Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 19-62).


LIVRE PREMIER.


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CHAPITRE PREMIER.


Mort du roy Henry II. François II son fils succede à la couronne. Appelle au ministere le duc de Guyse et le cardinal de Lorraine, oncles de Marie Stuart, reine d’Escosse sa femme. Eloge du cardinal de Lorraine et du duc de Guyse.


[1559] Pour entrer au discours des choses que j’ay veues et maniées en France et hors le royaume, je commenceray au temps que le roy Henry II, courant en lice, fut blessé en l’œil par le comte de Mongommery, capitaine de la garde escossoise, comme les rois de France ont accoustumé, pour l’ancienne alliance qui est entr’eux et les Escossois, d’en avoir une de cette nation.

Ce fut le dernier jour de juin 1559, lorsque Sa Majesté pensoit avoir une paix assurée, et mis fin à toutes

les guerres estrangeres, pour establir un repos par tout son royaume par le moyen du traité de Casteau Cambresis, fait en cette année avec Philippes II, roy d’Espagne, qui, par l’accord, espousa Elisabeth de France, fille aisnée du roy Henry, lequel par mesme moyen, maria Marguerite sa sœur, princesse très-sage et vertueuse, à Philibert, duc de Savoye, lequel par le traicté de la paix fut remis en son Estat, hors-mis quelques villes que le Roy retint.

Mais la mort de ce prince vaillant et de bon naturel apporta de grands et notables changemens à la France, parce que le roy François II, son fils, qui luy succeda à la couronne, n’estoit pour lors aagé que de quinze à seize ans, et avoit nouvellement espousé Marie Stuart, reine d’Escosse, niepce de ceux de Guise du costé maternel. Par le moyen de laquelle alliance cette maison, qui desjà estoit grande et avoit beaucoup de credit dès le temps du roy Henry, print tel accroissement, que Francois duc de Guise, et Charles cardinal de Lorraine, son frère, disposoient entierement des affaires du royaume, de la volonté et consentement du Roy. Car comme le clergé de France, le premier et plus riche des trois estats, dependoit presque dudit cardinal de Lorraine, aussi la pluspart de la noblesse et des capitaines s’appuyoient sur la faveur et autorité dudit duc de Guise, tous deux bien unis et en bonne intelligence avec leurs autres freres, à savoir : le duc d’Aumale, grand capitaine, le cardinal de Guise, bon courtisan, le marquis d’Elbœuf[1], et le grand prieur de France[2], general des galeres, auquel la mort en la fleur de son aage a envié l’honneur d’une infinité de beaux desseins qu’il m’a souvent communiquez[3], tous enfans de Claude de Lorraine, duc de Guise, et d’Antoinette de Bourbon, princesse très-vertueuse : et avoient encore moyenné avec le feu roy Henry le mariage de Claude, sa fille puisnée, avec Charles duc de Lorraine, leur petit nepveu.

Outre la grandeur des alliances, le cardinal de Lorraine avoit acquis la reputation d’estre fort bien entendu au maniment des affaires d’Estat, pour l’expérience qu’il en avoit, y ayant esté nourry dès l’aage de vingt ans ; et avoit l’esprit prompt et subtil, le langage et la grace avec de la majesté, et le naturel actif et vigilant. Et quant au duc de Guise, il estoit cogneu pour l’un des plus grands capitaines et des plus experimentez de tout le royaume, qui avoit fait plusieurs services fort signalez à la couronne, mesmement ayant soustenu le siege de la ville de Mets contre l’armée imperiale, où l’empereur Charles V commandoit en personne, reconquesté la ville de Calais que les Anglois avoient tenue plus de deux cens ans, et prins Thionville, sans plusieurs autres actes belliqueux.


CHAPITRE II.


Catherine de Medicis, mere du Roy, s’unit avec la maison de Guyse. Cause des inimitiez entre les maisons de Guyse et de Montmorency. Anne de Montmorency, connestable de France, se retire de la Cour. Mecontentement des princes du sang.


Or ces deux freres, qui avoient tant obligé de personnes par leurs bienfaits et prevoyances, et qui par ce moyen s’estoient acquis la pluspart de ceux qui avoient ; les premiers estats et les plus grandes charges de ce royaume, continuerent encore après la mort du feu roy Henry, aidez de la faveur de Catherine de Medicis, veuve dudit roy, princesse d’un esprit incomparable. Ce qu’elle a bien fait paroistre lorsqu’elle print en main les resnes du gouvernement et des affaires du royaume avec la tutelle de ses jeunes enfans, tesmoignant n’avoir aucun plus grand desir que de se faire cognoistre pour mere du Roy, et croire le conseil establi par le feu roy son seigneur[4], s’appuyant du duc de Guise, qu’elle fit pourvoir de l’estat de grand maistre ; ce qui depleut fort au connestable Anne de Montmorency, qui auparavant avoit cette charge, la premiere de la maison du Roy, bien que pour recompense le sieur de Montmorency son fils aîsné fust fait mareschal de France. Cet estat de grand maistre fut cause en partie des inimitiez couvertes et plus grandes qu’auparavent ces maisons avoient, jalouses l’une de l’autre. Mais ce qui donna accroissement encores à l’envie, fut quand les deputez du parlement de Paris vindrent gratifier le Roy de son heureux advenement à la couronne, suivant la coustume ancienne, lui demandant à qui il luy plaisoit que dès lors en avant l’on s’addressast pour sçavoir sa volonté, et recevoir ses commandements. Lors Sa Majesté fit response qu’elle avoit donné la charge entiere de toutes choses au cardinal de Lorraine et au duc de Guise, ses oncles.

Et comme en mesme temps le connestable fut aussi allé faire la reverence à Sa Majesté pour lui rendre le cachet, et voir ce qui luy seroit commandé, le Roy lui dit qu’il avoit laissé au cardinal de Lorraine toute la charge des finances, et au duc de Guise le fait et la conduite des armes, de sorte que c’estoit luy retrancher sa puissance. Lequel dès lors, comme sage et vieil courtisan dissimulant sa douleur, fit response qu’aussi n’estoit-il venu que pour s’excuser de sa charge à l’occasion de son vieil aage, pour se retirer en sa maison.

Quant aux princes du sang, ils se mesloient bien peu des affaires, et quand bien ils en eussent eu la volonté, le peu de faveur qu’ils avoient ne leur en donnoit pas grande occasion. Neantmoins pour ne les mecontenter, on leur donna d’honnestes commissions. Et en ce temps Antoine de Bourbon, roy de Navarre, estant par le conseil de ses amis et serviteurs tiré de Gascogne jusques à la Cour, fut recueilly froidement selon son opinion : delà il print occasion, comme aussi estoit-il peu ambitieux, de s’en retourner ; mais, pour le contenter, on lui donna la commission avec le cardinal de Bourbon son frere, et le prince de La Roche-sur-Yon, de conduire Elisabeth de France, sœur du Roy, en Espagne, et au prince de Condé, d’aller en Flandre pour continuer les alliances. Quant au duc de Montpensier[5], le plaisir et repos de sa maison luy donnoit plus de contentement que la Cour, pour l’autorité que le Roy avoit donnée à la maison de Guise ; ce qui desplaisoit autant à celles de Montmorency et de Chastillon qu’aux princes du sang.



CHAPITRE III.


La maison de Guyse s’establit par le parti catholique. Punition des heretiques. Edicts du feu roy Henry II contr’eux. Divers interests touchant l’execution desdits edicts. Execution à mort du conseiller du Bourg.


Et ce qui plus avança encores les occasions de les diviser d’avec la noblesse et les sujets, pour se faire partisans les uns contre les autres, fut le schisme et la division des religions, que l’on entremesla avec les affaires d’Estat (qui rehausse davantage l’authorité de la maison de Guise, laquelle tenoit entierement le parti de l’Eglise catholique, apostolique et romaine) ; car les protestans, ainsi se nommoient-ils pour les protestations qu’ils faisaient de leur religion, à l’imitation des Allemans, estoient si odieux, que l’on faisoit mourir ceux qui demeuroient obstinez et resolus en leurs opinions ; et à aucuns l’on couppoit la langue, de peur qu’en mourant ils ne donnassent au peuple impression de leurs doctrines, ou ne vinssent à mesdire des sacremens : ce qui auroit esté continué depuis l’an mil cinq cens trente et deux, que l’on commença à brûler les lutheriens.

