Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 299-314).


CHAPITRE VINGT ET UNIÈME


Rêves ambitieux. — Mon public. — Une tempête dans une chope. — L’Univers Illustré. — Souvenirs glorieux. — M. Auber. — Mon émotion. — M. Duprato. — Montaubry. — Amis et ennemis. — Engagement pour l’étranger. — Pas d’Anglais ! — La femme aux diamants. — Son opinion sur l’argent. — Alfred Quidant. — Passions éteintes. — Comment se corrige un joueur. — Théodore Barrière. — Souvenirs d’autrefois. — Le suicide et le café Anglais. — Mes débuts dans les salons. — Ma peur. — Accueil bienveillant. — D’où me viennent mes diamants. — L’artiste et le grand monde.


I


Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve ; les dernières années de ma vie m’ont apporté tant de surprises que je puis tout espérer.

Qu’on pardonne à mon ambition… à ma folie, mais il y a déjà si loin de l’enfant de la cité Riverin à l’étoile de l’Alcazar, comme on daigne m’appeler, et je suis jeune encore.

Parfois j’ai toutes les espérances ;

Où m’arrêterai-je ?

Il y a trois ans j’étais une pauvre fille inconnue ; aujourd’hui mon nom est célèbre.

J’ai un public que j’adore et qui m’aime.

Un soir, que, par suite de contestations inutiles à rapporter, j’avais refusé de chanter, il y eut une vraie émeute à l’Alcazar.

Le public qui était venu pour m’entendre me demandait à grands cris.

Ç’a été une tempête dans une chope.


« Certes, a dit à ce propos le chroniqueur de l’Univers Illustré, il n’est pas doux de descendre dans la fosse de l’ours Martin ou de déjeuner dans la cage du lion de l’Atlas ; eh bien ! j’aimerais mieux faire l’un et l’autre, oui, je préférerais rencontrer à deux heures du matin, dans mon escalier, la panthère noire de Java que de me trouver au milieu du public de l’Alcazar un soir où Thérésa refuse de chanter. »


Si je parle de cet incident, c’est pour constater une fois de plus la grande sympathie que me témoigne le public, et que je lui rends en respectueuse affection.


II


Mais le lecteur comprendra que je suis avant tout fière de quelques encouragements qui me sont venus des hommes distingués de notre temps.

Je place en première ligne M. Auber, le génie de la musique française, le grand compositeur qui nous a donné tant de chefs-d’œuvre.

Eh bien ! monsieur Auber n’a pas dédaigné de venir entendre l’humble Thérésa.


Je ne puis vous dire combien je me sentis émue le soir où j’aperçus, dans une loge, la tête si fine, si distinguée, si spirituelle de l’immortel auteur de tant d’adorables partitions.

Je respirais à peine ; j’étais troublée comme une écolière devant son maître,

J’étais à la fois orgueilleuse et humiliée : orgueilleuse de me voir applaudir par un des plus grands musiciens de ce temps ; humiliée d’être si peu de chose à côté de ce grand compositeur.


Ah ! s’il avait pu lire dans mon cœur, il se serait rendu compte de l’immense joie que j’éprouvais ce soir-là.

C’était comme une suprême consécration de ma réputation.

Et quand on me dit :

— Vous n’êtes rien dans le monde artiste, rien qu’une humble chanteuse de café-concert, à qui l’engouement public a fait une position qu’elle ne mérite pas,

Je réponds :

— Peu m’importe, puisqu’un des plus grands musiciens de ce temps a daigné m’applaudir.


III


J’ai encore reçu bien d’autres témoignages de la bienveillance des auteurs.

M. Duprato, un des jeunes compositeurs qui donnent les plus brillantes espérances, a bien voulu venir me complimenter dans ma loge.

Plusieurs fois j’ai aperçu M. Gevaërt, l’heureux compositeur à qui l’on doit le Capitaine Henriot.


Souvent, quand j’entre en scène, j’aperçois au premier rang quelque artiste des théâtres lyriques.

Un soir, j’ai vu Montaubry, le délicieux chanteur, au milieu de la foule ; d’autres fois, madame Ugalde, M. Roger, M. et madame Gueymard.

