Mémoires de Suzon sœur de D. B., éd. 1830/1

Aux dépens de la Gourdan, cette année même. (p. front.-24).
Illustration des Mémoires de Suzon, édition de 1830/

MÉMOIRES


DE SUZON,


SŒUR DE D.. -B.....


PORTIER DES CHARTREUX,

ÉCRITS PAR ELLE-MÊME.


ORNÉS DE BELLES GRAVURES.



À J’ENCONNE,
RUE DES DÉCHARGEURS.
AUX DÉPENS DE LA GOURDAN.



1830.

PRÉFACE.



Ces mémoires n’auraient jamais vu le jour si j’avais pu résister aux instances d’une personne à qui j’ai les plus grandes obligations, et avec qui je passe une vie paisible et agréable. Que dis-je ? vous n’auriez jamais connu, mon cher comte, le dépôt que m’a confié mon amie, si vos bontés pour moi et vos procédés généreux n’avaient excité ma confiance. Dès que je vous les eûs communiqués, vous me fîtes voir si clairement combien ils pouvaient être utiles aux jeunes personnes qui ne sont jamais assez en garde contre les séductions des hommes, pour résister à tous les pièges qu’ils leurs tendent, que je me déterminai enfin à les rendre publics. Mais il est bon de vous instruire, cher lecteur, comment ces mémoires sont tombés entre mes mains.

Ce fut au moment où Suzon parlait pour ce lieu affreux, dont la vue seule effraie les passans, où l’on ne voit qu’horreur, où les cris perçans des malheureuses victimes qu’il renferme dans son sein, déchirent les entrailles des personnes les moins sensibles, que je reçus ce cher dépôt.

Tiens, me dit mon amie, que de cruels satellites arrachaient de mes bras et de ceux de son frère Saturnin, reçois ce gage précieux de mon amitié… Les malheurs de Suzon ne devaient finir qu’avec sa vie… plût à Dieu que ce dernier malheur termine ma carrière… Sa douleur, sa beauté, dont rien n’avait pu, pour ainsi dire, ternir l’éclat, auraient adouci les tigres les plus furieux ; mais que des satellites, en exécutant les ordres dont ils sont chargés, n’aient jamais témoigné la moindre compassion, ce phénomène surprendrait avec raison. Ces monstres ne pourraient jamais faire leur cruel métier, si, en endossant l’habit qu’ils portent, ils ne se dépouillaient de tout sentiment d’humanité dans la crainte qu’ils ne soient pas capables au besoin d’exercer les plus grandes cruautés. Leurs chefs n’emploient que des hommes qui se sont la plupart signalés par des forfaits ; mais revenons à ma chère Suzon. Cette tendre amie était déjà loin de moi, et il me semblait encore que je la voyais me tendre les bras ; mes cris, mes sanglots se faisaient entendre jusque dans la rue, où le peuple attroupé insultait encore au malheur de mon amie. Je voulais fuir de ce lieu d’horreur ; mais les forces me manquèrent. Je sentis mes jambes chanceler sous moi ; bientôt une sueur froide me couvrit tout le corps. Enfin, je tombai sans connaissance sur le plancher. La quantité de monde qui était dans notre rue excita la curiosité du comte de C… qui passait par hasard dans ce moment : il s’informa de ce qui était arrivé, et désirant savoir d’où partaient les cris qu’on lui dit avoir entendus, il se fit jour au travers de la foule et parvint jusque dans ma chambre. J’étais alors entourée de cinq ou six femmes qui employaient tous les secours que leur imagination pouvait leur suggérer, pour me tirer de l’état où j’étais. Le comte voyant le peu d’efficacité de tous leurs remèdes, sortit de sa poche un flacon qui contenait un élixir si spiritueux et si salutaire aux personnes qui se trouvent mal, que j’en eus à peine sur mes lèvres, que la connaissance me revint aussitôt. Le comte fut la première personne qui frappa mes regards. Quelle fut ma surprise en voyant un seigneur, dont l’air noble et majestueux en imposait aux femmes qui m’entouraient, oublier lui-même son rang et sa qualité pour me procurer des secours ; que de noblesse il montrait dans ses regards ! que de sensibilité son visage annonçait ! Combien sa voix était propre à remettre le calme dans mon âme, il me parut en un mot un ange descendu du ciel pour me retirer de l’abîme où mon malheur n’entraînait. Consolez-vous, mademoiselle, me dit le comte de C…, ce qui vient de vous arriver, loin de rendre votre sort malheureux, va peut-être le faire changer de face, surtout si vous voulez être sage. Je veux vous mettre pour toujours dans le cas de n’avoir rien à redouter des caprices de la fortune. Je vais au sortir d’ici vous louer un appartement, que je ferai meubler par mon tapissier, et je viendrai moi-même ce soir vous chercher pour vous y conduire, et vous en rendre la maîtresse.