À quoy plusieurs juges et magistrats estoient poussez d’un bon zele, pensans faire sacrifice agreable à Dieu de la mort de telles gens, parce que le peuple de France, de toute ancienneté, a toujours, par sus tous les peuples de l’Europe, esté fort adonné à la religion, comme nous lisons mesme ès commentaires de Cesar. Or tout le clergé de France, et presque toute la noblesse, et les peuples qui tenoient la religion romaine, jugeoient que le cardinal de Lorraine et le duc de Guise estoient comme appellez de Dieu pour la conservation de la religion catholique, establie en France depuis douze cens ans ; et leur sembloit non seulement impieté de la changer ou alterer en sorte quelconque, mais aussi impossible sans la ruine de l’Estat, comme à la verité ces deux choses sont tellement conjoinctes et liées ensemble, que le changement de l’une altere l’autre. Ce que prevoyant le feu roy Henry, avoit fait un edict au mois de juin 1559, estant à Escoüan, par lequel les juges estoient contraints de condamner tous les lutheriens à la mort ; lequel fut publié et verifié par tous les parlemens, sans limitation ny modification quelconque, avec defences aux juges de diminuer la peine comme ils avoient fait depuis quelques années auparavant. Et parce que, en ce temps, il y eut quelques conseillers du parlement de Paris qui, à la mercuriale, furent d’avis de faire ouverture des prisons à un lutherien qui persistoit en son opinion, chose du tout contraire à l’edict de Romorentin, ledit feu roy Henry fut, le dixiesme juin mil cinq cens cinquante-neuf, au parlement, seant pour lors aux Augustins[6], et fit constituer prisonniers cinq conseillers de la cour.

L’on faisoit divers jugemens de l’edict, et les plus politiques et zelateurs de la religion estimoient qu’il estoit necessaire, tant pour conserver et maintenir la religion catholique, que pour reprimer les seditieux, qui s’efforçoient, sous couleur de religion, de renverser l’estat politique du royaume, et afin que la crainte du supplice retranchast la secte par la racine. Les autres, qui n’avoient soin, ny de la religion, ny de l’Estat, ny de la police, estimoient aussi l’edict necessaire, non pas pour exterminer du tout les protestans, car ils jugeoient que cela pourroit estre cause de les multiplier, mais que ce seroit un moyen de s’enrichir par les confiscations des condamnez, et que le Roy se pourroit acquitter de quarante et deux millions de livres qu’il devoit, et faire fonds aux finances, et, outre ce, contenter ceux qui demandoient recompense des services qu’ils avoient faits à la couronne, en quoy plusieurs mettoient leur esperance. Mais le roy Henry, qui estoit cognu pour prince de bonne nature, n’ayant autre but que le zele de la religion catholique, pour couper le Chemin aux heresies, qui apportent toujours avec elles du changement, se laissa aller au conseil de ceux qui estoient d’avis de faire brûler les heretiques sans remission.

Et de fait, Sa Majesté commanda que l’on fist le procez aux conseillers emprisonnez, ce qui fut depuis differé par sa mort. Et quelque temps après, l’un d’iceux fut absous à pur et à plein, les autres condamnez en l’amende, partie honorable et partie profitable ; et le conseiller du Bourg fut condamné et executé à mort la veille de Noël 1559, encores qu’il eust des amis, et que le comte Palatin eust escrit au Roy pour luy sauver la vie. En ce mesme temps, l’on publia nouveaux edicts[7] portans defence de faire assemblées secrettes sur peine de la vie, parce que les protestans s’assembloient ordinairement en des maisons particulieres, et la nuict plustost que le jour, pour l’exercice de leur religion : et par les mesmes edicts y avoit promesse aux delateurs de la moitié des confiscations.



CHAPITRE IV.


Autorité du parlement de Paris. Pouvoir du parlement d’Angleterre. Poursuites contre les protestans. Pretendues abominations desdits protestans en leurs assemblées. Opiniastreté des protestans. Peines ordonnées contre les catholiques en Angleterre.


Ces edicts estans publiez par tout le royaume, les magistrats firent de grandes inquisitions et vives poursuites contre les protestans, principalement en la ville de Paris, afin que par icelles l’on donnast l’exemple et la reigle de proceder aux autres villes, d’autant que Paris est la capitale de tout le royaume, et des plus fameuses du monde, tant pour la splendeur du parlement, qui est une compagnie illustre de cent trente juges, suivis de trois cents avocats et plus, qui ont reputation envers tous les peuples chrestiens d’estre les mieux entendus aux loix humaines et au fait de la justice, que pour la faculté de Theologie et les autres langues et sciences qui reluisent plus en cette ville qu’en autre du monde, outre les arts mechaniques et le trafic merveilleux qui la rend fort peuplée, riche et opulente ; de sorte que les autres villes de France, et tous les magistrats et sujects y ont les yeux jettez, comme sur le modelle de leurs jugemens et administrations politiques, qui est un grand moyen de conserver l’Estat et la religion par tout le royaume, parce que le peuple fait jugement que cette ville, pleine de si grands et sçavans personnages, ne peut faillir ; joinct aussi que les sept autres parlemens du royaume se conforment ordinairement à celui-là, qui sont en tout comme huit colonnes fortes et puissantes, composées de tous estats, sur lesquelles est appuyée cette grande monarchie ; les edicts ordinaires n’ayans point de force et n’estans approuvez des autres magistrats, s’ils ne sont reçus et verifiez ès-dits parlemens ; qui est une reigle d’Estat, par le moyen de laquelle le Roy ne pourroit, quand il voudroit, faire des loix injustes, que bientost après elles ne fussent rejettées.

Comme aussi en Angleterre, le Roy ne peut faire loy qui porte coup aux biens, ny à l’honneur, ny à la vie des sujects, si elle n’est approuvée par les Estats du pays, qu’ils appellent leur parlement. Et si l’un d’iceux l’empesche, la loy n’est point receue.

Or les edicts qui pour lors estoient faits, les juges pour la pluspart n’y avoient point d’égard, ains ordonnoient les peines à leur discretion, et bien souvent aussi faisoient contre les protestans plus qu’il n’estoit porté par tels edicts, selon que le zele de la religion, ou la passion particuliere d’un chacun les poussoit. Doncques au mois de juillet, bien tost après la mort du roy Henry, lorsque l’ardeur de la saison enflamme les cœurs des hommes irritez, l’on print grand nombre de protestans, mesmement à Paris en la rue Sainct Jacques et au faux-bourg Sainct Germain des Prez, et ceux qui réchappoient abandonnoient leurs maisons. Or ceux qui en estoient, furent découverts par le moyen de quelques uns qui s’estoient départis de leur religion ; sçavoir est Russanges et Frete[8], lesquels avoient dénoncé aux juges les maisons particulieres où se faisoient les assemblées, et les noms des coulpables.

Il fut trouvé par informations faites à Paris, que les assemblées se faisoient la nuict, de tous aages, sexes et conditions de personnes, et qu’après avoir mangé un cochon au lieu d’Agneau paschal, il se faisoit une detestable et incestueuse copulation des hommes avec les filles et femmes, sans avoir grande discretion de l’aage ny du sang, comme il fut testifié par deux jeunes garçons, qui disoient avoir executé telles choses en certaines assemblées faites en la maison d’un advocat nommé Troüillard[9], à la place Maubert. Les informations de Paris contenans ce que dit est, furent portées à la Cour, et montrées à la Reine mère du Roy, par le cardinal de Lorraine, en la presence de plusieurs seigneurs et dames qui en furent fort estonnez ; et deslors la Reine commanda que l’on en fist justice exemplaire. Mais quand ce fut aux recollemens et confrontations des tesmoins, ils se trouverent fort variables, de sorte que la cour de parlement ne put asseoir ny fonder jugement et arrest sur leurs dispositions. Neantmoins le fait demeura aux oreilles du menu peuple, qui le pensoit veritable.

Les moins passionnez jugeoient que la chose estoit supposée, veu que d’un nombre infini d’informations il ne s’en trouvoit qu’une, et l’on estimoit que c’estoit une invention propre et necessaire pour rendre lesdits protestans et leur doctrine d’autant plus odieuse. De laquelle invention l’on avoit anciennement usé contre les chrestiens en la primitive Eglise , comme l’on voit ès apologies de Tertulien et de l’orateur Athenagoras, depuis pratiquée contre les templiers sous le regne de Philippes le Bel, lesquels on accusoit de manger les petits enfans, et d’en crucifier un le jour du Saint Vendredy. Mais les histoires publiées de ce temps-là en Allemagne, portent que c’estoit une pure calomnie que l’on leur imposoit pour avoir leurs biens, comme il fut fait. Toutesfois cette accusation, ou impieté, n’estoit pas nouvelle, puisque l’on voit et tient-on pour histoire certaine et veritable, que les Gnostiques et Barbelites furent atteints et convaincus de se soüiller de paillardises incestueuses, sous voile de religion, et après tuer les enfans procréez de tels incestes, et les piler et paistrir avec de la farine et du miel, et en faire des tourteaux qu’ils mangeoient, disans et blasphemans que c’estoit le corps de Jesus-Christ, dit Epiphanius en son livre contre les heresies de son temps.

Quoi qu’il en fut, lorsque l’on menoit executer des protestans, quelques-uns disoient qu’ils mangeoient les petits enfans : neantmoins lesdits protestans estoient si opiniastres et resolus en leur religion, que lors mesmes que l’on estoit plus determiné à les faire mourir, ils ne laissoient pour cela de s’assembler, et plus on en faisoit de punition, plus ils multiplioient ; et semble (sans toutesfois faire marcher de pair l’obstination avec la grace du Sainct Esprit) que Julien, surnommé l’Apostat, empereur des Romains, defendit pour cette cause par edict exprès de faire mourir les chrestiens, qui se faisoient à l’envi et par grande devotion de leur salut. Mais bien commandoit-il de confisquer leurs biens et offices, qui leur estoit une rigoureuse punition, et en detourna plus par ce moyen que l’on n’avoit peu faire par les persecutions. Cela se voit en l’Histoire Ecclesiastique.