Je dois constater que les plus sérieux encouragements me sont venus des plus grands talents de ce temps, et que je dois les plus vives attaques aux artistes les moins saillants de notre époque.

Il en est toujours ainsi !


IV


On m’a fait souvent des propositions d’engagement pour la province.

Mais je ne veux plus quitter Paris !

Tout dernièrement, j’ai reçu la visite d’un Anglais, qui m’offrait deux cent mille francs si je voulais consentir à traverser l’Océan et à chanter pendant un an dans les principales villes de l’Amérique.

J’ai refusé.


D’abord, parce que je suis engagée à l’Alcazar pour plusieurs années.

Ensuite, parce qu’il aurait fallu apprendre l’anglais.

Fi donc !

Je suis une enfant de Paris !


V


J’ai aussi beaucoup d’ennemies.

De loin en loin, je vois aux avant-scènes de l’Alcazar la fameuse Flore, mon ancienne rivale de Lyon.

Elle a renoncé aux arts et fait le bonheur d’un baron allemand.

Cette fille cherche à m’éblouir par sa fortune. Depuis qu’elle a des diamants, elle a perdu le peu de tête qui lui restait.


À chaque instant, elle s’écrie assez haut pour être entendue de moi :

— Ah ! j’ai eu une frayeur ! je croyais avoir perdu mon bracelet de douze mille francs !

Cinq minutes après, nouveau cri.

C’est toujours la petite dame :

— Grand Dieu ! dit-elle, Émilie a failli m’arracher mes boucles d’oreilles de quinze mille francs !

Ou bien encore :

— Ah ! mon Dieu ! j’ai manqué de perdre mon collier de trente mille francs.

Et quelquefois, un habitué, ignorant des galanteries parisiennes, fait cette réflexion :

— Douze mille, quinze mille et trente mille, font cinquante-sept mille francs ; ce doit être une femme du monde !

C’est cette fille qui me disait un soir :

— On prétend que je suis intéressée ; c’est ridicule ! J’aime l’argent, c’est vrai, mais non par intérêt ; j’aime l’argent pour lui-même.


VI


Parmi les artistes qui m’ont fait l’honneur de venir m’entendre, je cite encore M. Alfred Quidant, un pianiste de beaucoup de talent.

On me dit que ce spirituel musicien a eu une jeunesse fort orageuse.


Mais avec l’âge la raison est venue.

Quidant s’est marié, et aujourd’hui il compose des variations sur le bonheur de la famille.

De temps en temps, les diables noirs reviennent et tourmentent l’artiste.

Les souvenirs de jeunesse renaissent.

Quidant a reçu une invitation pour une soirée brillante, suivie d’un formidable baccarat.

Il se souvient des charmantes émotions du jeu… et va s’habiller.


Alors son regard tomba sur deux gravures qui ornent sa chambre à coucher.

L’une représente un épisode de Trente Ans ou la Vie d’un Joueur.

L’autre le Mauvais Sujet, chassé de son logis et errant de par la campagne avec sa femme en haillons et ses deux pauvres enfants, amaigris par la misère.


Quidant a placé là ces deux gravures pour combattre ses passions.

Quand il voit les deux malheureux petits êtres suivre péniblement leur mauvais sujet de père, Quidant ôte son habit et sa cravate blanche, embrasse sa famille et reste chez lui.


VII


Théodore Barrière, lui aussi, est venu plus d’une fois à l’Alcazar.

Il m’a connue autrefois au boulevard du Temple, où il a habité pendant dix ans.

Alors il avait pour moi, quelquefois, des paroles d’encouragement.

Aujourd’hui il daigne venir m’applaudir.

Barrière est un esprit incisif, mordant !

Je me rappelle une histoire que j’aurais dû raconter dans mon esquisse du boulevard du Temple, mais qui trouvera encore sa place dans ce chapitre.


Alors le futur auteur de cent pièces charmantes venait souvent au café du Cirque, où il a trouvé, d’ailleurs, un des personnages des Faux Bonshommes, le notaire Vertillac.


Un soir, on vint prévenir Barrière qu’une dame l’attendait dans une voiture.

