Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 287-296).


CHAPITRE VINGTIÈME


Les ennuis de la célébrité. — On me traite comme M. de Rothschild ou M. d’Ennery. — Absence de timbres-poste. — Une lettre de mère. — Trois mille francs, une bagatelle. — Un compte avec le lecteur. — Une lettre de caissier. — Le mangeur de grenouilles. — Deuxième compte. — Une lettre d’intimidation. — La borne de la rue Saint-Denis. — Ma tranquillité. — Troisième compte. — Ce qu’il faut pour être célèbre impunément. — Les propositions de mariage. — Encore Paul. — Mon fou. — Sa monomanie. — Une note à la Belle Jardinière. — Un mari trop cher.


I


J’aurais bien envie d’intituler ce chapitre : Des ennuis de la célébrité.

Sous le prétexte que je touche les émoluments d’une première chanteuse de grand opéra, il semble à mon public fanatique que ma fortune soit à sa disposition.

On me traite comme on traite M. le baron de Rothschild ou M. Adolphe d’Ennery.

C’est bien de l’honneur que l’on me fait, mais on a le tort de ne pas affranchir les lettres.


II


Il y a deux mois, je reçus l’épître suivante, complétement veuve de timbre-poste :


« Mademoiselle Thérésa,


» C’est une mère qui vous écrit.

» Vous avez des appointements qui vous permettent de rouler carrosse et d’avoir plus de diamants que n’en a mademoiselle Duverger.

» Qu’est-ce que trois mille francs pour vous ?

» Deux ou trois chansonnettes à dire, et voilà tout.

» Trois mille francs pour moi serait le bonheur !

» Mon fils vient de tomber au sort, il a eu le n° 7, il va partir…

» Voulez-vous me prêter de quoi le racheter ?

» Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais, je suis celle qui vous applaudit toujours, à la table de gauche, près de la contrebasse, et qui n’a pas encore manqué une de vos représentations.

» Allons, un bon mouvement, mademoiselle Thérésa ; rendez un fils à sa mère, et Dieu vous récompensera.

 » Signé ***. »


III


Veuillez compter, cher lecteur — ci trois mille francs.

— Deuxième épître, de plus en plus veuve d’affranchissement :


« Madame,


» J’étais caissier dans une maison de banque, j’ai mangé la grenouille.

» Un rien : six mille francs…

» Qu’est-ce que vous voulez ? Un coup de tête. Le jeu. Une femme trop jolie et pas assez économe ; ma seule ressource c’est vous ou un coup de pistolet.

» Un coup de pistolet, c’est dur à mon âge, je n’ai que vingt-six ans et j’ai tous mes cheveux.

» Six mille francs pour vous c’est l’affaire de dire six fois Rien n’est sacré pour un sapeur. — Dites Que rien n’est sacré pour un caissier, si vous voulez, mais dites-le à mon bénéfice.

» Vous épargnerez des larmes à une famille.

» Vous vous serez gênée cinq minutes, et vous aurez laissé un comptable de plus à la société financière.

» Le commissionnaire attend votre réponse un sac sous le bras. »


IV


Trois mille francs et six mille francs, cela fait neuf mille, n’est-ce pas ?

— Troisième épître, affranchie celle-là, mais vous allez voir que l’on peut risquer dix centimes quand on tente une affaire pareille :


« Mademoiselle,


» Il nous faut trente mille francs, pas un sol en plus, pas un sol en moins.

» C’est le prix de votre existence.

» Dans le cas où ces trente mille francs ne seraient pas déposés, le mercredi 17, à onze heures du soir, sur la borne qui fait le coin de la rue Saint-Denis et de la rue Rambuteau, attendez-vous à être attaquée en sortant de l’Alcazar.

» Inutile de nous dénoncer à la police, nous sommes douze, et pour un que vous ferez arrêter, il en restera onze décidés à venger leur camarade. »


V


Cette lettre, qu’on pourrait croire inventée et qui est de la plus scrupuleuse exactitude, a plutôt flatté mon amour-propre qu’elle ne m’a effrayée.


Je n’ai dénoncé personne à la police. Il est vrai que je n’ai rien déposé non plus rue Saint-Denis.

J’ai tout lieu de croire que c’était une plaisanterie ; mais voyez pourtant, si je m’étais laissée aller :

Neuf mille et trente mille, trente-neuf mille francs.

Et cela en deux mois !

Sur ce que je gagne, il ne me serait pas resté grand’chose.


Et je ne compte pas les vingt pareilles lettres où l’on ne me demande que des sommes relativement minimes…

Il faut être diablement riche à Paris quand on est célèbre, et qu’on veut écouter son cœur.


VI


On ne se fait pas idée combien il m’arrive journellement de propositions de mariage.

Jusqu’à Paul, oui, Paul, qui m’a écrit dernièrement pour me rappeler notre ancien amour et me dire que sa main était à ma disposition.

Heureusement, j’ai des idées bien arrêtées sur le célibat.


Il me reste à raconter maintenant l’histoire de mon fou.

Car j’ai aussi mon fou. On voit qu’il ne manque rien à ma majesté, et que mon règne aura eu toutes les prérogatives des têtes réellement couronnées.


VII


Mon fou se nomme Bicornet.

Il vient tous les soirs à l’Alcazar ou plutôt il y venait, car depuis quelques mois, des ennemis jaloux l’ont arraché de mes États pour le conduire à Charenton.

Sa folie consistait à se croire mon mari.


Chaque fois qu’on m’applaudissait, qu’on me jetait des fleurs, il se tournait fièrement vers le public et disait :

— N’est-ce pas qu’elle chante bien, ma femme ?

Il était sévère pour mes camarades.

— On a tort de les laisser chanter avec Thérésa, disait-il ; cela porte un certain préjudice à mon épouse.


Il parlait au chef d’orchestre.

— Si ma femme, disait-il, chante ce soir la Nourrice, accompagnez-la doucement ; vous savez qu’elle tient beaucoup à ce que le public entende les paroles.

Vers six heures, il faisait queue, et si un ami le rencontrait là et s’étonnait de cette assiduité, il répondait :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Thérésa ne peut pas chanter quand son mari n’est pas là.

Cette monomanie amusait les garçons du café, qui ne le désignaient jamais que sous le titre de l’époux à Thérésa !

— Parfaitement inoffensif, il nous égayait tous et m’aurait divertie moi-même, si un jour il n’avait poussé le mariage un peu trop loin.


VIII


Certain matin, l’on sonna à ma porte.

C’était un commis des magasins de la Belle Jardinière.

Il m’apportait une note.

Deux cents francs, je crois, formant le prix de redingote, pantalon, gilet, chemises, etc.


C’était mon fou qui avait été faire ses emplettes et qui, sans façon, avait dit au caissier :

— Envoyez toucher la note chez ma femme, mademoiselle Thérésa, de l’Alcazar.

Renseignements pris, je sus que le pauvre diable était, en effet, moins que riche, et je payai cette note, mais en prévenant Goubert d’avoir à me débarrasser d’un mari aussi coûteux.