Aujourd’huy en Angleterre, où il y a des catholiques, il leur est prohibé, sur peine de prisons et de quelques sommes de deniers, de faire exercice de leur religion. Mais ces deffences envers les constans ne servent qu’à les rendre plus affectionnez à ladite religion catholique, pour laquelle ils ne craignent de perdre la vie et les biens. Il y en a d’autres de ladite religion catholique en leur cœur, qui s’accommodent aux loix politiques du royaume, et vont à l’eglise anglicane, de peur de perdre les biens, ou d’estre constituez prisonniers. Ceux-là pechent griefvement contre la confession de la foy catholique au dehors, et commettent un crime exterieur d’heresie. J’ay cogneu des uns et des autres.


CHAPITRE V.


Assemblées secrettes des protestans defendues par edict du Roy. Le president Minard assassiné. Conspiration contre la maison de Guyse. Raisons de l’exclusion des princes du sang des conseils et de l’administration du royaume.


Mais pour retourner aux assemblées secrettes que faisoient les protestans en France, l’on n’y traittoit pas seulement de la religion, ains des affaires d’Estat, chose très-pernicieuse en toute republique et monarchie, comme disoit le consul Posthumius en la harangue qu’il fit au peuple romain contre les Bacchanales nocturnes. Et pour cette cause Trajan l’empereur escrivoit à Pline le jeune, gouverneur de l’Asie Mineure, qu’il ne recherchast pas les chrestiens pour leur religion s’ils estoient gens de bien au reste de leur vie, mais bien qu’il fist en sorte que les edicts faits contre les corps et colleges illicites fussent estroitement gardez, et ceux qui y contreviendroient punis des peines portées par les loix.

Pour mesme cause fut fait un edict en France, au mois de novembre 1559, que tous ceux qui feroient ou assisteroient aux conventicules et assemblées seroient mis à mort, sans esperance de moderation de peine, et les maisons rasées et demolies sans jamais les pouvoir redifier. Et particulierement fut mandé au prevost de Paris (parce que les assemblées estoient plus frequentes en cette ville, et es environs, qu’en autre lieu), de faire crier à son de trompe que ceux qui avoient cognoissance de telles assemblées allassent les reveler à la justice dedans certain temps, s’ils ne vouloient encourir mesme punition, avec promesses d’impunité, et cinq cens livres[10] pour loyer au delateur ; et peu après fut rechargé d’informer et punir de mort les sacramentaires et entachez d’autres poincts d’heresies, et pareillement ceux qui menaçoient les officiers de justice : laquelle derniere clause fut ajoustée à l’edict pour les menaces qui avoient esté faites à quelques delateurs contraints de fuir.

Mais, nonobstant la rigueur de l’edict, Minart, president au parlement de Paris, retournant le soir du Palais en sa maison, au mois de novembre, sur les cinq à six heures, fut tué d’un coup de pistolet. À l’occasion de ce meurtre, un edict fut fait que la cour se leveroit dès-lors en avant à quatre heures du soir, depuis la Sainct Martin jusques à Pasques, pour obvier à semblables inconveniens : ce meurtre fut effectué de telle façon (de quelque part qu’il fust pratiqué ), que, le fait ne pouvant estre averé, le soupçon en demeura sur un Escossois appellé Stuart, lequel fut emprisonné et gehenné comme coupable, sans qu’il voulust jamais rien confesser ; il demeura toutesfois en l’opinion du vulgaire que c’estoit en haine de ce qu’il s’estoit monstré trop entier et violent à la poursuite des protestans. Ce qui augmenta la presomption, fut le meurtre commis en la personne de Julien Freme, qui portoit memoires et papiers à la cour de parlement, pour faire le proces à plusieurs grands protestans et partisans de cette cause. Et lors, l’on publia un edict portant deffences, sous grandes et rigoureuses peines, de ne porter aucunes harquebuses, pistolets ny armes à feu. Ce qui fut en partie cause de haster la condamnation du conseiller du Bourg, duquel j’ay parlé cy-devant.

Ce que les protestans crurent provenir de la malveillance que leur portoient ceux de Guise, desquels le credit s’augmentoit tousjours : aussi disposoient-ils des armes et des finances, estats et charges honnorables ; sur quoy les protestans et leurs partisans firent deliberation de les esloigner de la Cour et de la personne du Roy, pour faire place au roy de Navarre, premier prince du sang, au prince de Condé et à la maison de Chastillon, qui estoit de leur party. Mais c’est chose bien estrange de vouloir donner la loy à son maistre, et principalement aux rois, et qu’il ne leur soit loisible de faire eslection de tels serviteurs qu’il leur plaira.

Ce que les rois de France ont quelquefois pratiqué, et n’ont appellé les princes de leur sang au maniment de leurs affaires que selon l’affection qu’ils leur portoient, pour la jalousie qu’ils s’en figuraient, craignans que l’ambition ne leur fist oublier le devoir naturel, bien que cela ne doive arriver. Et si Gontran[11] tua ses trois neveux, c’est un cas particulier d’une mauvaise conscience. Hieron, roy de Sicile, pour obvier à semblable inconvenient, ordonna par testament quinze personnes de ses plus fideles serviteurs pour tuteurs à son petit-fils Hierosme, et ne voulut pas bailler la garde d’iceluy à ses plus proches parens, craignant que l’on luy volast son Estat. Et pour mesme cause, Henry I roy de France, bailla la garde de son fils à Baudoüin, comte de Flandre, son beau-frere, et non pas à Robert, son propre frere, qui avoit voulu entreprendre sur sa couronne. Et Louis-le-Jeune choisit l’archevesque de Rheims[12], pour gouverneur de Philippe-Auguste son fils, sans avoir esgard à ses freres ; Louis huictiesme aussi postposa son frere Philippe à la reine Blanche, la laissant tutrice de Louis neufiesme, qui fut le prince le mieux nourry, et l’Estat le mieux gouverné qu’on eust peu desirer.

Et, qui plus est, Louis septiesme et huictiesme, sortans du royaume pour les guerres estrangeres, ont laissé un abbé de Saint-Denis en France pour gouverneur, et non pas leurs freres et proches parens, pour jalousie de l’estat et du commandement souverain, qui fut la cause principale pourquoy Charles cinquiesme, surnommé le Sage, fit une ordonnance qui fut publiée et verifiée en parlement, par laquelle il osta la regence durant la minorité des jeunes rois, et declara son fils majeur à quatorze ans : neantmoins pour n’avoir pourveu à sondit fils d’autre conseil que des princes du sang, il survint après sa mort plusieurs guerres civiles entre les maisons d’Orleans et de Bourgogne pour le gouvernement. Et pour cette cause, après la mort de Louis unziesme, les estats deputerent douze conseillers à Charles huictiesme, sans y nommer ny appeller Louis douziesme, proche successeur de la couronne. Et quand bien il n’y auroit nul inconvenient du souverain ny de l’Estat, cela fait retenir souvent (comme quelques politiques estiment) les opinions et la liberté de ceux qui sont timides, lorsqu’ils voyent quelqu’un qui, avec mauvaise conscience, a les armes en main, par lesquelles il pourroit aspirer et atteindre à la souveraineté comme il luy plairoit.

Mais tels effects appartiennent plus aux barbares et princes d’Orient et d’Afrique, qui esloignent tant qu’ils peuvent les princes de leur sang. Comme l’on voit en la maison des Ottomans, qui font nourrir leurs propres enfans hors d’auprès d’eux pour la jalousie qu’ils en ont, et pour un soupçon les font bien souvent mourir. Aussi en Afrique l’on voit les enfans du roy d’Ethiopie, qui a plusieurs royaumes sous sa puissance, nourris en une forteresse et sur une haute montagne, de peur qu’estans auprès de luy ils ne soient cause de rebellion.



CHAPITRE VI.


Justification de la maison de Guyse. Avilissement de l’ordre de Sainct-Michel et autres Ordres et marques d’honneur. Les ordres de la Jartiere et de la Toison maintenus en leur premier lustre. Les protestans de France, mal-contens du gouvernement, soulevent le prince de Condé et l’admiral de Chastillon. Malheurs arrivez au royaume à l’occasion des guerres de la religion.