Ce discours me surprit tellement, que je ne trouvai point d’expression pour remercier ce seigneur de cette générosité inattendue. La profonde révérence que je fis indiquait seulement que la proposition ne me déplaisait pas. Le comte s’en contenta et sortit un instant après, sans paraître étonné de mon silence. Quant à moi, quoique toujours affligée de la perte de mon amie, je m’occupai à faire un paquet de mes hardes.

Dans le moment que le généreux seigneur sortait de ma chambre, la vieille Sybille, chez qui nous étions, ma chère Suzon et moi, et qui m’avait débauchée de chez mes parens, rentra aussi rassurée depuis le départ des archers, qu’elle avait paru effrayée à leur arrivée : elle me demanda si la personne qu’elle venait de rencontrer sortait d’avec moi, et quel bénéfice sa visite avait produit. Un très-grand, madame, lui dis-je. Aussitôt le babil m’étant revenu, je lui fis le détail de sa douceur et de sa sensibilité, et je n’omis pas surtout de lui parler de la proposition qu’il m’avait faite de m’entretenir. Il y avait trop long-temps que je désirais quitter cette méchante femme pour chercher à lui adoucir le chagrin que devait lui occasionner notre séparation. Malgré tous les soins qu’elle prit pour cacher ce que lui causait cette nouvelle, elle en était trop étonnée pour qu’elle pût me voiler une partie de son trouble. À la fin cependant, faisant un effort sur elle-même, elle me dit avec une sorte d’intérêt : tu n’as pas sûrement eu la folie de refuser une proposition aussi avantageuse. Je te l’avais toujours bien dit, ma chère Rosalie, que je serais la cause de ton bonheur ; je te crois trop raisonnable pour ne pas convenir que tu n’aurais jamais dû ni pu prétendre à un pareil sort si tu fusses restée chez tes parens. Reproches-moi donc, me dit-elle d’un ton mielleux, de t’avoir arrachée des bras de ta famille ? Elle aurait encore parlé plus long-temps, selon sa louable coutume, que je n’aurais pas prêté plus d’attention à ce qu’elle disait ; j’étais trop occupée de tout ce qui venait de m’arriver pour répondre à cette femme, dont le caquet m’avait de tout temps ennuyée. Voyant à la fin que par mon silence je paraissais faire peu de cas de tous ses discours, elle réveilla mon attention en me rappelant que nous avions un compte à régler ensemble ; je le sais, madame, lui dis-je, et soyez bien persuadée que je ne sortirai point de chez vous que vous ne soyez satisfaite. Les mères abbesses de ce pays ont toutes la sage précaution que les filles qui sont chez elles leurs doivent afin d’avoir un prétexte pour les retenir, J’avais affaire à une femme qui connaissait trop bien son métier pour être exceptée de la règle générale. Je ne m’attendais pas à la vérité, en me rappelant les profits que j’avais faits, être redevable d’une somme bien forte, le contraire cependant arriva. J’eus beau crier, il en fallut passer par tout ce qu’on voulut. En un mot, le mémoire fut arrêté.

Sur le soir, le comte arriva, ainsi qu’il me l’avait promis ; il me gronda de ce que je paraissais toujours affligée. Reprenez, mademoiselle, me dit-il, reprenez votre gaîté ; votre amie n’est pas perdue pour vous ; j’aurais même déjà obtenu sa liberté, si la maladie qu’elle a ne s’y était opposée. Je vous promets qu’elle sera libre aussitôt après son entière guérison. J’appris alors de mon cher comte, que Suzon n’avait été prise que parce qu’elle avait donné la vérole à un jeune homme de famille, et que ce jeune homme avait porté des plaintes à la police contre elle. Cette nouvelle me fut d’autant plus agréable que j’espérais faire part de mon bonheur à mon amie, et qu’elle me prouvait que mon cher comte commençait déjà à chercher des occasions de me faire plaisir.

