Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Première époque - Enfance/Chapitre III

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 13-17).

CHAPITRE III.

Premiers symptômes d’un caractère passionné.

Mais ici je dois noter une autre particularité fort étrange, relative à ce développement de mes facultés aimantes. L’absence de ma sœur m’avait laissé triste pour long-temps, et ensuite beaucoup plus sérieux. Mes visites à ma chère sœur étaient devenues de plus en plus rares, parce que, placé sous la direction d’un maître et devant me livrer à l’étude, on ne me le permettait plus que les jours de fête ou de congé, et encore pas toujours. Peu à peu je trouvai une sorte de consolation à ma solitude dans l’habitude d’aller chaque jour à l’église des Carmes qui était contiguë à notre maison, d’y entendre souvent de la musique, et d’y voir les moines officier et remplir toutes les cérémonies de la messe chantée, les processions et tout ce qui s’y rattache. Au bout de quelques mois, je ne pensais déjà plus tant à ma sœur ; au bout de quelques autres, je n’y pensais presque plus, et je n’éprouvais d’autre désir que d’être conduit, le matin et dans la journée, à l’église des Carmes ; et en voici la raison. Depuis ma sœur, qui avait environ neuf ans lorsqu’elle sortit de la maison, je n’avais vu habituellement d’autres visages de jeunes filles ou de jeunes garçons que ceux de quelques petits novices des Carmes qui pouvaient avoir entre quatorze et seize ans, et qui, vêtus de rochets blancs, assistaient aux diverses cérémonies de l’église. Ces jeunes et fraîches figures, si semblables à des visages de femmes, avaient laissé dans mon cœur tendre et inexpérimenté la même trace et le même désir de les voir qu’y avait jadis imprimé le visage de ma sœur. Sous tant d’aspects si divers, c’était encore de l’amour, comme il me fut aisé, plusieurs années après, de m’en convaincre pleinement, et de m’en assurer en y réfléchissant ; car alors ce que je sentais, ce que je faisais, je n’en savais rien et j’obéissais purement à l’instinct de la nature. Mon innocent amour pour ces novices en vint à ce point que je ne cessais de penser à eux et à leurs diverses fonctions : tantôt mon imagination me les peignait, leurs cierges à la main, et servant la messe avec leur visage angélique et recueilli ; tantôt je les voyais promenant leurs encensoirs autour de l’autel. Tout entier absorbé dans ces images, je négligeais mes études : toute occupation, toute société me devenait importune. Un jour, entre autres, que mon maître était sorti, me trouvant seul dans ma chambre, je cherchai l’article frères dans mes deux dictionnaires, italien et latin, et, l’ayant effacé dans l’un et l’autre, j’y substituai le mot pères : je croyais par là sans doute ennoblir, ou, que sais-je encore ? honorer ces petits novices que je voyais chaque jour, mais à qui je n’avais jamais adressé la parole, et de qui je ne savais pas le moins du monde ce que je voulais. J’avais parfois ouï prononcer le mot frère avec une sorte de mépris, et celui de père avec respect et amour. C’étaient là les seules raisons qui me firent corriger ces deux dictionnaires, et ces corrections grossièrement faites avec le grattoir et la plume, tremblant qu’on ne les découvrît, je mis toute ma sollicitude à les dérober à mon précepteur, qui, bien loin de s’en douter et de songer à pareille chose, n’eut gardé de s’en apercevoir. Pour peu que l’on veuille bien réfléchir un moment sur cette niaiserie, et y chercher le germe des passions de l’homme, on ne la trouvera peut-être ni aussi ridicule ni aussi puérile qu’elle le parait.

1756. De ces bizarres effets d’un sentiment dont je n’avais encore aucune idée, mais qui déjà agissait si puissamment sur mon imagination, naissait dès lors, à ce qu’il me semble aujourd’hui, cette humeur mélancolique qui insensiblement s’empara de moi, et qui ensuite domina tous les autres côtés de mon caractère. Entre sept et huit ans, un jour que je me trouvais dans cette disposition mélancolique, dont la cause était peut-être aussi dans une santé faible, ayant vu sortir mon précepteur et le domestique, je m’élançai hors de ma petite chambre, qui, placée au niveau du sol, donnait sur une arrière-cour, autour de laquelle l’herbe croissait en abondance. Je me mis aussitôt à en arracher à pleines mains, et, la portant à ma bouche, à la mâcher et à en avaler autant que je pouvais, malgré son amertume et son âcreté. J’avais ouï dire je ne sais par qui, ni quand, ni comment, qu’il y avait une herbe appelée ciguë qui empoisonnait et qui faisait mourir. Jamais je n’ai eu la pensée ni la volonté de mourir, et je ne savais guère ce que c’était que la mort. Néanmoins, me laissant aller à je ne sais quel instinct naturel, mêlé d’une douleur dont la source m’était inconnue, je me jetai avidement sur cette herbe, dans la pensée qu’il s’y trouverait peut-être aussi de la ciguë ; mais, rebuté bientôt par l’intolérable amertume et la crudité d’une telle pâture, et me sentant l’envie de vomir, je me sauvai dans le jardin, qui était tout proche, et où, sans être vu de personne, je me débarrassai presque entièrement de l’herbe que j’avais dévorée. Etant ensuite retourné dans la chambre, j’y restai seul et taciturne, avec de légères coliques et des douleurs d’estomac. Sur ces entrefaites, mon maître rentra ; il ne se douta de rien, et, de mon côté, je n’eus garde de lui rien dire. Un moment après, il fallut se mettre à table, et ma mère me voyant les yeux rouges et enflés, comme on les a d’ordinaire, quand on a fait effort pour vomir, me demanda avec instance et voulut savoir absolument ce qu’il en était. Avec les ordres de ma mère, les coliques devenaient plus pressantes ; si bien que je ne pouvais manger et que je ne voulais pas parler. D’une part, je m’obstinais à me taire, et à cacher ce que je souffrais ; de l’autre, ma mère continuait à me poursuivre de questions et de menaces. Cependant, à force de m’examiner avec attention, s’apercevant que je souffrais et que j’avais les lèvres verdâtres, car je n’avais pas songé à les laver, elle se lève brusquement, tout épouvantée, s’approche de moi, me parle de la couleur inaccoutumée de mes lèvres, me presse, me force de répondre, jusqu’à ce qu’enfin cédant à la crainte et à la douleur, je lui confesse tout en pleurant. On m’administre aussitôt quelque léger remède, et il n’en résulta d’autre mal, sinon que pendant plusieurs jours on m’enferma dans ma chambre pour me punir ; et cette solitude ne servit qu’à prêter un nouvel aliment et une excitation nouvelle à mon humeur mélancolique.