Mais pour reprendre le fil de l’histoire, il n’y avoit point d’apparence de dire et aussi peu de publier par edict[13], comme l’on fit lors, que ceux de Guise vouloient tuer le Roy et usurper l’Estat, veu que le fondement de leur puissance n’avoit plus grand appuy que de la vie du Roy, de leur niepce, reyne de France et d’Escosse, de laquelle sur toutes choses ils desiroient voir des enfans et successeurs, pour continuer leur credit. Joint aussi que le Roy avoit encores trois freres, et dix ou douze princes du sang de Bourbon[14], ausquels le naturel des François, tant de l’un que de l’autre party, n’eust jamais enduré que l’on eust fait tort, et eussent empesché ceux de Guise d’aspirer à la couronne, s’ils eussent eu ce desir, bien qu’ils n’en eussent d’autre que de se bien maintenir près du Roy, tenir les premiers rangs, et gouverner sous son autorité ; s’acquerir des amis et serviteurs, en leur faisant avoir les charges et les honneurs, comme, un peu auparavant la mort du feu roy François second, ils firent donner l’ordre de Sainct-Michel à dix-huit chevaliers, qui estoit pour lors une grande et honnorable dignité, et en cinquante ans il ne s’en estoit tant fait que cette année-là ; car, depuis Louis unziesme, qui avoit estably cet Ordre, jusques à la mort du roy Henry deuxiesme, il avoit tousjours esté en très-grande estime. Aussi que, par le statut dudit Ordre, il estoit expressement defendu d’exceder le nombre de trente-six, pour le danger inevitable qu’il y avoit que la trop grande multitude n’en apportast le mespris, et qu’enfin il fust aneanty du tout, comme il advint au temps de Charles sixiesme, qui fit tant de chevaliers de l’Estoile Sainct-Ouin, que son successeur Charles septiesme fut contraint de le supprimer, faisant porter l’estoile aux archers de Paris ; ce qui fut cause que tous les chevaliers quitterent cet Ordre. Et depuis il en fut estably un nouveau par ledit Louis unziesme, comme j’ay ci-devant dit, ainsi que nous voyons qu’il s’est fait par le roy Henry troisiesme, à present regnant, un ordre du Sainct-Esprit, que plusieurs pensent une suppression tacitement faite de l’ordre Sainct-Michel. Et combien que ceux de Guise pensassent, en faisant donner l’Ordre à plusieurs seigneurs et gentils-hommes qui le meritoient, mire autant de bons amis, si est-ce qu’ils en perdoient d’autres, pour n’avoir eu semblable honneur. Mais depuis il s’en est tant fait du temps du roy Charles neufiesme, que l’Ordre en a esté mesprisé et delaissé, tout ainsi que les senateurs romains laisserent les anneaux d’or, qui estoient enseignes de la noblesse, voyans qu’un esclave affranchy avoit obtenu cet honneur. Les dames nobles laisserent aussi les ceintures dorées, quand elles les virent si communes que les mal-vivantes les portoient : de là vint le proverbe qui dit que mieux vaut bonne renommée que ceinture dorée ; car tousjours les estats et honneurs par trop communiquez sont mesprisez.

L’on voit qu’en Angleterre il y a plus de trois cens ans que l’ordre de la Jartiere y estant estably par Edouard troisiesme, n’a point encores esté changé ny le nombre des chevaliers excedé. Et mesmes de mon temps je ne l’ay point veu remply, ny pareillement l’ordre de la Toison, estably par Philippe deuxiesme, duc de Bourgogne, pour le peu de chevaliers qui obtiennent ces honneurs.

Or les inimitiez et partialitez prenans tousjours accroissement, ceux d’entre les protestans qui craignoient le plus, se mettans devant les yeux le danger qui les menaçoit de perdre la vie, leurs femmes, leurs enfans et leurs biens, prenoient de là occasion de se liguer avec toutes sortes de mal-contans, leur disans qu’ils ne devoient aussi endurer de se voir forclos et frustrez de pouvoir tenir des estats et charges honnorables dans le royaume. Par ce moyen donc les ministres, surveillans et protestans, s’adresserent premierement au roy de Navarre, qui avoit quelque sentiment de la religion protestante, ayant espousé une femme qui en estoit, et aussi sa mere, sœur du feu roy François premier[15], laquelle fut des premieres princesses qui en fit profession.

Mais voyans que le roy de Navarre, qui leur avoit promis de les assister, s’estoit retiré en sa maison après avoir mené la reine Elisabeth en Espagne, ils s’adresserent à Gaspard de Coligny, admiral de France, et au cardinal de Chastillon et d’Andelot ses freres, qui estoient aussi de cette religion ; et mesmes ledit d’Andelot, colonel de l’infanterie françoise, l’avoit fait prescher publiquement dès le temps du feu roy Henry II, dont il fut en peine et prisonnier au chasteau de Melun ; et n’eust esté la faveur du connestable Anne de Montmorency son oncle, il estoit en grand danger d’estre mal traitté. Ils avoient aussi le prince de Portian[16] et quelques autres seigneurs et gentils-hommes qui commençoient à adherer à cette religion, et sur tous Louis de Bourbon, prince de Condé, frere du roy de Navarre, qui avoit aussi sa femme de cette religion[17], iustruite en icelle par la dame de Roye sa mere, sœur de ceux de Chastillon. Voilà les chefs de part pour cette religion, dont les contraires furent ceux dela maison de Guise pour les catholiques, sous l’autorité du Roy.

Avec la couleur de ces religions se mesloient les factions par toute la France, qui ont suscité et entretenu les guerres civiles de ce royaume, lequel, depuis, a esté exposé à la mercy des peuples voisins et de toutes sortes de gens qui avoient desir de mal-faire, ayans de là prins une habitude de piller les peuples, et les rançonner, de tous aages, qualitez et sexes, saccager plusieurs villes, raser les eglises, emporter les reliques, rompre et violer les sepultures, brûler les villages, ruiner les chasteaux, prendre et s’emparer des deniers du Roy, usurper les biens des ecclesiastiques, tuer les prestres et religieux, et bref, exercer par toute la France les plus detestables cruautez qu’il estoit possible d’inventer. De façon qu’en moins de douze ou quinze ans l’on a fait mourir, à l’occasion des guerres civiles, plus d’un million de personnes de toutes conditions, le tout sous pretexte de religion et de l’utilité publique, dont les uns et les autres se couvroient. Et encores qu’il y en eust quelques-uns poussez et induits à prendre les armes pour la deffense d’icelle et conservation de l’Estat, neantmoins le nombre de ceux-cy n’estoit pas grand ; en quoy la France a experimenté, à son grand dommage, qu’il n’y a peste si dangereuse en une republique, que de donner pied aux factions, comme les histoires sont pleines d’infinis semblables exemples. Et, qui n’y remedie dès le commencement, le feu s’embrase soudain par tous les membres d’une monarchie, et ne se peut jamais esteindre qu’avec sa ruine ; comme l’on a veu les partisans des Guelfes et Gibelins avoir travaillé toute l’Italie l’espace de six vingts ans, comme aussi nos peres ont veu la desolation de la France, pour les factions des maisons d’Orleans et de Bourgogne.



CHAPITRE VII.


Les causes generales des guerres civiles. Cause particuliere de celle de France. Alliance des protestans avec les estrangers, et leurs desseins. Ils font entr’eux le proces à la maison de Guyse.


Cela advient souvent par l’ambition des princes et plus grands seigneurs pour le gouvernement de l’Estat, ou lorsque le Roy est en bas aage, insensé ou prodigue, mal voulu et hay des peuples ; car chacun veut pescher en eau trouble, ou bien quelquefois quand le Roy veut eslever par trop les uns et rabaisser les autres ; ce qui advint au temps du roy Henry cinquiesme, qui fut couronné roy de France et d’Angleterre, qui se fit partisan de la maison de Lancastre contre la maison d’York. De là advint qu’en moins de trente-six ans, il fut tué près de quatre-vingts princes du sang d’Angleterre, comme l’escrit Philippe de Commines ; et enfin le Roy mesme, après avoir souffert dix ans entiers un bannissement en Escosse, fut tué cruellement en prison. Mais quand bien ce seroit une faute au souverain, oubliant le degré auquel Dieu l’a constitué, comme juge et arbitre de l’honneur et de la vie de tous ses sujets, de balancer plus d’un costé que d’autre, et suivre plustost ses affections particulieres que la raison, si n’est-il pas licite aux sujets de vouloir borner sa volonté, qui leur doit servir de loy, son estat estant si parfait, qu’à l’imitation de la puissance divine il peut eslever les uns et rabaisser les autres, sans que pour ce il soit permis de murmurer ; et, pour quelque traittement que ce soit, le souffrir est plus agreable à Dieu que la rebellion.

Or, il semble que tous les moyens que l’on pouvoit trouver pour entretenir la guerre en France, fussent, comme par un jugement de Dieu, ordonnez pour chastier les François quand ils pensoient estre en repos ; car ils n’avoient ennemis qu’eux-mesmes, ayans les guerres estrangeres esté assoupies par le moyen du traitté de Casteau-Cambresis, conclu et arresté peu de jours auparavant la mort du roy Henry second, comme j’ay dit : aussi est-il difficile qu’un peuple belliqueux comme le François puisse longuement estre en paix, n’ayant plus d’occasion d’exercer ses armes ailleurs (ce qui est infaillible en matiere d’Estat, que les guerres et occupations estrangeres empeschent les interieures et civiles) ; qui estoit la cause pourquoy le senat romain avoit accoustumé de chercher les guerres estrangeres, et envoyer dehors les esprits les plus remuans, pour obvier aux divisions civiles, selon ce qu’escrit Denys d’Halicarnasse : police autant necessaire en l’Estat, comme de faire une douce purgation et saignée au corps humain, pour le maintenir en santé.

