers temps de mon adolescence, je crois entrevoir à travers les écarts sans nombre d’une jeunesse impétueuse, trop inoccupée, mal élevée et sans frein, un certain penchant naturel vers la justice, l’égalité, la générosité des sentimens, et ce sont là, ce me semble, les élémens d’une ame libre, ou digne un jour de l’être.