L’auteur se rend auprès de la belle :

— Oh ! monsieur, dit la pauvre enfant, je viens vous prier de me rendre un grand service.

— Lequel ?

— Votre ami G. m’a lâchement abandonnée.

— Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Dites-lui de revenir.

— Je m’en garderai bien.


Ici la femme délaissée éclate en sanglots.

Quelques passants s’arrêtent.

— Consolez-vous, ma chère enfant, dit Barrière en fermant la portière, rentrez chez vous !

— Non, je veux en finir avec la vie !

Barrière commençait à s’ennuyer.

— Madame, fit-il, où faut-il dire au cocher de vous conduire ?

— À la rivière !

— Cocher ! s’écria Barrière, conduisez madame au Pont-Neuf !

Le mot était dur ! J’ajoute, pour le lecteur sensible, que la dame en question a pris la route du Pont-Neuf, mais que, dans la rue Rambuteau, elle a ordonné à son cocher de rebrousser chemin et de la conduire au café Anglais.


VIII


J’arrive à la fin de mon livre.

Il me reste à parler d’une chose importante, de mes débuts dans le monde.

Car je vais dans le monde.

La première invitation de ce genre me fut adressée l’année dernière par un personnage qui porte un grand nom, et qui me fit l’honneur insigne de me demander quelques chansons.


On sait que je n’ai pas été élevée dans les salons.

Aussi cette première invitation m’impressionna vivement.

Je craignais de paraître ridicule.

Dans le monde il faut savoir se tenir, il faut savoir marcher et saluer.

Je me disais que tous les yeux seraient dirigés ce soir-là sur l’humble chanteuse de l’Alcazar, je croyais que je me trouverais en présence d’un public railleur, prêt à se moquer de la diseuse de chansonnettes qui se risquait dans un salon.


Je refusai d’abord !

Puis j’acceptai.

La curiosité l’emporta sur la timidité !

Je mis ma robe la plus simple, et vers dix heures je montai dans la voiture qu’on m’avait envoyée.

Mon cœur battait violemment.

À mesure que la voiture s’approchait de l’hôtel de M. de X…, mon émotion devint plus forte.

La porte cochère s’ouvrit… je descendis… j’entrai.


Je fus reçue par le maître de la maison, qui m’offrit le bras pour me conduire au milieu de sa société.

Je tremblais.

— Qu’avez-vous, mademoiselle ? me demanda-t-il.

— J’ai peur ! répondis-je !

Mes dents s’entrechoquaient dans le frisson de la fièvre.


M. X… me fit entrer dans un salon et s’éloigna.

Quelques minutes après, je vis paraître une dame âgée.

C’était la mère de M. de X…

Informée par son fils de l’état de surexcitation dans lequel je me trouvais, cette digne dame avait voulu me voir et me rassurer.

Un quart d’heure après, je pénétrai pour la première fois dans un salon du grand monde.

On me fit un accueil si sympathique que je retrouvai bientôt mon assurance.

Je dis plusieurs chansons avec le plus grand succès.

À la fin de la soirée, je reçus des mains de la mère de M. X… un écrin.

Je l’ouvris plus tard.

Il contenait un collier de diamants, le même que je porte chaque soir à l’Alcazar.


IX


Depuis ce temps, il ne se passe pas une semaine sans que je reçoive une invitation à chanter dans le monde.

Mon plus grand orgueil serait d’inscrire à la fin de ce livre les noms des grands seigneurs qui ont bien voulu m’admettre à chanter dans leurs salons.

Mais le bienveillant lecteur comprendra que je n’ai pas le droit d’imprimer ici des noms qui n’appartiennent point à la publicité, et que la reconnaissance me fait un devoir de taire.


Une grande dame, un grand seigneur peuvent, sans déroger, admettre dans leur salon une simple chanteuse de l’Alcazar ;

C’est une distraction qu’ils offrent à leurs nobles invités.


Mais l’artiste ne doit pas oublier le respect qu’elle doit aux personnages qui brillent au premier rang de la société, et dont les noms seraient déplacés dans les mémoires d’une chanteuse populaire.



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