Or, les protestans de France se mettans devant les yeux l’exemple de leurs voisins, c’est à sçavoir, des royaumes d’Angleterre, de Danemarck, d’Escosse, de Suede, de Boheme, les six cantons principaux des Suisses, les trois ligues des Grisons, la republique de Geneve, où les protestans tiennent la souveraineté et ont osté la messe, à l’imitation des protestans de l’Empire, se vouloient rendre les plus forts pour avoir pleine liberté de leur religion, comme aussi esperoient-ils, et pratiquoient leurs secours et appuy de ce costé-là, disans que la cause estoit commune et inseparable. Les chefs du party du Roy n’estoient pas ignorans des guerres advenues pour le fait de la religion ès lieux susdits ; mais les peuples, ignorans pour la pluspart, n’en sçavoient rien, et beaucoup ne pouvoient croire qu’il y en eust une telle multitude en France comme depuis elle se descouvrit, ny que les protestans osassent ou pussent faire teste au Roy et mettre sus une armée et avoir secours d’Allemagne, comme ils eurent. Aussi ne s’assembloient-ils pas seulement pour l’exercice de leur religion, ains aussi pour les affaires d’Estat, et pour adviser tous les moyens de se deffendre et assaillir, de fournir argent à leurs gens de guerre, et faire des entreprises sur les villes et forteresses pour avoir quelques retraictes.

Ayans donc levé nombre de leurs adherans par toute la France, et recogneu leurs forces, et fait leurs enroolemens, ils conclurent qu’il falloit se defaire du cardinal de Lorraine et du duc de Guise, et par forme de justice, s’il estoit possible, pour n’estre estimez meurtriers. Aucuns m’ont dit que pour y parvenir ils avoient fait informer contre eux, et que les informations contenoient qu’ils se vouloient emparer du royaume et ruiner tous les princes, et exterminer tous les protestans ; ce qu’ils estimoient chose facile, ayans la force, la justice, les finances, les villes et places toutes en main, et beaucoup de partisans et d’amis, et l’amour des peuples, qui desiroient la ruine des protestans. Mais ceux qui me l’ont dit, et ceux qui ont fait les informations, ne sont pas bons praticiens ; car les temoignages des volontez et penseés d’autruy ne sont pas recevables en aucun jugement, encores que la mesme chose m’ait esté dite en Allemagne, y estant envoyé par le roy Charles pour lever des reistres et amener le duc Jean Guillaume de Saxe, et y empescher les desseins des protestans. A-t’on jamais veu que l’on puisse faire proces contre ceux qui ne sont ouis et interrogez, et les tesmoins non confrontez, s’ils ne sont condamnez par defauts et contumaces ? Et, puisque l’on y vouloit proceder par forme de justice, il falloit que les juges fussent personnes publiques et legitimes, qui ne pouvoient estre que des pairs de France, puisqu’il estoit question de l’honneur, de la vie et des biens de ceux qui estoient de cette qualité, et du plus haut crime de leze-majesté ; qui sont tous argumens certains que telles informations et procedures, si aucunes y en avoit, estoient folies de gens passionnez contre tout droit et raison.



CHAPITRE VIII.


Recit particulier de l’entreprise d’Amboise. Desseins des religionnaires, communiquez au prince de Condé, revelez au cardinal de Lorraine. Prudence du duc de Guyse. Mauvaise conduite des conjurez. Mort de La Renaudie. Chastiment des coupables.


[1560] Il me souvient que, lorsque l’entreprise d’Ambroise fut descouverte, ayant cet honneur d’estre assez près du Roy, je fus envoyé par Sa Majesté pour voir si je pourrois apprendre quelle estoit leur deliberation : je sceus de quelques-uns que l’entreprise n’estoit que pour presenter une requeste au Roy contre ceux de Guise : aussi fut-il verifié qu’une assemblée de plusieurs ministres, surveillans, gentils-hommes et autres protestans de toute qualité, s’estoit faite en la ville de Nantes, et qu’un nommé Godefroy de Barry, limosin, dit de La Renaudie, avoit esté esleu et nommé en ladite assemblée pour conduire et effectuer l’entreprise, de laquelle il avoit esté chargé par le prince de Condé, que l’on disoit estre chef de la conspiration, encore que pour lors il fust avec le Roy à Amboise. Et tient-on qu’il fut arresté en ladite assemblée que l’on se saisiroit des personnes du duc de Guise et du cardinal de Lorraine, pour leur faire leur proces sur plusieurs concussions et crimes de leze-majesté que lesdits protestans pretendoient contre eux, et qu’à cette fin la requeste en seroit presentée au Roy, comme plusieurs, qui furent prins, condamnez et executez, confesserent sur les proces qui leur furent faits pardevant le feu chancelier Olivier, que ceux de Guise avoient rappellé après la mort du roy Henry.

Et combien que l’on leur mist sus qu’ils avoient voulu et s’estoient efforcez de tuer le Roy, la Reyne sa mere, et tous ceux du conseil, la plus commune et certaine opinion estoit qu’ils n’avoient autre but et intention que d’exterminer la maison de Guise, comme j’ay dit, et tenir la main forte à remettre et donner l’authorité aux princes du sang, qui estoient hors de credit, et à la maison de Montmorency et de Chastillon, en esperance d’en estre supportez, comme c’estoit leur principale fin.

Donc pour executer l’entreprise, il fut determiné audit Nantes, le dixiesme jour de mars 1560[18], de prendre la ville de Blois, en laquelle le Roy estoit pour lors, et que l’on prendroit cinq cens hommes de chaque province pour accompagner les executeurs de l’entreprise. Cela conclu, chacun se retira de la ville de Nantes, et La Renaudie s’en alla à Blois faire son rapport au prince de Condé qui estoit avec le Roy, lequel trouva la conclusion bonne, pourveu que le tout se fist par forme de justice, et qu’il fust bien executé ; ce qui fut aussi confessé par quelques-uns des coniurez.

Au mesme temps ledit La Renaudie fit diligence pour avancer et disposer tout ce qui estoit de l’entreprise, et alla par les provinces et en plusieurs maisons particulieres de ceux qui estoient de ladite conspiration, pour leur faire promettre et signer : puis il s’en alla à Paris, où il communiqua tout le secret à son hoste nommé des Avenelles, qui trouva cet expedient fort bon, aussi estoit-il protestant. Mais, ayant bien consideré que l’entreprise estoit de merveilleuse consequence, l’execution fort difficile, et l’issue encore plus dangereuse, craignant que, si les choses ne pouvoient reussir, il fust en danger de perdre la vie et les biens, il revela le tout à un des secretaires du cardinal de Lorraine, dont il fut grandement recompensé. Ce qui fut reconfirmé par un gentilhomme de la maison du duc de Nevers, qui estoit de la partie. Et quasi au mesme temps, la conjuration estant sceue en plusieurs endroits de Flandres, d’Allemagne, de Suisse, comme aussi en Italie, le cardinal de Lorraine en fut adverti parle cardinal de Granvelle, qui luy mandoit qu’il se tinst sur ses gardes, sçachant que la conjuration estoit dressée contre luy et son frere. Cela fut cause que ceux de Guise furent d’avis de laisser la ville de Blois et de mener le Roy au chasteau d’Amboise, tant pour estre une place assez bonne, que pour rompre le rendez-vous des protestans au jour nommé, ce qui fut fort bien avisé.

Cependant le duc de Guise envoya aux lieux circonvoisins et par les provinces, pour descouvrir ce qui en estoit ; et ne put-on tirer la verité asseurée, jusques à tant que les conjurez, qui couloient à la file par divers endroits, et marchoient la nuit fort secrettement, furent apperceus un matin, une partie aux portes d’Amboise, les autres ès environs ; ce qu’estant rapporté à ceux de Guise, ils se trouverent un peu estonnez, mais non pas tant que le duc de Guise (qui avoit beaucoup d’esprit, de courage et d’experience, et employant l’autorité du Roy), ne remediast promptement à tout ce qui se pouvoit faire, pour s’asseurer de ceux qui estoient à la Cour, presque toute à sa devotion, comme aussi les gardes et les habitans de la ville d’Amboise. Il trouva aussi un honneste moyen de s’asseurer du prince de Condé et de sa maison, auquel il bailla une porte de ladite ville d’Amboise à garder, et avec luy mit le feu grand prieur de France son frere, avec nombre de ses amis et serviteurs : toutefois les conjurez, pour l’esperance qu’ils’avoient d’executer l’entreprise, encore qu’elle fust eventée, n’en laisserent point la poursuite, et changerent seulement le jour de l’execution, qui estoit le dixiesme de mars, au seiziesme.

Et cependant le duc de Nemours et les seigneurs et gentilshommes de la Cour firent des sorties de la ville, là où ils en attraperent plusieurs en diverses troupes mal conduites, et en très-mauvais equipage. Ceux qui se retiroient ès maisons et chasteaux des gentilshommes circonvoisins, furent contraints de se rendre, et ceux qui passerent à Tours et autres lieux et passages de la riviere de Loire, y furent arrestez par l’Ordre qu’y avoit mis ledit duc de Guise, lequel sortit luy-mesme de la ville avec quelque troupe de Seigneurs et gentilshommes de la Cour pour les recognoistre, et les trouva si esperdus et sans chef, que plusieurs pauvres gens, qui ne sçavoient ce qu’ils faisoient, jettoient à terre quelques mauvaises armes qu’ils portoient, et demandoient pardon : desquels les uns furent faits prisonniers, les autres renvoyez pour leur simplicité, après avoir assuré qu’ils ne sçavoient autre chose de l’entreprise, sinon qu’il leur avoit esté assigné jour pour voir presenter une requeste au Roy, qui importoit pour le bien de son service et celuy du royaume.