Il m’assura en des termes qui me peignaient son amour, qu’il aurait pour moi tant d’égards et de complaisances, qu’il espérait bientôt bannir de mon esprit tous les chagrins que j’avais éprouvés. Ce qui vous surprendra peut-être, cher lecteur, c’est que personne n’a jamais été plus exact à tenir sa parole. D’abord il paya tout ce que je devais, il poussa même le désintéressement jusqu’à vouloir que le paquet qui renfermait mes habits et mon linge fussent donnés à mon hôtesse ; mais j’étais bien éloignée d’y consentir. Je voulais que ces mêmes habits, en me rappelant l’état d’où j’avais été tirée, servissent aussi à me faire ressouvenir de mes devoirs ; tout fut donc porté, selon mes désirs, dans le carrosse du comte, qui nous attendait à la porte et qui nous mena au faubourg Saint-Germain, où mon appartement avait été loué. Les meubles qui le garnissaient étaient simples, mais propres et choisis au goût ; ce ne fut que quelque temps après mon arrivée dans ce quartier que j’examinai tout ce qui composait mon mobilier. J’avais passé ce jour là par trop d’épreuves différentes pour faire une remarque. Mes domestiques n’étaient point nombreux. Aurai-je pu désirer plus de monde pour me servir, qu’un laquais, une femme-de-chambre et une cuisinière, moi qui, la veille, me serais trouvée au comble du bonheur si je m’étais vu une simple servante à mes gages. Je tairai tout ce que leur dit le comte pour les engager à être exacts à leur devoir, afin de ne point ennuyer le lecteur par mille détails inutiles, et je vais passer à la manière dont se termina la soirée : nous soupâmes de très-bonne heure ; pendant le repas, mon amant chercha par tant d’agaceries à faire renaître ma joie, que je ne pus m’empêcher de rire à quelques-unes de ses folies. Il aurait été impossible, quand il m’en aurait beaucoup coûté, pour me contraindre, de ne pas au moins affecter un air gai. Les complaisances et les attentions du comte exigeaient sans doute ce sacrifice.

Nous étions à peine sortis de table, que je vis mon amant disposé à se retirer ; quoi de si bonne heure, lui dis-je ! M. le comte ? Oui, ma chère Rosalie, me répondit-il ; vous devez avoir besoin de repos.

Demain, je pourrai sans vous incommoder rester plus long-temps avec vous, mais il y aurait du danger pour votre santé de le faire aujourd’hui : mettez vous au lit dès que je serai sorti, et tâchez de bien dormir. Aussitôt il vint m’embrasser et se retira. Avec quelle surprise je le vis partir ! Malgré la bonne opinion que me donnait de lui une conduite aussi retenue, j’étais bien éloignée de penser qu’un seigneur, riche, aimable, âgé de 22 ans, pût avoir tant d’égards et de ménagemens pour une fille qui était en sa puissance, et qu’il avait retirée d’un lieu de débauche.

Ce que je vais dire étonnera plus encore, surtout ces vieillards décrépits, qui emploient le soufle de la vie qui leur reste à être les bourreaux des filles, qui ne cessent de les tourmenter, et de les faire servir à leurs goûts lubriques : que dis-je ? qui cherchent envain par des attitudes fatigantes et aussi maussades que leur figure, à ranimer un feu que l’âge a pour jamais éteint dans leurs veines. Dans quel étonnement, dis-je, je te jetterais cher lecteur, si je te disais que mon amant a vécu avec moi, une année entière avec les mêmes égards et la même déférence qu’on a pour les filles les plus honnêtes : je dis plus, il a voulu devoir à l’amour tous les plaisirs qu’il a goûtés et qu’il goûte continuellement dans mes bras. Vous riez sûrement de sa conduite, vous le comparez à ce marquis de Rozelle, qui voulait prendre pour femme une actrice de l’opéra, que le prétendu repentir de sa vie passée lui faisait paraître plus estimable que si elle n’eût jamais fait de fautes. Soyez de bonne foi, vous croyez même lui faire grâce en le comparant à un jeune homme nouvellement sorti de son collège, qui tourmenté par la passion de l’amour, n’ose faire les premières avances à une femme, et tremblerait même de lâcher un propos équivoque qui pourrait l’offenser. Dans quelle erreur grossière vous êtes et combien vous êtes loin de juger du cœur de mon amant ! il voulait en me témoignant beaucoup d’estime m’apprendre que le moyen le plus sûr pour lui plaire, était de m’estimer assez moi-même pour ne pas lui manquer.

