Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 253-256).

FRAGMENT

SUR MADEMOISELLE DE SCUDERI[1].


Le père de Sapho[2] étoit de Provence ; mais s’étant habitué en Normandie, où il eut des emplois considérables, et entre autres la charge de lieutenant du Havre-de-Grâce, place la plus importante de la province, sous l’amiral de Villars qui en étoit gouverneur, sa fortune étant bonne, il épousa une fille riche et de bonne naissance[3] ; mais le duc de Villars ayant succédé à l’amiral son frère en ce gouvernement, sa femme[4], qui étoit sœur de la duchesse de Beaufort, et qui s’est assez fait connoître à la cour et ailleurs, prit en telle haine ce lieutenant après l’avoir trop aimé, qu’elle ruina toutes ses affaires, lesquelles il ne laissa pas en bon état en mourant. Sa veuve demeura chargée d’un fils et d’une fille ; le fils est Georges de Scuderi, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde, et capitaine d’un vaisseau français entretenu, lequel ayant long-temps servi le Roi dans ses armées de terre et de mer, s’est rendu célèbre dans toute la France par un grand nombre d’écrits de prose et de vers dont il a enrichi le public, et s’est retiré au pays de sa naissance, où il s’est honorablement marié[5]. Sa fille, nommée Madelaine, fut élevée très-soigneusement par sa mère, qui étoit habile femme. Mais comme elle ne vécut pas long-temps après son mari, cette fille étant encore fort jeune fut recueillie par un de ses oncles qui demeuroit à la campagne, et qui, étant un des plus honnêtes hommes du monde, avoit l’esprit excellent, et étoit consommé dans la science du monde. Trouvant en elle une naissance tout-à-fait heureuse, et des inclinations également portées à la vertu et à la connoissance des belles choses, il fit éclore ces semences naturelles, que les soins de la mère avoient si bien cultivées qu’elles étoient par manière de dire toutes prêtes à fleurir. Il lui fit apprendre les exercices convenables à une fille de son âge et de sa condition, l’écriture, l’orthographe, la danse, à dessiner, à peindre, à travailler en toutes sortes d’ouvrages. Mais outre les choses qu’on lui enseignoit, comme elle avoit dès-lors une imagination prodigieuse, une mémoire excellente, un jugement exquis, une humeur vive, et naturellement portée à savoir tout ce qu’elle voyoit faire de curieux et tout ce qu’elle entendoit dire de louable, elle apprit d’elle-même les choses qui dépendent de l’agriculture, du jardinage, du ménage de la campagne, de la cuisine ; les causes et les effets des maladies, la composition d’une infinité de remèdes, de parfums, d’eaux de senteur, et de distillations utiles ou galantes, pour la nécessité ou pour le plaisir. Elle eut envie de savoir jouer du luth, et elle en prit quelques leçons avec assez de succès ; mais comme c’est un exercice où il faut donner un grand temps, quoique ce ne soit qu’un pur divertissement et un amusement agréable, elle ne se put résoudre à être si prodigue du sien, qu’elle tenoit mieux employé aux occupations de l’esprit. Entendant souvent parler des langues italienne et espagnole, et de plusieurs livres écrits en l’une et en l’autre qui étoient dans le cabinet de son oncle et dont il faisoit grande estime, elle désira de les savoir, et en peu de temps elle y réussit admirablement, tant pour l’intelligence que pour la prononciation  ; de telle sorte qu’il n’y avoit ni poëte ni orateur qui lui fût difficile. Dès-lors se trouvant un peu plus avancée en âge, elle donna tout son loisir à la lecture et à la conversation tant de ceux de la maison, qui l’aimoient tous aussi bien qu’elle, et qui étoient très-honnêtes gens et très-bien faits, que des bonnes compagnies qui y abordoient tous les jours de tous côtés. Au bout de quelques années qu’elle passa dans cette douceur de vie avec beaucoup d’utilité et de plaisir, son oncle étant mort, et se voyant obligée à s’établir en quelque lieu, elle crut qu’elle feroit mieux de se retirer à Paris qu’à Rouen ; et son frère qui savoit que les pièces de théâtre étoient alors fort estimées, et que plusieurs en faisoient leur occupation, à cause que c’étoit un des principaux divertissemens du cardinal de Richelieu, premier ministre d’État, en ayant composé quelques unes qui furent bien…

(Le surplus manque[6].)

  1. Manuscrits de Conrart, tome 11 page 447.
  2. Le père de Sapho : Georges de Scuderi. On sait que le nom de Sapho et de dixième muse fut décerne par son siècle à mademoiselle de Scuderi.
  3. Elle s’appeloit Marie de Brilly.
  4. Sa femme : Julienne Hippolyte d’Estrées, femme de Georges de Brancas, duc de Villars.
  5. Il s’est honorablement marié : Il épousa Marie-Françoise de Martin Vast, femme qui reunissoit à beaucoup d’esprit et de jugement un naturel qui n’étoit pas ordinaire dans la famille de son mari. On a conservé une partie de sa correspondance avec le comte de Bussy-Rabutin.
  6. On regrette que Conrart n’ait pas termine l’article qu’il vouloit consacrer à mademoiselle Scuderi, pour laquelle il professoit une admiration qui étoit alors généralement partagée. Nous avons fait quelques recherches sur cette femme célèbre et sur son frère ; elles ont été insérées dans la Biographie universelle de Michaud, tome 41 P. 382 et suivantes.