La Renaudie fut tué d’un coup d’arquebuse par le baron de Pardeillan[19], après que ledit de La Renaudie eut tué son serviteur. Le baron de Castelnau de Chalosse se rendit au duc de Nemours sur la parole qu’il luy donna de luy sauver la vie, voyant qu’il ne pouvoit se sauver ny resister, et monstra beaucoup de constance et de resolution, tant à respondre aux interrogatoires qui luy furent faits, qu’à se disposer de mourir, estant hors d’esperance de misericorde. Il y en eut beaucoup d’autres pris et pendus pour servir d’exemple en un cas si nouveau, et en fut attaché quelque nombre aux creneaux du chasteau, pour estonner les autres ; plusieurs furent aussi devalisez par les chemins, tant par les peuples que par les courtisans. De sorte qu’en moins de quatre ou cinq jours les conjurez et leurs adherans qui estoient à la Cour, et qui n’osoient dire mot, se trouverent bien loin de leur compte. Il est certain que la Reyne mere du Roy, qui se vouloit faire cognoistre princesse pleine de misericorde et bonté, adoucit beaucoup d’autres executions qui se devaient faire contre les conjurez, desquels Sa Majesté, par son advis, en fit delivrer et renvoyer grand nombre : et sur ce l’on fit une abolition generale, afin que ceux qui n’estoient encore venus cogneussent la douceur et bonté du Roy envers eux, combien que par les chemins, nonobstant ladite abolition, il y en eut encore plusieurs pris, tuez, noyez ou executez.



CHAPITRE IX.


Rigueur des ministres du Roy contre les conjurez. Le cardinal de Lorraine, principale cause de l’engagement du prince de Condé dans le parti des protestans. La maison de Lorraine se sert de l’occasion pour s’agrandir. Le duc de Guyse fait lieutenant general. Il est dangereux de donner toute l’authorité à un seul.


Ces rigueurs n’apportoient point de bien aux affaires de la France, car, en matiere de conjurations et de peines decernées contre une multitude, il suffit de punir les chefs et autheurs d’icelles, sans rechercher trop curieusement tous les conjurez ; au contraire, faut dissimuler bien souvent de les cognoistre, afin que, comme le supplice de quelques-uns donne frayeur et crainte aux autres, la trop grande rigueur ne les porte tous au desespoir ; la justice devant estre moderée par douceur et clemence, et non pas diffamée par cruauté. Joint aussi qu’en cette occurrence la pluspart des conjurez ne sçavoient où ils alloient, ny que c’estoit de crime de leze-majesté, et n’avoient autre but que d’estre asseurez, par le moyen de la requeste qui se devoit presenter pour la liberté de leurs consciences, de quelque soulagement au reste de la France. Aucuns ont voulu remarquer que l’on pardonnoit moins aux protestans qu’aux catholiques qui estoient de la conspiration, de quoy ils se servirent pour r’allumer le feu de la faction, qui n’estoit pas esteinte.

Et si le cardinal de Lorraine, qui vouloit faire cognoistre un zele à la religion catholique, eust pu dissimuler que le prince de Condé avoit eu part à la conjuration, et qu’il n’en eust jamais esté inquiété, comme le duc de Guise estoit de cette opinion, les protestans n’eussent peut-estre pas trouvé un prince du sang pour leur chef, qui fut cause d’un merveilleux changement par tout le royaume.

Or, afin de pourvoir à l’avenir à la seureté du Roy et de son Estat, l’ou expedia lettres-patentes, par lesquelles il estoit porté que plusieurs, sous titre et ombre de religion, s’estoient efforcez de vouloir prendre le Roy, la Reyne sa mere, et leur conseil, pour tuer les uns, chasser les autres, et disposer entierement de tout l’Estat du royaume à leur plaisir. Et pour obvier dès-lors en avant à telles entreprises, par les mesmes lettres le duc de Guise estoit estably lieutenant-general[20] du Roy, qui fut un moyen d’accroistre encores davantage sa maison ; car, par cette occasion, tous les gouverneurs des provinces, baillifs, seneschaux, gentils-hommes et autres, luy estoient assujettis. Et combien que pour ses grandes vertus il pus meriter cet honneur, si est-ce que cela ne servit que pour accroistre l’envie que l’on portoit à sa grandeur. Joint aussi qu’il n’y a rien qui soit plus dangereux en matiere d’Estat, que d’establir un prince lientenant-general avec telle puissance qu’il avoit lors, attendu que de là il n’y a plus qu’un degré à la souveraineté, si celuy qui a les forces en main avoit mauvaise conscience, et qu’il voulust abuser de sa puissance : qui fut le moyen par lequel les maires du Palais usurperent l’authorité souveraine sur les roys de la premiere et seconde lignée. Toutesfois, si l’on veut dire qu’il est besoin en quelques occasions d’establir un lieutenant-general pour la jeunesse, absence et incapacité du Roy, si n’est-il pas necessaire qu’il soit né prince, ny fort ambitieux. Pour remedier à tels inconveniens, aucuns ont voulu dire qu’il vaudroit mieux en establir trois en egale puissance, afin que les deux fissent teste au troisiesme, qui voudroit abuser de son authorité, comme firent les empereurs de Constantinople, qui establirent trois grands prevosts en tout leur empire : mais cette opinion n’est pas approuvée des plus grands politiques ; car la jalousie du commandement ne peut souffrir de compagnon, et apporte toujours du desordre et de la combustion.



CHAPITRE X.


L’admiral de Chastillon et le sieur d’Andelot son frere, mandez à la Cour, se justifient par leur obeissance des soupçons que la maison de Guyse donnait de leur intelligence avec les conjurez. Le prince de Condé mis en la disgrace du Roy, et retenu en Cour. Courageuse et hardie response dudict prince au Roy. Il se retire. Prudence du connestable de Montmorency envoyé par le Roy au parlement.


Or ceux de Guise ayant ainsi fait avorter les projets de cette conjuration, ils adviserent d’avoir la raison des principaux autheurs d’icelle ; et d’autant qu’ils pensoient au commencement que l’Admiral et d’Andelot fussent de la partie, parce qu’ils estoient fort affectionnez au party des protestans, ils trouverent moyen de les attirer à la Cour par lettres du Roy et de la Reyne sa mere, pleines de douceur et belles promesses, comme desirant aussi avoir leur conseil sur le fait de la religion, et sur l’estat et gouvernement du royaume ; où ils vinrent incontinent, ce qui asseura fort ceux de Guise et leurs amis et serviteurs. Plusieurs faisoient jugement que si lesdits Admiral et d’Andelot se fussent entierement entremeslez de ladite conjuration, elle n’eust pas si mal reussi. Mais aussi dit-on que, comme prudens et advisez, ils vouloient voir les commencemens et quel fruit produiroit cette requeste qui se devoit presenter au Roy, de laquelle il ne se trouva point de prisonniers, ny de ceux que l’on fit mourir, qui les chargeassent.

Mais bien fut chargé le prince de Condé par le tesmoignage de plusieurs des executez et prisonniers. Ce qui fut cause de la haine que ceux de Guise conçurent contre luy, d’autant plus qu’il estoit leur cousin germain, et qu’il estoit ordinairement avec eux, lors mesme que l’on tramoit et qu’on vouloit executer cette conjuration à leurs despens. Et dès-lors la haine, couverte auparavant, commença à lever le masque, car il fut fait deffense au prince de partir de la Cour, et fut observé de si près, qu’il n’osoit presque parler à personne, ny approcher du Roy, qui estoit irrité contre luy parce que l’on luy faisoit entendre qu’il avoit conspiré sa mort ; et ce qui augmenta la mal-veillance que Sa Majesté luy portoit, fut qu’un jour, ainsi que l’on executoit quelques-uns de la conspiration, le prince ne se put tenir de dire que c’estoit grande pitié de faire mourir de si gens de bien, qui avoient fait service au Roy et à la couronne, et qu’il seroit à craindre que les estrangers, voyans les capitaines françois si mal-traictez et meurtris, n’y tissent un jour des entreprises aux despens de l’Estat. Ce qu’estant rapporté au Roy, fut cause que La Trousse, prevost de l’hostel, fut envoyé pour se saisir de quelques serviteurs du prince qui avoient fait eschapper le jeune de Maligny. Et afin que le prevost pust chercher en plus grande liberté, il eut mandement de dire audit prince qu’il vinst parler au Roy, ce qu’il fit incontinent : lors Sa Majesté luy dit avec colere qu’il estoit accusé par ceux que l’on avoit executez, et autres suffisans temoignages, qu’il estoit chef de la conspiration faite par les seditieux et rebelles contre sa personne et son Estat, et que, s’il estoit vrai, il l’en feroit bien repentir.