Si cette voie peut quelquefois faire donner lourdement dans le piége des femmes, elle est cependant beaucoup plus sûre, pour l’homme qui ne se laisse pas aveugler par la passion, que tous les moyens qu’en emploie ordinairement. La jouissance d’une femme dont on peut se dire aimé avec passion, et qu’on estime et qu’on aime soi-même, n’a-t-elle pas mille fois plus de charmes que toutes ces liaisons, qui n’ont pour base qu’un intérêt vil et sordide ? Mes sentimens étaient si bien d’accord avec ceux de mon cher comte, qu’il est impossible que jamais la fortune rassemble deux êtres plus faits l’un pour l’autre : aussi quelle différence on trouvera entre toutes les femmes entretenues et moi ! Toutes n’aiment et n’estiment dans leurs amans que l’argent qu’ils leur donnent et que les présens qu’ils leur font ; le plaisir qu’elles trouvent à leur être infidelles, en a porté plusieurs à se faire baiser par le dernier des laquais, faute de pouvoir donner leurs faveurs à d’autres.

Au reste, il faut convenir que les hommes en général, le méritent bien, ils auraient même tort d’exiger qu’un sexe plus faible que le leur les fit souvent rougir de leur inconstance. Comme ils sont moins tourmentés par le désir de remplir le vuide de leur cœur, que par l’envie, en changeant de maîtresse, de satisfaire leur passion brutale, qu’ils volent de conquêtes en conquêtes, une seule ne pourrait jamais se prêter à leurs goûts aussi bizarres qu’extraordinaires ; trop heureux si par quelque maladie cruelle, ils ne paient un jour bien chèrement les plaisirs de leur inconstance. Combien ils ont à redouter le sort de ma chère Suzon qui est morte ainsi que je l’ai appris huit jours après notre séparation, dans l’hôpital de Bicêtre, pour avoir trop négligé d’arrêter les progrès de sa maladie. Sa perte me sera toujours d’autant plus sensible que j’ai perdu en elle ma meilleure amie. Elle était moins débauchée par goût que par tempérament.

Son cœur malgré la vie qu’elle menait depuis long-temps, lorsque je commençai à la connaître, n’était pas plus corrompu que si elle eut eu toujours une conduite régulière ; enfin, c’était moins pour l’argent qu’elle retirait du commerce des hommes, qu’elle se livrait à eux que pour le plaisir qu’elle trouvait dans la jouissance ; avec moins de passions elle n’aurait eu aucun des vices qu’on reproche aux femmes. Elle était de bon conseil et m’a souvent donné des avis, dont j’aurais bien fait de profiter. Comme elle ne remarquait en moi aucun penchant pour le malheureux état que j’avais embrassé, elle m’a plusieurs fois conseillé de retourner chez mes parens. Une résolution aussi généreuse, aurait trop coûté à mon amour-propre, pour l’exécuter, et j’aurais mieux aimé être mille fois plus malheureuse que je ne l’étais que de retourner dans ma famille : quoique ma chère Suzon soit perdue pour moi sans retour, c’est dans la lecture de ses mémoires, que je trouve des leçons plus instructives que dans tous les livres que je lis. C’est en voyant le tableau de ses faiblesses, que j’apprends toujours à être en garde contre les miennes.

Aussi je les ai toujours dans les mains dès que je suis seule. Chaque anecdote de sa vie est pour moi tous les matins un objet de méditation.

