Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 250-253).

SUR LA DUCHESSE DE ROQUELAURE

ET SUR LE MARQUIS DE VARDES[1].


Sur la fin de l’année 1657, la duchesse de Roquelaure, sœur du comte Du Lude[2], mourut âgée de vingt-trois ans. C’étoit une des plus belles personnes de la cour : elle ne fut malade que peu de jours, ensuite d’un accouchement difficile ; et s’étant fait un transport au cerveau, il fut impossible de la sauver. C’est ce que tout le monde a su et cru de sa mort : mais long-temps avant que d’accoucher, et paroissant de fort bonne santé, elle avoit dit à quelques personnes avec qui elle étoit dans la dernière confidence, qu’elle ne vivroit plus guère, et qu’une passion ardente et cachée qu’elle avoit dans le cœur la tueroit. Cette passion étoit pour le marquis de Vardes, qu’elle aimoit plus que sa vie, et à qui elle avoit accorde toutes choses seulement pour lui plaire, et pour tâcher à l’obliger de l’aimer aussi tendrement qu’elle l’aimoit : ce qu’il étoit incapable de faire ; car étant traité si favorablement d’une personne si accomplie et admirée de tout le monde, il n’avoit presque que de l’indifférence pour elle, jusqu’à se plaindre du temps qu’il perdoit à attendre et à rechercher les occasions de recevoir ses faveurs : elle les lui facilitoit pourtant le plus qu’il lui étoit possible, et se conduisoit avec tant de discrétion que jamais ni son mari ni aucun autre ne reconnut rien de cette intrigue qu’elle avoit. Quand il la devoit voir en particulier, il se tenoit caché dans un certain lieu secret du logis, qui étoit une espèce de caveau ou de petit cellier, où il demeuroit jusqu’à ce que les choses fussent en état de l’introduire dans sa chambre ; et un jour qu’il y fut quarante-huit heures, il s’y ennuya tellement qu’il a avoué à quelqu’un qu’il n’a jamais eu de plus grande joie que quand il sortit de ce lieu-là : ce qui marquoit qu’il n’estimoit pas la récompense qu’il recevoit de cette petite peine autant qu’elle le méritoit[3]. Souvent, pendant que le mari jouoit dans sa chambre, le galant étoit dans celle de la dame en toute sûreté, parce que le confident de leur amour étoit l’abbé de…[4], que le duc avoit mis auprès d’elle comme un espion pour empêcher qu’elle ne fît aucune galanterie ; et elle avoit été si adroite qu’elle avoit trouvé moyen de le gagner, et de l’obliger à tromper son mari en sa faveur. Lors même qu’elle vit que Vardes lui échappoit et qu’elle ne le pouvoit plus retenir, elle voulut se forcer d’écouter les recherches de M. d’Anjou[5], qui en devint en ce temps-là passionnément amoureux, et qui s’y prenoit de si bonne grâce et s’y conduisoit si sagement, qu’un homme qui eût eu deux fois son âge, beaucoup d’expérience, et qui n’eût pas eu les avantages de sa naissance et de sa condition, n’y eût pu mieux réussir. Le voyant agir de cette sorte, elle faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour répondre aux avances qu’il faisoit, afin de guérir une passion par une autre ; mais la première étoit si avant dans son cœur, qu’elle ne l’en pouvoit bannir. Les choses étoient en cet état-là quand elle mourut : et bien que cette intrigue fût extraordinairement secrète, je l’ai sue d’original de quelqu’un qui en eut la confidence, et qui me l’a contée depuis la mort de cette belle personne[6].

Le marquis de Vardes avoit épousé la fille[7] du feu premier président de la chambre des comptes, Nicolaï ; et peu après leur mariage, le bruit courut partout qu’il étoit impuissant : ce qui passoit pour une vérité parmi ceux qui ne le connoissoient pas particulièrement ; mais ceux qui le connoissoient assuroient qu’il ne l’étoit pas, mais qu’il n’étoit pas fort vigoureux, et que c’est ce qui avoit donné lieu à ce bruit. Sa femme soutenoit à sa mère et à tous ses parens que tant s’en falloit que cela fût ; que même il étoit fort vert-galant. Sa femme mourut fort jeune en 1661, avec une résolution du plus grand philosophe du monde. Elle lui a laissé une fille[8].

  1. Manuscrits de Conrart, tome 11 page 893.
  2. Sœur du comte Du Lude : Charlotte-Marie de Daillon Du Lude, femme du duc de Roquelaure que ses bouffonneries ont rendu célèbre.
  3. Bussy-Rabutin a bien jugé le marquis de Vardes dans la lettre qu’il adresse à madame de Sevigné le 17 août 1654. « Je sais, dit-il, par M. le prince de Conti, que Vardes a dessein d’être amoureux de madame de Roquelaure cet hiver ; et sur cela, madame, ne plaignez-vous pas les pauvres femmes qui bien souvent récompensent par une véritable passion un amour de dessein, c’est-à-dire donnent du bon argent pour de la fausse monnoie ? » (Lettres de madame de Sévigne : Paris, Blaise, 1818, tome i, page 24.)
  4. L’abbé de… : Ce nom est en blanc dans le manuscrit.
  5. M, d’Anjou : Philippe de France, frère de Louis xiv, qui porta le titre de duc d’Anjou jusqu’en 1661, que Gaston, duc d’Orléans, étant mort, le Roi lui donna le titre de duc d’Orléans, qu’il a transmis à sa maison.
  6. Le grave Conrart raconte cette anecdote du même sérieux qu’il auroit fait le récit d’une affaire d’État. C’est un trait de plus pour le tableau des mœurs de ce temps-là.
  7. La fille : Catherine Nicolaï.
  8. Marie-Elisabeth Du Bec, fille unique du marquis de Vardes, épousa, le 28 juillet 1678, Louis de Rohan-Chabot, duc de Rohan, prince de Léon. (Voyez les Lettres de madame de Sévigné, du 20 juin 1678, tome 5, page 333 ; Paris, Blaise, 1818.)