Le prince, oyant ces propos de la bouche du Roy, et craignant que sa response ne fust pas bien prise ou calomniée, supplie Sa Majesté d’assembler les princes et son conseil, pour faire sa response en si bonne compagnie. Ce que le Roy luy accorda, pensant qu’il se voudroit excuser par quelques douces paroles. Mais le prince se trouvant au conseil, le Roy present, dit que, la personne de Sa Majesté exceptée, et celles de messieurs ses Freres, de la Reyne sa mere, et de la Reyne regnante, et l’honneur et la reverence qu’il leur devoit saufs, ceux qui avoient dit qu’il estoit chef de la conjuration contre la personne du Roy et son Estat, avoient menty faussement, et autant de fois qu’ils le diroient, autant ils mentiroient, en offrant dès-lors, à toutes heures, de quitter le degré de prince si proche du Roy pour les combattre. Cela estant dit, il se retira pour donner lieu aux opinions du conseil. Mais, au lieu d’opiner, le cardinal de Lorraine fit signe au Roy pour se lever et rompre l’assemblee, parce qu’il n’y avoit prince ny seigneur qui voulust soustenir ce dementy, qui demeura aux oreilles du conseil.

Peu de temps après, le prince de Condé, voyant qu’il estoit espié de si près, et mal-voulu du Roy, se voulut retirer avec licence en sa maison. Et au mesme temps on envoya lettres au connestable, pour aller à Paris faire recit au parlement des choses passées en la ville d’Amboise : en quoy le connestable monstra qu’il estoit vieil et sage courtisan ; car, combien qu’il eust la grandeur de ceux de Guise suspecte, il chante bien haut les louanges de cette maison, et leur prudence d’avoir remedié à une telle conjuration (de quoy les auditeurs demeurerent satisfaits), sans toucher, sinon legerement, que la conjuration fust dressée contre la personne du Roy et son Estat. Le duc de Guise avoit choisi le connestable, pour n’estre point suspect à ceux de la religion des protestans ; mais ce vieil Polybe, grand courtisan de son temps, dit qu’il n’y a point de plus dangereux ennemy que celuy qui loue les actions de ceux qu’il n’aime point. Aussi le cardinal de Lorraine et ses freres, estans advertis du recit que le connestable avoit fait au parlement, dirent qu’ils se fussent bien passez de telles loüanges.


CHAPITRE XI.


La maison de Chastillon quitte la Cour. Bon conseil de l’Admiral à la Reyne. L’edict de pacification mal gardé. Autre edict en faveur des protestans. Raisonnement de l’autheur sur la mauvaise conduicte de la conspiration et entreprise d’Amboise. Diverses fautes des conjurez.


Ceux de Chastillon, ayant veu joüer toutes ces piteuses tragedies à la Cour, craignans aussi que l’on les y voulust envelopper, demanderent congé de se retirer, ce qui leur fut accordé. Et la Reyne mere du Roy, monstrant une bonne affection à l’Admiral, le pria de la conseiller et l’advertir par lettres, souvent, de tous les moyens qu’il sçauroit et pourroit apprendre d’appaiser les troubles et seditions du royaume. Ce que depuis il fit, et escrivit à la Reyne que la cause des seditions ne prendroit jamais fin tant que ceux de Guise seroient à la Cour, advertissant Sa Majesté de prendre le maniment des affaires, pour remedier à plus grands inconveniens que les premiers, et qu’il falloit commencer à ne faire plus aucunes poursuites contre les protestans, ainsi qu’il avoit esté advisé par un edict fait à la haste, du conseil dudit Admiral et du feu chancelier Olivier, comme le vray moyen d’esteindre le feu de la conspiration d’Amboise, et ce, pour la crainte que l’on avoit qu’elle n’eust plus grande suitte. Toutesfois plusieurs, voyans cet edict, jugeoient que c’estoit un sujet pour decouvrir ceux qui en estoient, afin de les attraper à leur temps.

Aussi à la verité l’edict fut mal gardé, soit que les magistrats catholiques eussent devant les yeux seulement le vray zele de la religion catholique, ou que l’on eust mandé par lettres secrettes aux gouverneurs et magistrats de faire justice des protestans, sans avoir egard à l’edict ; autrement, qu’il y auroit danger que ce feu ne s’allumast si grand qu’à la fin il embrasast tout le royaume.

La Reyne mere du Roy, qui a toujours cherché de maintenir les choses pour la seureté de l’Estat, et eviter les inconveniens dont l’on voyoit la France menacée, fit expedier derechef un autre edict, portant deffenses bien expresses à tous les baillifs, seneschaux magistrats et autres juges, de faire de là en avant aucunes poursuites contre les protestans ; lequel edict fut assez bien executé. Ce fut cause d’attirer en France fort grand nombre de bannis et absens pour la religion, et mesmes plusieurs ministres de Geneve et d’Angleterre, qui s’establirent par toute la France, en donnant beaucoup de courage aux protestans, qui s’estoient refroidis, de continuer leurs assemblées et l’exercice de leur religion. Or ce conseil de l’Admiral tendoit à double effect. Le premier, pour faire prendre à la Reyne mere du Roy les affaires en main, en luy donnant advis de reculer, si elle pouvoit, de la Cour ceux de Guise ; l’autre, pour fortifier les protestans et leurs partisans, qui se pouroient rallier plus qu’auparavant en faisant l’exercice de leur religion : ce que beaucoup croyent qui ne fust pas advenu si la rigueur eust esté continuée sur les protestans, lorsqu’ils jettoient les premiers fondemens de leurs desseins. Et ceux de Guise, soit pour le zele de la religion, ou qu’ils eussent du tout appuyé leurs forces sur les catholiques (comme estant ce party le plus puissant et asseuré, et que c’estoit le vray moyen de se maintenir), estimerent qu’ils devoient tascher de ruiner et rabattre le party desdits protestans, et les rendre si foibles qu’ils ne pussent resister aux catholiques.

Voilà un sommaire et brief discours de la conjuration d’Amboise, de laquelle je laisseray le jugement libre à un chacun. Mais bien dirai-je qu’elle estoit mal conduite, et encore pirement executée, estant en premier lieu communiquée à si grand nombre de personnes de toutes sortes de conditions et d’aages, qu’il estoit impossible de la tenir secrette. Car il estoit dit que l’on la pourroit communiquer à tous ceux qui de mesme affection porteroient les armes, combien qu’ils n’eussent assisté au conseil ; chose qui fut trouvée bien mauvaise par plusieurs protestans : aussi l’on peut voir en toutes les histoires que tous ceux qui anciennement conjuroient contre l’Estat ou contre la vie des princes, le communiquoient à peu de personnes, faisans infinis sermens. Et la pluspart des conjurez, en chose de grande entreprise, mesloient de leur sang au vin qu’ils beuvoient ensemble, comme l’on peut voir en la conjuration dressée par les enfans de Brutus, alors premier consul ; autres se lioient les poulces ensemble, et en faisoient sortir du sang qu’ils mesloient l’un avec l’autre, et le suçoient, comme Tacite l’escrit du serment des princes d’Armenie aux traittez d’amitié qu’ils faisoient : ce qui se pratique encores en quelques endroits des Indes Orientales.

Les protestans firent une autre faute de delibérer la conspiration en janvier, et en differer l’execution au dixieme de mars, tellement que c’estoit donner loisir à ceux qui sont naturellement peu secrets d’en discourir, en faisant des preparatifs si longs pour s’y trouver, de sorte que les nations estrangeres le sçavoient plus d’un mois auparavant le jour prefix ; outre que la longueur du temps refroidit bien souvent les uns, et fait repentir les autres, comme il advint en la conjuration faite contre la personne du plus grand empereur du monde, qui estoit Jules Cesar, dont l’execution se devoit faire le premier jour de mars, et le mesme jour il estoit adverty de son desastre, s’il eust leu le billet que l’on luy bailla en entrant au senat.

Davantage, il estoit capitulé qu’il se leveroit une armée pour l’execution, chose qui estoit impossible sans que le tout fust eventé et decouvert, veu que lesdits protestans vouloient que l’on levast des soldats de toutes les provinces de France. En quoy ils failloient grandement, d’autant que ceux de Guise avoient tant d’amis et serviteurs, et tant d’autres personnes qui ne respiroient que leur faveur, qu’il estoit impossible que la chose leur fust longtemps cachée.

De plus, en matiere de conspiration, il faut que ceux ausquels elle est communiquée soient reconnus grandement secrets, ce qui empescha Brutus de decouvrir à Ciceron, qui n’estoit pas tenu pour tel, la conjuration contre Cesar, encore qu’il desirast sa mort autant que nul autre. Mais le pis est quand telles entreprises sont communiquées aux femmes (sexe si fragile qu’il ne peut rien tenir de caché). Aussi la conjuration contre le grand Alexandre fut decouverte par un nommé Philotas à une dame, qui le revela incontinent à Alexandre ; celle de Catilina par une garce qu’entretenoit l’un des conjurez ; et celle du grand prieur de Capoue, frere du feu mareschal de Strossy, dressée de nostre memoire contre la ville de Gennes, qu’il avoit resolu de prendre et saccager, fut aussi decouverte par une courtisane qui l’avoit sceu d’un soldat ; mais celle d’Amboise fut decouverte au secretaire du cardinal de Lorraine par l’un des plus affectionnez protestans[21], et qui recevoit ordinairement les complices en sa maison, Dieu reservant le chastiment des grands en un autre temps, auquel chacun a ressenty les effets inevitables de sa justice.