Un jour que j’étais absorbée dans les réflexions que m’occasionait cette lecture, et que je tenais les mémoires de Suzon a la main, le comte entra dans ma chambre ; comme ma femme de chambre venait de sortir de mon appartement, et en avait laissée la porte ouverte ; il fit si peu de bruit, qu’il était près de moi que je ne m’en étais pas aperçue. Mon premier mouvement ; fut de cacher mon cahier sous le coussin de mon fauteuil ; mais il n’était plus temps ; il avait été témoin de mon embarras à son arrivée et avait remarqué le mystère que je voulais lui faire ; cette précaution inutile ne servit qu’à le chagriner, et qu’à lui faire voir le peu de confiance que j’avais en lui. L’air froid avec lequel il m’aborda contre son ordinaire, me l’annonçait assez, mais je feignis de ne pas m’en apercevoir : Comment vous portez-vous aujourd’hui, me dit-il ? avez vous bien dormi cette nuit ? Il m’aurait fait encore, je crois, cent autres questions aussi indifférentes si j’avais pu le soutenir, et si je n’avais rompu cette maussade et insipide conversation. Qu’avez-vous, M. le comte, aujourd’hui lui dis-je ? l’altération qui paraît sur votre visage, ces soupirs qui échappent malgré vous, vos yeux qui évitent de rencontrer les miens, en un mot, tout ce que je vois m’accable de douleur et semblerait m’annoncer que j’ai déjà en le malheur de vous déplaire. Parlez, mon cher comte, dussiez-vous prononcer mon arrêt de mort, il serait moins dur pour moi de l’entendre de votre bouche que de demeurer dans l’état où vous avez la cruauté de me laisser. J’accompagnai ces dernières paroles d’un torrent de larmes. Mon amant ne put me voir pleurer sans s’attendrir. Pourquoi vous chagriner ainsi, me dit-il, ma chère Rosalie ? Les sujets de plaintes que j’ai à former contre vous, me chagrinent ; mais ne peuvent jeter aucune espèce de soupçon, ni sur votre probité, ni sur votre amour pour moi ; à la vérité, je me rends justice, il n’y a pas assez de temps que je vous connais pour que vous m’ayez accordé toute votre confiance, malgré tout ce que j’ai fait pour vous prouver que je n’en étais pas indigne ; d’ailleurs, je sens qu’on redoute toujours avec raison l’indiscrétion des jeunes gens de mon âge. Je suis donc fâché du mystère que vous me faites, mais je me garderai bien d’exiger de voir ce manuscrit que vous avez caché à mon arrivée. Puis prenant insensiblement un ton plaisant ; peut-être, est-ce, me dit-il, le tableau de vos faiblesses dont vous auriez fait l’esquisse ? Dans ce cas, je ne suis plus si étonné du désir que vous avez qu’il soit ignoré de toute la terre. Déjà même, je me reproche d’avoir pu vous laisser entrevoir que je ne voulais pas que vous eussiez de secrets pour moi : ceux-là sont privilégiés et très-privilégiés ; car je sais combien il en coûte à une jeune et jolie femme d’avouer qu’elle s’est quelquefois mal défendue contre les hommes.

Que vous êtes loin de deviner, mon cher comte, lui dis-je, ce que contient ce cahier ; vous avez beau affecter d’indifférence à le lire, il vous sera fort difficile de me faire accroire que vous ne brûlez pas d’envie de l’avoir entre les mains, ou du moins tout me le persuade. Le chagrin que vous avez d’abord témoigné en me le voyant cacher, le ton plaisant que vous venez de prendre, depuis que vous vous êtes aperçu que vous m’avez fait de la peine, sont autant de moyens que vous employez pour satisfaire votre curiosité. Tenez, lui dis-je, je ne veux pas vous faire languir davantage : voilà ce que vous avez tant désiré. Puissé-je en déposant dans votre sein la perte d’une amie dont le souvenir m’affligera toujours, vous prouver combien je suis fâchée d’avoir pu manquer un instant de confiance en vous ; puisse votre amante par ce sacrifice, vous faire voir qu’elle ne veut jamais avoir rien de caché pour vous !

Le comte, fit d’abord des difficultés pour prendre ce cahier, m’assurant qu’il ne se pardonnerait jamais le chagrin qu’il m’avait causé, et que dans la suite il ne serait plus aussi curieux. Comme je voulais absolument qu’il prît connaissance des mémoires de ma chère Suzon qui avaient donné lieu au mouvement de jalousie qu’il avait éprouvé, il y consentit après s’être long-temps fait prier, mais à condition que je les lirais moi-même.

Après bien des je ne veux pas… je les ai déjà lus… il fallut céder, parce que disait-il le son de ma voix portait dans son âme le plus doux ravissement. Ce compliment était bien propre à flatter la vanité d’une femme et surtout d’une jeune personne ; mais pour dire la vérité ce n’était qu’un prétexte honnête pour colorer le désir qu’avait mon amant de ne laisser échapper aucune des impressions, que le récit de différentes aventures d’une femme que j’avais beaucoup aimée devait faire sur moi.

Je commençai donc par prendre une tasse de chocolat pour me donner la force de soutenir une si longue tâche, et je me mis ensuite à lire les mémoires suivans.