  1. Le marquis d’Elbœuf : René de Lorraine.
  2. Le grand prieur de France : François de Lorraine.
  3. Qu’il m’a souvent communiquez. On a vu dans la notice que Castelnau avoit été long-temps attaché au grand-prieur.
  4. Le conseil establi par le feu roy son seigneur. Le conseil n’avoit point été établi par Henri II. Catherine ne tenoit pas les rênes de l’État : c’étoient les Guise, oncles de la jeune reine Marie Stuart, qui s’étoient emparés de tout le pouvoir, après avoir fait chasser les Montmorency leurs rivaux. Le jour même de la mort de Henri II, Catherine montra qu’elle n’étoit pas en position de gouverner. Sur le point de partir pour le Louvre avec le nouveau roi Francois II, « elle eut le jugement si present en cette violente douleur, dit l’historien Mathieu, que, voulant monter en carrosse, elle se souvint qu’elle estoit descendue d’un degré ; et pour ce, ne voulut point retarder de faire voir qu’elle ne l’ignoroit, et prenant Marie Stuart par la main, lui dit : Madame, c’est à vous de marcher maintenant la premiere. »
  5. Duc de Montpensier : Louis de Bourbon.
  6. Seant pour lors aux Augustins. Le parlement siégeoit dans ce couvent, parce que l’on faisoit au Palais les préparatifs des fêtes qui devoient avoir lieu pour les mariages d’Elisabeth, fille aînée du Roi, avec Philippe II, et de Marguerite, sœur du même prince, avec Emmanuel Philibert, duc de Savoie.
  7. L’on publia nouveaux édicts. François II envoya en même temps une déclaration au parlement de Paris, et les lettres-patentes qui l’accompagnoient étoient ainsi conçues : « Pour eviter aux conventicules et assemblées illicites, le Roi veut que toutes personnes qui auront cognoissance de ceux qui font lesdits conventicules, tant de jour que de nuict, soit pour le faict de la religion, ou autre fin quelle qu’elle soit, viennent à les reveler à la justice, sur peine d’estre punies de telles et semblables peines que ceux qui se seront trouvés auxdites assemblées ; voulant que à celuy qui viendra le premier à revelation, et par le moyen duquel telles choses s’avereront, il lui soit faict pardon, ores qu’il fust des complices et coupables, et encores qu’il lui soit donné pour loyer la somme de cent escus pour une fois ; voulant que lesdits revelateurs soient maintenus et gardez de toutes injures, oppressions et molestes, et les conservant en sa protection et sauve garde » Le parlement rendit le 6 septembre un arrêt par lequel il étoit enjoint à tous propriétaires et locataires de maisons, de s’informer exactement des vie, mœurs et religion de ceux qui y demeuroient, afin d’en rendre compte aux commissaires des quartiers.
  8. Frete. De Thou et Regnier de La Planche donnent le nom de David à ce second révélateur.
  9. Un avocat nommé Troüillard. Le chancelier Olivier prit lui-même connoissance de cette affaire. Trouillard et sa famille furent reconnus innocens. Cependant ils restèrent en prison jusqu’à l’édit de juillet, rendu en faveur des protestans dans le première année du règne de Charles IX.
  10. Et cinq cens livres. On a vu plus haut que la somme promise aux révélateurs n’étoit que de trois cents livres.
  11. Et si Gontran. Gontran, roi d’Orléans et de Bourgogne depuis 562 jusqu’en 593, ne fit pas périr ses neveux : au contraire, il servit de père à Clotaire, fils de Chilpéric. Il paroît que l’auteur a eu en vue Clotaire II, qui fit mourir deux fils de Thierry, et mit le troisième dans un cloître.
  12. L’archevesque de Rheims. Ce fut Robert Clément, seigneur du Mets, que Louis-le-Jeune donna pour gouverneur à son fils.
  13. Par edict veut dire probablement par des éditions de libelles.
  14. Dix ou douze princes du sang de Bourbon. Cette maison comptoit alors dix princes dont voici les noms : Antoine de Bourbon, roi de Navarre ; Henri de Bourbon, son fils, qui fut depuis Henri IV ; Charles de Bourbon, et Louis de Bourbon prince de Condé, frères d’Antoine ; Henri de Bourbon, François de Bourbon prince de Conti ; Charles, depuis cardinal de Bourbon, fils du prince de Condé ; Louis de Bourbon, duc de Montpensier, qui descendoit de Louis, prince de la Roche-sur-Yon, frère de François, comte de Vendôme, aïeul d’Antoine de Bourbon ; François de Bourbon, fils du duc de Montpensier, qui portoit le nom de Prince-Dauphin, à cause du Dauphiné d’Auvergne, et qui fut l’aïeul de la fameuse Mademoiselle ; Charles de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon, frère du duc de Montpensier.
  15. Sœur du feu roy François I : Marguerite, reine de Navarre. Tous les détails qu’on peut désirer sur elle se trouvent dans l’introduction aux Mémoires de Du Bellay, page 216.
  16. Le prince de Portian. Antoine de Croy, prince de Porcien.
  17. Qui avoit aussi sa femme de cette religion. Eléonore de Roye, de la maison de Mailly : elle avoit épousé le prince de Condé en 1551, elle mourut en 1564. Le prince se remaria l’année suivante avec Françoise d’Orléans, fille du marquis de Catelin.
  18. Le dixiesme jour de mars 1560. Cette assemblée de Nantes eut lieu au mois de février, et Castelnau le reconnoît lui-même, puisqu’il dit un peu plus loin que l’entreprise d’Amboise devoit s’exécuter le 10 mars, et que des obstacles imprévus la firent remettre au 16.
  19. La Renaudie fut tué d’un coup d’arquebuse par le baron de Pardeillan. Regnier de La Planche, historien contemporain, raconte autrement la mort de La Renaudie. Selon lui, Pardaillan, parent de La Renaudie, suivi de quelques serviteurs, le rencontra dans la forêt de Château-Renault. Ils se battirent, le pistolet de Pardaillan ne put prendre feu, et La Renaudie le tua de deux coups d’epée ; puis il fut frappé lui-même d’un coup d’arquehuse dont il mourut sur-le-champ. Son corps fut porté à Amboise, et pendu sur le pont : un écrit étoit attaché à son cou, et portoit ces mots : Chef de rebelles.
  20. Estoit estably lieutenant general. Les lettres patentes par lesquelles le duc de Guise fut nommé lieutenant général sont très-remarquables ; elles sont ainsi conçues : « François, par la grace de Dieu, etc., jugeant qu’il est bien necessaire de commettre aucun bon, grand et notable personnage, ayant le credit et auctorité requis en telles affaires, pour commander, pourvoir et ordonner de toutes choses qui sont à faire pour le bien de nostre service et la seureté et conservation de nos personnes et Estats, durant l’affaire et les occasions qui se presentent : sçavoir faisons que, pour cet effect, nous ne saurions faire meilleure ni plus convenable election que celle de la personne de nostre très cher et trés aimé oncle François de Lorraine, duc de Guise, tant pour la parfaicte et entiere confiance que nous avons en luy (attendu la proximité du lignage dont il nous attient), que pour les claires vertus, vaillance, grande experience au faict des armes et de la guerre, et bonne diligence, dont il a faict jusques icy telles preuves en tant de notables lieux et endroits où il s’est trouvé du temps de nostre seigneur et pere, commandant en ses armes, que chascun en est suffisamment informé. Iceluy, pour ces causes, avons, pendant les mouvemens et affaires qui s’offrent, faict, ordonné et estably, faisons et establissons par ces presentes nostre lieutenant general, representant nostre personne absente et presente, en nostre ville d’Amboise, et autres lieux de nostre royaume que besoin sera, avec plein pouvoir, auctorité et mandement special d’assembler, toutes et quantes fois que l’affaire le requerra, tous les princes, seigneurs, capitaines, gentilshommes et autres, ayant charge et conduicte de nos gens de guerre, pour leur dire et ordonner de par nous ce qu’ils auront à faire pour nostre service, la seureté et conservation de nosdictes personnes et Estats ; iceux faire assembler à son de tabourin, faire punir, corriger et chastier ceux des seditieux et rebelles contre nous elevez, et qui pourront estre prins, par les peines et rigueurs accoustumées en tel cas, et sans forme ne figure de procès. Signé François. Par le Roy, Robertet. »
  21. Par l’un des plus affectionnez protestans : par l’avocat Desavenelles, comme on l’a vu plus haut. Cet homme ne quitta point sa religion : il passa en Lorraine, où, sur la recommandation des Guise, il obtint une place dans la magistrature. De Thou pense que ce ne fut point par intérêt qu’il découvrit la conjuration, mais parce qu’il fut effrayé des suites qu’elle pouvoit avoir. Quoiqu’il fût zélé protestant, il pensoit que, sous un gouvernement légitime, tout complot est criminel.